Intervention de Michelle Perrot, historienne, professeure émérite à l'université Paris VII-Diderot : « Femmes et politiques : une frontière interdite ? »

Monsieur le président,

Madame la présidente,

Mesdames les élues,

Mesdames et messieurs,

C'est un honneur de participer avec vous à cette séance. Ce n'est pas la première fois que je viens au Sénat en historienne 19 ( * ) ; je m'y sens toujours très bien.

Je rappellerai que, dans les années 1930, certaines propositions étaient soutenues par la Chambre des Députés pour qu'enfin les Françaises puissent voter, alors que le Sénat s'y opposait vigoureusement. Les militantes féministes, notamment la remarquable Louise Weiss, se sont enchaînées aux grilles du Sénat. Alors que nous sommes assises ici aujourd'hui, les images de cette sorte permettent de mesurer les progrès accomplis.

J'évoquerai brièvement les étapes franchies et les raisons pour lesquelles les femmes ont éprouvé tant de difficultés à pénétrer la sphère interdite de la politique, notamment en France. Nous étudierons aussi le rôle et l'attitude des femmes vis-à-vis de cet interdit. Car il s'agit bien d'un interdit !

Dans la démocratie grecque, à Athènes, les femmes étaient absentes de la politique. À Rome, il en était de même. Cet interdit du politique s'explique par le fait que le politique se considère comme la décision. Or les femmes peuvent-elles décider ? En ont-elles la capacité ? À ces époques, on pensait qu'elles ne le pouvaient pas ; le pouvoir masculin était celui qui faisait marcher la société. Ces structures de pensée - de longue durée - ont été parfaitement analysées par la grande anthropologue récemment disparue, Françoise Héritier, dans Masculin- féminin, la pensée de la différence .

En France, la reine n'est que la femme du roi. Si elle est régente, c'est une catastrophe ! Michelet a raconté, dans son Histoire , combien Catherine de Médicis avait été une affreuse personne. En réalité, les historiens ont rétabli la vérité et montré les aspects positifs de Catherine de Médicis.

Dans la démocratie, les trois éléments du pouvoir sont l'élection, la représentation et l'exécution. J'insisterai surtout sur le premier, l'élection.

Pendant la Révolution française, le suffrage n'était pas universel. Sieyès a été le grand organisateur du suffrage et a distingué deux grandes catégories de citoyens : les citoyens actifs et les citoyens passifs. Les actifs étaient ceux qui concouraient à l'exécution de la chose publique et les passifs bénéficiaient de la protection de leur personne et de leurs biens, mais sans avoir voix au chapitre. Les passifs comptaient les mineurs, les étrangers, les personnes trop pauvres, les fous et les femmes. On mesure, dans cette grande division, à quel point les femmes sont radicalement exclues de la sphère politique.

En revanche, la Révolution avait le plus grand respect pour les femmes citoyennes, à la condition qu'elles remplissent leurs rôles d'épouses, de mères et d'éducatrices des futurs citoyens. Dès cette époque, des protestations se sont élevées. En 1791, Olympe de Gouges écrivit en dix-huit articles la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne . Ce texte, très clair, a été rédigé comme un texte de loi. Olympe de Gouges y disait notamment : « La femme a le droit de monter sur l'échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune ». Elle sera elle-même guillotinée en 1793, notamment pour avoir été girondine. Le procureur général accusateur, Chaumette, avait alors tenu à rappeler que la citoyenne Olympe de Gouges avait omis les devoirs de son sexe, en « prétendant politicailler ».

La Révolution française constitue donc un moment très important, parce que c'est sur cette base que notre vie démocratique a fonctionné pendant très longtemps.

Le XIX e siècle a été très riche en révolutions. A l'occasion de la plupart d'entre elles (à l'exception de celle de 1830), les femmes y évoquent la question du droit de vote en disant « nous » (nous, les citoyennes).

En 1848, la révolution pour la république démocratique et sociale proclame le suffrage universel masculin, alors que, jusqu'alors, le suffrage était censitaire (seuls votaient les plus aisés). Pourquoi cette merveilleuse république a-t-elle exclu les femmes ?

Sous la III e République, à partir de 1870, beaucoup de femmes pensent enfin obtenir le droit de vote. En particulier, Hubertine Auclert, dans le journal qu'elle avait créé, La Citoyenne , a revendiqué ardemment le droit de vote pour les femmes. Eh bien non ! En 1914, une proposition de loi déposée à la Chambre des Députés aurait eu des chances de passer, mais la guerre est arrivée et le Sénat n'en a pas débattu.

Comme monsieur le président l'a rappelé, il est tout à fait étonnant que la Première Guerre mondiale n'ait pas donné le droit de vote aux femmes françaises, alors même que ces dernières avaient joué un rôle considérable pendant que les hommes étaient au front. Les femmes avaient en effet remplacé les hommes avec beaucoup d'efficacité et une force de travail extraordinaire, en assumant les rôles à la fois de mère et d'ouvrière. Mais elles n'ont pas obtenu le droit de vote à la fin de la guerre. Par comparaison, les Allemandes ont reçu ce droit lors de la République de Weimar. À la même époque, les Anglaises ont également reçu ce privilège.

Entre les deux guerres, les femmes se sont mobilisées et ont beaucoup manifesté pour obtenir ce droit de vote. Pendant cette période, plusieurs propositions de loi ont été votées à la Chambre des Députés, mais ont toutes été refusées par le Sénat !

Sous le Front populaire, Léon Blum était partisan du droit de vote des femmes, mais cela n'a pas suffi. En effet, les radicaux n'y étaient pas du tout favorables, en dépit de la remarquable Cécile Brunschvicg, militante radicale qui n'avait cessé de batailler au sein de son parti pour obtenir ce droit.

Les socialistes et les communistes y étaient quant à eux théoriquement favorables, mais estimaient qu'il s'agissait d'une question très secondaire, beaucoup moins importante que la question sociale. Léon Blum a toutefois nommé trois femmes sous-secrétaires d'État : Cécile Brunschvicg, Irène Joliot-Curie et Suzanne Lacore. Les femmes ne pouvaient donc pas voter, alors que trois d'entre elles avaient été nommées au pouvoir exécutif ! Il s'agissait là d'un symbole censé compenser l'absence de droit de vote des femmes, mais cela ne résolvait pas la question pour autant.

Il a donc fallu attendre la Deuxième Guerre mondiale et la participation des femmes à la Résistance pour que le général de Gaulle accorde le droit de vote aux femmes, refusant de revivre les « tumultes » de l'entre-deux-guerres. À l'Assemblée d'Alger, en 1944, le droit de vote est enfin accordé aux femmes, mais les problèmes demeurent. Les démocrates-chrétiens étaient ainsi mesurés sur ce sujet, de même que les radicaux. Finalement, ce sont les gaullistes et les communistes qui ont été les plus déterminés. Une personne a cependant demandé comment les femmes pourraient voter, les prisonniers étant encore très nombreux ! On peut donc mesurer à quel point les mentalités avaient besoin d'évoluer.

L'accès à la représentation - l'éligibilité - constitue un degré supplémentaire par rapport au droit de vote.

Lors du premier vote des femmes de 1945, les seize premières députées ont été élues à l'Assemblée nationale. Un ouvrage très intéressant a d'ailleurs été écrit récemment par Michèle Cointet sur ce sujet : Histoire des 16 : les premières femmes parlementaires en France . Ces femmes étaient presque toutes issues de la Résistance, ou épouses ou filles de résistants. Elles représentaient alors un peu plus de 4 % du Parlement. Dix ans plus tard, ce taux a chuté à 1,2 %. Dans les années 1950-1960, il est d'ailleurs demeuré très minime.

Finalement, les premières évolutions n'ont véritablement eu lieu qu'à l'époque de Valéry Giscard d'Estaing, qui a nommé des femmes ministres à des postes importants, en particulier Françoise Giroud, en charge du Droit des femmes, et la grande Simone Veil, qui a joué un rôle fondamental dans l'histoire des femmes.

Tout au long du XX e siècle, la représentation des femmes a été très basse - de 8 à 10 % -, ce qui a donné lieu à un mouvement d'irritation des femmes et à la revendication de lois sur la parité ; Françoise Gaspard, Claude Servan-Schreiber et de nombreuses femmes se sont en effet battues pour obtenir une loi sur la parité, non sans difficultés ni divisions. Les féministes n'étaient ainsi pas toutes d'accord sur ce sujet. Comme vous l'avez rappelé, monsieur le président, cette loi a largement augmenté la représentation des femmes. Même si l'on peut discuter de ce principe, elle a propulsé un plus grand nombre de femmes à l'Assemblée et parmi les élus locaux, au sein des conseils régionaux et départementaux.

D'une certaine manière, la démocratie locale a précédé la démocratie nationale. On peut d'ailleurs envisager un lien entre ces deux démocraties, les femmes du niveau local ayant favorisé le mouvement vers les sommets du pouvoir. Néanmoins, ces phénomènes sont très lents et, avant cette dernière législature, l'Assemblée nationale ne comptait que 28 % 20 ( * ) de femmes, contre 38,8 % aujourd'hui. Nous approchons donc de la parité.

S'agissant de l'exécutif et de l'exercice du pouvoir, l'entrée des femmes a représenté l'acquis le plus difficile. Le général de Gaulle, lorsque la question de nommer une femme ministre lui avait été posée, avait répondu qu'un ministère du tricot pourrait éventuellement être envisagé... Il avait cependant nommé une femme ministre, Germaine Poinso-Chapuis.

Ensuite, jusqu'au septennat de Valéry Giscard d'Estaing, aucune avancée n'a été constatée. Sous François Mitterrand, des femmes sont arrivées plus nombreuses à des postes ministériels et certaines ont alors fait leurs premières armes, comme Ségolène Royal. En revanche, Édith Cresson, nommée Première ministre, a été quelque peu désarçonnée par cette expérience, car elle n'a nullement été soutenue. Elle a été très critiquée, ce dont elle a beaucoup souffert. Depuis lors, aucune autre femme n'a été nommée Première ministre.

Enfin, en ce qui concerne la présidence de la République, nous attendons toujours qu'une femme occupe cette fonction. À cet égard, l'expérience de la candidature de Ségolène Royal en 2007 a été passionnante, à la fois comme avancée et comme illustration des difficultés à franchir. Cette expérience historique marquera certainement l'histoire des femmes dans le rapport au pouvoir.

Je réfléchirai maintenant aux raisons pour lesquelles ce combat est si difficile. Certaines raisons fondamentales tiennent à l'organisation du pouvoir dans la cité en général.

Françoise Héritier a montré, en grande anthropologue, comment la domination masculine existe depuis des millénaires sur toute l'étendue de la terre. D'une certaine manière, nous n'avons connu que cela. Pour autant, bien que dominées par les hommes, les femmes ont toujours été assez malignes pour organiser aussi une forme de pouvoir. Cependant, le pouvoir est considéré comme « mâle » et, par conséquent, la politique, forme suprême de la virilité, est masculine. La démocratie s'empare de cette donnée fondamentale et l'organise, en opérant une distinction entre le public, nécessairement du domaine des hommes, et le privé. Un homme public ne peut être qu'un homme. En France, une femme publique est une prostituée, il ne faut pas l'oublier. Une femme qui se montre se déshonore, selon la philosophie grecque. Jean-Jacques Rousseau ajoutait : « en public, une femme est toujours déplacée ». La sphère privée est donc celle des femmes. Dans le privé, les femmes ont le pouvoir sur la maison, la famille et les enfants. Il s'agit d'un pouvoir important, mais au XIX e siècle, en grande partie à cause de Napoléon et de « l'infâme Code civil », comme le qualifiait George Sand, les femmes n'ont pas de pouvoir juridique. En réalité, le XIX e siècle est un monde de la séparation et de la différence des sexes, par exemple à l'école ou dans les salons, au moment du café, alors que les femmes restaient entre elles tandis que les hommes jouaient au billard en fumant un cigare.

Mais qu'en pensaient les femmes ? Le camp des femmes a toujours abrité une minorité souhaitant le pouvoir et le droit de vote : Olympe de Gouges, les femmes de 1848 ont été merveilleuses, Jeanne Deroin 21 ( * ) , Eugénie Niboyet 22 ( * ) . George Sand n'était pas d'accord et déclarait qu'il fallait d'abord acquérir la plénitude des droits civils avant les droits politiques. Il s'agit là d'un exemple de division entre les féministes, car on ne peut dénier à George Sand la qualité de féministe, même si ce terme n'existait pas encore à son époque.

Mais les femmes, dans leur ensemble, ont consenti au rôle de mère et d'épouse qu'on leur présentait comme le plus important. Elles pensaient que la politique était une sorte de jeu pour les hommes, mais qu'elles disposaient du vrai pouvoir. C'est ainsi qu'un très grand nombre de femmes se sont désintéressées de la politique, en considérant que ce n'était pas leur affaire.

Dès lors, pour éveiller l'idée politique chez les femmes, les féministes, qui en étaient convaincues, ont dû se battre. Le mouvement suffragiste français n'est sans doute pas aussi spectaculaire que celui des suffragettes anglaises. L'une d'entre elles ayant arrêté le cheval de la reine lors du derby d'Epsom, s'est fait piétiner et en est morte, première martyre. D'autres, emprisonnées, ont fait la toute première grève de la faim. Cependant, les Françaises, à leur manière, telle Marguerite Durand 23 ( * ) , avec davantage de lobbying auprès des parlementaires, ont mené un combat considérable. Il a toutefois fallu du temps pour se faire à l'idée que la politique intéressait aussi les femmes. C'est surtout depuis l'acquisition du droit de vote que les femmes se sont de plus en plus intéressées à ces questions.

Finalement, que peuvent apporter les femmes à la cité ? Cette question a été très débattue. Lors de la discussion sur la parité, de nombreuses femmes disaient que c'était parce que les femmes ont cette qualité de femme qu'elles apporteraient quelque chose de supplémentaire. D'autres n'en étaient pas du tout d'accord, mais estimaient qu'en tant que femmes, elles avaient des droits égaux à ceux des hommes.

À toutes ces femmes qui ont lutté, qui ont parlé, et qui agissent, comme vous le faites maintenant, merci.

(Applaudissements nourris.)

Annick Billon, présidente de la délégation aux Droits des femmes . - Merci beaucoup, Madame Perrot. Françoise Giroud disait « la femme sera l'égale de l'homme le jour où, à un poste important, on désignera une femme incompétente »...

Avant d'aborder notre première séquence, qui concerne la problématique très importante des besoins en formation des femmes élues, je donne la parole à Julia Mouzon, fondatrice du réseau Élueslocales.fr , pour qu'elle nous présente ce réseau et qu'elle nous parle des Journées nationales des femmes élues , qui sont au coeur de notre sujet.


* 19 Le 31 mars 2016, Michelle Perrot avait introduit un colloque dédié à l'engagement associatif des femmes (« Associations, les femmes s'engagent ! »)

http://videos.senat.fr/video.171608_57d2dd17d83ae.associations-les-femmes-s-engagent- !

* 20 150 députées ont été élues aux élections législatives de 2012, soit 26 % de femmes, à l'Assemblée nationale au début de la XIV e législature.

* 21 1805-1894. Ouvrière lingère, elle obtint le brevet d'institutrice (1863), adhéra aux idées du socialisme utopique, fonda en 1848 le journal La politique des femmes . Elle fut exilée en Angleterre après le coup d'État de 1851.

* 22 1796-1883. Écrivaine et journaliste, auteure entre autre titres de Le vrai livre des femmes .

* 23 1864-1936. Journaliste (elle créa le journal La fronde ), actrice (à la Comédie française), elle se présentera en 1910 aux élections législatives (candidature rejetée par le préfet de la Seine).

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