EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 12 juillet 2017, sous la présidence de Mme Michèle André, présidente, la commission a entendu une communication de MM. Vincent Éblé et André Gattolin, rapporteurs spéciaux, sur l'Agence France-Muséums.

M. Vincent Éblé , rapporteur spécial . - La création ex nihilo d'un musée universel à Abou Dhabi, portant le nom de Louvre et encadrée par un accord intergouvernemental d'une durée totale de trente ans, constitue un projet sans précédent.

Sa portée symbolique est considérable, de même que les enjeux budgétaires qui lui sont associés : au total, les Émirats devraient verser à la France près d'un milliard d'euros.

Les modalités concrètes de mise en oeuvre du projet et ses incidences financières réelles pour les musées français demeurent cependant mal connues. Les documents budgétaires ne comportent presque aucune indication sur le projet et aucun rapport officiel n'a été rendu public sur le sujet.

C'est pourquoi il nous est paru utile, dix ans après la signature de l'accord entre la France et les Émirats arabes unis, de faire le bilan des actions menées du côté français et des perspectives pour les années à venir.

L'expertise patrimoniale apportée par la France est encadrée par l'accord intergouvernemental du 6 mars 2007. Elle se déploie sur quatre dimensions : les prêts permettant de compléter la collection permanente, l'organisation d'expositions temporaires intégrant également des prêts d'oeuvres, le conseil technique sur la conception et le fonctionnement du musée - par exemple sur la politique des publics, la sécurité des oeuvres - et le processus d'acquisition. En effet, la France aide les Émiriens à procéder aux acquisitions destinées au Louvre Abou Dhabi, ce qui ne fait pas l'objet d'une compensation financière spécifique.

L'ambition du projet, qui exige un engagement exceptionnel de la France, explique l'ampleur des flux financiers associés au projet. Les contributions financières que devront verser les Émirats arabes unis sur la durée de l'accord s'élèvent ainsi, au total, à 974,5 millions d'euros, dont : 400 millions d'euros au titre de la « marque » Louvre, 190 millions pour les prêts visant à compléter la collection permanente, 195 millions d'euros en lien avec l'organisation d'expositions temporaires et 165 millions d'euros au titre de l'expertise française en matière d'ingénierie culturelle.

C'est l'Agence France-Muséums qui est chargée du pilotage du projet. Il s'agit d'une société par actions simplifiée (SAS) détenue par douze établissements culturels français. Avec un peu plus d'un tiers des parts, le Louvre est actionnaire principal de l'Agence.

Pour mener à bien les missions qui lui sont confiées, l'Agence France-Muséums dispose d'une équipe d'environ quarante personnes, dont la moitié est basée à Abou Dhabi, et de la redevance versée chaque année par les Émirats arabes unis, pour un montant d'environ 15 millions d'euros après indexation sur l'inflation.

Concernant le fonctionnement de l'Agence, au regard des informations qui nous ont été transmises, il apparaît que la gestion financière est saine et prudente, comme en témoigne la mise en réserve d'une partie des dividendes.

Une partie de la redevance est reversée aux musées partenaires. Du côté des musées, le Louvre est l'établissement qui bénéficie des versements les plus importants.

Le pilotage du projet, assuré par la structure sui generis que constitue l'Agence France-Muséums est délicat : il s'agit à la fois de coordonner les établissements publics culturels français, de répartir entre eux les sommes versées par les Émirats et de mener un dialogue permanent avec la partie émirienne.

M. André Gattolin , rapporteur spécial . - Dix après la signature de l'accord intergouvernemental, l'enjeu budgétaire demeure considérable pour les années à venir.

Au total, alors qu'en principe environ la moitié des versements prévus par l'accord auraient dû être effectués au 31 décembre 2016, il s'avère que les paiements effectués par la partie émiratie représentent seulement un tiers environ du total des flux financiers prévus par l'accord de 2007.

Cette situation résulte du retard qui a été pris par rapport aux estimations initiales de 2007 : l'ouverture a été reportée de 2014 à la fin de l'année 2017. Or le versement des sommes liées aux prêts, aux expositions temporaires et à la licence de marque est conditionné à l'ouverture du musée.

Ce retard est principalement lié aux difficultés résultant, pour les Émirats arabes unis, de la crise financière de 2007-2008 et de la baisse du cours du pétrole : face à la diminution des ressources budgétaires, une revue des politiques publiques a été lancée dans le courant de l'année 2011 et le projet, quoique finalement maintenu, a été ralenti pendant deux ans. Alors que le Louvre Abou Dhabi s'intégrait au départ dans la constitution d'un hub culturel réunissant plusieurs grands musées internationaux, c'est aujourd'hui la seule institution dont l'ouverture est certaine. C'est le signe à la fois de l'excellence française et de l'engagement émirien sur ce projet, sans doute renforcé par l'accord intergouvernemental de 2007.

Au total, plus de 500 millions d'euros doivent encore être versés à la France par les Émirats arabes unis.

Du côté français, se pose donc la question de l'affectation des sommes qui seront perçues dans le cadre de l'accord pour les années à venir.

Le principe de l'affectation des recettes au profit de dépenses d'investissement, et non de fonctionnement, a été posé par le ministère des finances et le ministère de la culture en novembre 2016. Il paraît tout à fait pertinent : la réalisation d'acquisitions ou de travaux immobiliers au sein des établissements publics culturels français grâce aux flux financiers générés par le projet du Louvre Abou Dhabi permettra de concrétiser, aux yeux du public, les bénéfices issus du partenariat avec les Émirats arabes unis.

M. Vincent Éblé , rapporteur spécial . - L'ouverture prochaine du musée est annoncée par la partie émirienne pour la fin de l'année 2017. Elle verra la concrétisation des efforts déployés par la France et les Émirats depuis dix ans.

Le travail de l'Agence France-Muséums a rendu possible l'ouverture d'un musée d'envergure internationale dans un temps somme toute limité au regard des enjeux. La France doit donc s'honorer du rôle qu'elle a joué jusqu'ici dans le projet. La qualité du travail mené doit être soulignée.

L'ouverture constituera une période cruciale et très délicate, qui appelle une grande vigilance de la part de la France, en particulier sur les conditions de transport, d'accueil et de conservation des oeuvres. En année pleine, près d'un millier d'oeuvres issues des collections françaises, soit 20 % à 25 % du total des prêts français à l'étranger chaque année, seront présentées au Louvre Abou Dhabi.

Ce projet exceptionnel invite à reconsidérer la politique française de valorisation de notre expertise culturelle. Il serait vain, bien sûr, de chercher à « répliquer » la coopération franco-émirienne. Mais les enseignements tirés de l'expérience du Louvre Abou Dhabi peuvent et doivent être mis à profit pour que la France tire pleinement parti du potentiel que représentent ses marques et son savoir-faire en matière culturelle.

Nous ne pensons pas que la création d'une agence publique dédiée à ces questions constitue la panacée. Créer une nouvelle agence, c'est une idée à première vue séduisante : on semble résoudre définitivement le problème de la coordination des acteurs culturels et de la définition d'une stratégie. Mais la création d'un nouvel établissement public nécessiterait un investissement de départ extrêmement important pour des résultats somme toute incertains. La nouvelle entité risquerait fort de s'avérer trop rigide pour un champ qui exige au contraire une grande souplesse. En outre, comment une agence technique « hors sol » trouverait-elle sa place dans le paysage culturel ?

La pérennisation de l'Agence France-Muséums ne nous apparaît pas non plus comme une solution convaincante : celle-ci est d'abord et avant l'outil de mise en oeuvre de l'accord franco-émirien. Sa mobilisation sur d'autres projets pourrait créer une confusion dommageable au dialogue permanent entre la partie française et les Émirats arabes unis sur le projet du Louvre Abou Dhabi.

C'est dans cette perspective que nous formulons cinq recommandations.

Nous pensons tout d'abord que les musées français les plus connus doivent se doter d'une stratégie active de gestion de leur marque et de leur image. Ils pourraient y être aidés par l'Agence du patrimoine immatériel de l'État et la Réunion des musées nationaux. Souvent, les équipes des musées pensent qu'elles font mieux seules qu'accompagnées. Je n'en suis pas absolument certain et cela mériterait un diagnostic précis. En effet, alors que la France ne manque pas d'opérateurs culturels extrêmement prestigieux, elle ne compte aucune institution qui, à l'instar du MoMa de New York ou du Victoria & Albert Museum au Royaume-Uni, ait développé une stratégie de valorisation de marque originale et cohérente sur plusieurs années. Il faut y remédier !

M. André Gattolin , rapporteur spécial . - Nous pensons qu'il faut renforcer les échanges entre le ministère des affaires étrangères et celui de la culture. Alors que le ministère des affaires étrangères dispose d'un réseau culturel étendu, le ministère de la culture ne paraît pas tirer pleinement parti des postes à l'étranger. Pourtant, la connaissance des enjeux et des acteurs locaux serait précieuse aux opérateurs culturels.

Nous pensons aussi que le ministère de la culture devrait développer, à moyen terme, une stratégie ministérielle de valorisation de l'expertise française en matière d'ingénierie culturelle à l'étranger. Elle pourrait s'appuyer sur la convention conclue en début d'année avec Expertise France.

Mais il faut être pragmatique : les stratégies ministérielles et interministérielles les mieux conçues resteront sans effet si les opérateurs culturels, qui détiennent l'expertise culturelle française, ne disposent pas des moyens nécessaires à la mise en oeuvre d'une véritable stratégie de valorisation de leur expertise patrimoniale.

En effet, alors même que les sollicitations ne manquent pas, les grands musées français ne disposent pas des ressources pour y répondre. L'établissement public administratif se prête mal, par définition, au développement d'une logique commerciale. En outre, la plupart des demandes nécessitent la participation de plusieurs opérateurs et, en l'absence d'une structure durable de coopération et de coordination, les partenariats se limitent à des projets « au coup par coup ».

La création d'une structure dédiée permettrait aux opérateurs culturels les plus importants de bénéficier d'une structure légère et agile pour organiser une offre commerciale face à la demande, réelle, qui ne trouve, pour l'heure, pas d'interlocuteur.

Il ne s'agirait pas de concurrencer le secteur privé mais bien de créer des prestations qui n'existent pas encore, notamment en matière de formation et d'ingénierie culturelle, par exemple pour aider les nombreux musées qui se créent dans le monde à organiser leurs galeries, à former leurs guides conférenciers...

La création d'une structure dédiée doit donc être autorisée pour les opérateurs culturels qui en font la demande et dont les besoins le justifient. A minima , elle devrait être expérimentée pendant quelques années.

Enfin, nous sommes convaincus qu'il faut éviter la dispersion des savoir-faire acquis dans le cadre du projet du Louvre Abou Dhabi. Depuis dix ans, l'Agence France-Muséums a développé une expertise et des outils de suivi de projet adaptés au domaine culturel et muséal.

Il est probable que les effectifs de l'Agence soient fortement réduits dans les années à venir, dans la mesure où l'ouverture du musée limitera l'ampleur des prestations à apporter à la partie émirienne : les musées et l'administration du ministère de la culture doivent profiter de ce vivier de compétences pour renforcer leurs équipes.

Il serait donc opportun d'étudier les possibilités d'intégration au sein de l'administration du ministère de la culture, ou de certains établissements publics, d'une partie du personnel de l'Agence France Muséums afin de mettre à profit l'expérience acquise dans le cadre du projet du Louvre Abou Dhabi.

M. Yvon Collin . - Je vous remercie d'avoir présenté l'architecture de ce magnifique projet : l'idée est tout à fait séduisante et vous avez mis en évidence ses retombées financières pour notre pays.

Un musée n'est pas seulement un lieu d'exposition et une oeuvre d'art n'est pas uniquement un exercice esthétique : l'art est porteur d'idées. Or cette question est sensible dans les Émirats arabes unis. C'est pourquoi j'ai une question qui concerne le contenu des expositions : au hasard, l'oeuvre de Gustave Courbet, « L'origine du monde », pourrait-elle y être présentée ? Ce propos peut paraître provocateur mais cet aspect est-il évoqué dans la convention ? Qu'en est-il d'oeuvres subversives, voire dérangeantes ? La fonction de l'art est aussi de faire avancer des idées. À ce titre, un des sujets du baccalauréat de cette année était particulièrement intéressant : une oeuvre d'art est-elle nécessairement belle ? Car la fonction de l'art n'est pas seulement décorative.

M. Bernard Lalande . - Existe-t-il un répertoire de l'ensemble des oeuvres présentes sur le territoire français, qu'elles soient publiques ou privées ? Le projet ne risque-t-il pas de se heurter à la question de la propriété des oeuvres d'art ?

Enfin, par curiosité, pourriez-vous nous présenter les modalités d'assurance des oeuvres ?

M. Francis Delattre . - Il s'agit sûrement d'un très beau projet mais le Louvre avait envisagé de décentraliser ses oeuvres, en France : si le projet a vu le jour à Lens, ce n'est pas le cas pour Cergy-Pontoise, pourtant à proximité de la commune d'Auvers-sur-Oise.

Des oeuvres mal stockées, voire même menacées d'inondation, pourraient utilement être exposées en banlieue ! Ce projet faisait l'unanimité : aujourd'hui, nous ne pouvons présenter que des diapositives des oeuvres des impressionnistes aux touristes qui visitent Auvers-sur-Oise, après Paris et Versailles, dans le cadre des circuits organisés par les tour-opérateurs. Nous ne sommes pas capables d'exploiter cette curiosité pour l'un des berceaux de l'impressionnisme. Pourquoi ce projet intelligent a-t-il été arrêté ?

Par ailleurs, tous les musées doivent-ils être à Paris ? Par exemple, le musée de la marine ne serait-il pas mieux à Brest ?

M. Francis Delattre . - À Portsmouth, il y en a bien un ! À Brest, il y a des kilomètres de rades mais pas de musées de la marine à visiter ! De la même façon, on a déménagé les archives à Pierrefitte-sur-Seine et utilisé le site parisien libéré pour en faire un musée : pourquoi n'a-t-on pas fait l'inverse ?

Alors ne faudrait-il pas faire bouger un peu tout cela, puisque le ministre des affaires étrangères vise l'accueil de 100 millions de touristes - même si ce serait mieux avec des transports !

M. André Gattolin , rapporteur spécial . - Il n'y a pas d'interdit concertant les expositions : dans les oeuvres prêtées, il y a des nus et des oeuvres religieuses - christianisme, bouddhisme, hindouisme sont représentés.

Mme Michèle André . - Il y a des nus féminins et masculins ?

M. Vincent Éblé , rapporteur spécial . - Oui, il y en a. Entre un nu et « L'origine du monde » , il y a peut-être une différence de nature...

M. André Gattolin , rapporteur spécial . - Henri Loyrette a eu l'intelligence de proposer un musée universel, sans limitation géographique ni historique, d'où d'ailleurs cette capacité à attirer onze autres institutions muséales - dont Beaubourg, Orsay, le musée du Quai Branly...

De plus, l'économie du projet est de faire de ce musée un espace d'attractivité touristique : il est conçu à l'attention non seulement des Émiratis, mais aussi d'un public international. Il s'agit de faire en sorte que les touristes passent quelques jours sur place, au lieu de rester en transit à l'aéroport. Le musée sera donc en concurrence avec ce que proposent d'autres États de la péninsule. Dans le choix des premières expositions, il y aura d'ailleurs beaucoup de sujets sur les relations entre l'Orient et l'Occident. Ensuite, auront-ils envie qu'on leur prête « L'origine du monde » de Courbet ? Ce n'est pas certain...

Je rappelle que jusqu'à l'après-guerre, le droit britannique s'appliquait : tout est réglé par contrat. C'est d'ailleurs pour cela qu'a été créée l'Agence France-Muséums, et c'est la raison pour laquelle la France a demandé que s'appliquent les principes d'inaliénabilité et d'insaisissabilité des oeuvres d'art. Grâce à l'accord intergouvernemental et aux conventions qui ont suivi, malgré les instabilités géopolitiques que peut connaître la région, nous disposons de garanties qui n'existent pas dans le cadre d'autres partenariats de ce type.

La politique muséale décentralisée a été initiée dès la troisième République et c'est un mouvement qui doit aujourd'hui être ravivé. En 1910, les deux tiers des musées des villes étaient à l'intérieur des mairies elles-mêmes ! Mais la déclinaison de musées parisiens n'est pas non plus une formule magique. Il y a quelques années le Président de la République, Nicolas Sarkozy, avait annoncé à Avignon son souhait de décliner tous les musées nationaux en province : c'est possible pour le musée du Louvre ou Beaubourg dont les collections sont extrêmement riches et qui disposent de nombreuses oeuvres qui ne sont pas exposées faute de place, mais ce serait plus difficile pour Orsay, par exemple.

Ensuite, le prêt des oeuvres, notamment celles qui valent des millions d'euros, pose la question de l'assurance, de la sécurité, du transport, de la sécurisation des locaux... Même si le prêt est gratuit, il coûte très cher à l'institution qui en bénéficie.

M. Vincent Éblé , rapporteur spécial . - Le projet de musée à Cergy-Pontoise est une audace incroyable : c'est en banlieue - pire ! en grande couronne ! Le projet est tout à fait abandonné aujourd'hui. Pour éviter les crues de la Seine, on a préféré installer les réserves du Louvre dans le bassin minier du Nord, à Liévin.

Je suis favorable à la décentralisation culturelle mais il ne faut pas attendre que ce soit le pouvoir central qui décide : les territoires doivent se saisir des politiques culturelles et, par exemple, ce sont aux collectivités territoriales de s'emparer du sujet de la valorisation d'Auvers-sur-Oise, d'Éragny ou autres...

Il n'existe pas de répertoire des oeuvres publiques, et encore moins des oeuvres privées. Dans les musées d'État et dans les musées contrôlés, des travaux d'inventaire et de recollement ont lieu régulièrement mais ils ne sont pas absolument exhaustifs aujourd'hui.

La partie émiratie paie la police d'assurance des oeuvres prêtées, avec une couverture étendue comprenant notamment les transports. Au-delà de la question de l'assurance au sens strict, il est par exemple demandé explicitement à la partie émiratie, dans l'accord intergouvernemental, de garantir l'insaisissabilité des oeuvres prêtées. Pour l'heure, le droit émirien n'assure pas exactement le même degré de protection que le nôtre...

Une nouvelle fois, l'angle financier et budgétaire nous a permis d'ouvrir sur un champ plus large.

La commission a donné acte de leur communication à MM. Vincent Éblé et André Gattolin, rapporteurs spéciaux, et en a autorisé la publication sous la forme d'un rapport d'information.

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