DEUXIÈME PARTIE
LE BREXIT POURRAIT PERMETTRE UN RÉÉQUILIBRAGE DU PAYSAGE FINANCIER EUROPÉEN AU PROFIT DE PARIS, À CONDITION D'ÊTRE CORRECTEMENT NÉGOCIÉ

III. LE BREXIT EST SUSCEPTIBLE DE FAVORISER UN RÉÉQUILIBRAGE DU PAYSAGE FINANCIER EUROPÉEN DONT L'AMPLEUR DÉPENDRA DE L'ISSUE DES NÉGOCIATIONS

A. LA PERTE D'ACCÈS AU MARCHÉ UNIQUE FRAGILISE LA CAPACITÉ DE L'INDUSTRIE FINANCIÈRE BRITANNIQUE À DÉPLOYER SES ACTIVITÉS EN EUROPE

1. La place de Londres constitue pour de nombreux acteurs financiers une porte d'entrée vers l'Union européenne

Comme cela a été précédemment rappelé, la place financière de Londres constitue actuellement la première place financière européenne, sinon mondiale . Alors que sa domination en Europe est restée largement incontestée tout au long du XXème siècle, les réformes réglementaires engagées en 1986 lui ont permis de rattraper New York au sommet de la hiérarchie mondiale 109 ( * ) .

Ainsi, le degré d'internationalisation et de développement de la City apparaît bien supérieur à celui de ses principaux concurrents européens.

Comparaison des principales places financières européennes

Londres

Francfort

Paris

Dublin

Amsterdam

Classement GCFI (septembre 2016)

1 er

19 e

29 e

31 e

33 e

Excédent du secteur financier (Md€)

87,1

7,4

6,1

6,7

0,7

Nombre d'institutions financières monétaires (IFM) étrangères immatriculées

123

63

39

30

34

Source : commission des finances du Sénat (d'après les données du GFCI, de Bruegel et de la BRI)

Fort logiquement, la plupart des acteurs financiers internationaux ont donc fait le choix de s'installer à Londres pour servir leurs clients européens . À titre d'illustration, les cinq plus grandes banques d'investissement américaines ont installé leur siège européen sur le territoire britannique et y ont localisé 88 % de leurs effectifs européens 110 ( * ) .

Au total, un quart des revenus du secteur financier britannique serait ainsi lié à l'Union européenne 111 ( * ) .

Décomposition sectorielle des revenus annuels du secteur financier britannique

(en milliards d'euros)

Source : commission des finances du Sénat (d'après les données d'Oliver Wyman)

Cette concentration des services financiers à Londres a été facilitée par la mise en place d'un système d'agrément unique, aussi appelé « passeport européen » , qui permet aux établissements de crédit, de paiement, de monnaie électronique, ainsi qu'aux entreprises d'investissement ou d'assurance d'exercer leurs activités dans l'ensemble des États membres de l'Union européenne ou de l'Espace économique européen, dès lors qu'ils ont obtenu dans leur pays d'origine un agrément de l'autorité compétente 112 ( * ) .

Concrètement, l'utilisation du mécanisme du passeport peut prendre pour les acteurs britanniques deux formes :

- la fourniture transfrontalière de services depuis le Royaume-Uni, dans le cadre de la « libre prestation de services » ;

- l'établissement de succursales , dans le cadre de la « liberté d'établissement ».

D'après la Chambre des Lords, 336 421 passeports ont été délivrés à 5 476 entreprises britanniques pour exercer leurs activités dans l'Union européenne. En sens inverse, le nombre de passeports délivrés par l'ensemble des autres États membres serait limité à 23 532, pour un total de 13 484 entreprises autorisées à exercer au Royaume-Uni 113 ( * ) .

Les données fournies par la direction générale du Trésor tendent à confirmer l'importance de ce mécanisme pour le Royaume-Uni .

Volume de passeports entre la France et le Royaume-Uni

(en nombre d'entités)

Note de lecture : ces chiffres doivent être interprétés avec prudence en raison de la pratique de certains établissements britanniques consistant à procéder systématiquement à des notifications de passeport dans tous les États membres. En tout état de cause, ils n'indiquent pas l'ampleur des activités exercées.

Source : commission des finances du Sénat (d'après les réponses au questionnaire adressé à la direction générale du Trésor)

Aussi, la perte du « passeport européen » est susceptible de se traduire par des délocalisations importantes dans le domaine des services financiers.

2. La perte du « passeport européen » est susceptible de se traduire par des transferts d'activités et d'emplois importants, au détriment de Londres

Au lendemain du Brexit , l'objectif de maintenir l'accès du Royaume-Uni au marché unique ne semblait pas totalement écarté par les britanniques.

Il est vrai que certains pays non-membres de l'Union européenne bénéficient d'un accès quasi complet au marché unique - incluant le « passeport européen » -, en contrepartie du respect de l'essentiel de ses règles et du versement d'une contribution. Ainsi, la Norvège, l'Islande et le Liechtenstein bénéficient du « passeport européen » dans le cadre de leur appartenance à l'Espace économique européen (EEE).

Les conditions d'un rattachement à l'Espace économique européen

L'Espace économique européen (EEE) rassemble les 28 États de l'Union européenne et trois des quatre pays membres de l'Association européenne de libre-échange (AELE) - à savoir la Norvège, l'Islande et le Liechtenstein qui ont, ainsi, accès à de larges pans du marché unique.

Dans l'hypothèse où, à la suite d'un « Brexit », le Royaume-Uni souhaitait rejoindre l'EEE, celui-ci devrait préalablement adhérer à l'AELE et recueillir, à cet effet, l'unanimité des membres de l'Association ; de même, sa candidature devrait, ensuite, être unanimement validée par les membres de l'EEE.

L'adhésion à l'Espace économique européen comporte des obligations, comme celle d'apporter une contribution au budget de l'Union européenne.

En dépit d'une plus grande souplesse en matière agricole ou encore de pêche, les pays de l'EEE sont tenus d'appliquer l'essentiel des règles de l'Union européenne présentant directement un lien avec le marché unique, ou moins directement, comme dans les domaines environnementaux ou de la politique sociale. Dans ce cadre, resteraient ainsi applicables les libertés de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes.

Source : rapport d'information n° 656 (2015-2016) d'Albéric de Montgolfier fait au nom de la commission des finances, précité.

À cet égard, il peut être noté que David Davis, ministre en charge du Brexit au sein du gouvernement britannique, évoquait le 1 er décembre 2016 devant les parlementaires britanniques la possibilité de verser une contribution à l'Union européenne pour conserver un accès « aussi large que possible » au marché unique 114 ( * ) .

Dans un discours prononcé à Lancaster House le 17 janvier 2017, la Première ministre britannique Theresa May a toutefois clarifié la position britannique en indiquant ne pas rechercher à maintenir le Royaume-Uni au sein du marché unique , ouvrant ainsi la voie à un Brexit « dur » .

Extraits du discours de Theresa May à Lancaster House

Je veux être claire. Ce que je propose ne peut pas signifier être membre du marché unique de l'UE.

Les dirigeants européens ont dit à plusieurs reprises qu'être membre veut dire accepter les « quatre libertés » dans les domaines des marchandises, du capital, des services et des personnes.

Et le fait d'être en dehors de l'UE mais membre du marché unique voudrait dire se conformer aux textes réglementaires de l'UE qui mettent en oeuvre ces libertés, sans avoir notre mot à dire sur ces textes réglementaires. Cela voudrait dire accepter un rôle pour la Cour de justice de sorte que celle-ci conserverait une juridiction directe dans notre pays.

Cela reviendrait à ne pas quitter l'UE du tout.

Et c'est pourquoi les deux camps de la campagne du référendum ont précisé qu'un vote pour quitter l'UE serait un vote pour quitter le marché unique.

Donc nous ne recherchons pas l'appartenance au marché unique. Nous recherchons plutôt le plus grand accès possible à ce marché à travers un Accord de Libre Échange nouveau, complet, audacieux et ambitieux.

Source : « Un "Global Britain" », Traduction de courtoisie du discours prononcé par la Première ministre Theresa May, Lancaster House, 17 Janvier 2017.

En l'absence de respect de la compétence de la Cour de justice de l'Union européenne et de la liberté de circulation, il semble désormais acquis qu'il ne pourra pas y avoir de maintien du « passeport européen » pour les acteurs britanniques , comme tendent à le confirmer les auditions menées par votre commission des finances 115 ( * ) .

De ce fait, de nombreux acteurs financiers devraient être contraints d'ouvrir une filiale dans l'Union européenne ou a minima de renforcer les effectifs de leurs filiales existantes afin de sécuriser leur accès au marché européen, conduisant vraisemblablement à d' importants transferts d'activités et d'emplois, au détriment de Londres .

Or, il s'agit souvent d' activités à forte valeur ajoutée susceptibles d'exerce des effets d'entraînement importants sur l'économie locale, notamment par le recours à des services professionnels (services juridiques, comptabilité, etc.) et des services à la personne. Comme le relève le Conseil d'analyse économique, « un emploi hautement qualifié supplémentaire entraînerait en moyenne la création de 2,5 emplois locaux » 116 ( * ) .

Si les estimations produites sont à considérer avec une grande précaution, les études publiées jusqu'à présent suggèrent que le volume d'emplois susceptibles d'être relocalisés à court-terme serait compris entre 30 000 et 100 000 dans le scénario d'un Brexit « dur ».

Estimations du volume d'emplois relocalisés
à court-terme en cas de Brexit « dur »

(en ETP)

Source : commission des finances du Sénat

En termes d'activité, Olivier Wyman évalue la perte annuelle de revenus à 17 milliards d'euros en cas de Brexit « dur » 117 ( * ) .

Au sein du seul secteur bancaire , les déclarations récentes recueillies par Bloomberg auprès des principaux acteurs opérant depuis le Royaume-Uni laissent à penser que près de 13 000 emplois sont susceptibles d'être relocalisés à brève échéance.

Estimations du volume d'emplois relocalisés dans le secteur bancaire
à court-terme en cas de Brexit « dur »

(en ETP)

Emplois potentiellement relocalisés

Effectifs au Royaume-Uni

JP Morgan

4 000

16 000

Deutsche Bank

4 000

9 000

UBS

1 500

5 000

Goldman Sachs

1 000

6 000

HSBC

1 000

5 000

Morgan Stanley

1 000

6 000

Barclays

150

10 000

BNY Mellon

20

5 000

Total

12 670

62 000

Source : commission des finances du Sénat (d'après : Bloomberg, « The Brexit Banker Exodus Gains Momentum », 26 avril 2017)

S'agissant des banques françaises , trois établissements disposent d'une présence significative au Royaume-Uni 118 ( * ) . Il s'agit de :

- BNP Paribas , avec plus de 6 600 emplois (dont environ 4 000 pour les activités de banque de financement et d'investissement et 200 pour la gestion d'actifs) ;

- Société générale , avec près de 3 400 emplois (dont environ 2 500 pour les seules activités de banque de financement et d'investissement) ;

- Crédit agricole , avec près de 900 emplois.

Comme l'illustrent les données ci-dessus, la part des effectifs susceptibles d'être relocalisés varie toutefois sensiblement selon la situation de chaque acteur . À titre d'exemple, les dirigeants européens de BNY Mellon ont indiqué que l'entreprise ne devrait relocaliser qu'une vingtaine d'emplois depuis le Royaume-Uni, dans la mesure où elle dispose déjà d'une filiale importante à Bruxelles depuis laquelle elle pourra continuer à fournir des services financiers à ses clients européens dans le cadre du « passeport » 119 ( * ) .

Mais les effets de la perte du « passeport européen » sont également susceptibles de différer sensiblement selon l'issue des négociations sur les services financiers.


* 109 Pour une description détaillée du « Big Bang » réglementaire de 1986, voir notamment : Iain Martin, Crash Bang Wallop , précité, 2017.

* 110 Charles Goodhart et Dirk Schoenmaker, « The United States dominate global investment banking : does it matter for Europe ? », Bruegel Policy Contribution , mars 2016.

* 111 Oliver Wyman, « Brexit Impact on the UK-based Financial Services Sector », octobre 2016.

* 112 En matière bancaire, la reconnaissance mutuelle des agréments a été introduite dès 1989 dans la deuxième directive bancaire. Actuellement, l'article 17 de la directive dite « CRD IV » dispose ainsi que « les États membres d'accueil n'exigent pas d'agrément ou de capital de dotation pour les succursales d'établissements de crédit agréés dans d'autres États membres ».

* 113 Chambre des Lords, « Brexit : financial services », 9th Report of Session 2016-2017, 15 décembre 2016, p. 11.

* 114 RTBF, « Brexit: le Royaume-Uni envisagerait de payer pour conserver un accès au marché unique », 1 er décembre 2016.

* 115 Voir notamment les propos tenus le 8 février 2017 par Mme Odile Renaud-Basso, directrice générale du Trésor, et Mme Marie-Anne Barbat Layani, directrice générale de la Fédération bancaire française, lors de l'audition relative à la compétitivité des places financières organisée par la commission des finances du Sénat.

* 116 Conseil d'analyse économique, « L'attractivité de la France pour les centres de décision des entreprises », Les notes du conseil d'analyse économique , n° 30, avril 2016, p. 2.

* 117 Oliver Wyman, « Brexit Impact on the UK-based Financial Services Sector », précité, 2016.

* 118 D'après les données du reporting public et les informations publiées par les établissements.

* 119 Bloomberg, « BNY Mellon Sees Tens Not Hundreds of Jobs Affected by Brexit », 5 mai 2017.

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