V. INTERVENTION DE LA MINISTRE : AXELLE LEMAIRE, SECRÉTAIRE D'ÉTAT CHARGÉE DU NUMÉRIQUE ET DE L'INNOVATION

Mme Dominique Gillot, rapporteure . - De nos trois tables rondes, ressort la nécessité de concerner l'ensemble de la population, de mettre en place un fil conducteur dès la petite enfance et tout au long de la vie, pour permettre à nos concitoyens de bien se positionner sur les nouvelles technologies nées de l'intelligence artificielle. Il est en effet indispensable de faire preuve de mobilité professionnelle et de compréhension des grands enjeux éthiques et sociétaux posés par ces technologies. Nous sommes par conséquent très intéressés par votre intervention, Madame la Ministre, d'autant que nous avons appris le lancement demain d'une réflexion importante pour définir une stratégie nationale pour l'intelligence artificielle.

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État chargée du numérique et de l'innovation. - Sur un sujet aussi complexe et difficile, on voit bien combien les responsables politiques doivent faire confiance aux experts. Merci d'avoir organisé cette journée et cette audition, car le sujet de l'avènement des technologies d'intelligence artificielle dans nos sociétés ne doit pas rester l'apanage des seuls chercheurs et ingénieurs. Il est grand temps que la thématique entre dans la sphère publique car elle se trouve au coeur de notre vie et de notre quotidien.

Le champ d'application de l'intelligence artificielle est de plus en plus vaste, comme j'ai eu l'occasion de le constater lors du Consumer Electronic Show (CES) de Las Vegas il y a quelques jours. Un grand nombre d'entreprises présentes là-bas avaient intégré des technologies faisant appel à une certaine forme d'intelligence artificielle, et en particulier au machine learning . Les applications sont de plus en plus nombreuses dans le domaine de la santé, de la défense, des relations entre les entreprises et leurs clients. À chaque étape, des commentaires décrivent les risques et les interrogations. L'approche française qui semble prédominer est celle de l'appréhension face au risque, puisque 65 % des Français se disent inquiets du développement de l'intelligence artificielle. Comparativement, 36 % des Britanniques et 22 % des Américains expriment la même crainte. Il existe sans doute des différences culturelles d'approche du risque. Devant ce défi, il n'est pas question que la parole des États soit absente. Le Président Barack Obama a fait publier par la Maison Blanche trois documents sur les conséquences possibles et la nécessité de mieux appréhender le défi de l'intelligence artificielle. Ce faisant, il fait appel à la mythologie de la « nouvelle frontière à conquérir » chère à son pays. Ainsi, l'importance d'investir dans l'intelligence artificielle est comparée au programme Apollo. D'autres États, dont font partie le Japon et la Corée du Sud, commencent seulement à s'intéresser à ces enjeux. À ma connaissance, l'initiative française est la seule en Europe. L'idée part du constat que la France dispose d'atouts considérables pour s'inscrire en leader dans le domaine de l'intelligence artificielle. L'école mathématique française rencontre l'école informatique, de même que la science des données. De manière non formelle, nous avons dénombré près de quatre mille chercheurs français travaillant dans ces domaines et cent formations, dont d'excellents masters. Cette excellence est reconnue à l'international puisque de grands groupes ont ouvert leurs centres de recherche spécialisés dans notre pays. Des entreprises françaises issues ou non du secteur informatique mènent également des travaux de recherche dans le domaine de l'intelligence artificielle. Je pense notamment à CapGemini, Atos, Sopra Steria, Thalès et Safran, mais nous ne sommes qu'au début de l'histoire. L'enjeu pour le tissu économique et industriel français est de réussir à intégrer ce type de technologies sur des modes de production non exclusivement dédiés au numérique ou aux technologies d'intelligence artificielle.

Prenons l'exemple désormais classique du secteur automobile. La carrosserie avec de l'ingénierie civile intègre de plus en plus souvent du logiciel, ce qui soulève des questions éthiques. Cet exemple illustre la transformation que doivent mener nos industries traditionnelles pour produire des biens offrant une valeur ajoutée sur les marchés internationaux.

Le cadre réglementaire et législatif de notre pays a évolué de manière à accueillir de plus en plus ce potentiel de développement par l'intelligence artificielle. Je pense que le choix fait par le Gouvernement de mettre la donnée au centre des politiques publiques en créant le statut juridique des données d'intérêt général et la mission de service public de la donnée, doit permettre de proposer ce carburant de l'intelligence artificielle qu'est la data . Tout cela ne peut naturellement se développer sans s'accompagner du questionnement éthique et sociétal. D'ailleurs, la loi pour une République numérique confie à la CNIL - dont je salue la présidente Isabelle Falque-Pierrotin ici présente - la mission d'animer le débat public autour des enjeux technologiques, en particulier de l'intelligence artificielle. Le sujet commencera par les algorithmes, mais l'idée est bien d'introduire un débat participatif et collaboratif pour sortir des débats d'experts et aboutir à des choix de société.

J'aimerais ici faire passer le message qu'il existe un formidable potentiel de développement économique et social lié à l'essor de l'intelligence artificielle. Systématiquement cependant, ce développement doit s'accompagner d'un questionnement sur les enjeux éthiques et de modes de gouvernance permettant de définir un cadre réglementaire. Peut-être que ce qui a été fait pour la bioéthique devra être reproduit pour l'intelligence artificielle. Il faut poser les enjeux sans langue de bois et sans jargon. Le but est de prévenir les risques pour se prémunir contre d'éventuels dérapages, et être maîtres de nos choix. Le mot essentiel est en effet la « maîtrise ». Voulons-nous que la France soit uniquement un pays consommateur au niveau international, ou un pays offreur ? Telle est la question.

Les enjeux éthiques ne sont pas toujours posés sans caricature. Aux États-Unis, le panel des réponses est très large. Les questionnements portent notamment sur les robots tueurs, dont Bill Gates et Elon Musk réclament l'interdiction. Stephen Hawking participe également à ce débat en demandant une limitation de l'usage de l'intelligence artificielle dans le cadre d'une mission internationale se voyant confier des objectifs précis. Nick Bostrom, chercheur à Oxford, a également beaucoup écrit sur le sujet avec une vision sans doute moins alarmiste. Dans tous les cas où la réalité technologique rencontre le potentiel économique, se pose la question de l'éthique et de l'humain. En termes d'emplois, des adaptations seront nécessaires sans pour autant que se produise la destruction catastrophique d'emplois telle qu'elle est parfois annoncée. Il faut que l'ensemble de notre société s'adapte à la nouvelle donne et à la transformation des tâches. Les plus répétitives seront appelées à disparaître pour se concentrer sur la valeur ajoutée, de sorte qu'il faudra faire monter en compétence l'ensemble de la population française.

Confronté à l'ensemble de ces enjeux, il fallait effectivement que le Gouvernement soit au rendez-vous. Le sujet de l'innovation ayant récemment été ajouté à mon portefeuille, j'ai commencé à travailler dès le mois d'octobre à la définition de ce que pourrait être l'intelligence artificielle pour notre pays. Dès demain, aura lieu le lancement des travaux en groupes de travail, aux côtés de Thierry Mandon, mon collègue en charge de l'enseignement supérieur et de la recherche, autour de certains champs prioritaires. Il apparaissait dans un premier temps important de fédérer l'écosystème français, constitué de chercheurs mais également de penseurs sur les questions éthiques et des entreprises. Parmi celles-ci les start-up font sans doute partie des acteurs majeurs de notre pays. Dans un travail de cartographie informel, nous en avons dénombré au minimum cent, dont certaines ont déjà remporté des succès retentissants et des levées de fonds élevées. À l'université, un grand nombre de post-doctorants veulent également être des entrepreneurs. Nous devrons par conséquent étudier les passerelles les plus fluides possibles entre la recherche et l'entreprise, dans un enjeu de maîtrise.

Le deuxième axe est celui de l'industrialisation et du transfert des technologies de l'intelligence artificielle vers les secteurs économiques pour en maximiser les retombées sur notre territoire. Le troisième axe de travail aura trait à la définition du cadre réglementaire et institutionnel qui prendrait en considération les enjeux macro-économiques, sociaux, éthiques ainsi que nos priorités en matière de souveraineté et de sécurité nationale.

Tels sont les trois axes qui guideront les travaux des sept groupes, auxquels s'ajouteront d'autres groupes de travail plus spécifiques. Au total, une centaine de personnes se réuniront dès demain. Ces acteurs disposeront d'un délai court pour réfléchir et donner les outils au Gouvernement suivant pour alimenter les priorités des chercheurs et des entreprises identifiés. Nous sommes au début de l'histoire, mais la France tient à être présente dans l'écriture de cette page très vaste. Nous devons voir l'intelligence artificielle comme un outil au service de la croissance et de la prospérité sociale et sociétale, pour peu qu'il soit bien utilisé.

Mme Dominique Gillot, rapporteure. - La réunion est-elle ouverte à ceux qui n'auraient pas été invités ?

Mme Axelle Lemaire . - Nous avons d'ores et déjà dépassé la capacité d'accueil de la salle mais j'invite tous ceux qui souhaiteraient nous rejoindre à contacter mon conseiller Nathaniel Ackerman. J'aimerais organiser des journées consacrées à l'intelligence artificielle ainsi que des ateliers collaboratifs dans les territoires.

Le lancement de demain nous permettra, à Thierry Mandon et moi-même, d'annoncer la composition du Comité d'orientation. Le groupe de travail « Cartographie » mesurera les forces en présence en France. Les autres groupes de travail seront respectivement consacrés à la recherche et au développement des compétences, à l'industrie et au transfert de technologies vers le secteur économique (robotique, Internet des objets, énergie, application des technologies hybrides, applications médicales...) Un sous-groupe réunira en outre les réflexions consacrées aux véhicules autonomes, finances et commerce. Les groupes en charge des considérations macro-économiques et éthiques, réfléchiront notamment aux thèmes « souveraineté et sécurité nationale », « social et éthique ». Si certains d'entre vous souhaitent se joindre à ces groupes, je les invite à se faire connaître.

Mme Dominique Gillot, rapporteure . - Je pense que votre annonce de cette réunion d'ores et déjà à guichet fermé suscitera encore plus de curiosité. Je donne la parole à la salle.

Débat

Danièle Bourcier, directrice de recherche émérite au CNRS. - Avec ma double casquette de chercheuse et de juriste sur les questions liées à l'intelligence artificielle, je précise que je ne m'occupe pas seulement du droit de l'intelligence artificielle, mais je considère que les juristes eux-mêmes sont concernés par l'évolution de leur métier due au développement de l'intelligence artificielle. J'étendrai d'ailleurs le droit à l'administration. En France, il y a une tradition de l'intelligence artificielle dans l'administration. Depuis le temps que nous évoquons la réforme de l'État, nous nous apercevons que nous devons parler différemment aujourd'hui. Par exemple, une loi résout-elle un problème ? Non car tel n'est pas le but de la loi. Je m'arrêterai là, mais la matière est extrêmement riche. L'intelligence artificielle aura non seulement un impact sur le droit mais également sur d'autres domaines tels que les sciences humaines et sociales. La formation au niveau universitaire doit être développée sur ce thème dans nombre de facultés de droit.

M. Olivier Guillaume, président d'O² Quant . - Je suis très heureux de vous entendre sur le lancement de cette stratégie et évoquer les sujets que vous avez précisés. Étant président d'une start-up fournissant des briques de technologie en intelligence artificielle pour les grands groupes dont vous avez mentionné le nom, j'ai besoin d'aide pour croître plus rapidement et effectuer le transfert de technologies. Aidez-moi s'il vous plaît.

M. Jean-Daniel Kant, maître de conférences à l'Université Pierre-et-Marie-Curie Paris-VI . - L'intelligence artificielle peut-elle aider le politique à concevoir de meilleures lois ? Peut-être est-ce le cas. Il existe des technologies permettant de simuler l'effet d'une loi sur la société. Le modèle est certes contestable mais il a le mérite d'exister. Cette application d'intelligence artificielle n'est pas souvent citée mais elle concerne le champ politique et le citoyen.

M. Alexei Grinbaum, CEA Saclay, LARSIM . - Quelle est votre vision européenne de l'intelligence artificielle ? Un pays à lui seul ne disposera pas nécessairement des données suffisantes pour pouvoir concurrencer les États-Unis.

M. Pavlos Moraitis, Directeur du Laboratoire d'informatique de l'Université Paris-Descartes . - Je souhaite appuyer la demande de création d'un groupe de travail intelligence artificielle et droit, car je travaille sur les applications de l'intelligence artificielle dans le domaine juridique.

M. Patrick Albert, P-DG SuccessionWeb . - Pourrions-nous transformer le secrétariat d'État en un ministère à part entière ?

Mme Axelle Lemaire. - Je n'avais pas anticipé la question consacrée à « intelligence artificielle et droit » qui est pourtant fondamentale. J'étais ce matin avec le Bâtonnier de l'Ordre des Avocats de Paris, avec lequel nous avons évoqué le degré d'appropriation des avocats quant à l'évolution de leur métier. Grâce aux algorithmes, des prédictions sur les possibilités de gain d'une affaire seront sans doute possibles, tandis que les avocats apporteront une valeur ajoutée essentiellement humaine sur la compréhension des circonstances de la situation et le choix ou non d'aller au contentieux. Le métier d'avocat va ainsi être transformé par l'intelligence artificielle, qui facilite la prise de décision. Dans la loi pour une République numérique, nous avons tenté de faciliter l'accès aux travaux de recherche et aux publications scientifiques. Les chercheurs se sont ainsi vu ouvrir l'accès aux bases de données administratives en les croisant de façon respectueuse avec les données personnelles. À l'heure actuelle, des travaux sont menés par des économistes pour définir ce que serait un revenu universel. Pour cela, il faut connaître véritablement l'état de la pauvreté en France et pouvoir exploiter différentes données.

J'en viens à répondre à la question posée sur les politiques publiques. Je suis la première frappée par l'irrationalité à la base des décisions politiques. Tout le système fonctionne de façon telle que nous n'intégrons pas les données disponibles pour redonner sa légitimité à la décision politique. L'enjeu est celui de la capacité du politique à se reposer sur les travaux des chercheurs pour jauger de l'efficacité des politiques publiques. Je suis très favorable à la constitution d'un groupe de travail réunissant l'intelligence artificielle, le droit et les sciences humaines.

Par ailleurs, le secteur public doit rester maître de la définition des politiques publiques. Ceci est particulièrement vrai dans les domaines de l'éducation et de la santé. Or lorsque des entreprises privées auront acquis une expertise et un quasi-monopole dans l'offre de services en santé et en éducation, l'hôpital et l'école seront alors mis en cause dans leur capacité à fournir ce type de services publics. Selon moi, un enjeu de légalité est en cause, ce qui passe par une nécessaire montée en compétence des administrations pour intégrer des technologies aujourd'hui totalement absentes des modes de prise de décision. J'ai lancé ce chantier avec la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) à Bercy.

L'intelligence artificielle peut clairement aider le politique, au point que j'ai soutenu un projet d'incubateur d'innovation démocratique. Je viens d'apprendre que Facebook va faire de même avec Sciences Po pour un incubateur d'analyse des politiques publiques.

Monsieur Guillaume, je vous invite à prendre contact avec mon Cabinet dans le cadre de la mission French Tech.

Enfin, sur la question du secrétariat d'État ou du ministère, il appartiendra au prochain Gouvernement de définir l'architecture de l'organisation interministérielle sur les sujets d'innovation, qui doivent être considérés comme une priorité politique absolue. Les derniers débats des primaires n'ont sans doute pas encore évoqué ces enjeux.

Mme Dominique Gillot, rapporteure . - Merci beaucoup Madame la Ministre de vos réponses très précises et argumentées. Il faut affirmer le fait qu'on a besoin d'embarquer tous les publics dans l'appropriation des nouvelles technologies, cela ne doit pas se résumer à un partenariat entre les experts et les pouvoirs publics. Cette préoccupation de démocratisation de la nouvelle manière d'appréhender tous les actes de notre vie quotidienne, doit être partagée avec le plus grand nombre de nos concitoyens pour éviter que le clivage se creuse. Il s'agit d'un enjeu de démocratie pour la France, ayant également trait à sa capacité à exercer sa souveraineté dans un monde en pleine mutation.

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