B. AJUSTER LE CADRE DE RÉGULATION

1. Un contexte plus porteur qu'il n'y paraît

A priori , il peut sembler provocateur d'imaginer un cadre de régulation puissant alors que les États y sont opposés et qu'ils ont mis trente ans à s'en débarrasser. Néanmoins, trois évolutions doivent être prises en compte :

a) Une évolution conceptuelle de la régulation

En premier lieu, la profession admet que la régulation suppose de passer d'une gestion de l'offre à une gestion de crise.

La gestion de l'offre est une politique publique très controversée. Elle continue pourtant à bénéficier des faveurs de quelques producteurs. Plusieurs ont évoqué l'exemple canadien, il est vrai, globalement très favorable aux exploitants.


Le système canadien d'encadrement du secteur laitier

La gestion de l'offre - la production de lait - repose sur trois leviers : les prix administrés, les licences de production (les quotas) et les barrières aux importations.

Les prix - Le système est axé sur un prix indicatif qui mêle les coûts de production moyens et d'autres facteurs du marché. Les prix sont établis par catégorie. Le lait est vendu par des offices de mise en marché aux industries de transformation à des prix qui dépendent de son utilisation finale (beurre/poudre de lait...). Le prix payé à l'éleveur est une moyenne pondérée de différentes catégories de lait.

Les productions sont ajustées de manière à s'assurer que les ventes équilibrent le marché.

Le marché intérieur est également protégé par des droits de douane.

La gestion se fait par des associations de producteurs regroupés par bassins laitiers, dit bassins de « mise en commun ». Il y a la « mise en commun de l'Ouest », et la « mise en commun nationale de tout le lait » de l'Est, dit « P5 », qui recouvre les cinq provinces de l'Est.

Le système est aujourd'hui très contesté. Le strict contrôle des volumes crée des goulets d'étranglement et les industriels manquent de matières premières. Avec le système actuel, totalement orienté sur la défense des producteurs, il n'y a aucun investissement de transformation et le Canada semble largement exclu du marché mondial.

Il faut être tout à fait clair : un tel système est évidemment totalement exclu en Europe. Il n'est mentionné que pour mémoire et parce qu'il fut évoqué parfois au cours des entretiens. La plupart des éleveurs reconnaissent que l'intervention et le contrôle des volumes ne sont plus possibles et ont des effets pervers considérables. En raison d'un défaut originel : l'intervention gérait les surproductions - l'Union européenne retirait du marché des productions. L'Union européenne intervenait après la production. Une gestion de l'offre responsable doit prévenir les surproductions.

Éviter les surproductions plutôt que les écouler, anticiper la crise plutôt que la gérer . Du simple bon sens, bien entendu. Mais il a fallu trente ans pour s'en convaincre.

Même s'il y a des initiatives.

b) Un foisonnement d'initiatives concernant la gestion des volumes

En deuxième lieu, on peut être frappé par le nombre d'initiatives qui montrent une incontestable mobilisation sur le sujet. Plusieurs intervenants ont proposé d'anticiper les crises, en cas d'alerte sur les marchés, par une maîtrise des volumes souvent combinée à une action sur les revenus.

- La proposition Dantin : le système du bonus/malus

En 2013, M. Michel Dantin, eurodéputé français, fut le rapporteur du règlement OCM unique texte, au sein de la COM AGRI. Les amendements adoptés par la Commission, visaient à maintenir un système de régulation en cas de déséquilibre grave sur le marché du lait, sous forme de bonus/malus. La production serait régulée au moyen d'un système de bonus/malus : les producteurs qui accepteraient de baisser leur production bénéficieraient d'une prime, tandis que ceux qui augmenteraient leur production seraient pénalisés financièrement. La décision relèverait de la Commission qui pourrait décider d'octroyer une aide aux producteurs de lait qui réduiraient volontairement leur production d'au moins 5 % par rapport à la même période de l'année précédente, et inversement, pourrait décider un prélèvement aux producteurs de lait qui augmenteraient leur production d'au moins 5 % par rapport à la même période de l'année précédente.

Les amendements adoptés par la COM Agri furent repoussés en séance publique, après « une intense pression de certains États membres - notamment de l'Allemagne - auprès de leurs eurodéputés », commente M. Michel Dantin.

- Le corridor de prix d'European Milk Board (EMB).

Pour EMB, il faut d'abord fixer un « corridor de prix », prenant en compte les coûts de production. Si le prix moyen du marché, dans l'Union européenne, s'écarte du corridor, la production est ajustée. Par exemple, quand le prix baisse sous la limite basse du corridor, la production est elle aussi diminuée. La sensibilité des prix aux variations de volumes est telle qu'une faible variation de volume a un effet rapide sur les prix. Pour l'EMB, la réduction doit s'appliquer à tous les producteurs. Il s'agit d'une décision collective de la filière, notamment des organisations de producteurs L'ajustement est à coût nul puisqu'il n'y a pas d'intervention budgétaire.

Le ministère de l'alimentation, de l'agriculture et de santé publique de Basse-Saxe a proposé un système assez comparable. Le ministère évoque le soutien de plusieurs autres Länder.

- Intervention et coût de production.

On note également plusieurs initiatives de la Belgique, du Portugal et même du Parlement européen (rapport Nicholson) pour prendre en compte les coûts de production comme élément de déclenchement de l'intervention. Si le principe peut être aisément admis, l'application pratique pourrait cependant s'avérer conflictuelle. Quel est le coût de production pertinent ? Celui des élevages les plus performants, les moins performants, le coût moyen ? Il y a également des différences entre les élevages qui ont leur alimentation autonome grâce à la poly-activité (culture/élevage) et les élevages totalement tributaires des apports extérieurs. Cette logique induirait également une comparaison, une concurrence entre élevages, entre régions, qui n'est pas le but recherché. La question mérite d'être étudiée avec beaucoup de prudence.

Mais ces initiatives peuvent servir de pistes.

Les différences portent souvent sur des détails techniques : l'autorité décisionnaire (Commission européenne, automatisme ?), les seuils d'alerte, le montant des primes et des pénalités, la progressivité des pénalités (pénalités à ceux qui maintiennent leur production ou seulement à ceux qui l'augmentent ?). La gestion doit-elle être nationale ou européenne ? Comment calculer les coûts ? etc.

Beaucoup doutent également de la faisabilité du système, et même de son efficacité : une action nationale n'a aucun impact sur le marché, une action européenne n'en a guère plus. Les mouvements des prix sont des mouvements mondiaux. À supposer qu'elle soit possible, que pèserait une contraction de production de 1 000 ou 10 000 producteurs de lait de Normandie ou de Podlachie (Nord-Est de la Pologne) ?

Enfin, il est peu probable que le législateur européen revienne aujourd'hui sur une position adoptée il y a quelques mois à peine. L'opposition de certains membres reste frontale car il n'y a aujourd'hui, en vérité, ni pression ni urgence à changer. Les perspectives sont globalement bonnes et le règlement OCM unique contient d'ores et déjà des outils juridiques et budgétaires de gestion des déséquilibres. Il n'y a manifestement pas d'urgence. Mais ces propositions pourraient rebondir en cas de tension.

c) L'évolution de la Commission européenne

Le signal le plus important vient de la Commission elle-même. « Des doutes subsistent sur la capacité du cadre réglementaire de l'Union européenne à faire face à des épisodes d'extrême volatilité des marchés ou à une situation de crise après la fin du régime des quotas, en particulier pour garantir un développement équilibré de la production laitière dans l'ensemble de l'Union européenne et d'éviter une concentration extrême dans les zones les plus productives. La Commission poursuivra le débat afin de répondre à ces préoccupations. En particulier, elle examinera la nécessité et la possibilité d'outils supplémentaires pour mieux anticiper les situations de crise et la volatilité du marché et pouvoir mieux y faire face 73 ( * ) . »

Ce n'est pas un syndicaliste contestataire, un éleveur exaspéré, un politique idéaliste, un observateur irréaliste qui le dit, c'est la Commission ! « Des doutes subsistent sur la capacité réglementaire de l'Union européenne à faire face à la volatilité des prix ou à une situation de crise » .

Ainsi, la Commission reconnaît les limites du dispositif actuel. Qu'attendre de plus ? C'est déjà un pas considérable de la part d'une institution fort peu encline à douter des vertus du libre marché, et, encore moins, à douter d'elle-même 74 ( * ) .

Il faut profiter de cet état d'esprit positif et ouvert et d'une conjoncture satisfaisante pour réfléchir, proposer. L'initiative réglementaire revient à la Commission européenne mais il arrive aussi que les États aient des idées... Dans le passé, la Commission a déjà eu la sagesse de « passer la main » aux États membres - en fait aux experts des États membres réunis dans des « Groupes de Haut Niveau » - pour résoudre des situations passablement embrouillées (lors de la crise du secteur laitier en 2009 ou lors de la fronde sur les droits de plantation par exemple). Pourquoi attendre une éventuelle situation de crise ? Pourquoi ne pas réunir à nouveau un groupe de Haut niveau, qui serait chargé de suggérer des modalités de régulation du secteur laitier en cas d'alerte ?

2. Faire cesser l'humiliation du prix d'intervention

Parmi les mesures à envisager, il y a une mesure symbolique : faire cesser l'humiliation du prix d'intervention.

Le prix d'intervention (PI) ne concerne plus, aujourd'hui, que le beurre et la poudre de lait écrémé. Le PI est déterminé par rapport à un seuil de référence lui-même fixé à l'article 7 du règlement OCM unique 75 ( * ) . Le deuxième alinéa prévoit que « les seuils de référence sont régulièrement examinés par la Commission compte tenu de critères objectifs, notamment de l'évolution du marché, des coûts de production (en particulier le prix des entrants) et des tendances du marché » .

Interrogée à ce sujet, la DG Agri a indiqué qu'elle procédait régulièrement une fois par an à cet examen, mais qu'elle n'avait pas considéré qu'une modification du prix de référence était nécessaire 76 ( * ) .

En effet, elle n'est pas nécessaire. Elle est indispensable.

Le PI correspond à un prix du lait de 220-230 euros les 1 000 litres. Un prix de casse, en quelque sorte. Il n'a cessé de baisser depuis vingt ans 77 ( * ) . Une baisse en euros constants mais aussi en euros courants. Pour le beurre, le prix d'intervention aurait ainsi baissé de près de 50 % depuis 2000, comme il est indiqué dans le tableau ci-après. Si l'Union européenne avait gardé un niveau de prix de 2000, le prix d'intervention actualisé serait autour de 320/330 € les 1 000 litres.

Évolution du prix d'intervention/prix de référence

ANNÉES

2000/2005

2005/2006

2006/2007

2007/2008

2008/2013

2014/2020

Base juridique

Règlement 1255/1999 du Conseil du 17.05.1999

Règlement 1255/1999 du Conseil du 17.05.1999

Règlement 1255/1999 du Conseil du 17.05.1999

Règlement 1255/1999 du Conseil du 17.05.1999

Règlement 1234 /2007 du Conseil du 22.10.2007

Règlement 1306/2013 du Parlement européen et du Conseil du 23.12.2013

Beurre (100 kg)

€ courants

328,20

311,79

295,38

278,97

246,39

246,39

Indice (2000 = 100)

100

95

90

85

75

75

€ actualisés 2014

443,00

383,50

354,45

329,18

283,34

246,39

Indice (2000 = 100)

100

86

80

74

64

55

Poudre de lait écrémé (100 kg)

€ courants

205,52

195,24

184,97

174,69

174,69

169,80

Indice (2000 = 100)

100

95

90

85

85

82

€ actualisés 2014

277,45

240,14

221,96

206,13

200,90

169,80

Indice (2000 = 100)

100

86

80

74

72

61

Actualisation sur le taux d'inflation moyen dans l'UE - Source Eurostat

Cette situation est humiliante pour les fabricants qui vont à l'intervention et, par ricochet, pour les éleveurs. L'intervention restant une action exceptionnelle, il ne coûterait rien d'ajuster ce prix d'intervention à un niveau moins infâmant, se rapprochant, par exemple, du prix de revient moyen.

L'intervention doit rester un filet de sécurité et non un moyen facile de dégager des productions comme elle fut jadis. D'ailleurs, recourir à l'intervention reste un choix d'entreprise, car, en recourant à l'intervention le fabricant se retire du marché, en quelque sorte. Et se retirer du marché présente toujours le risque de laisser la place aux concurrents. Même à des prix plus convenables, les industriels hésiteront toujours à utiliser ce dispositif. Ainsi, la majoration du PI ne rendra pas l'intervention plus facile ou courante, elle évitera simplement d'être traité en rebut à qui l'on concède un prix de casse. Si le filet du trapéziste est placé au ras du sol, la chute est mortelle.

3. Miser sur la réactivité mais dans un cadre fixé par le législateur européen

Les quotas sont supprimés. La gestion des volumes est donc exclue et même inadaptée au nouveau contexte du secteur laitier. Le principal défi du secteur est celui de la volatilité des prix. « Les mesures actuelles de filet de sécurité comme l'intervention publique et l'aide du stockage privé ne sont pas adaptées à la volatilité permanente des prix ou à une crise dans le secteur laitier », estime l'eurodéputé James Nicholson 78 ( * ) .

Cette réactivité suppose d'abord de disposer d'une information complète et immédiate. Le rôle de l'observatoire des marchés est crucial et reste à améliorer car beaucoup d'informations restent encore éclatées entre l'observatoire - qui est en fait un service de la Commission - et les autres services de la DG Agri.

Elle suppose aussi une procédure allégée, voire automatique. Seul l'automatisme est garant d'une absolue neutralité et de la réactivité suffisante.

La Commission doit s'attacher à proposer des moyens adaptés aux enjeux. Les propositions formulées par des eurodéputés et des corporations reconnues ne doivent pas être écartées d'emblée. Le couple prime/pénalité est un levier efficace de l'action publique à condition que son utilisation soit rapide.

Ce dispositif doit s'appliquer dans un cadre prédéfini par le législateur européen. Nous le disons bien, par le législateur européen - Parlement européen et Conseil -, et non par le législateur dérivé - la Commission. Cette question renvoie à la question des compétences déléguées de la Commission qui peut être habilitée à prendre des actes délégués et des actes d'exécution. Les deux procédures sont présentées dans le tableau ci-après.

Règlements dérivés de la Commission

Règlement délégué

Règlement d'exécution

Base juridique

Art. 290 du TFUE

Art. 291 du TFUE

Définition

Acte non législatif de portée générale qui modifie ou complète un élément non essentiel de l'acte législatif.

(ex : conditions d'éligibilité à une aide, étiquetage des produits)

Acte pris par la Commission lorsqu'un acte de base exige des conditions d'exécution uniformes.

(ex : procédures de stockage privé /calculs des paiements directs).

Procédure/avis

La Commission peut être assistée d'un « groupe d'experts » (pas forcément des experts des États membres).

L'avis n'est pas nécessaire.

La Commission est assistée d'un comité composé de représentants des États membres. Ce comité rend un avis (i.e. vote), dans la plupart des cas à la majorité qualifiée.

La Commission n'est pas tenue de suivre l'avis du comité.

En cas d'avis défavorable du comité, la Commission peut soumettre le projet à un comité d'appel (le Conseil).

Délégation

La délégation doit être explicitement prévue dans l'acte de base.

Le texte propose les objectifs, le contenu, la portée et la durée de la délégation.

La délégation est prévue dans le règlement de base mais la Commission pourrait prendre des actes d'exécution en cas de nécessité.

Contrôle du
législateur

L'acte délégué ne peut entrer en vigueur que si le Parlement européen (à la majorité simple) ou le Conseil (à la majorité qualifiée) n'expriment pas d'objection.

Le délai d'« appréciation » est de 2 mois.

Le Parlement européen et le Conseil peuvent à tout moment exercer un droit de regard sur le projet de texte par l'adoption d'une résolution.

Les États membres sont représentés par le comité auprès de la Commission.

De plus en plus souvent, les textes votés par le législateur renvoient à un nombre considérable d'actes dérivés entre les mains de la Commission (actes délégués et actes d'exécution). « Les textes ne sont que des coquilles vides qui seront remplies plus tard. Remplies par la Commission » constatait Simon Sutour en 2013 79 ( * ) . Sans que le contrôle des États ne soit toujours bien clair. On retiendra par exemple, dans le tableau présenté ci-dessus que dans les actes délégués, l'avis d'un comité d'experts n'est pas nécessaire et que dans le cas des actes d'exécution la Commission n'est pas tenue de suivre l'avis des représentants des États membres ! Dans son rapport, notre collègue Simon Sutour relevait les nombreuses situations dans lesquelles la Commission s'était affranchie délibérément de la délégation donnée par le législateur. Selon les fonctionnaires du ministère de l'agriculture, cette situation semble avoir évolué et « la Commission joue le jeu » mais il convient d'encadrer strictement ces délégations.


* 73 Rapport de la Commission, du Parlement européen et du Conseil - Évolution de la situation du marché des produits laitiers et de la mise en oeuvre du « Paquet lait » - COM (2014) 354 final - 13 juin 2014.

* 74 Les positions de la Commission européenne lors de la crise mondiale de 2007-2009 restent sur ce point particulièrement éclairantes !

* 75 Règlement UE n° 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés de produits agricoles.

* 76 Devant la COM Agri, le 25 mai 2015, le commissaire européen, Phil Hogan, a exclu tout relèvement du PI.

* 77 Jusqu'en 1999, le PI était débattu chaque année par le Conseil. « Un bon ministre est un ministre qui ramène de bons prix », avait coutume de dire le professeur Chalmin. Après 1999, le PI est fixé dans le règlement OCM.

* 78 Projet de rapport sur l'avenir du secteur laitier européen - Bilan de la mise en oeuvre du paquet lait - James Nicholson - Com Agri - 2014/2146 - 23 février 2015.

* 79 Simon Sutour - La place des actes délégués dans la législation européenne - Sénat n°  22 (2013-2014).

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