N° 556

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Enregistré à la Présidence du Sénat le 25 juin 2015

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur la situation du secteur laitier après les quotas ,

Par MM. Claude HAUT et Michel RAISON,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet, président ; M. Jean Bizet, président ; MM. Michel Billout, Michel Delebarre, Jean-Paul Emorine, André Gattolin, Mme Fabienne Keller, MM Yves Pozzo di Borgo, André Reichardt, Jean-Claude Requier, Simon Sutour, Richard Yung, vice-présidents ; Mme Colette Mélot, M Louis Nègre, Mme Patricia Schillinger, secrétaires , MM. Pascal Allizard, Éric Bocquet, Philippe Bonnecarrère, Gérard César, René Danesi, Mme Nicole Duranton, M. Christophe-André Frassa, Mmes Joëlle Garriaud-Maylam, Pascale Gruny, MM. Claude Haut, Jean-Jacques Hyest, Mme Gisèle Jourda, MM. Claude Kern, Jean-Yves Leconte, François Marc, Didier Marie, Michel Mercier, Robert Navarro, Georges Patient, Michel Raison, Daniel Raoul, Alain Richard.

AVANT-PROPOS

Inutile de refaire l'histoire. Les quotas laitiers (QL) seront bientôt aussi dépassés que le sont les « montagnes de beurre » qu'ils ont contribué à éliminer mais ils laisseront, sans doute, la même empreinte.

Pendant trente et un ans, entre 1984 et 2015, le secteur laitier a été le plus administré de l'agriculture européenne et tous les leviers de l'action publique ont été mobilisés : des outils pour assurer l'écoulement des productions en interne, par l'intervention, c'est-à-dire le retrait de productions du marché (stockage public ou privé) ; des subventions pour faciliter l'exportation (restitutions) ; une batterie d'aides (pas moins de 12 dispositifs !) pour soutenir la consommation intérieure (lait pour l'alimentation des veaux, lait pour écoliers, beurre de pâtisserie...) ; une gamme de prix directeurs qui orientent les prix du marché (prix de référence, prix de seuil, prix d'intervention) ; des primes pour abattre les troupeaux ; une taxation spécifique (prélèvement de responsabilité) et bien sûr, les quotas laitiers, pièce maîtresse du dispositif de régulation de l'offre.

Le 1 er avril 2015, le régime a changé. Définitivement changé. Depuis dix ans déjà, la plupart des instruments d'intervention avaient disparu ou n'étaient plus que des carcasses vides. Le secteur a basculé dans le libre marché. Le secteur est passé du presque trop au presque rien.

Un basculement générant une certaine appréhension, voire une certaine angoisse, au moins en France. Car la vie est dure pour l'éleveur laitier qui a sans doute, encore aujourd'hui, l'un des métiers les plus durs du monde agricole. Il faut entendre le témoignage d'un éleveur lors d'un colloque organisé par la société des agriculteurs de France (le think tank « saf agr'iDées »), en décembre 2014, au bord des larmes lorsqu'il évoque la solitude de l'éleveur. « Même à « L'amour est dans le pré », les éleveurs ne trouvent jamais . L'élevage est le secteur où il y a le plus de suicides et le plus de célibataires ».

C'est pour répondre à cette angoisse qu'est venue l'idée de ce rapport. C'est un sujet qui intéresse la commission des affaires européennes depuis longtemps puisque deux rapports ont déjà été publiés sur ce thème 1 ( * ) . Pour le présent rapport, ce sont deux nouveaux rapporteurs qui ont été à la tâche. L'un, familier du sujet 2 ( * ) , et ancien éleveur ; l'autre, d'un département viticole, plutôt néophyte en la matière. Le croisement de ces deux regards, de ces deux horizons, et la diversité des entretiens et des visites sur le terrain permettent d'avoir une vision réaliste et optimiste de l'avenir du secteur laitier en Europe, et en France en particulier.

La fin des quotas laitiers semblait coïncider avec un retournement de conjoncture et une nouvelle baisse des prix. Une crise s'annonçait même, pareille à celle de 2009.

« La crise ? Quelle crise ? », répondent les éleveurs allemands et les fonctionnaires de la Commission européenne. C'est juste un nouveau défi pour les éleveurs européens.

Un défi que les Français peuvent relever. Et peuvent gagner, bien entendu.

I. LA FIN DES QUOTAS LAITIERS

A. UNE ÉCHÉANCE PLUSIEURS FOIS REPORTÉE

1. Une fin programmée depuis... 1984

Les quotas laitiers ont structuré le secteur pendant trente et un ans. Ils auraient pu s'arrêter avant, car on oublie trop souvent que le dispositif a toujours été présenté comme « provisoire ». C'était le sens et la lettre des règlements du Conseil mais certains États préféraient lire « reconductible ». Le dispositif a d'ailleurs été reconduit quatre fois avant que le terme fixé
- 31 mars 2015 - soit enfin respecté.

L'histoire est connue. Au début des années 80, l'Union européenne doit faire face à une surproduction des produits laitiers, générant des stocks considérables (près de 1 million de tonnes de lait en poudre et 1 million de tonnes de beurre en 1983 et 1984). Une situation aussi absurde que coûteuse pour le budget européen (le seul secteur laitier absorbera jusqu'à un tiers du budget de la PAC !). Le régime des quotas est la mesure centrale de limitation de l'offre. C'est un système de plafonnement des productions (plafonnement par État et « références » individuelles) assorti de pénalités, financières en cas de dépassement (le « prélèvement supplémentaire »).

Le règlement initial de 1984 3 ( * ) a institué le régime pour cinq périodes de douze mois, soit cinq années, du 1 er avril 1984 au 31 mars 1989. Le dispositif a été plusieurs fois prorogé. Une première fois, en 1988, avec une prolongation de cinq ans, jusqu'en 1992. Une deuxième fois, en 1999, lors de l'agenda 2000. Cette date est considérée comme étant le vrai tournant des QL puisque, bien que le système fut prolongé de sept ans, le règlement de 1999 4 ( * ) disposait que « le Conseil, sur la base d'un rapport de la Commission, procédera en 2003 à un examen à mi-parcours en ayant pour objectif de mettre fin à l'actuel régime des quotas après 2006. »

Ce devait être « la dernière fois » précisa la Commission un peu plus tard, mais il y eut pourtant une ultime fois, en 2003, pour onze ans à compter de 2004. La fin des QL n'est pas explicite comme elle l'était en 1999, mais se déduit de la rédaction du règlement du Conseil qui établit un prélèvement supplémentaire pour onze périodes de douze mois, soit jusqu'au 31 mars 2015 5 ( * ) .

Cette échéance a été systématiquement confirmée par la suite. En 2007, dans le premier règlement OCM unique 6 ( * ) ; en 2008, dans le règlement dit du « bilan de santé de la PAC » 7 ( * ) ; en 2012, dans le règlement sur les relations contractuelles dans le secteur laitier 8 ( * ) .  Seul le dernier règlement OCM unique de 2013 9 ( * ) fait exception, puisqu'il se contente d'un considérant lacunaire sur « la suppression prochaine du système des quotas laitiers » (considérant 129), comme s'il était devenu inutile de rappeler l'évidence.

Pourquoi ce rappel ? Parce que si la fin des quotas laitiers est parfois vécue comme un changement radical de la réglementation, elle n'est, sur le strict plan juridique, que l'application retardée du régime prévu en 1984, qui aurait pu s'éteindre dès 1989 !

2. L'illusion d'un ultime retournement

Pourtant, jusqu'au bout, une partie de la filière laitière a cru que la réforme ne serait pas appliquée. Cette ténacité peut surprendre, mais elle avait un fondement. Deux ans auparavant, l'Union européenne avait renoncé à appliquer une réforme pourtant elle aussi engagée depuis longtemps.

L'affaire des droits de plantation est en effet un cas unique dans l'histoire de l'Union européenne où une réforme décidée par le législateur européen et une réglementation préparée par la Commission ont été pratiquement retirées sous la pression des professionnels, des politiques et des États membres.

L'expérience des droits de plantation

Depuis 1987, la réglementation européenne du marché vitivinicole repose sur un encadrement strict des plantations de vigne - en pratique, une quasi-interdiction des plantations nouvelles. Le choix de la politique de qualité avait pour contrepartie une stricte maitrise des volumes. Ce régime est connu sous le nom de « droits de plantation ».

En 2008, sur proposition de la Commission, le Conseil adopte un règlement qui met fin à ce régime d'encadrement des productions, afin d'aborder la croissance du marché mondial en libérant les potentiels de production. L'échéance était fixée au 31 décembre 2015 ou 2018.

En 2011 et 2012, à l'approche de l'échéance, la contestation s'amplifie et s'organise. En Allemagne et en France, les plus hautes autorités de l'État interviennent. Les parlements et les professionnels se mobilisent. 12 États finissent par former une coalition anti-réforme, inquiets des effets de la libéralisation sur la baisse des prix, la déprise des zones viticoles les moins productives, et la mainmise de l'agrobusiness sur la viticulture.

La Commission, qui se retranche d'abord derrière la légalité de la réforme (qui a été votée par le Conseil) doit se rendre à l'évidence : malgré un fondement juridique incontestable, l'opposition politique est trop forte. Elle réunit un groupe de haut niveau (composé de représentants des États membres) qui ouvre quelques pistes.

Fin 2012, sur proposition de la Commission, le Conseil adopte une nouvelle réforme du marché vitivinicole très sensiblement différente de la réforme initiale. Le régime des « droits de plantation » est supprimé. Il est remplacé par un régime à peine moins contraignant d'« autorisations de plantation ». La libéralisation du marché est très atténuée : l'augmentation des surfaces plantées est limitée à + 1 % par an.

Le Sénat a pris une part très active à ce retournement, notamment par la pression constante du groupe d'étude de la vigne et du vin et de la commission des affaires européennes. MM. Gérard César (Les Républicains - Gironde) et Simon Sutour (Socialiste et Républicain - Gard) ont joué un rôle décisif dans cette action au travers de nombreuses résolutions européennes.

Cette réforme présente de nombreux points communs avec celle des quotas laitiers (libéralisation du marché, crainte de baisse du prix, de déprise...). À une différence près : l'Allemagne et la France défendaient exactement les mêmes positions. C'est loin d'être le cas pour les quotas laitiers. D'ailleurs, cette fois, le retournement, vaguement espéré par quelques-uns, n'a pas eu lieu.


* 1 Rapport d'information de M. Jean Bizet sur le prix du lait dans les États membres de l'Union européenne (Sénat n° 481, 2008-2009) ; Rapport d'information de M. Jean Bizet sur le rôle des organisations de producteurs dans la négociation du prix du lait (Sénat n° 721 2011-2012).

* 2 Rapports de M. Michel Raison député, sur une proposition de résolution européenne sur la situation du secteur laitier (AN N° 2067 treizième législature), et sur une proposition de résolution sur les relations contractuelles dans le secteur laitier (AN N  3383 treizième législature).

* 3 Règlement (CEE) n° 356/84 du Conseil du 31 mars 1984.

* 4 Règlement (CE) 1256/1999 du Conseil du 17 mai 1999, article 3.

* 5 Règlement (CE) 1788/2003 du Conseil du 29 septembre 2003 établissant un prélèvement dans le secteur du lait et des produits laitiers, article 1 er : « À partir du 1 er avril 2004 et pendant onze périodes consécutives de douze mois débutant le 1 er avril, il est institué un prélèvement sur les quantités de lait de vache ou d'autres produits laitiers commercialisées pendant la période de douze mois en question et qui dépassent les quantités de référence nationales fixées à l'annexe I. »

* 6 Art. 66 du règlement (CE) n° 1234/2007 du Conseil du 22 octobre 2007.

* 7 Règlement (CE) n° 72/2008 du Conseil du 19 janvier 2009, considérant 8 : « La disparition des quotas est prévue en 2015 . »

* 8 Règlement (UE) n° 261/2012 du Parlement européen et du Conseil du 14 mars 2012, considérant 1 : « assurer la suppression progressive du système des quotas laitiers programmée pour 2015 au plus tard. »

* 9 Règlement (UE) 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles.

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