C. DES DÉSÉQUILIBRES PRÉJUDICIABLES AU DÉVELOPPEMENT DES TERRITOIRES

1. Une tension entre logiques de protection et de développement

Faute de stratégie , de constance dans l'action et de coordination entre les services, l'État oscille dans la gestion de son domaine ultramarin entre la protection stricte de l'environnement et la mobilisation de ses ressources foncières.

Les parcs nationaux paraissent plutôt partisans d'une « mise sous cloche » pour reprendre l'expression employée par le préfet de La Réunion. S'appuyant sur l'exemple des projets du conseil régional en matière d'exploration minière, le directeur du parc amazonien de Guyane, M. Gilles Kleitz, est d'avis que « pour assurer la mission de conservation des écosystèmes, il est nécessaire de conserver un juge de paix » et que « l'État demeure incontournable pour garantir que la préservation des espaces naturels ne sera pas sacrifiée sur l'autel du développement. » 108 ( * ) De même, les DEAL insistent sur la richesse que représente la biodiversité ultramarine, sur l'adaptation au changement climatique et sur la nécessité de protéger des milieux sensibles, notamment les milieux de transition entre terre et mer comme les mangroves.

Pourtant, la pression démographique dans des départements comme la Guyane, Mayotte et La Réunion et les besoins qu'elles engendrent ne peuvent être ignorés. Les politiques environnementales elles-mêmes dépendent de la participation des habitants, qui ne peut être acquise sans leur tracer des perspectives d'amélioration de leur situation sociale et économique. Les dynamiques autonomes de développement local ne peuvent donc pas être systématiquement bridées dans les outre-mer.

C'est pourquoi l'État a progressivement ouvert des possibilités de cession de terrains domaniaux inconnues dans l'Hexagone . Il est regrettable cependant que ces procédures trop lourdes et complexes ne produisent pas d'effets à la hauteur des enjeux . La mobilisation du foncier d'État pour le logement et l'agriculture notamment reste encore trop lente.

Un régime de décote spécifique outre-mer s'applique dans les départements de la Martinique, de la Guadeloupe et de La Réunion. Il a été étendu à Mayotte et à l'ensemble des collectivités régies par l'article 74 de la Constitution. Sur la base de l'article L. 5151-1 du CG3P, il permet à l'État de céder des terrains situés sur son domaine privé à un prix inférieur à leur valeur vénale, en leur appliquant une décote pouvant aller jusqu'à la gratuité totale, lorsque ces terrains sont destinés à permettre la réalisation de programmes de construction comportant essentiellement des logements, dont 50 % au moins sont des logements sociaux . Ce dispositif permet aussi la cession de terrains domaniaux pouvant aller jusqu'à la gratuité lorsqu'il est prévu d'y construire des équipements collectifs.

Il faut également tenir compte de la loi n° 2013-61 du 18 janvier 2013 relative à la mobilisation du foncier public pour le logement qui est intervenue postérieurement à la décote outre-mer et qui est également applicable dans les DOM. Se superposent donc deux mécanismes distincts et deux procédures différentes pour le même objet.

En pratique, d'après France Domaine, le dispositif dit « Duflot » de 2013 n'est utilisé que si les conditions d'application du régime de décote spécifique outre-mer, plus favorable, ne sont pas réunies, notamment si le programme comprend moins de 50 % de logements sociaux Cette articulation entre les dispositifs est censée permettre d'éviter les chevauchements, mais il serait plus simple et plus lisible de refondre les deux dispositifs en un seul, en prévoyant une variation de la décote en fonction de l'intensité du projet de construction en logements sociaux. Cela fournirait également une opportunité d'y intégrer de façon cohérente les dispositifs de cession aux collectivités territoriales propres à la Guyane.

Les bilans régionaux demandés aux préfets par les ministres du logement et du budget en août 2014 montrent que la mobilisation du foncier public dans les DOM se heurte à des obstacles prononcés.

Entre 2012 et 2014, 16 cessions ont été réalisées à destination de la production de logements en Guadeloupe, en Guyane, à La Réunion et en Martinique en application du dispositif spécifique de décote « outre-mer ». Les services de l'État ont identifié pour les années à venir 31 biens potentiellement cessibles à destination de la production de logements.

Mobilisation du foncier d'État pour le logement outre-mer

Guadeloupe

Guyane

La Réunion

Martinique

Total

Nombre de cessions réalisées entre 2012 et 2014

0

5

4

7

16

Biens identifiés comme mobilisables

11

0

8

12

31

Source : France Domaine, janvier 2015.

Vos rapporteurs s'étonnent qu'aucune cession n'ait été encore réalisée en Guadeloupe alors que onze biens de l'État sont considérés comme cessibles à terme. Ils s'interrogent aussi sur la méthodologie des diagnostics qui aboutissent à ce qu'aucun bien de l'État ne soit identifié comme mobilisable pour la production de logements en Guyane. Cela pourrait être le signe que l'État préfère finalement vendre sans décote à des promoteurs privés. La DEAL de Guyane elle-même a mis en garde vos rapporteurs contre les effets pervers potentiels des décotes, si elles conduisent à la réduction drastique du budget du programme d'investissement pour le logement (PIL) permettant l'entretien du patrimoine immobilier. Il faut éviter les jeux de vase communicants entre le PIL et les décotes pour éviter un affaiblissement de l'effort de l'État en matière de logement.

Par ailleurs, la mobilisation du foncier d'État en faveur de l'agriculture n'est pas davantage couronnée de succès . En Guyane, les demandes de cessions gratuites de terrains du domaine privé pour la mise en valeur agricole, fondées sur l'article L. 5141-4 du CG3P, sont encore assez peu nombreuses (15 en moyenne par an). Elles s'adressent à des occupants sans titre d'emprises domaniales se livrant à une activité exclusivement agricole, qui sont installés depuis une période antérieure au 4 septembre 2008. Le dispositif demeure largement méconnu si l'on en juge par le flux de demandes de cession onéreuse qui pourrait sans doute être réorienté en partie vers le mécanisme à titre gratuit. À défaut de pouvoir bénéficier d'une cession gracieuse, nombre de demandes de cessions onéreuses sont formulées par des personnes qui se livrent à des cultures vivrières sur de petites surfaces, inférieures à cinq hectares, et ne peuvent se prévaloir de la professionnalisation agricole exigée par les textes. 109 ( * )

À défaut de pouvoir obtenir une cession à titre gratuit d'un terrain domanial, les agriculteurs peuvent bénéficier de titres d'occupation. Cette attribution foncière leur ouvre la faculté de pouvoir acquérir in fine, sous conditions, ces terrains à titre gratuit. Les concessions aux agriculteurs passent par des baux emphytéotiques ou des conventions d'occupation temporaire, sous réserve d'une mise en valeur agricole, attestée par la DAAF. Les baux emphytéotiques sont conclus pour trente ans, sans limite de surface mais en pratique, ne sont pas baillés plus de 300 hectares par agriculteur. Les concessions sont accordées pour cinq ans et limitées à cinq hectares. D'après les données de la DAAF de Guyane, 65 % des demandes reçoivent un avis favorable en commission d'attribution foncière, soit 914 sur 1390 dossiers entre 2000 et 2014. 110 ( * ) La mise à disposition est gratuite.

La conjonction de ces dispositifs de cession et de concession n'est pas assez efficace puisque la surface agricole utile (SAU) ne représente toujours que 0,3 % de la superficie de la Guyane et ne croît que faiblement. D'après la DRFIP, sur 75 000 hectares remis, tous mécanismes confondus, 17 000 hectares seulement ont été mis en valeur. 111 ( * ) Une conjonction de plusieurs facteurs ou raisons peut expliquer cet échec.

En premier lieu, la longueur des procédures est excessive : après 7 à 8 mois d'instruction du dossier, il faut attendre la réunion de la commission d'attribution, tous les trois ou quatre mois environ. Après un avis favorable, il reste à effectuer le bornage, puis à attendre la rédaction de l'acte par les services du domaine. Il n'est pas rare que les procédures durent entre 2 et 5 ans.

En second lieu, il faut tenir compte du coût à la charge de l'agriculteur. Le bornage peut être pris en charge par le conseil général sur des fonds européens, au prix de délais supplémentaires. En revanche, les parcelles remises sont couvertes de forêt brute et il faut donc que l'agriculteur déforeste lui-même. Le coût de la déforestation est d'environ 5 000 € par hectare et les dotations pour l'installation des jeunes agriculteurs versées par le fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) sont à peine suffisantes. 112 ( * ) Avant même d'avoir commencé à cultiver, la trésorerie de l'exploitation est déjà asséchée par la déforestation . Dès lors, on ne peut s'étonner de la faible capacité d'impulsion économique des concessions accordées aux agriculteurs.

De plus, la DAAF de Guyane admet elle-même qu'un agriculteur ne peut au mieux que valoriser 50 % de la surface qui lui est accordée, à cause de la faible productivité de terres, notamment dans des zones très humides et trop vallonnées. 113 ( * ) La valorisation de base dans le logiciel de gestion est d'un euro l'hectare. 114 ( * ) La DRFIP de Guyane note cependant que le contrôle de la réalité de la mise en valeur agricole, contrepartie du bail ou de la convention d'occupation temporaire, n'est pas correctement effectué, si bien qu'en moyenne la valorisation des terres est encore plus faible. Le défaut de mise en valeur entraîne en principe la caducité de la concession, mais l'État n'assume pas jusqu'à présent toutes ses responsabilités en la matière. Le préfet de Guyane, M. Éric Spitz, a indiqué que « depuis dix ans, l'évaluation de la surface agricole utile montre un faible taux de valorisation des terres attribuées en commission d'attribution foncière, sans que dans la pratique, il y ait retour à France Domaine des terres non mises en valeur. » 115 ( * )

Par ailleurs, la chambre d'agriculture, qui ne perçoit pas suffisamment de ressources propres de la contribution additionnelle à la taxe foncière sur les propriétés non bâties, souffre de graves difficultés financières qui l'empêchent de jouer à plein son rôle de moteur et d'accompagnateur.

Enfin, les réglementations environnementales européennes pèsent de tout leur poids. Elles sont beaucoup plus strictes que leurs homologues au Brésil et au Suriname, sans prendre en compte les spécificités de l'agriculture et surtout de l'élevage en zone équatoriale. Les maladies parasitaires qui affectent les animaux sont nombreuses et seuls sont autorisés certains produits de prévention et de traitement qui doivent être importés à des prix exorbitants pour de jeunes agriculteurs désireux de s'installer. De même, après déforestation, il faut replanter rapidement une herbe particulière à titre préventif ; son achat au Brésil coûte 300 euros les 20 kg, mais les agriculteurs doivent l'importer d'Europe à 1 200 euros pour la même quantité. Si l'État veut rester crédible dans son action de mobilisation de son foncier pour l'agriculture, il doit également créer et entretenir un environnement réglementaire et commercial propice à la production.

2. L'État réticent à laisser la maîtrise foncière aux collectivités territoriales

L'attitude de l'État à l'égard de son domaine ultramarin est profondément paradoxale .

En effet, l'État paraît dépourvu de stratégie et démembré en de multiples acteurs jouant leur propre partition. Il navigue à vue pour gérer tant bien que mal un domaine hérité de la période coloniale, sans parvenir à le protéger des occupations illicites, sans parvenir non plus à régulariser. La mobilisation des terres domaniales est contrariée par des logiques de conservation stricte des équilibres et ne sert pas suffisamment le développement économique des outre-mer.

Pourtant, si, tirant le constat de la légitimité et de l'efficacité fragile de sa gestion domaniale, on évoque la perspective d'un transfert de gestion et de propriété, organisé et significatif, aux collectivités territoriales, l'État sort de son indifférence pour repousser cette idée. À quelques exceptions près de services qui se montrent plus ouverts au transfert, les directions centrales et locales rejettent les demandes des collectivités, même lorsque les recommandations des inspections générales vont dans le même sens. 116 ( * )

Les arguments avancés contre la maîtrise du domaine par les collectivités territoriales que vos rapporteurs ont entendus sont de plusieurs ordres, sans qu'ils soient dirimants, ni isolément, ni pris tous ensemble. Certains pourraient même être considérés comme l'expression d'un paternalisme intempestif.

On peut laisser de côté les arguments tirés de l'absence de base légale : si un transfert de propriété sur le domaine devait intervenir, il va de soi qu'il reviendrait au législateur de se prononcer sur son principe comme sur ses modalités. De même, on ne peut voir un motif sérieux pour préserver le statu quo dans l'embarras causé par la nécessité de modifier de très nombreuses dispositions éparpillées dans le code général de la propriété des personnes publiques, le code forestier, le code de l'urbanisme et le code l'environnement.

Puisque le sujet a été soulevé par la DEAL de La Réunion, il importe de souligner qu'un transfert aux collectivités de la responsabilité du domaine n'empêchera pas de développer les « connaissances sur la dynamique littorale (phénomènes d'érosion) et la biodiversité, l'indispensable prévention des risques littoraux, les énergies nouvelles liées à la mer, le tourisme et aménités diverses » 117 ( * ) . Vos rapporteurs avouent ne pas voir comment la domanialité publique serait nécessaire ou même utile à la recherche scientifique, ni pourquoi des études de fond ne pourraient être réalisées sur le littoral, s'il était remis aux collectivités territoriales.

Plus sérieux est l'argument de la partialité. Plusieurs services de l'État outre-mer soupçonnent à mots couverts les collectivités territoriales de manquer de neutralité. Autrement dit, si ces dernières récupéraient la maîtrise du foncier, les cessions-régularisations ou les attributions de terrains à des fins économiques ne suivraient pas des procédures transparentes et ne répondraient pas à des critères objectifs. Seul l'État serait à même d'écarter l'avènement du règne de l'arbitraire !

Vos rapporteurs souhaitent répondre en deux temps. D'une part, s'il est un exemple où l'État depuis plus d'un siècle n'a su faire preuve ni de constance, ni de transparence, où il a multiplié les reniements et les décisions arbitraires, où il a démontré davantage son inertie et son immobilisme que son impartialité et sa neutralité, c'est bien celui de la gestion de son domaine outre-mer. L'État ne peut aussi simplement s'exonérer de sa part de responsabilité dans l'impasse actuelle.

D'autre part, il est vrai que les élus peuvent être soumis à de très fortes pressions et qu'un transfert de propriété pourrait raviver certains appétits. Cela ne démontre pas qu'un transfert serait illégitime ou inefficace en soi, mais cela incite à encadrer le transfert de garanties suffisantes et à déterminer avec soin le niveau de collectivité qui peut à la fois contenir les pressions, répondre à la demande sociale et replacer son action dans le cadre d'une stratégie de développement global . De ce point de vue, vos rapporteurs considère que l'exemple de Saint-Martin ne doit pas être reproduit et qu'il n'est pas question que l'État abandonne son domaine sans accompagnement et sans estimation correcte des charges afférentes.

Viennent ensuite deux arguments connexes avancés par certains services de l'État. Le premier se place sur le plan technique. Les collectivités ne disposeraient pas en interne des compétences très pointues nécessaires à la gestion domaniale. De ce point de vue, il faut noter que faute de ligne claire et de moyens suffisants, toute l'expertise technique de l'État est restée insuffisante. De plus, il faut aussi éviter l'écueil de s'enfermer dans la technique en perdant de vue les enjeux globaux et conjurer la tentation de se satisfaire de la complexité des dispositifs actuels parce qu'ils deviennent familiers. En revanche, il est certain que le transfert ne doit pas s'accompagner une perte nette d'expertise . En particulier, toute l'ingénierie conçue dans les agences des cinquante pas et les compétences qui y ont été développées doivent être préservées localement. Ceci plaide pour une période de transition permettant l'assimilation par les collectivités de leurs nouvelles missions.

Le second argument est d'ordre stratégique. Les collectivités ultramarines ne parviendraient pas à définir des projets de développement réalistes, concertés et équilibrés. Il est vrai que le transfert de parties du domaine doit répondre aux besoins planifiés et clairement identifiés sur le terrain et qu'il doit se décliner en projets d'action précis au service du développement des territoires. L'adoption des schémas d'aménagement régionaux est un premier pas pour y répondre.

En outre, comment reprocher aux collectivités de tarder à développer des instruments opérationnels de planification stratégique alors qu'elles ne disposent pas de la maîtrise du levier foncier, préempté par l'État ? Rappelons la situation particulière des communes de Guyane dont les maires ne disposent d'aucune réserve foncière significative 118 ( * ) et doivent faire une demande pour le moindre projet d'équipement, y compris de service public. Il leur est dans ces conditions très difficile de planifier l'urbanisme sur leur territoire de façon cohérente.


* 107 Audition de Mme Sabine Baïetto-Beysson (CGEDD) et de Mme Noémie Angel (IGA) du 12 mars 2015.

* 108 Audition du parc amazonien de Guyane à Cayenne le 14 avril 2015.

* 109 Réponse écrite de France Domaine aux questions de la délégation en préparation de l'audition du 20 janvier 2015.

* 110 Audition de la DAAF de Guyane à Cayenne le 14 avril 2015.

* 111 Audition de la DRFIP de Guyane à Cayenne le 14 avril 2015.

* 112 Ibid.

* 113 Audition de la DAAF précitée.

* 114 Audition de la DRFIP précitée.

* 115 Réponse écrite de M. Eric Spitz, préfet, aux questions de la délégation en date du 11 mars 2015.

* 116 C'est le cas du rapport de l'IGA et du CGEDD de novembre 2013 précité qui préconisait de remettre les espaces urbains de la ZPG en Guadeloupe et à la Martinique aux collectivités territoriales, avec un scénario privilégiant davantage les intercommunalités et démembrant les compétences des agences entre des établissements publics fonciers locaux et des sociétés d'économie mixte d'aménagement. Dès 1994, le rapport de la mission interministérielle pilotée par Guy Rosier privilégiait aussi l'hypothèse d'un transfert aux collectivités et non la constitution d'un établissement public d'État, autrement dit la solution des agences ne recueillait pas sa préférence. IGA-CGEDD, op. cit., p. 37.

* 117 Réponse écrite des services préfectoraux de La Réunion aux questions de la délégation en préparation de la visioconférence du 9 avril 2015.

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