II. LE CADRE JURIDIQUE DES SANCTIONS

A. LES SPÉCIFICITÉS DES SANCTIONS EUROPÉENNES

Les sanctions prises par l'Union européenne dans le contexte du conflit en Ukraine sont des initiatives autonomes. Elles ne sont pas la déclinaison d'éventuelles sanctions internationales.

En droit international, une annexion illicite , comme l'est celle de la Crimée et de Sébastopol par la Russie, est sanctionnée par une obligation de non-reconnaissance qui, en principe, s'impose à tous les États 7 ( * ) . Pour autant, et alors qu'avait échoué la tentative d'adoption d'une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU qui aurait pu constituer le fondement de sanctions prises au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies, la mise en oeuvre du principe de non-reconnaissance ne requiert pas nécessairement ni ne justifie les sanctions unilatérales décidées par l'Union européenne ou par les États-Unis.

Les sanctions européennes ont sensiblement évolué et recouvrent des mesures dont le statut juridique diffère en fonction de leur nature.

Dans un premier temps , avant la fuite et la destitution du Président Ianoukovitch, l'Union européenne , en particulier par la voix de sa Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a visé les autorités ukrainiennes en condamnant la répression policière des manifestations de Maïdan 8 ( * ) et le vote de lois portant atteinte aux libertés publiques et en appelant au respect des droits fondamentaux. Ce n'est qu'à partir de mars 2014 et l'annexion de la Crimée que la Russie est concernée par les réactions européennes , en particulier sous l'angle de la violation de la Constitution ukrainienne et du droit international 9 ( * ) . La même évolution se retrouve au niveau des sanctions qui ont d'abord visé des responsables ukrainiens avant de concerner des personnalités russes.

B. LES SANCTIONS EUROPÉENNES : DES MESURES RESTRICTIVES, POUR L'ESSENTIEL

Les sanctions décidées par l'Union européenne, qui dispose de peu d'autres instruments de coercition, sont appelées des « mesures restrictives » .

Celles-ci sont conçues comme un élément d'une approche politique globale dont le dialogue n'est pas exclu. À cet égard, elles constituent un outil de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) . Elles n'ont pas tant comme objectif de punir que d'amener le pays visé, ou les personnes ou entités désignées, à modifier leur politique ou leurs actions. À cet égard, les divergences qui peuvent exister entre les sanctions européennes et les sanctions américaines envers la Russie traduisent une approche différente relative au but des sanctions. Pour l'Union européenne, ces sanctions visent à infléchir les décisions des autorités russes, en particulier grâce à des pressions économiques, alors que les sanctions américaines poursuivent un objectif à plus long terme et aussi plus politique, celui d'un éventuel changement de régime.

Les mesures restrictives de l'Union européenne sont mises en oeuvre sur un double fondement juridique, traduisant leur caractère mixte, à la fois démarche intergouvernementale exprimée par une position commune, complétée par une démarche européenne visant à une mise en oeuvre uniforme par un règlement :

1°) l'article 29 du traité de l'Union européenne , qui habilite le Conseil à adopter « des décisions qui définissent la position de l'Union sur une question particulière de nature géographique ou thématique ». Dans ce cadre, le Conseil doit se prononcer à l'unanimité comme sur toute question relevant de la PESC.

De ce point de vue, il convient de noter l'unité de la position européenne sur les sanctions. Certes, le conflit ukrainien donne lieu à des prises de position éventuellement très différentes selon les États membres, en particulier au regard de leurs liens avec la Russie. Les États baltes et la Pologne, en particulier, sont encore très marqués par l'expérience soviétique. Ils ont fait preuve, ainsi que les pays scandinaves, mais aussi l'Allemagne, d'une intransigeance réelle quand il s'est agi de sanctionner la Russie. Au contraire, d'autres États membres entretiennent avec la Russie des relations marquées par la prégnance de leurs intérêts propres, économiques ou énergétiques par exemple. Ceux-là ont donc pu faire preuve de plus de retenue en matière de sanctions. Aussi de nombreux commentateurs ont-ils souligné les divisions entre États membres. S'il existe indéniablement des appréciations nationales très différentes , force est pourtant de constater qu'elles n'ont pas empêché l'émergence et l'affirmation d'une position commune européenne . Celle-ci s'est manifestée à la fois sur le plan juridique, l'adoption des actes PESC requérant l'unanimité au Conseil, et sur le plan politique, comme l'ont montré en particulier les déclarations des chefs d'État ou de gouvernement sur l'Ukraine du 6 mars puis du 27 mai 2014 ;

2°) pour la mise en oeuvre directe de la décision PESC, l'article 215 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne selon lequel « le Conseil peut adopter [...] des mesures restrictives à l'encontre de personnes physiques ou morales, de groupes ou d'entités non étatiques ». Ces mesures, introduites sous la forme de règlements et concernant en particulier le gel des fonds et des avoirs financiers, sont également adoptées par le Conseil, mais à la majorité qualifiée , et non plus à l'unanimité, et sur proposition conjointe du Haut représentant et de la Commission. Les actes PESC ne relevant pas de la compétence de la Cour de justice de l'Union européenne, ce sont ces règlements qui peuvent faire l'objet de recours en annulation . Par ailleurs, une décision PESC peut aussi requérir une mise en oeuvre indirecte par les États membres, notamment pour les interdictions d'entrée et de transit sur leur territoire.

Le règlement de mise en oeuvre des mesures restrictives prévoit un certain nombre de garanties pour les personnes concernées parmi lesquelles le droit à un recours effectif, à un tribunal impartial, la protection des données à caractère personnel, l'information sur les motifs d'inscription, la possibilité de présenter ses observations et la possibilité de révision. Le Conseil notifie aux personnes et entités soumises à un gel des avoirs ou à une interdiction de voyager les mesures prises à leur encontre. Dans le même temps, il appelle leur attention sur les voies de recours dont elles disposent : elles peuvent demander au Conseil de revoir sa décision en formulant des observations à propos de leur inscription sur la liste concernée. Elles peuvent aussi attaquer les mesures devant la Cour de justice de l'Union européenne 10 ( * ) .

Celle-ci a élaboré une jurisprudence 11 ( * ) selon laquelle les actes mettant en oeuvre les mesures restrictives doivent respecter l'ensemble des conditions de légalité des actes de l'Union, en particulier l'obligation de motivation des actes à portée individuelle. Aussi les mesures restrictives ne peuvent-elles être larges et indiscriminées. Les personnes ciblées doivent avoir participé à la situation à laquelle on entend réagir ou bien avoir un pouvoir sur la situation politique à laquelle on répond 12 ( * ) . En outre, il doit exister un lien clair entre la cible et la situation à laquelle l'Union réagit. Ainsi, les mesures restrictives sont soumises à certaines limitations imposées par le droit européen .


* 7 Sur ce point, cf. l'article de Théodore Christakis, Les conflits de sécession en Crimée et dans l'Est de l'Ukraine et le droit international , in Journal du droit international (juillet-août-septembre 2014 ; n° 3/2014).

* 8 Près de 100 manifestants et 20 policiers ont trouvé la mort au cours de ces manifestations.

* 9 Dans leur déclaration sur l'Ukraine du 6 mars 2014, les chefs d'État ou de gouvernement indiquent : « Nous condamnons fermement la violation par la Fédération de Russie, sans qu'il y ait eu provocation, de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de l'Ukraine et nous appelons la Fédération de Russie à ramener immédiatement ses forces armées vers leurs lieux de stationnement permanent, conformément aux accords applicables. Nous demandons à la Fédération de Russie de permettre un accès immédiat à des observateurs internationaux. La solution à la crise en Ukraine doit être fondée sur l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance du pays, ainsi que sur le respect rigoureux des normes internationales. Nous considérons que la décision prise par le Conseil suprême de la République autonome de Crimée d'organiser un référendum sur le statut futur de ce territoire est contraire à la constitution ukrainienne et donc illégale ».

* 10 Le 14 mai 2014, l'ancien Président Ianoukovitch a ainsi introduit un recours devant la CJUE contre les actes du Conseil qui lui sont applicables.

* 11 Développée en particulier dans le cadre des mesures restrictives visant des responsables du régime birman.

* 12 Sur ce point , cf. l'article de Charlotte Beaucillon, Crise ukrainienne et mesures restrictives de l'Union européenne : quelle contribution aux sanctions internationales à l'égard de la Russie ? , in Journal du droit international (juillet-août-septembre 2014 ; n° 3/2014).

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