Rapport d'information n° 67 (2013-2014) de MM. Simon SUTOUR et Jean-Louis LORRAIN , fait au nom de la commission des affaires européennes, déposé le 10 octobre 2013

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N° 67

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2013-2014

Enregistré à la Présidence du Sénat le 10 octobre 2013

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur la prise en compte des questions éthiques à l' échelon européen ,

Par M. Simon SUTOUR et Jean-Louis LORRAIN †,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Simon Sutour, président ; MM.  Alain Bertrand, Michel Billout, Jean Bizet, Mme Bernadette Bourzai, M. Jean-Paul Emorine, Mme Fabienne Keller, M. Philippe Leroy, Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Georges Patient, Roland Ries, vice-présidents ; MM. Christophe Béchu, André Gattolin, Richard Yung, secrétaires ; MM. Nicolas Alfonsi, Dominique Bailly, Pierre Bernard-Reymond, Éric Bocquet, Mme Françoise Boog, MM. Yannick Botrel, Gérard César, Mme Karine Claireaux, MM. Robert del Picchia, Michel Delebarre, Yann Gaillard, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, MM. Joël Guerriau, Jean-François Humbert, Mme Sophie Joissains, MM. Jean-René Lecerf, Jean-Jacques Lozach, Mme Colette Mélot, MM. Aymeri de Montesquiou, Bernard Piras, Alain Richard, Mme Catherine Tasca.

LES PRINCIPALES OBSERVATIONS DU RAPPORT

- L'éthique est une démarche d'origine philosophique, fondée sur la réflexion, qui procède par un questionnement sans cesse renouvelé à la recherche de la justification de nos actions ou décisions. De nature critique et interrogative, elle utilise l'échange et le débat dans le but de raisonner sur les valeurs et les jugements moraux et de définir les fondements du « bien agir » ou d'une « vie bonne ».

- L'éthique est une approche qui est souvent perçue de manière restrictive ou erronée. Ainsi, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, pour beaucoup, l'éthique se confond avec les questionnements sur la pratique médicale (relation médecin/patient) et les conséquences des progrès scientifiques et médicaux sur l'homme et la société. Pourtant, l'éthique est une démarche qui peut s'appliquer à de nombreux autres domaines ou problématiques de l'activité humaine. De plus, elle ne peut se réduire à la déontologie ou aux bonnes pratiques.

- Le Conseil de l'Europe et l'Union européenne sont fondés sur un certain nombre de valeurs qui font l'identité commune de leurs membres : respect de la dignité humaine, liberté, démocratie, égalité, solidarité, État de droit. Ces valeurs donnent une dimension éthique au projet européen. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne assurent la protection de ces valeurs et font des droits de l'Homme, en s'appuyant notamment sur la notion de dignité humaine, la « boussole » éthique de l'Europe.

- Le Conseil de l'Europe et l'Union européenne sont soucieux d'éthique. Ils intègrent cette exigence dans leurs cadres institutionnels respectifs, essentiellement pour prendre en compte les questions relatives à la biomédecine. Toutefois, les institutions du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne conservent une approche très prudente des problématiques qui touchent à des enjeux éthiques. En effet, l'échelon européen ne favorise pas le consensus sur des questions qui donnent lieu à des clivages parfois prononcés entre pays en raison de leurs histoires et de leurs cultures. Les cours européennes veillent ainsi particulièrement à respecter le principe de subsidiarité en ces matières.

- En dépit du fait que l'éthique n'est pas une compétence européenne et que le principe de subsidiarité a vocation à s'appliquer, un encadrement éthique européen a émergé de façon pragmatique dans certains domaines (biomédecine, recherche, responsabilité sociale des entreprises, bien-être animal, etc.) par les voies classiques de la régulation dans le cadre du fonctionnement du marché unique de l'Union européenne et de la négociation intergouvernementale au sein du Conseil de l'Europe.

- Sans être totalement négligée au niveau européen ou national, la démarche éthique n'occupe pas pour autant une position déterminante dans la définition des politiques publiques ou au sein de l'initiative privée. Elle peut pourtant devenir un atout majeur dans le développement de nos sociétés européennes. Pour cela, il convient de revoir notre mode de gouvernance . Tout d'abord, en favorisant un débat démocratique plus participatif , reposant sur un travail d'information et de formation du citoyen . L'école et l'université, les comités d'éthique ont ainsi un rôle à jouer dans l' acquisition d'un sens critique et la diffusion d'une culture du débat et de l'éthique de la discussion. Ensuite, en revalorisant la notion de long terme dans l'action politique et en développant les moyens de prospective. Un comité des sages ou une « académie du futur », exerçant une double fonction de vigilance et d'anticipation, pourraient voir le jour dans le but de définir le « bien commun futur » .

- L'éthique est une démarche méconnue qui pâtit de l'idée qu'elle peut se pratiquer de manière instinctive, en dehors de tout apprentissage, en faisant appel au « bon sens ». Pour sortir de cette impasse et éviter le développement d'une éthique au rabais, il est nécessaire de proposer des parcours de formation de qualité en éthique , s'appuyant sur un enseignement et une recherche universitaire dignes de ce nom. Mais, fondée sur l'interdisciplinarité, l'éthique est confrontée à la difficulté d'exister en tant que matière autonome au sein de l'université. C'est le cas en France où l'éthique est rattachée à différentes sections du Conseil national des universités (CNU), ce qui a pour effet de contrarier son émergence en tant que discipline majeure. Il apparaît donc nécessaire de reconnaître l'éthique pour elle-même (par exemple, à travers la constitution en France d'une section CNU interdisciplinaire) , afin d'organiser une filière d'enseignement cohérente, gage de qualité pour la recherche et les diplômes dans le domaine de l'éthique .

AVANT-PROPOS

Jean-Louis Lorrain était passionné par les questions d'éthique. Titulaire d'un doctorat en éthique et sciences du vivant (Université Paris XI), il enseignait cette matière notamment à l'Université de Haute Alsace et participait au Centre européen d'enseignement et de recherche en éthique.

Il avait donc tout naturellement été chargé par la commission des affaires européennes d'examiner la prise en compte des questions éthiques à l'échelon européen, tant par l'Union européenne que par le Conseil de l'Europe (dont il était membre de l'Assemblée parlementaire).

L'élaboration de son rapport était très avancée lorsque la maladie qui devait l'emporter l'a obligé à interrompre ses activités. Dans ses derniers jours, il avait souhaité que ce travail, s'appuyant sur une trentaine d'auditions, ne soit pas perdu. C'est pourquoi, lors de sa réunion du 4 juillet 2013, la commission des affaires européennes a demandé au fonctionnaire chargé de l'assister de parachever la rédaction du rapport, à partir des indications détaillées qu'avaient laissées Jean-Louis Lorrain. Le texte ainsi complété traduit donc fidèlement les intentions du rapporteur.

Le projet de rapport a été communiqué à tous les membres de la commission des affaires européennes. La décision d'autoriser sa publication a été donnée par procédure écrite, aucun membre de la commission n'ayant soulevé d'objection à cette publication.

Simon Sutour

Mesdames, Messieurs,

Clonage, thérapies géniques, OGM, changement climatique, dérégulation de la finance, procréation médicalement assistée, sécurité alimentaire, médecine prédictive, inégalités sociales, nanotechnologies, nouvelles technologies de l'information et de la communication, raréfaction des ressources naturelles, bien-être animal,... : la liste des sujets où le statut de l'homme ou son action font l'objet de questionnements est longue.

Si les progrès scientifiques et médicaux ont eu tendance pendant longtemps à concentrer l'attention, notamment en raison de leur impact sur l'être humain, l'émergence des problématiques environnementales a entraîné plus récemment un débat autour des conséquences de l'activité humaine et mis l'accent sur la question de la responsabilité, particulièrement sur le long terme, vis-à-vis des générations futures.

Face à ces questions, le recours à la réflexion éthique permet de dépasser une logique d'action purement technique en aidant à définir le sens de ce que nous - individu et société - voulons faire. Elle contribue à éclairer la décision, particulièrement lorsque les actions humaines suscitent un conflit de valeurs.

Les valeurs sont au centre de la réflexion éthique. C'est à ce titre que ce que nous appellerons le « projet européen » - Union européenne et Conseil de l'Europe réunis - recouvre une dimension éthique, et ce dès l'origine. Ses fondations reposent en effet sur l'affirmation de valeurs issues d'un héritage historique commun : le respect des droits de l'Homme, le respect de la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l'égalité, l'État de droit. Elles forment l'identité commune des États membres de l'Union européenne et de ceux du Conseil de l'Europe.

Face à une demande sociale croissante en matière d'éthique, le projet européen, en s'appuyant sur ses valeurs, peut-il être le lieu et l'instrument d'un « mieux-disant » éthique ?

C'est à cette question que tente de répondre le présent rapport. Il s'attachera ainsi à montrer que, si l'éthique ne relève pas de leurs compétences, l'Union européenne et le Conseil de l'Europe manifestent une véritable préoccupation sur les sujets éthiques. Dans cette perspective, il s'interrogera sur la mesure exacte du rôle joué par ces deux ensembles institutionnels en matière éthique et analysera les enjeux qui en découlent dans le cadre de leurs relations avec les États membres. Dans un dernier développement, il s'intéressera aux orientations possibles pour faire de la démarche éthique un atout en matière de gouvernance.

Mais avant d'aborder ces sujets, il est important de mieux cerner la nature du concept d'« éthique » et sa dimension européenne.

I. DÉFINITION ET RÉALITÉ EUROPÉENNE DU CONCEPT D'ÉTHIQUE

Le terme d'« éthique » peut souvent donner lieu à des incompréhensions. Chacun, en fonction de sa position ou de son domaine de compétence, ne lui attribue pas le même contenu ni la même réalité.

Certains considèrent que l'éthique ne s'applique qu'aux problèmes suscités par le progrès scientifique, en particulier dans le domaine des sciences de la vie et de la santé, tandis que d'autres en ont une conception moins restrictive et estiment qu'elle intéresse tous les domaines de l'activité humaine et de la société. De même, pour certains, l'éthique constitue une démarche qui a vocation à trouver une traduction normative (sous forme de recommandations, de règles de bonnes pratiques, de mesures règlementaires ou législatives) alors que d'autres ne lui accordent qu'une dimension réflexive visant à interroger nos choix et nos décisions dans le but de les éclairer.

Il est donc indispensable, dans un premier temps, de poser quelques repères afin de mieux cerner ce que le terme d'« éthique » peut recouvrir - sans prétendre en épuiser ici la définition ou avoir la volonté de clore les débats, toujours féconds, qui entourent cette question. Dans un second temps, puisque ce rapport s'inscrit dans une perspective européenne, il sera intéressant de mettre en lumière la dimension éthique du projet européen.

A. DE QUOI L'ÉTHIQUE EST-ELLE LE NOM ?

1. Éléments d'une définition générale

Les racines de l'éthique sont philosophiques. Pour saisir la nature de cette notion, il est donc indispensable de faire appel aux concepts et à l'histoire de la philosophie.

a) Distinguer l'éthique de la morale

Pour appréhender le concept d'éthique, il est utile, en première approche, de faire retour sur l'alternative classique entre éthique et morale.

Étymologiquement, les deux notions sont voisines : ethos , racine grecque du mot « éthique », signifie les « moeurs », mores , racine latine du mot « morale », désigne de même les « moeurs » mais aussi les « coutumes », les « habitudes ».

Toutefois, en philosophie, une différence plus marquée est de mise. La morale est considérée comme un ensemble de règles établies, propres à une culture, à un système de valeurs , permettant de juger ce qui est « bien » et ce qui est « mal », auxquelles par conséquent il est recommandé de se conformer pour assurer - idéalement - une vie en société harmonieuse. L' éthique désigne quant à elle une forme de pensée qui se situe au-delà de la morale , une « méta-morale » 1 ( * ) en quelque sorte, raisonnant sur les fondements du bien et du mal , les valeurs et les jugements moraux. Elle est en outre une réflexion qui a pour finalité de rechercher les fondements raisonnables du « bien agir ».

Le philosophe Paul Ricoeur reprend ces éléments, dans un texte paru en 1990, intitulé « Éthique et morale », insistant sur la dimension téléologique de l'éthique, la recherche de la « vie bonne » : « Faut-il distinguer entre morale et éthique ? On peut [...] discerner une nuance, selon que l'on met l'accent sur ce qui est estimé bon ou sur ce qui s'impose comme obligatoire. C'est par convention que je réserverai le terme d' « éthique » pour la visée d'une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes, et celui de « morale » pour le côté obligatoire, marqué par des normes, des obligations, des interdictions caractérisées à la fois par une exigence d'universalité et par un effet de contrainte ».

La différence fondamentale de l'éthique par rapport à la morale se situe donc dans le fait que l'éthique est une réflexion : là où la morale édicte des règles absolues, l'éthique a pour vocation de les interroger, de les mettre à distance pour mieux faire naître des questionnements sur leur bien fondé, avec la volonté finale de faire émerger « ce qui est estimé bon ». Au caractère statique et impératif de la morale s'oppose la nature dynamique et réflexive de l'éthique.

Toutefois, il ne faut pas penser éthique et morale comme des contraires absolus. Ces deux notions sont davantage complémentaires qu'opposées. L'éthique en cherchant à déterminer « ce qui devrait être » possède, à l'instar de la morale, une dimension normative.

b) L'éthique, une démarche critique et interrogative

De ces prérequis philosophiques, il faut retenir que la démarche éthique, fondée sur la réflexion, procède par un questionnement renouvelé à la recherche permanente de la justification de nos actions ou décisions. Cette démarche interrogative permet de construire une analyse critique des enjeux pris en considération.

L'éthique s'applique en général à des situations qui soulèvent un questionnement moral et donnent lieu à des conflits de valeurs. Dans ce contexte, la dimension interrogative et critique de la démarche éthique repose en grande partie sur l'échange de points de vue, au travers de discussions, de débats . Le philosophe allemand Jürgen Habermas considère d'ailleurs la discussion comme « l'essence de l'éthique ».

Pour dégager le sens d'un projet et justifier les règles de l'action, il est nécessaire d'entendre les différentes opinions, fruits d'expériences variées, et émanant de divers domaines de la connaissance. Le débat peut ainsi donner lieu à l'expression d'avis divergents et contradictoires, faire évoluer les positions et contribuer à bâtir une analyse critique du sujet concerné. Au final, il est le moyen de tracer le chemin vers une entente et un assentiment de tous en vue d'une action commune.

Dans une perspective idéale, Habermas considère que la discussion devrait correspondre à une situation de liberté de parole absolue où chacun renonce aux comportements « stratégiques », c'est-à-dire en vue de son propre intérêt.

c) Les grandes orientations philosophiques mises en jeu par l'éthique

Atteindre la « vie bonne », définir le « bien agir » : la philosophie morale est porteuse de nombreuses théories sur les moyens de satisfaire aux exigences de l'éthique. Il serait vain toutefois, dans le cadre d'un rapport parlementaire, de vouloir dresser un panorama exhaustif des différentes écoles de pensée en la matière. Nous nous attacherons donc ici à n'en présenter que les conceptions les plus emblématiques. Elles sont au nombre de trois :

- La première d'entre elles date de l'antiquité et Aristote en est le représentant le plus fameux. Selon cette école de pensée, l'éthique consiste à faire ce qui est bien . Elle lie cette conception à l'idée que la nature 2 ( * ) agit toujours intelligemment avec pour finalité le Bien. Toutefois, des contingences existent, dont l'intervention humaine est la forme la plus manifeste, qui empêchent parfois la réalisation de cette finalité ultime. Dans ces conditions, agir vertueusement pour l'homme, c'est agir, du mieux qu'il est possible, en conformité avec ce que la nature recommande. Ainsi, il sera en mesure d'atteindre le bonheur. On qualifie cette conception d' éthique du coeur ou d' éthique de la vertu ;

- la deuxième école est directement inspirée par les écrits du philosophe allemand du 18 e siècle, Emmanuel Kant . Kant met l'accent sur les notions de devoir , d' obligation et d' impératif moral . Pour lui, l'action morale n'est en aucun cas une action qui vise à rendre l'homme heureux. Agir moralement, c'est agir en fonction de ce que l'on se représente comme devant être fait. L'homme autonome doit être capable d'établir, grâce à la raison, les principes justes des règles qu'il doit suivre et qu'il estime universelles. Il ne se prononce pas en fonction des conséquences d'une action car ce ne sont pas elles qui fondent sa valeur morale, mais de l'intention qui est à son origine ;

- enfin, il existe une école conséquentialiste qui met l'accent sur les conséquences de nos actions. Pour déterminer le caractère moral d'une action, il faut s'intéresser à l'ensemble de ses conséquences. Une action est moralement bonne du fait qu'elle a des conséquences qui sont bonnes (ou, dans un dilemme, meilleures que celles des autres actions possibles). On retrouve ici un lien entre la recherche naturelle du bonheur et la moralité. L'utilitarisme de Jeremy Bentham (1748-1832) est un des courants représentatifs de cette école de pensée.

Ces développements, pour réducteurs qu'ils pourraient paraître aux yeux de spécialistes en philosophie morale, permettent de mettre en lumière les principales lignes de force philosophiques qui sont à l'oeuvre dans le champ de réflexion de l'éthique.

d) L'éthique et le droit

Comme un prolongement de la distinction entre éthique et morale, la relation de l'éthique au droit met en jeu ce qui relève de l'approche réflexive par opposition à ce qui est figé et intangible, la règle de droit.

Mais au-delà de cette incompatibilité de nature, aborder les rapports entre éthique et droit revient à poser la question de la finalité de la démarche éthique dans l'organisation de la société : que vaut la réflexion éthique, au-delà du débat qu'elle permet ? Ne doit-elle pas trouver une forme d'aboutissement, en étant « traduite » au moins partiellement dans les termes de la loi ? Le droit représente en effet un moyen sûr de garantir le respect d'un certain nombre de valeurs fondamentales que l'éthique met en avant.

Le rapport entre éthique et droit repose aussi sur une problématique similaire à celle qui met en jeu le légal (ce que la loi établie autorise ou interdit) et le légitime (ce qui doit être fait, y compris au-delà ou contre ce que prévoit la loi établie). On considérera au final que l'éthique remplit par rapport au droit une fonction visant à évaluer la justesse et la justice des règles que le droit énonce.

2. Réalités du concept d'éthique
a) L'éthique « capturée » par la médecine et la biologie

L'usage commun associe de façon quasi systématique le vocable « éthique » au domaine de la médecine et des sciences du vivant, au point que certains viennent à considérer que l'éthique n'est qu'une sous-matière des disciplines médicale et biologique.

Cette situation provient du fait que c'est d'abord et avant tout dans les domaines de la médecine et de la biologie que l'éthique a acquis une visibilité et bénéficié d'une reconnaissance concrète et institutionnelle. Ainsi, aujourd'hui encore, les rares instances publiques qui se préoccupent d'éthique - par exemple, les comités d'éthique créés depuis le début des années 1980 au sein des États européens - consacrent exclusivement leur activité aux questions d'éthique médicale ou de bioéthique.

L'origine de cette emprise du médical et du biologique sur l'éthique remonte à la fin de la Seconde guerre mondiale. Elle fait suite au choc qu'ont suscité les révélations sur la part prise par certains médecins dans les exactions commises dans les camps de concentrations nazis et qui a donné naissance, en 1947, au « Code de Nuremberg », élaboré dans le cadre du procès international des dirigeants et collaborateurs du régime nazi. Ce texte regroupe une série de dix principes fondamentaux sur les expérimentations cliniques, identifiant le consentement volontaire et éclairé comme préalable absolu à la conduite de la recherche mettant en jeu des sujets humains. Il avait pour but de permettre de caractériser les violations des droits de l'Homme commises dans la pratique médicale, mais illustrait aussi, pour la première fois, la prise de conscience de la nécessité absolue de réglementer d'un point de vue éthique les comportements dans le cadre de la recherche médicale.

La Déclaration universelle des droits de l'Homme en 1948 et la Déclaration d'Helsinki de l'Association médicale mondiale en 1964 ont réaffirmé et renforcé ces principes. Mais c'est aux États-Unis, après une série de scandales liés à l'expérimentation sur l'être humain, que les règles de l'éthique biomédicale sont définitivement posées au cours des années 1970. Quatre principes sont posés, applicables à la recherche biomédicale mais aussi aux actes de soins : le principe d'autonomie, le principe de bienfaisance, le principe de non-malfaisance et le principe de justice.

LES QUATRE PRINCIPES DE L'ÉTHIQUE BIOMÉDICALE

- Le principe d'autonomie affirme que chaque patient est une personne autonome, c'est-à-dire capable faire des choix et de prendre des décisions : c'est le fondement de la règle du consentement éclairé des patients ;

- Le principe de bienfaisance vise à assurer le bien-être des personnes, ce qui nécessite sur le plan médical une prise en compte du rapport entre les risques et les bénéfices des différents actes de soins ;

- Le principe de non-malfaisance reprend le primum non nocere (« ne pas nuire ») de la tradition hippocratique ;

- Le principe de justice , enfin, consiste à na pas faire de discriminations et à ne pas avantager uniquement les plus favorisés : il vise à réguler l'allocation de ressources et des moyens limités, qu'il s'agisse des organes pour une transplantation ou des budgets de la politique de la santé.

Source : Michela Marzano, « L'éthique appliquée », Que sais-je ?, PUF, Paris 2010.

Le terme « bioéthique » s'est imposé au cours de la même période. Il vise alors à prendre en compte les progrès de la médecine et de la biologie dont les pouvoirs sur le corps humain se sont accrus, dépassant le cadre classique thérapeutique, pour finalement toucher à l'essence de l'homme. L'impact lié à une découverte ne concerne plus seulement la relation individuelle médecin-patient mais est susceptible de se répercuter à l'échelle de la société et de l'humanité. C'est pourquoi au début des années 1980 s'est imposée, dans les sociétés développées, l'idée selon laquelle il faut prévenir les risques liés à une découverte scientifique en encadrant son utilisation et en fixant les règles de son application et que cette mission ne peut pas incomber aux seuls scientifiques 3 ( * ) . La France a joué un rôle de pionnière en la matière en créant en 1983 le Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, dont le modèle inspirera rapidement les autres pays européens.

Grâce au travail des comités d'éthique et autres espaces éthiques, l'éthique est apparue de moins en moins comme une contrainte imposée de l'extérieur aux scientifiques, et de plus en plus comme un élément constitutif de leur pensée et de leur pratique. L'éthique est aujourd'hui partie intégrante de la médecine et de la biologie. Aucun autre domaine de compétence ou secteur d'activité n'a atteint ce degré d'intégration. C'est probablement la raison pour laquelle l'éthique se trouve aujourd'hui enfermée - à son détriment parfois, nous semble-t-il - dans une relation d'exclusivité avec la médecine et la biologie.

b) Déontologie, bonnes pratiques, code de conduite : les mirages modernes de l'éthique

Outre un accaparement intellectuel par les questions relevant de la médecine et de la biologie, l'éthique souffre d'une perception erronée qui l'assimile souvent à la déontologie ou aux bonnes pratiques, autant de « faux amis » :

- La déontologie est un ensemble de règles spécifiques à une profession, destinées à en organiser la pratique selon certaines normes, pour le bénéfice des usagers et de la profession elle-même. Sa forme est essentiellement réglementaire (elle s'appuie sur des règles de droit ou de comportement, d'usages professionnels obligatoires) et non interrogative ou réflexive comme l'éthique. Elle n'en comporte pas moins des finalités morales mais celles-ci sont souvent liées à la protection de la profession ;

- La notion de bonnes pratiques désigne des attitudes ou des comportements, voire des procédures, qui dans un contexte professionnel donné, à un moment donné, font consensus et sont considérées comme efficaces et légitimes. Le terme « bonne pratique » trouve son origine dans la locution anglaise best practice qui, dans les pays anglo-saxons, signale un exemple de procédé ou de conduite qui fonctionne et qui débouche sur une réussite. Les bonnes pratiques deviennent des pratiques de référence (elles ne sont plus des exemples mais des modèles à suivre) qui peuvent être formalisées dans un guide. Elles ne relèvent pas de la réflexion ou du processus éthique mais plutôt de la capitalisation d'un certain pragmatisme.

Il n'est pas rare également qu'au sein de certaines professions, d'entreprises privées ou des services publics, on élabore des codes de conduite ou des chartes d'éthique. Ces documents constituent une déclaration explicite des valeurs, des principes et des règles de l'organisation concernée, fournissant un guide et régulant la conduite de ses membres. Ils ont une utilité à vocation à la fois interne (mobiliser les membres autour de valeurs communes qui façonnent une culture de l'organisation) et externe (montrer que l'organisation ou la profession intègre des valeurs et des principes qui sont également le reflet des préoccupations des usagers ou clients, permettant ainsi une identification et définissant une « image de marque »).

Code de déontologie, bonnes pratiques, charte d'éthique sont autant d'exemples de l'idée que le grand public se fait de nos jours, en toute bonne foi, de l'éthique. Pourtant, ces initiatives sont fort éloignées de la démarche éthique ; elles ne constituent qu'un ensemble de principes ou d'expériences adoptés pour fournir à un groupe, une organisation ou une profession des règles de conduite. Au-delà, elles sont la manifestation des deux dangers principaux qui menacent aujourd'hui l'éthique : l'atomisation de la démarche éthique à travers l'élaboration d'éthiques sectorielles ou professionnelles et la construction d'éthiques endogènes, « bricolées » par différents acteurs en fonction de leurs besoins, affranchies des principes philosophiques fondamentaux de la démarche éthique.

c) Lieux et principes du débat éthique

Comme il a déjà été dit et sera rappelé ultérieurement, les avancées les plus significatives et concrètes dans la prise en compte institutionnelle de l'éthique se sont produites dans le domaine des sciences, en particulier la médecine et la biologie. L'émergence des comités d'éthique coïncide ainsi avec la naissance de la bioéthique. Encore aujourd'hui, ces organes constituent un modèle en matière de réflexion éthique et demeurent un lieu indépassable du débat éthique.

En France, l'INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) a créé, en 1974, le premier comité d'éthique chargé de donner des avis sur les questions éthiques posées par l'expérimentation sur l'être humain. Puis, en 1978, à l'initiative des médecins, sont mis en place les premiers comités locaux hospitalo-universitaires. Ce mouvement aboutit à la création du CCNE en 1983, dont l'existence et les missions seront consacrées par les lois de bioéthique de juillet 1994. Des institutions comme le CNRS ou l'INRA ont également mis en place un comité d'éthique. D'autres structures, différentes des comités d'éthique, ont également vu le jour dans le domaine de la santé : les espaces éthiques, dont le premier fut créé au sein de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) en 1995, ont par exemple pour but de réfléchir aux problématiques éthiques au sein de l'hôpital et spécifiquement à celles qui concernent le soin aux personnes malades. Le modèle de l'AP-HP a inspiré le législateur français qui, à l'occasion de la révision des lois de bioéthique, a souhaité étendre l'expérience à l'ensemble du territoire en créant des espaces régionaux ou interrégionaux d'éthique, dans le but notamment d'associer la société civile non médicale à la réflexion. Exemple unique, le Centre d'éthique clinique de l'hôpital Cochin aborde, quant à lui, des situations individuelles difficiles et des questions de société hospitalière.

On pourrait prolonger cette liste et donner d'autres exemples, en France ou à l'étranger, de structures locales ou nationales agissant comme autant de lieux de débats sur les sujets éthiques. Au-delà des circonstances qui ont présidé à leur création et de la finalité qu'elles assignent à leur démarche, leur organisation repose sur trois principes fondamentaux :

1) Indépendance : le comité en tant que structure mais également dans sa composition doit être indépendant du pouvoir politique ou des intérêts privés ; la légitimité de ses membres tient à l'autorité que leur confèrent leurs connaissances, leurs compétences et leur expérience et non aux instances ou aux intérêts qu'ils y représenteraient.

2) Pluridisciplinarité : la réflexion éthique nécessite que les questions soulevées ne soient pas abordés sous l'angle d'une seule pratique professionnelle. Ainsi, si l'apport des chercheurs scientifiques et des cliniciens est crucial sur les questions de santé, celui des anthropologues, des juristes, des philosophes, des sociologues l'est autant, afin de saisir les enjeux éthiques, sociaux et juridiques dans leur complexité.

3) Pluralisme : ce principe garantit au sein du comité l'expression des différents courants de pensée et de convictions et les diverses sensibilités constitutives d'une société donnée. Il est important de connaître les différents jugements éthiques et la structure argumentative qui les soutient pour bâtir le « vivre ensemble » cher à l'éthique.

***

Entre théorie pure et réalité concrète, il est difficile de donner de l'éthique une définition univoque. L'éthique a différents visages. Elle peut être « réflexive », interrogeant la morale et les normes dans le but de les améliorer ou de découvrir des voies nouvelles ; « normative », dans le sens où la recherche de la décision juste se fera au regard des référentiels de valeur connus (morale, droit, déontologie, etc) ; ou « appliquée » lorsqu'elle porte sur des situations concrètes soulevant des enjeux éthiques, comme c'est le cas dans le domaine des sciences et de la santé.

La définition que le philosophe français, Dominique Lecourt, donne de l'éthique résume toutefois de manière appropriée la problématique qui lui est attachée : « L'éthique est une réflexion, un questionnement qui porte sur des dilemmes. Face à des situations complexes, il y a un choix à faire entre plusieurs réponses qui sont toutes insatisfaisantes ».

B. LE PROJET EUROPÉEN : QUELLE DIMENSION ÉTHIQUE ?

L'éthique est une réflexion qui vise à déterminer le bien agir. Pour ce faire, la philosophie morale nous enseigne que l'éthique requiert de l'individu ou de la collectivité la mise en oeuvre de « vertus », qui sont des dispositions à bien agir. Ces « vertus » sont ce que le vocabulaire contemporain traduit volontiers par le terme de « valeurs ». Agir en vue du bien en fonction ou au nom de valeurs/vertus : c'est à travers ce prisme que la dimension éthique du projet européen se concrétise.

1. L'Europe, une communauté de valeurs

Après la Seconde guerre mondiale, la création du Conseil de l'Europe en 1949 et le lancement du projet de Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA), suite au discours de Robert Schuman le 9 mai 1950, ont été l'occasion de réaffirmer les fondements éthiques et culturels de l'identité européenne : respect de la dignité humaine, liberté, égalité, solidarité, État de droit, progrès, universalisme... Droits de l'Homme et démocratie ont notamment été érigés en critères absolus.

Ces droits et libertés, placés au sommet de la hiérarchie des valeurs européennes, sont issus d'un héritage historique et culturel commun. La déclaration suivante d'Alcide de Gasperi, ministre des affaires étrangères de l'Italie au moment de la création de la CECA, un des pères fondateurs de l'Europe communautaire, résume à sa façon la teneur de cet héritage, rendant possible une communauté de destin : « L'héritage européen commun, cette éthique partagée par tous qui exalte l'idée et la responsabilité de la personne humaine, avec son ferment de fraternité évangélique, avec son sens du droit hérité de l'Antiquité, avec son culte de la beauté affiné depuis des siècles, avec le souci de la vérité et de la justice fondé sur une expérience millénaire » 4 ( * ) .

On retrouve la référence à cet héritage commun dans les textes officiels. Le Statut du Conseil de l'Europe, adopté en 1949, précise ainsi que les pays fondateurs sont « inébranlablement attachés aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples et qui sont à l'origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable ». De même, le préambule du traité sur l'Union européenne (TUE) fait référence aux « héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l'égalité et l'État de droit ».

Le Conseil de l'Europe et l'Union européenne ont pour objectif de préserver et de promouvoir ces valeurs, dont ils sont les dépositaires historiques et qu'ils considèrent comme universelles. Ces valeurs inspirent la législation et les recommandations de ces institutions. Leur non-respect peut être sanctionné par la Cour de justice de l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'Homme de Strasbourg.

Les valeurs du projet européen recoupent des préoccupations qui sont au coeur de la réflexion éthique. Ainsi, c'est au travers des droits fondamentaux que l'Europe affirme sa dimension éthique.

2. Les droits de l'Homme, boussole éthique de l'Europe

René Cassin, dans son discours de réception du prix Nobel de la paix, en 1968, déclara que la Déclaration universelle des droits de l'Homme était « le premier manifeste d'ordre éthique que l'humanité organisée ait jamais adopté ». Par cette affirmation, René Cassin a exprimé de façon directe la force des liens qui unissait selon lui droits de l'Homme et éthique.

Auditionnée par votre rapporteur, Michèle Guillaume-Hofnung, Professeur de droit à l'Université Paris II, et vice-présidente du Comité des droits de l'Homme et des questions éthiques de la Commission nationale française de l'UNESCO, soutient ce point de vue. Elle démontre dans ses écrits que c'est à travers la notion de dignité humaine que la jonction entre droit et éthique se réalise : « Le primat de la dignité humaine, clef de voûte de tout l'édifice des droits de l'Homme, est aussi une valeur éthique primordiale. La dignité, qualité que l'individu tire à la fois de sa valeur unique et irremplaçable d'individu et de sa valeur universelle d'homme, entraînant le respect de droits imprescriptibles, indivisibles et universels, opposables à l'État comme aux autres individus, appartient aux deux domaines ». Michelle Guillaume-Hofnung ajoute que le droit a cet avantage de procurer protection et efficacité aux valeurs éthiques qui ne sauraient être respectées autrement. En conséquence, elle estime que les droits de l'Homme sont une indispensable boussole de l'éthique de nos jours.

Le lien entre droits de l'Homme et valeurs éthiques se vérifie dans les grands textes européens consacrant les droits de l'Homme et les libertés fondamentales que sont la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

Rappelons, qu'historiquement, la protection des droits fondamentaux a relevé pendant longtemps du Conseil de l'Europe (dès 1950). Ce n'est, en effet, qu'en 2000 que l'Union européenne choisit d'adopter une Charte proclamant les droits et libertés que chaque État membre considère comme inhérents à la personne humaine, érigeant ceux-ci comme normes fondatrices de l'Union. Outre qu'elle agit à présent comme un rappel des principes qui constituent le fondement de l'identité européenne pour les États membres, la Charte figure également un modèle pour tous les pays candidats, qui doivent pleinement adhérer à ce socle de valeurs communes et non pas seulement manifester la volonté d'entrer dans un marché ou de bénéficier d'aides.

Il est intéressant de noter que la Charte des droits fondamentaux, en dehors des droits civils et politiques, et des droits économiques et sociaux, consacre également des droits de « nouvelle génération » comme ceux relatifs à la bioéthique, soulignant ainsi de manière plus évidente le lien qui associe éthique et droits de l'Homme. L'article 3 proclame ainsi le droit à son intégrité physique et mentale et vise précisément dans le cadre de la médecine et de la biologie : le consentement libre et éclairé, l'interdiction de pratiques eugéniques, l'interdiction de faire du corps humain et de ses parties une source de profit, l'interdiction du clonage reproductif. La Convention sur les droits de l'Homme et la biomédecine, signée à Oviedo en 1997, dans le cadre du Conseil de l'Europe, cristallise également le lien entre protection des droits de l'Homme et bioéthique : elle vise à protéger « l'être humain dans sa dignité et son identité et garantissent à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses autres droits et libertés fondamentales à l'égard des applications de la biologie et de la médecine » et pose comme principe de base que « l'intérêt et le bien de l'être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science ».

II. QUELLE PLACE POUR L'ÉTHIQUE EN EUROPE ?

A. LA PRISE EN COMPTE INSTITUTIONNELLE DE L'ÉTHIQUE A L'ÉCHELLE EUROPÉENNE

Dès le début des années 1970, une réflexion sur les risques des avancées scientifiques et médicales a émergé en Europe. C'est d'abord au niveau du Conseil de l'Europe puis auprès des instances communautaires que s'est peu à peu institutionnalisée cette réflexion.

1. Le Conseil de l'Europe

Le Conseil de l'Europe a pour mission de promouvoir les principes et valeurs qui sont le patrimoine commun de l'Europe (voir I-B) et, sur ce fondement, organise les conditions d'une coopération intergouvernementale permettant d'apporter des réponses communes aux grands « problèmes de société ». Dans un contexte de développement scientifique sans précédent, l'institution s'est très tôt interrogée sur les risques de dérive et a cherché à construire un équilibre entre la promotion du progrès scientifique et la protection de l'être humain et de la dignité humaine.

L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) a ainsi pris, dès la fin des années 1970, un certain nombre de résolutions et de recommandations afin d'inciter les États membres à légiférer dans le champ de la bioéthique. Elles concernaient les droits des malades et des mourants (1976), les droits des malades mentaux (1978), l'encadrement de l'ingénierie génétique (1982), l'utilisation d'embryons et foetus humains à des fins diagnostiques, thérapeutiques, scientifiques, industrielles et commerciales (1986) ou les problèmes de la recherche sur le génome humain (1989).

Parallèlement, le Conseil de l'Europe s'est doté en 1985 d'un organe spécialisé, le Comité ad hoc pour la bioéthique (CAHBI), placé sous l'autorité du comité des ministres, et chargé de réfléchir aux questions d'éthique médicale. En 1992, le CAHBI prend le nom de Comité directeur pour la bioéthique (CBDI) et se voit confier la tâche d'élaborer la future convention d'Oviedo. Sans que cela affecte son rôle et ses fonctions, ce comité, à la faveur d'une réorganisation récente du Conseil de l'Europe, a été rattaché au Comité des droits de l'Homme et se dénomme désormais Comité directeur de bioéthique (DH-BIO).

Le Comité directeur de bioéthique (DH-BIO) est responsable des activités intergouvernementales du Conseil de l'Europe dans le domaine de bioéthique. Il développe une réflexion pluraliste et pluridisciplinaire mais sa composition (il est constitué d'experts qui sont désignés par les États membres du Conseil de l'Europe et qui représentent donc leur gouvernement respectif) ainsi que son rôle normatif ne permettent de le considérer comme un comité d'éthique.

Le DH-BIO se distingue en effet des autres instances européennes ou nationales chargées de conduire une réflexion éthique par sa capacité à produire de la norme juridique. Les travaux du Comité ont ainsi permis l'élaboration de la Convention sur les droits de l'Homme et la biomédecine (dite « Convention d'Oviedo) et de ses quatre protocoles additionnels (voir II- B- 3).

Le DH-BIO agit sur mandat du comité des ministres et en collaboration avec l'APCE. Par ailleurs, dans le cadre du mandat qui lui est confié par la Convention, il a pour tâche de mener des réexamens périodiques de la Convention et des protocoles, de développer plus en détail les principes inscrits dans la Convention si nécessaire, de sensibiliser à ces principes et d'en faciliter la mise en oeuvre, enfin d'évaluer les enjeux éthiques et juridiques des développements dans le domaine biomédical.

Le DH-BIO joue un rôle moteur dans la réflexion bioéthique au sein du Conseil de l'Europe. Il entretient une collaboration suivie avec les professionnels de santé ou de la recherche, les représentants des patients ainsi qu'une coopération active avec les autres organisations internationales (Union européenne, Unesco, OMS...). Il rédige des livres blancs et des rapports sur des questions d'actualité dans le domaine de la bioéthique et contribue au débat public en organisant des colloques ou des symposiums.

2. L'Union européenne
a) La Commission européenne

Afin de mieux intégrer les préoccupations éthiques dans le cadre de son action, la Commission européenne a développé une approche institutionnelle s'appuyant sur les principes-clés suivants : consultation, coordination et spécialisation.

(1) Le groupe européen d'éthique des sciences et des nouvelles technologies

Le Groupe européen d'éthique des sciences et des nouvelles technologies (Groupe européen d'éthique - GEE) est l'organe le plus emblématique de la volonté affichée par les instances européennes de prendre en compte les enjeux éthiques dans le cadre de l'élaboration des politiques de l'Union.

Le GEE a été créé par une décision de la Commission européenne en décembre 1997, avec pour mission de conseiller celle-ci sur les questions éthiques posées par les sciences et les nouvelles technologies. Il a succédé au Groupe de conseillers pour l'éthique de biotechnologie (GCEB) institué en 1991, dont le champ de compétence était plus limité. Son rôle institutionnel a été reconnu dès 1998 par la directive 98/44/CE relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques qui lui a expressément donné le mandat d'évaluer « tous les aspects éthiques liés à la biotechnologie ». Le GEE agit sur mandat du président de la Commission européenne, renouvelable tous les cinq ans.

Calqué sur le modèle classique des comités d'éthique, le GEE est naturellement une instance « pluraliste, indépendante et pluridisciplinaire ». Cet organe consultatif, qui se réunit onze fois par an, est composé de quinze personnalités nommées par la Commission européenne en raison de leur expertise et de leurs qualités individuelles. La sélection est le fruit d'un appel ouvert à manifestations d'intérêt. Lorsqu'ils sont désignés, les membres signent une déclaration d'indépendance marquant ainsi le fait qu'ils siègent à titre personnel et s'engagent à conseiller la Commission en dehors de toute influence extérieure : ils ne sont donc en aucun cas les représentants de leur État membre d'origine. De même, ils ne peuvent recevoir d'instruction d'aucune autorité ou service européens. Cette marque d'indépendance se trouve renforcée par le choix de limiter à 15 le nombre des membres du GEE et de ne pas recourir à un système de représentation à 27 garantissant un siège par État membre. C'est une situation inédite parmi les institutions européennes.

Nommés pour un mandat de cinq ans, renouvelable deux fois, les membres du GEE sont choisis en fonction de leurs compétences, dans le but de pouvoir former trois groupes distincts et équivalents de juristes, de scientifiques et d'« éthiciens » (philosophes, théologiens, etc.). Pour chaque avis, trois rapporteurs sont ainsi désignés, issus de chacun de ces groupes de compétence. Un critère non officiel intervient dans la sélection des candidats : il s'agit de la représentation des différentes traditions de la pensée européenne. La Commission tente ainsi de réaliser un savant mélange au sein du GEE pour y réunir à la fois les tenants des principes éthiques issus de la tradition anglo-saxonne ou scandinave, et les héritiers de la culture rhénane ou gréco-latine. L'objectif est de créer les conditions d'un débat dont on puisse considérer qu'il est l'expression de la diversité de l'héritage historique et culturel européen. Enfin, la Commission européenne veille à aboutir à une composition paritaire : actuellement, huit femmes et sept hommes.

COMPOSITION ACTUELLE DU GROUPE EUROPÉEN D'ÉTHIQUE

Président

- M. Julian Kinderlerer ( Royaume-Uni ) : Professeur de Droit (Université de Cape Town) et Professeur de Biotechnologie et Société (Université de Technologie, Delft, Pays-Bas) ;

Membres

- M. le Professeur Emmanuel Agius ( Malte ) : Doyen de la Faculté de Théologie (Université de Malte), Professeur de Philosophie Morale et Théologie Morale ;

- Mme Inez de Beaufort ( Pays-Bas ) : Professeur d'Éthique de la Santé à la Faculté de Médecine, Centre Médical Erasmus, Rotterdam ;

- M. Peter Dabrock ( Allemagne ) : Professeur de Théologie Systémique (Éthique), Université d'Erlangen-Nuremberg ;

- M. Andrzej Gorski ( Pologne ) : Professeur de Médecine, Université de Médecine de Varsovie et Académie des Sciences ;

- Mme Hille Haker ( Allemagne ) : Professeure de Théologie Catholique Morale, Université Loyola à Chicago (depuis 2010); Professeure de Théologie Morale et Éthique Sociale, Université de Frankfurt (depuis 2005) ;

- Mme Ritva Halila ( Finlande ) : Chef de Département, Institut Hjelt, Université de Helsinki (2010-2013) en congé sabbatique; Secrétaire Générale du Conseil National sur la Sécurité Sociale et l' Éthique de la Sante (ETENE) ;

- Mme Paula Martinho da Silva ( Portugal ) : Avocate, Professeur à l'Institut de Bioéthique de l'Université Catholique Portugaise ;

- Mme Linda Nielsen ( Danemark ) : Professeure de Droit International et Gouvernance, docteur en droit (Université de Copenhague) ;

- M. Herman Nys ( Belgique ) : Avocat, Professeur de Droit Médical, Facultés de Droit et Médecine, K.U. Leuven, Belgique ;

- Mme Siobhan O'Sullivan ( Irlande ) : Fonctionnaire spécialisée sur les questions de bioéthique, Département de Santé et Enfance ; Professeure en Ethique et droit de la Santé (Royal College of Surgeons in Ireland) ;

- Mme Laura Palazzani ( Italie ) : Professeure de Philosophie du Droit (Université Lumsa) ;

- Père Puigdomènech Rosell ( Espagne ) : Professeur de Recherche et Directeur des Laboratoires de Génétique Moléculaire Végétale (SIC-IRTA), Barcelone, Espagne ;

- Mme Marie-Jo Thiel ( France ) : Professeure de l'Université de Strasbourg, Directrice du Centre européenne d'enseignement et de recherche en éthique de l'Université de Strasbourg ;

- M. le Professeur Günter Virt ( Autriche ) : Professeur émérite de théologie morale (Université de Vienne).

Le GEE émet des avis à la demande du président de la Commission européenne mais peut également en soumettre de sa propre initiative (les derniers exemples en date concernent le traité ACTA et la révision de la directive sur les essais cliniques). Le Parlement européen et le Conseil peuvent également saisir le GEE par l'intermédiaire de la Commission. En douze années d'existence, le GEE a rendu 17 avis. De 1991 à 1997, 10 avis avaient été présentés précédemment par le groupe de conseillers pour l'éthique de biotechnologie. Ces avis portent principalement sur des questions relevant du domaine de la santé ou touchant aux sciences du vivant : aspects éthiques des banques de tissus humains ; utilisation des données personnelles de santé dans la société de l'information ; recherche sur les cellules souches humaines ; recherche clinique dans les pays en développement ; tests génétiques dans le cadre du travail ; nanomédecine ; clonage animal pour la production alimentaire ; biologie synthétique, etc. Mais le GEE a aussi rendu en 1999 un avis sur les aspects éthiques du dopage dans le sport, et plus récemment, deux avis portant, d'une part, sur l'éthique des technologies de l'information et de la communication et, d'autre part, sur « un cadre éthique pour l'évaluation de la recherche, la production et l'utilisation de l'énergie ». En 2013, le Groupe s'intéressera aux technologies de surveillance. Progressivement, le GEE est donc amené à élargir son périmètre d'intervention.

Les avis du Groupe européen d'éthique s'appuient sur des « principes éthiques fondamentaux communs à la culture européenne », ainsi que l'énonce le premier rapport général d'activité (1998-2000) du GEE. Ces principes éthiques sont les suivants : la dignité humaine, la liberté individuelle, la justice et la bienfaisance, la solidarité, la liberté de la recherche, la proportionnalité (c'est-à-dire un rapport raisonnable entre les buts poursuivis et les méthodes employées). Depuis, le GEE a dégagé dans le cadre de ces analyses d'autres principes comme : la sécurité (dans le domaine alimentaire notamment), la responsabilité, la transparence, le droit à l'information, l'autonomie, la protection de l'environnement (y compris la biodiversité), la prudence (principe de précaution), le bien-être des animaux, etc. D'une manière générale, on constate que les avis du GEE font appel désormais davantage à des principes issus de la pensée des droits de l'Homme alors que par le passé, ils s'appuyaient principalement sur les principes traditionnels de l'éthique biomédicale.

Maurizio Salvi, conseiller pour les questions d'éthique du président de la Commission européenne et chef du secrétariat du GEE, a exposé à votre rapporteur les conditions et les principes qui présidaient à l'élaboration des avis du Groupe. Les avis du GEE sont structurés de la même façon : présentation des enjeux éthiques soulevés par le sujet retenu ; information contextuelle ; état des lieux juridique et scientifique ; possibles moyens d'action ; enfin, recommandations du Groupe à la Commission. Le Groupe a pour règle de rechercher, dans la mesure du possible, une position consensuelle. Cette recherche du consensus n'est pas, toutefois, une finalité absolue puisque le règlement du GEE prévoit que si un avis n'est pas adopté à l'unanimité, il est assorti de toute opinion divergente exprimée, les dissensions étant consignées parallèlement à l'opinion majoritaire (le cas s'est produit sur le sujet de la brevetabilité des inventions impliquant des cellules souches humaines - avis n° 16 du 7 mai 2002). L'approche consensuelle est davantage présentée comme le résultat logique de la démarche éthique menée en amont, qui consiste pour les membres du GEE à prendre en considération les positions et arguments de leurs collègues, dans un esprit de respect et de tolérance. M. Salvi a déclaré que le GEE s'efforçait d'adopter des recommandations qui soient applicables. Cette dimension concrète et pragmatique des avis du GEE contribue ainsi à affirmer la fonction de conseil et d'aide à la décision politique qui a été dévolue au Groupe.

Le GEE maintient dans le cadre de ses travaux un dialogue avec la société civile. Préalablement à l'adoption de chaque avis, il organise ainsi une table ronde publique qui réunit des représentants des institutions de l'Union européenne, des experts, des personnes représentant différents intérêts (ONG, organisations représentatives de personnes malades, organisations représentant les consommateurs ou l'industrie, etc.). Une fois par semestre, le GEE organise un débat international sur l'éthique.

(2) Le Groupe interservice sur l'éthique et les politiques européennes

Créé en juin 2006, le Groupe interservice sur l'éthique et les politiques européennes est une structure visant à coordonner les actions des différents services de la Commission européenne (20 sur 27 sont concernés) dans le domaine de l'éthique. La Commission a en effet fait le constat de la très grande sensibilité de la société civile européenne aux enjeux éthiques et considéré par conséquent qu'il était nécessaire que son administration - au-delà des avis du GEE - soit en mesure de prendre en compte ces questions et d'en débattre. Il est le lointain héritier de structures telles que le Comité de coordination en biotechnologie qui avant lui réunissait les hauts fonctionnaires des directions générales concernées par la biotechnologie afin de coordonner l'action de la Commission dans ce domaine.

Le Groupe interservice constitue une plateforme de dialogue où les Directions Générales (DG) de la Commission, en particulier, peuvent communiquer et échanger des informations sur les initiatives, les projets législatifs dont elles ont la responsabilité et qui comportent une dimension éthique ou mettent en jeu certains principes inscrits dans la Charte des droits fondamentaux. Le but est notamment de détecter les contradictions éventuelles entre services. Ces réunions permettent également de préparer les prises de position de la Commission européenne dans le domaine éthique au sein des organisations internationales, vis-à-vis des autres institutions européennes ou de parties tiers.

Les réunions du Groupe interservice ont lieu 2 à 3 fois par an. Tout comme le GEE, le Groupe interservice est rattaché au bureau des conseillers de politique européenne de la Commission (BEPA). Cet organe est chargé de fournir au président de la Commission européenne, à son collège de commissaires et aux directions générales des réflexions stratégiques et des conseils politiques, notamment en ce qui concerne « l'information de la société civile, les activités institutionnelles dans le domaine de l'éthique des sciences et des nouvelles technologies et la poursuite du dialogue avec les religions, les Églises et les communautés de conviction ».

(3) La Direction Générale pour la recherche et l'innovation

S'il est vrai que plusieurs directions générales de la Commission sont amenées à prendre en compte dans le cadre de leur activité des enjeux éthiques (on pense en particulier à la DG « Santé et protection des consommateurs »), la Direction Générale pour la recherche et l'innovation est toutefois celle qui a poussé le plus loin l'intégration des préoccupations éthiques dans la définition de son action.

Depuis 1984, la Communauté européenne finance des programmes pluriannuels pour la recherche et le développement technologique (« programmes cadres »). L'objectif est d'améliorer la compétitivité européenne en stimulant l'innovation technologique et en renforçant les fondements scientifiques de l'industrie européenne 5 ( * ) .

Dès le 2 e programme-cadre de recherche et développement (1987-1991), la Commission européenne a développé quelques actions visant à prendre en compte les aspects éthiques mais aussi légaux et sociaux de la recherche en sciences du vivant. Mais une impulsion a été donnée en 1994 lorsque la gestion de ces questions a été confiée à une unité administrative dédiée, au sein de la Direction Générale « Sciences, recherche et développement technologique » (DG XII). Cette unité baptisée ELSA ( Ethical, Legal and Social Aspects ) a permis de jeter les bases de la double mission dont est aujourd'hui investie l'unité « Éthique et genre » de la DG « Recherche et innovation ».

L'unité « Éthique et genre » a pour tâche, d'une part, d'animer et promouvoir l'éthique des sciences au sein de l'« Espace de recherche européen » 6 ( * ) et, d'autre part, d'évaluer d'un point de vue éthique les projets de recherche soumis à la Commission européenne dans le cadre des programmes cadres de recherche et de développement (PCRD) en vue de leur financement par l'Europe (voir II- B- 3). La première partie de la mission de l'unité s'inscrit dans le cadre des orientations définies depuis 2000 par la Commission européenne pour tenter de combler le fossé entre science et société civile.

DE « SCIENCE ET SOCIÉTÉ » À « RECHERCHE ET INNOVATION RESPONSABLES »

Tirant notamment les leçons de l'impact sur l'opinion publique européenne de plusieurs scandales alimentaires et sanitaires survenus dans les années 1990, la Commission a cherché depuis 2000 à restaurer la confiance des citoyens dans la science et la technologie.

En novembre 2000, sur l'initiative du commissaire européen à la recherche de l'époque, Philippe Busquin, la Commission publie un document intitulé : « Science, société et citoyens en Europe » qui pose les bases d'un débat qui aboutira à l'élaboration du Plan d'action « Science et société » en 2001. Ce plan s'articule autour de trois axes : promouvoir l'éducation et la culture scientifique en Europe ; élaborer des politiques scientifiques plus proches des citoyens ; renforcer les bases éthiques des activités scientifiques et technologiques. Le Plan d'action « Science dans la société » lui a succédé. Mis en oeuvre dans le cadre du 7e PCRD (2007-2013), ce nouveau plan vise à développer davantage la participation citoyenne dans les politiques de recherche, afin de permettre une intégration harmonieuse des initiatives scientifiques et technologiques dans la société. Il bénéficie pour cela d'un budget largement renforcé, passant de 88 à 330 millions d'euros.

Depuis 2010, la Commission européenne met l'accent dans le cadre du plan d'action « Science dans la société » sur le concept de « recherche et innovation responsables » (RRI) . La RRI repose sur trois piliers : l'acceptabilité éthique, la gestion du risque et le bénéfice pour l'être humain. Dans le cadre de cette initiative, la Commission souhaite donner une direction positive à la science et au développement technologique, en s'appuyant sur l'acquis de nos sociétés démocratiques : droits de l'Homme, principes de dignité, libertés, égalité, solidarité, droits civiques, justice, développement durable.

La mise en oeuvre de ces plans d'action se fait sur la base d'un programme de travail annuel établi par la Commission. Ce programme détaille les thèmes et les types de projets (projets de recherche, projets de coordination, projets d'actions spécifiques,...) que la Commission souhaite financer pour l'année à venir et constitue le document de référence pour un appel à propositions.

Dans le domaine de l'éthique, des financements ont ainsi été accordés à des projets sur la mise en réseau des comités d'éthique, sur la formation des chercheurs à une démarche éthique, sur l'enseignement de l'éthique des sciences dans les universités, sur les ressources documentaires et les méthodologies à développer en commun pour appliquer l'éthique à la recherche scientifique, etc.

La dernière série d'appels à propositions dans le cadre du 7 e PCRD couvre divers problèmes tels que l'amélioration de la coordination entre la science, la démocratie et la loi, des plans d'action d'apprentissage mutuel, le débat sur les résultats et les publications scientifiques, le rôle croissant des femmes dans la science, le soutien à l'enseignement des sciences et de nouvelles méthodes dans ce domaine.

b) Le Parlement européen

Le Parlement européen est apparu dès les années 1980 comme un acteur institutionnel souhaitant peser dans le débat éthique à l'échelle européenne. Comme les autres institutions européennes, il a surtout apporté sa contribution sur des questions relevant des domaines de la biomédecine ou de la biotechnologie. Il en fut ainsi avec la résolution du 14 décembre 1984 sur un programme pluriannuel de recherche dans le domaine de la biotechnologie, la résolution du 8 octobre 1985 sur les conséquences des nouvelles technologies sur la société européenne, la résolution du 16 mars 1989 sur les problèmes éthiques et juridique de la manipulation génétique, la résolution du 16 mars 1989 sur la fécondation artificielle in vivo et in vitro , ou encore plusieurs initiatives concernant le clonage humain en 1993, 1997, 1998 et 2000.

Sur le plan de l'organisation interne, les députés européens ont à leur disposition depuis 1987 une Unité d'évaluation technologique, le STOA - Scientific and Technological Options Assessment -. Le STOA est l'équivalent européen de l'Office des choix scientifiques et technologiques du Parlement français (OPECST). Il a pour mission de réaliser des études et des expertises indépendantes, sur l'impact des nouvelles technologies. Ce travail permet d'identifier différentes options stratégiques, qui sont par la suite utilisées par les commissions parlementaires dans la prise de décision politique. Comme dans le cadre de l'OPECST, les sujets abordés ont souvent une composante éthique. Le STOA confie généralement ses projets de recherche à des contractants extérieurs (universités, instituts de recherche ou laboratoires sélectionnés généralement sur la base d'appel d'offres). Il coopère également avec les organes parlementaires nationaux d'évaluation des choix technologiques dans le cadre du Réseau européen d'évaluation parlementaire de la technologie (EPTA) qui a été mis en place en 1990.

Le Parlement européen a également favorisé, de manière ponctuelle, la réflexion éthique en son sein à travers des structures ad hoc . Citons, pour mémoire : le groupe de travail sur l'éthique dans le domaine des sciences et technologies en Europe qui, dans le cadre de la commission parlementaire de la recherche, du développement technologique et de l'énergie, a conduit, de 1998 à 2002, sous la présidence du français Alain Pompidou, des évaluations sur les problèmes éthiques liés à la recherche dans le domaine des sciences du vivant et des technologies d'information et de communication, en liaison avec le 5 e programme cadre de recherche et développement ; et la commission temporaire sur la génétique humaine et les autres technologies nouvelles en médecine moderne, créée en 2000 suite à la proposition du gouvernement britannique d'autoriser le clonage thérapeutique, et dont le résultat des travaux suscita de profondes discordes entre les députés libéraux et socialistes et les députés du PPE.

c) Le dialogue avec les religions, les Églises et les communautés de conviction

Le dialogue entre les institutions européennes et les organisations religieuses ou de conviction est considéré comme un des vecteurs du débat éthique en Europe. Il s'est peu à peu structuré depuis le début des années 1990.

Ce dialogue repose, à l'origine, sur l'initiative de Jacques Delors qui, alors président de la Commission européenne, appela en 1992 à « donner une âme à l'Union », sans quoi la construction européenne serait, selon lui, condamnée à tourner court. Mû par cette urgence que l'Union européenne devait « offrir à ses citoyens un projet transcendant les seuls matériaux des connaissances juridiques et du savoir-faire économique sur lesquels elle a été bâtie », il décida donc d'instituer en 1994 le dialogue « une âme pour l'Europe - Éthique et spiritualité ».

De 1994 à 2005, le programme « Une âme pour l'Europe » a permis d'instaurer un dialogue informel entre les institutions européennes et les communautés de foi ou de conviction sur le sens du projet européen mais aussi de favoriser les échanges interconfessionnels. Il réunissait les parties prenantes suivantes : la commission des Conférences épiscopales de la Communauté européenne (COMECE) ; la commission Église et société de la Conférence des églises européennes (KEK) ; le Bureau de l'église orthodoxe ; la Conférence des rabbins européens ; le Conseil musulman de coopération en Europe (CMECE) et la Fédération humaniste européenne (FHE).

Le programme avait également pour but de financer l'organisation par ces mêmes communautés de rencontres, séminaires ou activités sociales dont l'objet devait répondre aux objectifs suivants : « promouvoir la réflexion sur le sens spirituel et éthique de la construction européenne ; promouvoir la liberté de penser et d'agir des citoyens devant des contraintes technocratiques de la civilisation moderne ; augmenter une participation transversale des citoyens à travers des rencontres inter-religieuses, oecuméniques ou humanistes ; défendre les valeurs de base comme la tolérance et la solidarité ; augmenter la participation de ceux qui habituellement ne sont pas consultés sur les enjeux de l'Europe ».

La tradition d'un dialogue régulier avec les religions et les organisations non confessionnelles a été maintenue, même après l'interruption du programme « une âme pour l'Europe » en 2005.

Aujourd'hui, ce dialogue a été élevé au rang d'obligation juridique, puisqu'il a été consacré par le traité de Lisbonne et inscrit à l'article 17 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).

ARTICLE 17
DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L'UNION EUROPÉENNE

1. L'Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres.

2. L'Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non confessionnelles.

3. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l'Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations.

Sur la base de cet article, dont l'application doit faire l'objet de lignes directrices de la part de la Commission européenne, des sommets annuels sont organisés, à l'invitation des institutions européennes (Conseil, Commission, Parlement), d'une part, avec les représentants des Églises et des communautés religieuses présentes en Europe, et, d'autre part, avec les organisations philosophiques et non confessionnelles. Ces rencontres oecuméniques sont complétées environ deux fois par an par des séminaires de dialogue thématiques auxquels participent experts des organisations et hauts fonctionnaires européens.

THÈMES RÉCENTS DES SÉMINAIRES DE DIALOGUE
ORGANISÉS DANS LE CADRE DE L'ARTICLE 17 DU TFUE

Le bureau des conseillers de politique européenne de la Commission (BEPA) a organisé avec les représentants des Églises (1) et ceux des organisations philosophiques et non confessionnelles (2) les séminaires suivants entre 2011 et 2013 :

(1) avec les représentants des Églises :

- « L'intégration des Roms: une nécessité, un défi et un devoir » ;

- « La liberté de religion: un droit fondamental dans un monde qui change rapidement » ;

- « Promotion de la solidarité dans la crise économique actuelle : La contribution de l'Église orthodoxe à la politique sociale européenne » ;

- « L'économie sociale de marché européenne » ;

(2) avec les représentants des organisations philosophiques et non confessionnelles :

- Séminaire de Dialogue sur « Jeunesse - Éducation - Culture » ;

- « Un partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée: une volonté commune de promouvoir les droits et libertés démocratiques dans les pays du sud de la Méditerranée » ;

- « Vers une Solidarité Intergénérationnelle en Europe » ;

- Colloque « Réenchanter l'Europe des citoyens »

3. La coopération européenne entre les comités nationaux d'éthique

Afin de coordonner et promouvoir la coopération entre les comités nationaux d'éthique, le Conseil de l'Europe et la Commission européenne ont respectivement créé la Conférence européenne des comités nationaux d'éthique (COMETH) et le Forum des comités d'éthique nationaux (NEC-Forum).

La COMETH s'est réunie tous les deux ans entre 1992 et 2007 mais a cessé ses activités depuis cette date faute de moyens suffisants. L'objectif de ces rencontres était de permettre aux représentants des comités d'éthique des États membres du Conseil de l'Europe d'échanger des informations sur le fonctionnement des comités et de partager leurs expériences. Au-delà, la COMETH avait un rôle d'assistance pour les pays souhaitant instituer un comité d'éthique, de promotion du débat public sur les questions éthiques posées par les développements des sciences biomédicales et plus largement des disciplines de santé.

La constitution d'un Forum des comités d'éthique nationaux a été décidée en décembre 2001 par les autorités de l'Union européenne. Il est aujourd'hui la seule forme de coopération entre comités d'éthique nationaux au niveau européen. Le NEC Forum réunit deux fois par an, dans le pays qui assure la présidence tournante du Conseil de l'Union européenne, les présidents et secrétaires généraux des comités d'éthique nationaux des États membres afin qu'ils puissent échanger des informations sur leur activité nationale et leurs meilleures pratiques. Ces réunions sont également souvent l'occasion d'évoquer les sujets couverts par les avis récents ou à venir du GEE.

Les comités d'éthique allemand, britannique et français ont mis en place, en dehors du cadre du Conseil de l'Europe ou de l'Union européenne, une coopération plus modeste mais plus fructueuse aux dires des représentants du CCNE que votre rapporteur a rencontrés. Les trois comités se rencontrent une fois par an pour échanger sur les différents questionnements auxquels ils sont soumis dans leurs pays respectifs. D'un format plus réduit, ces réunions fonctionnent sur un schéma d'organisation des débats plus souple et plus satisfaisant que celui des conférences européennes. Les trois comités perçoivent cette coopération comme un moyen d'enrichir et approfondir la réflexion européenne et développer éventuellement des convergences. C'est ainsi que les comités allemand et français ont adopté en 2003 un document commun concernant les biobanques.

Auditionné par votre rapporteur, Jean-Claude Ameisen, chargé des questions internationales au sein du CCNE avant d'en prendre la présidence en novembre 2012, a souligné l'intérêt que présentent selon lui ces échanges entre comités d'éthique nationaux. La prise en compte d'opinions formulées par d'autres participe à l'ouverture d'esprit promue par les comités. Les rencontres internationales permettent de prendre conscience de l'existence, dans les raisonnements des uns et des autres, de « zones aveugles », c'est-à-dire de ce qu'une pensée nationale, en toute bonne foi, ne conçoit pas, en raison de sa culture ou de son histoire, à la différence d'une autre. Connaître ces « zones aveugles » permet d'enrichir le questionnement éthique.

B. ENTRE DROITS FONDAMENTAUX ET SUBSIDIARITÉ : LE DILEMME ETHIQUE EUROPÉEN

1. La diversité des éthiques nationales

Si les pays européens se reconnaissent un patrimoine éthique commun au travers des droits fondamentaux, ils n'en donnent pas une expression uniforme au sein de leurs frontières. De multiples clivages éthiques existent ainsi en Europe, fondés sur des différences religieuses, historiques, juridiques ou sociales. Les exemples sont nombreux dans les domaines de la santé et de la bioéthique, ce qui ne va pas sans créer parfois certaines tensions au niveau européen.

a) Quelques illustrations
(1) Fin de vie et euthanasie

Les questions relatives à la prise en charge de la fin de vie et à l'euthanasie divisent les citoyens européens. Les législations des États européens en matière d'euthanasie reflètent ces désaccords. On peut distinguer trois groupes de pays en Europe :

- Les pays qui autorisent l'euthanasie : il s'agit des Pays-Bas, de la Belgique, du Luxembourg et de la Suisse. L'euthanasie pratiquée par un médecin et/ou le suicide assisté y sont autorisés pour les personnes en fin de vie ou dans une situation médicale « sans issue ». Il fait l'objet d'un encadrement plus ou moins strict par ces pays.

- Les pays interdisant l'euthanasie mais où « l'arrêt des traitements déraisonnables » est possible : une douzaine de pays en Europe (Allemagne, Autriche, Danemark, Espagne, France, Grande-Bretagne, Hongrie, Italie, Norvège, Portugal, République tchèque, Slovaquie) autorise les patients, ou à défaut la famille, à refuser l'acharnement thérapeutique. L'encadrement varie toutefois selon les pays puisque si certains comme la France ont adopté une loi sur la fin de vie 7 ( * ) , d'autres n'ont pas légiféré et appliquent des règles fondées sur des pratiques reconnues et tolérées, et sur les décisions de justice.

- Les pays interdisant strictement l'euthanasie : il s'agit de la Grèce, la Roumanie, la Pologne, l'Irlande où l'euthanasie peut être lourdement pénalisée.

(2) Avortement

Aujourd'hui, la plupart des pays européens autorisent l'interruption volontaire de grossesse (IVG). Mais les conditions d'application de ce droit varient d'un État à un autre, révélant un positionnement éthique différent.

On peut le vérifier dans les États où la possibilité de recourir à l'avortement est avant tout une question de délai : elle est en principe garantie pendant les 12 premières semaines de grossesse en France, en Belgique et en Allemagne, et les 22 premières semaines aux Pays-Bas mais seulement pendant les 8 premières semaines au Portugal. De même, dans les pays où l'interruption de grossesse est autorisée sur prescription médicale, celle-ci peut être soit facilement obtenue (comme en Espagne ou en Grande-Bretagne), soit au contraire limitée à certaines circonstances (en Pologne, dans les cas de viol ou de malformation foetale).

L'IVG reste par ailleurs interdite en Irlande où le droit à la vie de l'enfant non né est inscrit dans la Constitution et où les juges estiment que l'avortement ne peut être toléré que dans les cas où il existe un risque sérieux pour la vie de la mère.

(3) Gestation pour autrui

La gestation pour autrui (GPA) est un sujet polémique, particulièrement en France où elle est interdite au nom du principe de non-marchandisation du corps humain. Pourtant, cette technique d'assistance médicale à la procréation est admise dans d'autres États européens : elle est ainsi autorisée et encadrée au Royaume-Uni, au Danemark, en Grèce et en Hongrie ; et tolérée en Belgique, aux Pays-Bas et en Finlande, où elle ne fait pas l'objet d'un encadrement juridique spécifique. Il faut noter que dans aucun de ces pays européens la rémunération des mères porteuses n'est autorisée. Seules des compensations sont admises, comme la prise en charge des frais de grossesse ou le remboursement de salaires que la mère porteuse n'aurait pas pu percevoir.

Outre en France, la GPA demeure interdite en Allemagne, en Espagne, en Italie et en Suisse.

(4) Don d'organes

Plusieurs problématiques sont au coeur de la question du don d'organes : l'anonymat du don, sa gratuité, le consentement des donneurs (morts ou vivants), la relation entre le donneur et le receveur. Les pays européens ont une approche identique en matière d'anonymat et de gratuité du don d'organes. En revanche, les règles et les pratiques divergent en ce qui concerne le consentement des donneurs décédés ainsi que la relation donneur-receveur.

Au Danemark, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Irlande et en Allemagne, en Lituanie et en Suisse, le prélèvement d'organes post mortem s'opère sous le régime du consentement explicite : dans ce cas, le prélèvement n'est autorisé que si le donneur a donné explicitement son consentement de son vivant. Les autres pays européens, dont la France, appliquent le régime du consentement présumé : ils « présument » la solidarité des citoyens et leur accord pour donner leurs organes après leur mort ; le prélèvement est donc envisagé dès lors que le donneur n'a pas exprimé de refus de son vivant.

Les pays européens ont également des approches très différentes sur le degré de relation souhaitable entre un donneur vivant et son receveur. Les positions sont variées, les uns et les autres se situant entre les deux extrêmes suivants : le don d'organes vivants limité aux membres de la famille qui ont un lien génétique (excluant du don les conjoints) comme au Portugal ; le don « altruiste » c'est-à-dire la situation où tout un chacun peut consentir un don d'organes sans nécessité d'avoir un lien quelconque avec le receveur comme en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. La France a, quant à elle, élargit en 2011 le cercle autorisé des donneurs vivants, jusque-là restreint à la famille proche, à toute personne pouvant apporter la preuve d'un lien étroit et stable avec le receveur.

b) Les clivages au niveau européen

Les divergences éthiques des États européens dans les domaines de la santé et de la biomédecine provoquent parfois des affrontements dans le cadre des débats qui se tiennent dans les enceintes communautaires ou au Conseil de l'Europe.

Ces dissensions sont souvent liées au fait que les États européens, pour des raisons culturelles, historiques ou religieuses, n'accordent pas la même valeur aux principes d'autonomie, d'intégrité de la personne, de justice et d'équité qui découlent du principe fondamental, unanimement respecté, de la dignité de l'être humain. Or, dans le cadre d'une problématique éthique, ces principes peuvent parfois s'opposer. Dans une telle situation de conflit entre des principes néanmoins communs, certains États vont donc privilégier un principe là où d'autres préfèrent trancher en faveur du principe opposé.

Une des principales lignes de fracture du débat éthique en Europe se cristallise ainsi autour du principe de liberté individuelle ou d'autonomie. Il existe en Europe une tradition libérale, représentée par des pays comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, qui accorde plus souvent la préférence au choix individuel lorsqu'il apparaît opposé à la norme sociale, alors que d'autres pays adopteront une solution inverse. La France ou l'Allemagne, par exemple, sont des pays qui vont poser plus souvent des limites à l'autonomie individuelle pour protéger d'autres valeurs.

D'autres points de tension parcourent les débats entre pays européens sur les sujets bioéthiques et font varier au final les alliances ou opposition entre États. Ils sont par exemple liés à la religion (tradition catholique/tradition protestante) et à sa place dans le pays considéré (religion/laïcité), au système juridique (droit écrit/droit coutumier), à l'existence ou non d'une législation nationale avancée dans le domaine de la bioéthique (on distingue ici une ligne de fracture entre pays de l'Europe de l'Est et ceux de l'Europe de l'Ouest).

Parmi les sujets les plus conflictuels, on compte notamment :

- Le statut de l'embryon , qui oppose les pays où la religion catholique conserve une influence importante (Pologne, Irlande, Italie) ou un pays comme l'Allemagne pour des raisons historiques à des États comme le Royaume-Uni, le Danemark, l'Espagne aux positions plus souples (voir à ce sujet l'encadré ci-après) ;

- La recherche sur les personnes incapables , qui constitue un tabou en Allemagne depuis la seconde guerre mondiale ;

- Le statut des données génétiques (accès et utilisation), sur lequel s'affrontent les pays porteurs d'une approche libérale (autonomie de la personne) et ceux qui privilégient la protection de l'individu ;

- La fin de vie et la question de l'euthanasie qui oppose les pays qui ont autorisé l'euthanasie (Pays-Bas, Belgique, Luxembourg) et ceux qui continuent à l'exclure.

LE FINANCEMENT DE LA RECHERCHE SUR LES CELLULES SOUCHES EMBRYONNAIRES : UN DÉBAT RÉCURRENT AU SEIN DE L'UNION EUROPÉENNE

Les questionnements autour de la recherche embryonnaire alimentent les débats autour du financement de la politique de recherche de l'Union européenne depuis plusieurs décennies.

Les premières décisions en la matière sont intervenues au moment de l'adoption du 4e programme commun de recherche et développement (1994-1998) qui a interdit l'altération de l'identité génétique des êtres humains ainsi que le clonage. Cette interdiction a été reconduite au cours du programme suivant (5e PCRD - 1999-2002) mais l'émergence du clonage thérapeutique a rendu les débats plus compliqués lors de la discussion du 6 e PCRD (2002-2006). Le consensus sur l'interdiction du clonage, pris jusqu'alors uniquement dans sa dimension reproductive, a éclaté lorsque s'est posée la question de savoir s'il fallait autoriser la production d'embryons (âgés de cinq à sept jours, appelés blastocystes) dans un but non procréatif, mais à seule fin d'utiliser leurs cellules pour soigner certaines maladies ou en rechercher les causes. Les États européens ayant apporté des


réponses législatives différentes à cette question, le maintien d'une interdiction globale de la recherche sur toutes les formes de clonage ne pouvait en effet qu'être remise en question.

Le 6 e PCRD est adopté sans que le débat soit tranché. Un moratoire concernant le financement de la recherche communautaire sur les cellules souches est déclaré jusqu'au 31 décembre 2003 mais les États ne parviendront pas à se mettre d'accord sur un encadrement des projets de recherche sur les cellules souches dans le délai imparti. Au final, la Commission européenne choisit de publier en 2004 des appels à projet concernant les cellules souches dans le cadre du 6 e PCRD selon les orientations suivantes : les projets visant à créer des embryons humains à des fins de recherche ou thérapeutiques sont exclus ; en revanche, le financement de projets de recherche utilisant des cellules souches à partir d'embryons surnuméraires ne faisant plus l'objet d'un projet parental est autorisé à l'issue d'une évaluation scientifique rigoureuse et d'un examen éthique strict. Par ailleurs, aucune recherche sur l'embryon et les cellules embryonnaires ne peut être financée dans un pays l'interdisant.

C'est cette position qui a continué de prévaloir depuis dans les programmes de recherche européens suivants, en dépit de l'opposition répétée de pays comme la Pologne, la Lituanie, Malte l'Autriche et la Slovaquie.

c) L'Europe, espace de mobilité et moyen de contournement des éthiques nationales : l'exemple du tourisme procréatif

Le poids des héritages culturels et religieux conduit les pays européens à adopter des législations différentes, parfois opposées, dans le domaine de la bioéthique au nom de l'« éthique nationale ». Toutefois, dans ce domaine comme dans d'autres, la liberté de circulation donne la possibilité aux citoyens européens de transgresser les règles nationales. La mobilité au sein de l'Union européenne peut devenir source de dysfonctionnements quand elle ne s'accompagne pas d'un rapprochement des règles ou d'une harmonisation. Le « tourisme procréatif » illustre parfaitement cette situation.

Qu'entend-on exactement par « tourisme procréatif » ? Cette expression désigne l'acte de voyager dans un État membre autre que celui dans lequel on réside pour y bénéficier de services ou de soins d'assistance médicale à la procréation (AMP) qui ne sont pas autorisés dans l'État membre de résidence. Il peut s'agir du recours à une mère porteuse (gestation pour autrui), de l'assistance médicale à la procréation au-delà de l'âge considéré comme normal pour procréer, de l'assistance médicale à la procréation pour les femmes célibataires, etc. Mais le contournement des interdictions posées par la loi nationale en matière d'AMP n'est pas l'unique motif du « tourisme procréatif ». Celui-ci peut aussi être motivé par la difficulté d'accéder à un moyen d'AMP autorisé par l'État de résidence. Ainsi, en France, la faiblesse du don d'ovocytes pousse de nombreux couples infertiles, lassés d'attendre, à se déplacer dans d'autres pays européens (Espagne, Belgique, Grèce, République tchèque) qui n'ont pas de difficultés à recruter des donneuses. Or, si l'on s'attache à cet exemple, on constate que les conditions dans lesquelles sont réalisés les dons d'ovocytes dans ces pays peuvent susciter des questions éthiques, notamment en ce qui concerne le recrutement et la prise en charge des donneuses.

La compensation financière versée aux donneuses est le principal sujet de préoccupation sur le plan éthique. Même si elle est instituée dans le but de compenser les frais que la donneuse est amenée à débourser ainsi que l'effort et le temps fournis pour le don, la compensation peut représenter une rémunération déguisée pour des personnes socialement défavorisées qui seront incitées à répéter le don. Fixée à 900 euros, la compensation attire ainsi en Espagne de jeunes étudiantes (dont des françaises qui traversent la frontière pour effectuer un don à Barcelone) mais aussi des donneuses en provenance de pays où le niveau de vie est moins élevé (des rumeurs parviennent régulièrement sur le déplacement organisé de donneuses en provenance des pays de l'Est de l'Europe).

Les enjeux financiers autour du don d'ovocytes peuvent être importants. En Slovaquie et en République tchèque, le prix d'achat des ovocytes est compris entre 1 500 et 2 500 euros alors que la somme reçue par les donneuses va de 50 à 500 euros. On comprend que cette activité est particulièrement lucrative pour les cliniques de ces pays. Celles-ci vont parfois jusqu'à mettre en oeuvre des pratiques publicitaires et de démarchage très agressives auprès des praticiens et des patients étrangers.

2. Le respect de la subsidiarité en matière éthique
a) Unis dans la diversité éthique : le discours de l'Union européenne

Dans le cadre des traités, l'Union européenne ne dispose pas de compétences clairement établies en matière de régulation de la biomédecine, et encore moins en ce qui concerne l'éthique en général. On imagine mal, en effet, les États membres déléguer des compétences à l'Union sur des questions comme l'avortement, la recherche sur l'embryon ou l'euthanasie. C'est pourquoi les institutions de l'Union européenne ont toujours une approche très prudente des problématiques qui touchent à des enjeux éthiques. Elles ont bien conscience que l'Union n'est pas un échelon normatif susceptible de favoriser des consensus sur des questions, par nature, très clivées nationalement et, qu'en ces matières, le respect du principe de subsidiarité est primordial .

Les avis du Groupe européen d'éthique (GEE) reflètent cette réalité. On y trouve régulièrement des formules telles que : « Le pluralisme apparaît comme une particularité de l'Union européenne. Il témoigne de la richesse des traditions de ses États membres et appelle chacun au respect et à la tolérance mutuels ».

De même, dans son avis n° 12 du 23 novembre 1998 sur la recherche impliquant l'utilisation d'embryons humains dans le cadre du 5 e programme-cadre de recherche, constatant que les États membres ont une approche différente de la question, le GEE considère que « le respect des différences d'approches philosophiques, morales, voire juridiques, propres à chaque culture nationale est consubstantiel à la construction de l'Europe. D'un point de vue éthique, le caractère multiculturel de la société européenne invite à la tolérance mutuelle, tant les peuples que les responsables politiques des Nations de l'Europe qui ont choisi, de manière unique, de lier leur destin tout en assurant le respect mutuel de traditions historiques particulièrement fortes ».

En 2000, le GEE rappelle utilement, dans le cadre de son avis n° 15 sur les aspects éthiques de la recherche sur les cellules souches humaines et leur utilisation, que le respect du pluralisme est fondé juridiquement sur : « l'article 22 de la Charte des droits fondamentaux intitulé « Diversité culturelle, religieuse et linguistique » et « l'article 6 du traité d'Amsterdam qui garantit la protection des droits fondamentaux au niveau de l'Union européenne en se fondant sur les instruments internationaux ainsi que sur les traditions constitutionnelles communes, tout en insistant sur le respect de l'identité nationale de tous les États membres » 8 ( * ) .

Il faut noter que la situation n'est pas différente dans le cadre d'un système fédéral abouti comme celui des États-Unis où la loi fédérale reste muette sur de nombreux sujets éthiques, laissant les États appliquer leurs propres règles.

b) La jurisprudence des cours européennes

La jurisprudence des deux cours européennes , la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) et la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans les affaires présentant un enjeu éthique se signale par un effacement de la légitimité du droit européen au profit de celle des législations nationales .

La CEDH, qui doit juger de plus en plus d'affaires relevant des questions de société et de la bioéthique, renvoie ainsi régulièrement dans ses arrêts, en l'absence de consensus européen sur la portée d'un droit garanti par la Convention européenne des droits de l'Homme ou en cas de choix fondamental à opérer entre des droits en conflit, aux pluralismes nationaux. Elle refuse de définir le sens et la portée de certains droits ou de s'approprier certaines notions conventionnelles en se fondant sur le principe de subsidiarité ou, pour reprendre son expression, sur la notion de « marge nationale d'appréciation ». La Cour de Strasbourg a notamment eu recours à ce raisonnement juridique sur des sujets comme l'avortement (Arrêt Open door et Dublin Well Woman c. Irlande du 29 octobre 1992 ; Arrêt Tysiac c. Pologne du 20 mars 2007), la protection de l'intégrité physique (Arrêt Larsky, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni du 19 février 1997), le statut de l'embryon (Arrêt Vo c. France du 8 juillet 2004), la fin de vie et l'euthanasie (Arrêt Pretty c. Royaume-Uni du 29 avril 2002 ; Arrêt Koch c. Allemagne du 19 juillet 2012) ou encore en matière d'accès aux origines (Arrêt Odièvre c .France du 13 février 2003) ou d'adoption homosexuelle (Arrêt Fretté c. France du 26 février 2002).

La jurisprudence de la CJUE se caractérise quant à elle par la volonté de se tenir le plus en retrait possible des notions « chargées » au plan moral et éthique, en se focalisant sur la règle de droit à interpréter. Comme l'écrit Stéphanie Hennette-Vauchez, Professeur de droit public à l'université Paris X Nanterre, « le positionnement volontiers revendiqué à Luxembourg est celui d'un raisonnement « purement juridique », se démarquant des sables mouvants de l'éthique ou de l'ontologie ». Ainsi, sur la question de l'avortement, la Cour soulignait dans l'arrêt Grogan c. SPUC de 1991 que le fait que le requérant soutienne que « l'interruption volontaire de grossesse ne saurait être considérée comme un service au motif qu'elle serait gravement immorale et qu'elle impliquerait la destruction de la vie d'un tiers, à savoir l'enfant à naître », « quelle que soit la valeur de tels arguments du point de vue moral », ne pouvait avoir d'influence. Cette position se justifie par le respect du principe de subsidiarité. Toujours dans l'arrêt Grogan , la Cour estime en effet qu'« il [ne lui] appartient pas [...] de substituer son appréciation à celle du législateur des États membres où les activités en cause sont légalement pratiquées ».

Dans l'affaire Sabine Mayr datant de 2008, la CJUE a confirmé cette orientation en indiquant qu'elle entendait sérier précisément les questions dont elle était saisie afin de ne se prononcer que sur leur part proprement juridique - à l'exclusion de leur dimension éthique : « si le traitement des fécondations artificielles et des cellules aptes à se développer est un sujet de société très sensible dans de nombreux États, marqué par les multiples traditions et systèmes de valeurs de ceux-ci, la Cour n'est pas appelée, par le présent renvoi préjudiciel, à aborder des questions de nature médicale ou éthique, mais elle doit se limiter à une interprétation juridique des dispositions pertinentes de la directive 92/85, compte tenu du libellé, de l'économie et des objectifs de celle-ci ».

Il faut signaler qu'un récent arrêt a remis en cause ce positionnement constant de la CJUE sur les questions relevant de l'éthique. Il s'agit de l'arrêt Brüstle intervenu en octobre 2011 dans lequel la Cour, contre toute attente, a donné une définition juridique positive de l'embryon (« l'embryon » s'entend de « tout ovule humain dès la stade de la fécondation ») alors qu'une position consensuelle des États membres est loin d'être acquise en la matière et qu'aucun autre juge -national ou supranational - n'avait jusqu'à présent souhaité emprunter cette voie. Il est encore trop tôt pour dire si cet arrêt est le signe d'un revirement de la CJUE dans sa conception des rapports entre droit communautaire et droit nationaux dans le domaine de l'éthique.

C. L'APPROCHE EUROPÉENNE DE L'ÉTHIQUE PAR LA RÉGULATION

En dépit du fait que l'éthique n'est pas une compétence européenne et que le principe de subsidiarité a vocation à s'appliquer en la matière, une « éthique pragmatique » s'est imposée en utilisant les voies classiques de la régulation dans le cadre du fonctionnement du marché unique de l'Union européenne et de la négociation intergouvernementale au sein du Conseil de l'Europe.

1. Le Conseil de l'Europe
a) L'adoption de normes dans le domaine de la biomédecine

La Convention pour la protection des droits de l'Homme et de la dignité de l'être humain à l'égard des applications de la biologie et de la médecine, signée à Oviedo le 4 avril 1997, est la première norme juridique internationale contraignante adoptée dans le domaine de la biomédecine. Son élaboration correspond à la volonté de fixer dans une convention-cadre les principes généraux que le Conseil de l'Europe avait contribué à faire émerger dans le cadre de ses travaux antérieurs sur la biomédecine et de combler ainsi le vide juridique dans lequel la biomédecine et ses applications avaient pu évoluer jusqu'alors. Comme l'indiquait le rapport pour avis de l'APCE : « Il est du devoir des décideurs politiques d'assumer la responsabilité des décisions sur des sujets parfois très complexes et controversés. En l'absence de cet engagement, le savant et le médecin se verraient investis d'une tâche qui n'est pas normalement la leur, à savoir le leadership social et éthique dans la société. En outre, l'absence de règles claires mettrait aussi le juge dans l'embarras devant des situations délicates et lourdes de conséquence ».

Dès le début, le projet final de la Convention est conçu dans une optique évolutive. C'est ainsi qu'il est prévu que la Convention se limite à l'énoncé des principes les plus importants et que les aspects plus spécifiques fassent l'objet de normes complémentaires et plus détaillées dans le cadre de protocoles additionnels. L'objectif est « de bâtir un socle et, graduellement, de le compléter ».

La Convention d'Oviedo, composée d'un préambule et de 38 articles, porte à la fois sur les principes applicables dans la médecine clinique quotidienne et sur les grandes thématiques de la bioéthique . Le préambule souligne le nécessaire respect de l'être humain dans sa double composante d'individu et d'espèce humaine. Quant aux 38 articles, ils sont regroupés en quatorze chapitres dont les plus importants sont : Consentement (chap. II), Vie privée et droit à l'information (chap. III), Génome humain (chap. IV), Recherche scientifique (chap. V), Prélèvement d'organes et de tissus sur des donneurs vivants à des fins de transplantation (chap. VI), Interdiction du profit et utilisation d'une partie du corps humain (chap. VII), Débat public (chap. X).

Les protocoles additionnels, adoptés entre 1998 et 2008, ont pour objet l'interdiction du clonage d'êtres humains, la transplantation d'organes et de tissus d'origine humaine, la recherche biomédicale et les tests génétiques à des fins médicales.

La Convention, au travers du travail de veille et de réflexion du Comité directeur de la bioéthique (DH-BIO), est également devenue le support pour l'élaboration de recommandations (non contraignantes) du Comité des ministres du Conseil de l'Europe. On peut citer la recommandation sur la xénotransplantation (2003), la recommandation relative à la protection des droits de l'Homme et de la dignité des personnes atteintes de troubles mentaux (2004) et celle sur la recherche utilisant du matériel biologique d'origine humaine (2006).

Enfin, des travaux sont actuellement en cours au sein du DH-BIO pour élaborer un instrument juridique sur la prédictivité et les tests génétiques dans le domaine de l'assurance.

b) L'adoption de normes concernant le bien-être animal

Le Conseil de l'Europe s'est préoccupé dès les années 1960 du sort des animaux utilisés par les humains. Dans une recommandation au Conseil des ministres, l'APCE estimait en 1961 que « le traitement humain des animaux constitue l'une des caractéristiques de la civilisation occidentale ».

L'idée que, parmi les principes qui constituent le patrimoine commun des États membres, le respect des animaux est incontestablement une des obligations sur lesquelles se fonde la dignité du citoyen européen, s'est rapidement imposée au sein du Conseil de l'Europe. Fondée sur la reconnaissance du fait que l'homme est autorisé à utiliser les animaux afin de satisfaire ses besoins en nourriture, en vêtements et en compagnie, ou sa recherche de la connaissance, de la santé et de la sécurité, l'approche du Conseil de l'Europe a alors consisté à élaborer des normes juridiques éthiquement acceptables autorisant ces activités tout en veillant à ce qu'elles n'infligent aucune douleur, souffrance, angoisse ou dommage durable inutiles aux animaux qui en font l'objet.

Au final, cinq conventions différentes visant à améliorer le bien-être de cinq catégories d'animaux ont été signées et ratifiées par de nombreux États membres . Elles concernent la protection des animaux en transport international (1968), la protection des animaux dans les élevages (1976), la protection des animaux d'abattage (1979), la protection des animaux vertébrés utilisés à des fins expérimentales ou à d'autres fins scientifiques (1986) et la protection des animaux de compagnie (1987) 9 ( * ) . Signalons que les principales règles du Conseil de l'Europe sur la protection des animaux ont fait l'objet d'une transposition dans le droit communautaire, évitant d'imposer ainsi aux États de l'Union des réglementations parallèles ou différentes.

2. L'Union européenne
a) Dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises (RSE)

L'Union européenne s'est saisie du sujet de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) au début des années 2000. Ayant fondé pendant longtemps son approche de la RSE sur l'initiative et le volontariat des entreprises, son action en la matière est restée jusqu'à présent limitée.

C'est le Livre vert intitulé « Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises » 10 ( * ) , qui lance en 2001 un débat sur la RSE à l'échelle européenne. Il invite les différentes parties prenantes à un dialogue sur « l' intégration d'objectifs sociaux et environnementaux dans les activités commerciales des entreprises, et dans leurs relations avec leurs partenaires ». La Commission européenne y suggère notamment d'améliorer la qualité des informations communiquées par les entreprises sur ces objectifs dans leurs bilans et audits. Dans l'optique de la Commission européenne, la RSE, tout en contribuant au respect des valeurs européennes et des normes en matière de droits de l'Homme, de protection de l'environnement et de travail, fait partie de l'agenda économique de Lisbonne et doit, à ce titre, favoriser l'innovation, la compétitivité des entreprises européennes ainsi que la création d'emplois.

Cette initiative sera suivie de trois communications de la Commission européenne (en 2002, 2006 et 2011) sur la stratégie de l'Union européenne en matière de RSE. Entretemps, aucun encadrement juridique de la RSE ne voit le jour. L'action européenne s'est principalement limitée à encourager le dialogue entre les pouvoirs publics, les entreprises, les partenaires sociaux et les ONG au sein d'un forum pluripartite européen (2002-2004) et d'une « Alliance européenne pour la RSE » (2006-2008). Proche de la position anglo-saxonne, la Commission européenne envisage alors la RSE en dehors de toute contrainte légale, faisant confiance à l'autorégulation des acteurs économiques.

La crise économique et financière fait prendre conscience des limites de cette approche : les grandes banques, à l'origine de la crise, qui ont poussé les emprunteurs à souscrire des prêts subprimes disposaient toutes d'un code éthique... Une première inflexion dans l'action européenne intervient donc en 2008, pendant la présidence française de l'Union européenne, avec une déclaration des États membres en faveur d'un renforcement de l'encadrement du « reporting » environnemental et social des entreprises européennes. De plus, le rôle du groupe de haut niveau sur la RSE, jusque-là piloté par la DG Industrie et la DG Emploi, mais intégrant désormais les DG Marché intérieur, Environnement et Relations extérieures, est revu : il a à présent pour but de faire émerger des projets de règlement ou de directive pour structurer le secteur de la RSE, en s'inspirant notamment de mesures prises au niveau national.

La dernière communication en date : « Responsabilité sociale des entreprises : une nouvelle stratégie de l'UE pour la période 2011-2014 » 11 ( * ) confirme cette nouvelle orientation de la Commission en faveur d'un encadrement de la RSE. Selon Michel Doucin, ambassadeur français chargé de la bioéthique et de la RSE, que votre rapporteur a auditionné, « Bruxelles voit désormais la RSE encadrée comme un outil de régulation économique, sociale et environnementale et comme la possibilité d'améliorer la gouvernance des entreprises et de réduire les inégalités sociales croissantes ». La Commission européenne reconnaît ainsi le rôle indispensable des États dans le rôle de catalyseur et pour impulser une dynamique d'action. Elle propose en outre un plan d'action avec quelques mesures concrètes comme l'utilisation de la réglementation sur les marchés publics pour privilégier les entreprises les plus responsables ou l'incitation des entreprises de plus de 500 salariés à publier une déclaration comprenant des informations relatives aux questions d'environnement, sociales, de personnel, de respect des droits de l'Homme et de lutte contre la corruption (une proposition de directive 12 ( * ) visant à modifier à cet effet les quatrième et septième directives comptables sur les comptes annuels et consolidés est actuellement en cours d'examen).

PLAN D'ACTION DE L'UNION EUROPÉENNE
EN MATIÈRE DE RESPONSABILITÉ SOCIALE DES ENTREPRISES (2011-2014)

La Commission européenne prévoit un plan d'action en huit points :

1) Renforcement des bonnes pratiques et de la visibilité de la RSE : mise en place d'un prix Européen pour la RSE et de plateformes sectorielles à l'attention des entreprises et de leurs parties prenantes, en vue de les inciter à prendre des engagements et à en assurer le suivi.

2) Amélioration du degré de confiance dans les entreprises : organisation d'un débat public et réalisation d'études sur la confiance des citoyens envers les entreprises.

3) Amélioration du processus de régulation et de co-régulation : rédaction d'un code des bonnes pratiques pour encadrer les initiatives de régulation et de co-régulation.

4) Renforcement de l'attrait de la RSE pour les entreprises : mise en place de politiques visant à inciter le marché à récompenser les entreprises ayant un comportement responsable, notamment sur les marchés publics.

5) Amélioration de la communication des entreprises : réflexion sur la mise en place d'une nouvelle mesure législative visant à inciter les entreprises à mieux communiquer sur leurs informations sociales et environnementales.

6) Poursuite de l'intégration de la RSE dans les secteurs de l'éducation, de la formation et de la recherche : soutien financier accordé par la Commission Européenne aux projets de formation dans le domaine de la RSE, étude des possibilités offertes afin de mieux soutenir financièrement la recherche.

7) Mise en évidence de l'importance des politiques nationales en matière de RSE : les États membres sont invités à mettre en place ou revoir leurs plans de promotion de la RSE, et la mise en place d'un système d'examen par les pairs des politiques RSE nationales est envisagé. À ce jour, 15 États membres seulement sur 27 ont déjà une politique RSE en place.

8) Rapprochement entre les conceptions mondiales et européennes de la RSE : l'accent est mis sur les principes directeurs de l'OCDE à l'attention des multinationales, les principes du Pacte Mondial des Nations Unies (Global Compact), les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'Homme, les principes de l'OIT concernant les entreprises multinationales et la politique sociale et la norme ISO 26000.

b) Dans le domaine de la biomédecine

L'Union européenne a adopté depuis la fin des années 1990 plusieurs directives et règlements prenant directement la biomédecine pour objet . Cette activité législative s'est développée dans le cadre des compétences dévolues à l'Union européenne, au travers des articles 114 TFUE (ancien article 95 du traité sur la communauté européenne - TCE) relatif à l'harmonisation du marché intérieur et 168 TFUE (ancien article 152 TCE) relatif à la santé.

L'article 114 permet de « rapprocher les dispositions législatives réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur ». C'est sur cette base juridique que la directive 98/44/CE relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques, le code communautaire des médicaments (directive 2001/83/CE) ou encore la directive 2001/20/CE sur les essais cliniques ont été adoptées. Dans les trois cas, la volonté de réglementer l'exercice des libertés économiques dans ces secteurs liés à la médecine et à la biologie a rendu nécessaire et indispensable d'instaurer en parallèle le respect d'un certain de principes ou critères éthiques. À titre d'exemple, on peut citer l'obligation faite aux États membres, à l'article 6 de la directive Essais cliniques de 2001, de constituer des comités d'éthique dont le rôle et les missions dans le processus d'autorisation des essais cliniques sont par ailleurs détaillés 13 ( * ) .

C'est à l'occasion du long et difficile débat sur la directive de 1998 sur la brevetabilité du vivant (dix années) que les instances communautaires ont pris conscience de la dimension éthique de ces sujets qu'elles avaient tendance à négliger en ne s'intéressant qu'aux aspects de compétitivité. L'enjeu de départ en matière de brevetabilité du vivant était ainsi de faire exister l'Europe face à ses compétiteurs américain et japonais dans le domaine des biotechnologies. Au final, la directive 98/44/CE a permis de faire émerger un véritable « modèle européen » de brevetabilité du vivant en incorporant notamment des principes éthiques généraux, comme à l'alinéa 16 : « Considérant que le droit des brevets doit s'exercer dans le respect des principes fondamentaux garantissant la dignité et l'intégrité de l'homme ». Ce modèle exclut aujourd'hui du champ de la brevetabilité tout ce qui n'est qu'une découverte de l'existant naturel, et qui ne fait donc pas appel à l'inventivité scientifique. Il vise en cela tout particulièrement le corps humain et ses éléments (les gènes, notamment). Au-delà, ce texte pose également comme principes l'exclusion de la brevetabilité de tout procédé de clonage d'êtres humains, de toute modification de l'identité génétique germinale de l'être humain, de l'utilisation d'embryons humains à des fins industrielles ou commerciales et plus généralement l'exclusion de toute invention dont l'exploitation serait contraire à l'ordre public et aux bonnes moeurs.

L'intégration de principes ou de préoccupations éthiques dans la législation communautaire a également progressé avec l'adoption de mesures sanitaires harmonisées permettant d'organiser la libre circulation des patients et des produits d'origine humaine (sang, tissus, organes, etc.) dans le cadre de l'article 168 TFUE. En fixant des standards de qualité et des normes de sécurité élevés, l'Union européenne a obligé les États à assurer un haut niveau d'éthique dans les domaines concernés. Les exigences en matière de traçabilité des dons contribuent par exemple à garantir l'interdiction de tout commerce du corps humain et de ses produits. C'est à cet égard qu'on peut parler véritablement d'« éthique pragmatique ». Par ailleurs, comme pour la brevetabilité du vivant, des tensions entre impératifs économiques liées au marché et impératifs éthiques sont apparus qui ont nécessité de poser des garde fous éthiques. La directive 2002/98/CE sur les dons du sang prend ainsi le soin de rappeler que « la pratique moderne en matière de transfusion sanguine repose sur les principes du don volontaire, de l'anonymat du donneur et du receveur, du bénévolat du donneur et de l'absence de profit pour les établissements participant aux services de transfusion sanguine ».

Les textes instaurant des normes de qualité et de sécurité élevées et incorporant certains principes éthiques, pris sur le fondement des dispositions de l'article 168 du TFUE, sont les suivants :

- la directive 1998/79/CE du 17 octobre 1998, relative aux dispositifs médicaux de diagnostic in vitro, couvre notamment les tests génétiques (elle porte sur les aspects de sécurité et de qualité et ne traite ni des conditions d'utilisation des tests génétiques, ni des conditions de délivrance des résultats des tests) ;

- la directive 2002/98/CE du 27 janvier 2003 établissant des normes de qualité et de sécurité pour la collecte, le contrôle, la transformation, la conservation et la distribution du sang humain et des composants sanguins ;

- la directive 2004/23/CE du 31 mars 2004 relative au don et à l'utilisation de tissus et cellules humains et ses directives techniques ;

- la directive 2010/53/UE du 7 juillet 2010 relative aux normes de qualité et de sécurité des organes humains destinés à la transplantation.

c) Dans le domaine de la recherche

Dans le cadre de ses programmes-cadres de recherche et développement, l'Union européenne a mis en place une politique d'évaluation éthique des projets scientifiques qui sont soumis à la Commission européenne en vue d'obtenir un financement communautaire .

La Commission européenne évalue dans une première phase tous les projets qui lui sont soumis par les équipes de recherche européennes. Elle prend notamment en compte des critères de qualité scientifique et technologique, la qualité de mise en oeuvre et les impacts attendus. C'est lors de cette évaluation que sont identifiés les projets soulevant des problèmes éthiques qui font l'objet au cours d'une deuxième phase d'un examen spécifique. Cette évaluation ou « revue » éthique est systématique pour les projets impliquant des êtres humains, pour ceux travaillant sur des cellules souches embryonnaires humaines et pour les projets prévoyant des expérimentations sur des primates. Les panels d'évaluation éthique des projets sont composés de médecins, vétérinaires, psychologues, sociologues, philosophes, juristes, assureurs, responsables de PME et ingénieurs. Des membres de la société civile, tels que des associations de patients, peuvent être invités.

D'une manière générale, la revue éthique vise à :

- mesurer la prise en compte par les équipes de recherche candidates des aspects éthiques et de l'impact social des recherches entreprises ;

- établir si les règles et standards éthiques des programmes-cadres et de la législation communautaire ainsi que les conventions internationales sont respectées ;

- savoir si les candidats ont cherché à obtenir l'approbation des comités d'éthique locaux ou nationaux concernés ;

- évaluer le rapport entre les objectifs de recherche et les moyens envisagés pour les atteindre.

Parmi les problèmes communément rencontrés dans l'évaluation éthique des projets, on trouve la question du consentement éclairé des volontaires participant à des expérimentations scientifiques, la protection et le traitement des données personnelles recueillies, la prise en compte des usages potentiellement dangereux pour la société des résultats de recherche (détournement à des fins terroristes, etc.), l'inclusion des pays en voie de développement dans les recherches et le bénéfice que ces sociétés sont à même d'en tirer (partage des résultats de propriété intellectuelle issus du projet par exemple).

CONCLUSION :
RELEVER LE DÉFI DE L'ÉTHIQUE EN EUROPE

L'éthique est une démarche méconnue en Europe mais est loin d'y être marginalisée. L'existence de comités d'éthique ou de structures équivalentes dans tous les pays de l'Union européenne ou l'adoption de législations visant à garantir le respect de principes éthiques fondamentaux dans de nombreux États membres (surtout dans le domaine de la biomédecine) prouvent que les sociétés européennes contemporaines ont besoin de la réflexion éthique pour les aider à préserver et consolider le « vivre ensemble ». Ce souci est partagé au niveau européen, en dépit des difficultés que représente le défi de faire coexister des éthiques nationales parfois très éloignées.

Pourtant, il est indéniable que, au niveau national ou européen, l'éthique n'occupe pas une position déterminante dans la définition des politiques publiques ou au sein de l'initiative privée. Pour reprendre les mots du Professeur Didier Sicard, elle est souvent la « cerise sur le gâteau », ce qui vient après le reste ; dans le pire des cas, elle constitue un « alibi ». Faire de l'éthique un atout-clé pour le développement de nos sociétés européennes, tel est l'objectif qu'il conviendrait d'atteindre. Cela implique notamment de réviser certains schémas de pensée dans le domaine de la gouvernance et de poser la question de la formation en éthique.

A. L'ÉTHIQUE AU SERVICE DE LA GOUVERNANCE

1. La question préalable du débat

Le débat est important. Il fonde la démarche éthique. Il a pour but de faire évoluer les positions de chacun, de faire naître chez les uns de la considération pour les idées des autres sans rechercher nécessairement un consensus. En matière éthique, réussir le débat, c'est déjà accomplir une grande partie du chemin.

a) Les limites actuelles du débat éthique en Europe

Le débat éthique existe dans le cadre européen, nous l'avons vu dans la deuxième partie de ce rapport, mais les formes qu'il prend limitent sa portée.

Prenons soin tout d'abord d'écarter les « faux amis ». Les travaux du Conseil de l'Europe en matière d'éthique (de bioéthique essentiellement) ne donnent pas lieu à un débat éthique en tant que tel : il s'agit de négociations intergouvernementales visant à aboutir, en cas d'accord, à l'adoption d'une norme juridique contraignante ou non. De même, les réunions du Groupe interservices sur l'éthique et les politiques européennes au sein de la Commission européenne ne relèvent pas du débat éthique mais bien davantage de la coordination politique et administrative. Quant au dialogue institutionnalisé avec les Églises et les organisations philosophiques et non confessionnelles dans le cadre de l'Union européenne, s'il permet un échange sur les enjeux éthiques et sur les valeurs, il ne répond pas complétement aux critères fondamentaux du débat éthique : indépendance, pluridisciplinarité et pluralisme.

Les conditions d'un vrai débat éthique ne se trouvent réunies au final qu'au sein du Groupe européen d'éthique (GEE) et dans le cadre des rencontres entre comités d'éthique nationaux au niveau européen (NEC - Forum). Or, si les échanges au sein de ces instances sont de grande qualité, ils présentent le défaut principal de se dérouler dans l'indifférence générale. Indifférence du public ignorant de l'existence de ces débats tenus entre experts réunis en comité restreint mais aussi indifférence des institutions. Les exemples sont rares en effet où les avis du GEE ont servi à la discussion politique (citons, pour mémoire, le clonage ou les OGM). Cette indifférence peut même se transformer en volonté de contournement comme ce fut le cas récemment avec la révision de la directive 2001/20/CE sur les essais cliniques où la Commission européenne a omis de saisir le GEE du sujet alors que les motifs ne manquaient pas (le GEE s'est au final autosaisi de la question).

La forme des débats peut également s'avérer insatisfaisante. Ainsi, les rencontres européennes des comités d'éthique nationaux consistent-elles trop souvent en des échanges de bonnes pratiques ou en la juxtaposition de points de vue nationaux qui ne permettent pas réellement de faire progresser le débat éthique européen. De même, s'il faut souligner la volonté d'ouverture du GEE à travers l'organisation de tables rondes publiques préalablement à la remise de ces avis, on ne peut que déplorer le schéma extrêmement classique dans lequel ces réunions s'inscrivent. Rassembler au cours d'une seule journée les représentants des institutions européennes, des experts, ainsi que les représentants d'entreprises, d'ONG ou d'associations est insuffisant pour donner forme à un débat éthique digne de ce nom. Le résultat consiste souvent en un enchaînement d'exposés d'experts et de prise de parole par des groupes de pression structurés, où la parole citoyenne semble singulièrement absente.

b) Promouvoir le débat éthique avec et au sein de la société civile

La revalorisation du débat éthique passe par une participation citoyenne accrue . À l'échelle européenne ou nationale, sur de nombreux sujets comportant une dimension éthique, il serait ainsi utile de favoriser l'émergence d'un débat démocratique plus participatif. Éviter la confiscation du débat par les experts et permettre aux citoyens dans leur diversité de se l'approprier : telles sont les conditions pour réaliser cette ambition.

La nécessité de ne pas confisquer le débat s'impose. Pour cela, il faut que les citoyens disposent des clés de compréhension suffisantes pour bien saisir les enjeux du débat qui les intéresse. L'organisation d'un débat sur des enjeux éthiques implique un véritable travail d'information, voire une formation du citoyen à la fois sur le plan technique et sur l'éthique de la discussion et du débat contradictoire.

Le débat éthique repose donc sur l'éducation des citoyens . Il peut s'agir d'une éducation ponctuelle, lorsque des forums citoyens sont organisés sur un sujet précis, comme ce fut le cas en France avant la révision de la loi relative à la bioéthique en 2011. On peut également envisager une éducation plus organisée, plus systématique notamment grâce à l' école et l' université où des générations de citoyens seraient en mesure d'acquérir les outils et le sens critique nécessaires pour participer au débat éthique et exercer aussi leur vigilance vis-à-vis des décisions politiques. Les comités d'éthique ont aussi un rôle essentiel à jouer dans ce travail d'explication et d'éclairage des enjeux éthiques. Ils disposent en effet de l'expérience et de l'expertise pour diffuser une culture du débat et de l'éthique de la discussion , afin d'établir les conditions d'un vrai débat avec la société.

La France a légiféré dans ce sens en confiant au Comité consultatif national d'éthique la mission d'organiser un débat public sous forme d'états généraux sur « tout projet de réforme sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé », avec l'obligation de former préalablement le panel des citoyens participant à ces conférences. La transposition d'un tel modèle au niveau européen ne semble pas impossible. En allant au-delà de la consultation d'opinion et de la transmission d'informations dans lesquelles le débat citoyen se cantonne trop souvent, ce type d'initiative, s'il évite l'instrumentalisation par les lobbys, pourrait faire grandement progresser la qualité du débat éthique.

2. L'éthique, instrument d'une meilleure gouvernance

Trop souvent aujourd'hui, l'éthique s'apparente à une démarche de circonstance voire de convenance dans le processus de décision politique. Confrontée à des situations qui relèvent du fait acquis et mettent au défi nos facultés de compréhension, d'anticipation et de régulation, la démarche éthique se trouve piégée dans une posture où elle ne peut que rappeler les principes essentiels et tenter de « réparer les dégâts ».

Ce problème est notamment lié au fait que le temps de l'action politique n'est pas le temps de la réflexion éthique. Interrogés sur la manière d'intégrer au mieux l'éthique dans les mécanismes de gouvernance, la plupart des interlocuteurs que votre rapporteur a rencontrés ont souligné ce décalage. Pour surmonter cette difficulté, plusieurs ont jugé alors indispensable d' affirmer la notion de long terme dans l'action politique et, à cet effet, de développer les moyens de prospective et les capacités d'anticipation . C'est à ces conditions que la démarche éthique pourra trouver sa place dans les processus de décision et représentera une réelle plus-value en matière de gouvernance.

Dans ce contexte, la constitution, au niveau européen, d'un comité des sages ou d'experts détachés des contraintes politiques a été la solution institutionnelle le plus souvent retenue par les personnes auditionnées. Reposant sur les principes d'indépendance, de pluralisme et de pluridisciplinarité déjà valables pour les comités d'éthique, ce comité aurait pour mission générale de travailler à la définition du « bien commun futur » dans le but de tracer les perspectives et les limites de l'action politique à long terme en Europe. Il aurait, par conséquent, une double fonction d' anticipation et de vigilance . Cette proposition est proche de l'idée d'une « Académie du futur », composée de scientifiques, de philosophes, d'experts et de représentants d'associations, que Pierre Rosanvallon 14 ( * ) et Dominique Bourg 15 ( * ) appellent de leurs voeux pour renouveler l'exercice démocratique face aux défis écologiques et climatiques.

Associées à la conduite de débats éthiques conformes aux préconisations que nous avons exposées précédemment, la création d'un tel comité et l'adaptation en conséquence du mode de gouvernance pourraient contribuer à redonner du sens au projet européen.

B. LA FORMATION EN ETHIQUE : RELEVER LE DÉFI DE LA COMPÉTENCE

1. Enseigner l'éthique : un impératif

Il existe un décalage dans nos sociétés contemporaines entre une demande d'éthique de plus en plus forte, qui se manifeste dans divers secteurs (santé, économie, environnement, etc), et la faible considération que la matière éthique en tant que telle reçoit par ailleurs.

La démarche éthique pâtit à la fois d'une profonde méconnaissance et de l'idée répandue qu'elle peut se pratiquer de manière instinctive, en dehors de tout apprentissage, en faisant tout simplement appel au « bon sens ». Cette situation conduit souvent à une impasse où l'éthique est réduite à une dimension ornementale (l'éthique « placebo ») voire instrumentalisée (l'éthique « alibi »).

L'éthique doit être prise au sérieux. Elle repose sur une réflexion rationnelle qui mène à des prises de position s'appuyant sur des principes et des valeurs. Sa pratique implique de connaître et maîtriser des concepts et de mettre en oeuvre une méthodologie. Pour éviter de voir prospérer une éthique au rabais, il est donc indispensable de proposer des parcours de formation de qualité en éthique. Cela passe avant tout, selon votre rapporteur, par la mise en place d'un enseignement et d'une recherche universitaires dignes de ce nom .

2. Quel statut pour l'enseignement de l'éthique ? Le cas particulier de la France

L'éthique est censée tirer sa force de l'interdisciplinarité. En effet, pour être pertinente aujourd'hui, l'éthique ne peut pas se limiter au seul territoire de la philosophie. Elle doit être ouverte à d'autres approches du réel telles que les sciences sociales, la médecine, l'économie, etc 16 ( * ) . Mais, dans le cadre de l'enseignement universitaire, cette force peut se transformer en faiblesse. Dépendante de multiples disciplines, l'approche éthique est confrontée à la difficulté d'exister elle-même comme matière universitaire à part entière . On compte certes dans plusieurs pays européens (Allemagne, Autriche, France, Italie, Suisse, Royaume-Uni) quelques enseignements et diplômes « autonomes » en éthique, à vocation interdisciplinaire, mais ceux-ci font figure d'exceptions. La règle consiste davantage à instituer un enseignement dédié à l'éthique dans le périmètre limité de chaque discipline. Ce mode de fonctionnement est problématique car il entraîne la constitution au sein de l'université de « chapelles éthiques » (éthique de l'environnement, éthique des affaires, éthique biomédicale, etc.) qui se fabriquent une éthique à la carte et négligent les apports d'une approche holistique de l'éthique.

S'étant entretenu dans le cadre de la préparation de ce rapport avec les représentants de la Commission permanente du Conseil national des universités (CP-CNU) et plusieurs universitaires, votre rapporteur n'a pu que faire le constat de la difficulté de faire émerger l'éthique comme une discipline autonome au sein de l'université française.

Le Conseil national des universités est l'instance nationale chargée de de la gestion de la carrière des enseignants-chercheurs en France. Il est organisé en « groupes de sections », chaque section représentant un ensemble cohérent de disciplines, spécialités et thèmes de recherche universitaires. La transversalité de certaines disciplines ou spécialités - dont l'éthique - y est largement acceptée et est une donnée habituelle. Mais, en pareil cas, le rattachement des enseignants-chercheurs à une « section CNU » de référence reste de mise. Actuellement, l'enseignement et la recherche en éthique sont ainsi pris en compte dans le cadre des formations universitaires et notamment des écoles doctorales dépendant de la 17 e section -« Philosophie », de la 72 e section - « Histoire et épistémologie des sciences », ou dans le cadre de certaines formations médicales (section 46-03 - « Médecine légale et droit de la santé »). Or, le fait de ne pas disposer d'une section CNU dédiée s'avère invalidant pour la carrière d'un enseignant-chercheur qui souhaite se spécialiser en éthique. L'éthique ne peut en effet être considérée comme sa discipline majeure. Dans ces conditions, son investissement en faveur de l'éthique - à travers des publications, par exemple - ne sera pas valorisé et pourra même nuire à son plan de carrière car on lui fera le reproche de ne pas suffisamment s'impliquer dans le champ disciplinaire dont il dépend.

Le moyen pour sortir de ce blocage serait de reconnaître l'éthique pour elle-même à travers la constitution d'une section CNU interdisciplinaire sur le modèle de ce qui se pratique pour l'épistémologie, l'anthropologie ou les sciences de l'éducation. C'est une fois organisée officiellement que l'on pourra veiller au sérieux de la formation et des diplômes dans le domaine de l'éthique .

ANNEXE

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

À Paris

- M. Michel Doucin , ambassadeur chargé de la bioéthique et de la responsabilité sociale des entreprises ;

- M. Alain Grimfeld , président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) de 2008 à 2012 et Mme Marie-Hélène Mouneyrat, secrétaire générale ;

- Mme Isabelle Erny , juriste à la division Droits, Éthique et Appui juridique de la Direction générale de la Santé, ancienne présidente du Comité directeur bioéthique du Conseil de l'Europe (2007-2009) ;

- M. Ruwen Ogien , philosophe, directeur de recherche au CNRS ;

- M. Jérôme Vignon , président de « Les semaines sociales de France », président de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale, ancien fonctionnaire européen (directeur chargé de la protection sociale et de l'inclusion sociale à la Commission européenne ; directeur chargé de la Cellule de prospective de la Commission européenne) ;

- M. Didier Sicard, p rofesseur de médecine, ancien président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) ;

- M. Bernard-Marie Dupont , médecin généticien, président de l'Institut européen de la Santé ;

- Mme Dorothée Benoit-Browaeys , déléguée générale de VivAgora , plateforme de veille, d'information et de concertation pour une contribution citoyenne aux choix scientifiques et techniques ;

- M. Claude Huriet , président de l'Institut Curie, ancien sénateur et ancien membre du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) ;

- Mme Valérie Depadt-Sebag , maître de conférences à la Faculté de droit Paris XIII, enseignante à l'Espace éthique de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) ;

- Mme Corine Pelluchon , maître de conférences en philosophie à l'Université de Poitiers ;

- Mme Emmanuelle Prada-Bordenave , directrice générale de l'Agence de la Biomédecine ;

- Mme Véronique Fournier , directrice du Centre d'éthique clinique à l'Hôpital Cochin ;

- M. Arnold Munnich , chef du département de génétique médicale de l'hôpital Necker-Enfants malades de Paris, conseiller pour la recherche biomédicale et la santé à la présidence de la République au sein du cabinet de Nicolas Sarkozy (2007-2012) ;

- Mme Michèle Guillaume-Hofnung , professeur à la Faculté de droit Paris II - Panthéon-Assas ;

- Mme Edwige Rude-Antoine , professeur de droit, directrice de recherche au CNRS, directrice du Centre de recherche « Sens, Éthique, Société » (CERSES) à l'Université Paris V - Descartes ;

- M. Hugues Puel , économiste, auteur d'ouvrages sur l'éthique en économie ;

- M. Djelloul Seddiki , directeur de l'Institut de Théologie Al-Ghazali de la Grande Mosquée de Paris , responsable de la formation des imams et des aumôniers ;

- M. Régis Aubry, président de l'Observatoire national de la fin de vie (ONFV) ;

- M. Marc Piévic, délégué général de la Fondation Ostad Elahi - éthique et solidarité humaine , et M. Pierre-Henri Imbert , administrateur de la Fondation, ancien directeur général en charge des droits de l'Homme et de l'État de droit au Conseil de l'Europe ;

- M. Antoine Spire , universitaire et journaliste ;

- M. Jean-Claude Ameisen , président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) depuis 2012, ancien vice-président du bureau de la Conférence européenne des Comités d'éthique nationaux du Conseil de l'Europe (COMETH) ;

- Mme Dominique Faudot , présidente du bureau de la Commission permanente du Conseil national des universités (CP-CNU) ;

- Mme Marie-Jo Thiel, membre du Groupe européen d'éthique des sciences et des nouvelles technologies (GEE), directrice du Centre européen d'enseignement et de recherche en éthique (CEERE) ;

- M. Emmanuel Hirsch , directeur de l'Espace éthique de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), professeur d'éthique médicale à la Faculté de médecine Paris-sud XI ;

- M. Emmanuel Lulin , directeur de l'éthique du groupe L'Oréal ;

- Mme Stéphanie Hennette-Vauchez , professeur de droit public à l'Université Paris X Nanterre.

À Bruxelles

- MM. Philippe Galiay et Yves Dumont , administrateurs de la Direction Générale de la Recherche et de l'innovation de la Commission européenne - Unité « Éthique et genre » ;

- M. Maurizio Salvi, c hef du secrétariat du Groupe européen d'éthique des sciences et des nouvelles technologies (GEE), conseiller du président de la Commission européenne sur les questions d'éthique ;

- M. Michaël Kuhn, conseiller Éducation, Culture, Jeunes, Agriculture-Climat au sein de la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE) et Mme Johanna Touzel , porte-parole ;

- Pasteur Rüdiger Noll , directeur de la Commission église et société de la Conférence des églises européennes (CEC) ;

- MM. Pierre Galand , président de la Fédération humaniste européenne et du Centre d'action laïque de Belgique, Jean de Bruecker , secrétaire général adjoint du Centre d'action laïque de Belgique, et Pierre-Arnaud Perrouty, Directeur Europe et international ;

À Strasbourg

- M. Carlos de Sola , chef du service de la bioéthique du Conseil de l'Europe et Mme Laurence Lwoff , secrétaire du Comité de bioéthique (DH-BIO) du Conseil de l'Europe.


* 1 Jacqueline Russ et Clotilde Leguil, « La pensée éthique contemporaine » Que sais-je ?, PUF, Paris 2012

* 2 En philosophie, la nature désigne l'ensemble du réel, tout ce qui existe à l'exception de ce que l'homme y a fait ou ajouté.

* 3 « La bioéthique est la mise en forme à partir d'une recherche pluridisciplinaire d'un questionnement sur les conflits de valeurs suscités par le développement techno-scientifique dans le domaine du vivant ». Didier Sicard « L'éthique médicale et la bioéthique » Que sais-je ?, PUF, Paris 2011

* 4 G. Audisio et A. Chiara, « Schuman, Adenauer et De Gasperi, fondateurs de l'Europe unie selon le projet de Jean Monnet », Paris, Salvator, 2004.

* 5 Le nouveau programme de recherche et développement pour la période 2014-2020, baptisé « Horizon 2020 », a fait l'objet d'un rapport d'information de notre collègue André Gattolin (n°712, 2011-2012)

* 6 L'Espace européen de la recherche (ERA) a pour but de promouvoir une approche intégrée de la recherche en Europe, au-delà d'une simple coopération entre centres de recherche nationaux. L'ERA est souvent décrit comme un « marché commun » pour la recherche.

* 7 Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie.

* 8 Ces dispositions ont été reprises aux articles 4 et 6 du traité de l'Union européenne après adoption du traité de Lisbonne.

* 9 Pour une analyse en détail du contenu de ces conventions ainsi qu'un panorama complet des questionnements autour du bien-être animal, il est utile de se reporter à la publication du Conseil de l'Europe intitulée « Le bien-être animal », parue dans la collection « Regards éthiques » en 2006.

* 10 COM (2001) 366 final

* 11 COM (2011) 681 final

* 12 COM (2013) 207 final

* 13 Il est regrettable que cette obligation n'ait pas été maintenue aussi explicitement dans la proposition de règlement de la Commission européenne révisant la législation européenne en matière d'essais cliniques [COM (2012) 369 final]. Voir à ce sujet la résolution européenne du Sénat n° 68 (2012-2013), dont votre rapporteur fut à l'origine.

* 14 Pierre Rosanvallon, « Sortir de la myopie des démocraties », Le Monde, 7 décembre 2009.

* 15 Dominique Bourg et Kerry Whiteside, « Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique », Paris Seuil, 2010.

* 16 La composition des comités d'éthique en Europe en est un témoignage direct.

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