C. UN COUP POUR RIEN ?

Quoiqu'il en soit, malgré d'intenses tractations et de multiples rappels à l'ordre du Directeur général de l'OMC, ce calendrier des négociations fixé à Hong Kong n'a pas été respecté . En effet, les blocages persistants entre les principaux acteurs ont empêché la tenue de la réunion prévue fin avril à Genève. En outre, différents signes contradictoires peuvent laisser penser qu'en dépit des déclarations publiques, tous les négociateurs ne sont pas disposés à conclure. Si bien que ce n'est pas faire preuve d'excès de pessimisme que d'imaginer qu'après le report de la réunion d'avril, ce soit celle de juillet qui soit remise sine die , ce qui sonnerait définitivement le glas du Cycle de Doha pour le développement .

1. L'annulation de la réunion d'avril 2006

a) Une nouvelle méthode de négociations : la stratégie du triangle

Pour faire avancer les discussions dans le laps de temps très bref qui avait été retenu par la Déclaration ministérielle, le Directeur général de l'OMC a formalisé les tendances dessinées à Hong Kong en suggérant une segmentation de la négociation en trois parties :

- une première partie portant sur les trois sujets essentiels de l' accès au marché agricole , des soutiens internes agricoles et de l' accès au marché pour les produits industriels , qualifiés de sujets du « triangle » , qui constituent le préalable à tout accord général et mettent au prise les trois grands acteurs que sont, pour chacun des sujets respectifs, l'Union européenne, les Etats-Unis et le G20 (Brésil et Inde) ; dans une approche dite de haut en bas ( « top down approach » ), limitée à un petit groupe (G4, éventuellement G6), chaque négociateur devrait accepter de faire, sur ses intérêts défensifs, des propositions conformes aux attentes de ses partenaires dans un « mouvement de concert » garantissant qu'aucun sacrifice ne sera consenti inutilement et que chaque concession sera « récompensée » par une contrepartie (35 ( * )) ;

- une deuxième partie consacrée, selon une approche de bas en haut ( « bottom up approach » ), aux aspects secondaires ou techniques des sujets du triangle : coton, concurrence à l'exportation en agriculture, questions de développement (produits spéciaux, clause de sauvegarde spéciale en agriculture), PMA (consolidation de l'accès en franchise de droits et de quotas), petites économies vulnérables (sélection et traitement), pays récemment accédants (sélection et traitement), érosion des préférences ;

- une troisième partie concernant, dans des groupes de négociations plus élargis, les autres sujets du Cycle : le volet services , à partir des requêtes plurilatérales devant être déposées en février 2006, le pilier relatif aux règles (antidumping, accords commerciaux régionaux), le traitement spécial et différencié au titre du volet développement, l'aspect « mise en oeuvre » , au sein duquel sont notamment discutées les questions relatives aux indications géographiques ou à l'articulation de l'OMC avec la Convention sur la biodiversité, ou encore la facilitation du commerce .

b) Une méfiance persistante

Cette articulation, pour séduisante qu'elle fut, a fait long feu . Si quelques avancées, essentiellement techniques, ont bien eu lieu sur les sujets secondaires, aucun « mouvement de concert » n'a été enregistré sur ceux, essentiels, du « triangle » . C'est pourquoi le DG de l'OMC a dû renoncer à convoquer à Genève la réunion prévue pour la fin du mois d'avril .

La responsabilité en est sans doute partagée : cependant, force est de constater qu' il était difficile à l'Union européenne d'avancer une nouvelle fois sans être assurée que, pour leur part, ses interlocuteurs feraient enfin un mouvement significatif . En effet, ceux-ci ont « empoché » successivement, sans contreparties garanties, la réforme de la PAC en 2003, l'offre conditionnelle du 28 octobre 2005 et la fixation à 2013, par la Déclaration finale de la Conférence de Hong Kong, de la date limite pour l'élimination des restitutions aux exportations : il n'était donc pas question que l'UE soit une nouvelle fois la seule à bouger.

Or, on ne peut manquer de s'interroger sur les intentions réelles des deux autres négociateurs du triangle.

Ainsi, les Etats-Unis ont soufflé « le chaud et le froid » quant au calendrier et quant à aux marges de manoeuvre de son négociateur vis-à-vis du Congrès américain sur le volet « soutiens internes agricoles », jouant alternativement sur l'éventuelle prolongation ou sur la remise en cause tant de la Trade Promotion Authority que du Farm Bill . Mais la décision du Président Bush de remplacer, le 18 avril dernier, le représentant au commerce (USTR), M. Rob Portman, habile négociateur et fin politique, par son adjointe, Mme Susan Schwabe, dont seules les qualités de techniciennes avaient été jusqu'ici reconnues (36 ( * )), ne signifie-t-elle pas qu'il ne fera pas tout ce qu'il est en son pouvoir pour parvenir à un accord ? Du reste, la perspective des élections au Congrès en novembre 2006 ne plaide pas davantage à l'optimisme.

Quant au Brésil et à l' Inde , au-delà de leurs accusations réitérées à l'encontre de la prétendue frilosité européenne, ils n'ont eux-mêmes guère fait montre de bonne volonté sur le dossier NAMA , cherchant même une nouvelle fois, ainsi que l'a relevé M. Stanislas Pottier, directeur-adjoint du cabinet de Mme Christine Lagarde, lors de son audition par le groupe de travail le 9 mars dernier, à remettre comme base de discussion la formule ABI en lieu et place de la formule suisse, pourtant actée à Hong Kong.

Du reste, aucune des rencontres intermédiaires qui, bien qu'informelles, ont permis des contacts entre les principaux protagonistes ministériels, n'a permis de débloquer la situation malgré les appels croisés au mouvement : ni le Forum de Davos fin janvier 2006 , ni surtout le sommet du G6 spécialement réuni à Londres les 10 et 11 mars suivant par Peter Mandelson pour discuter des moyens de relancer la machine et rapprocher les points de vue.

2. Le rendez-vous de la dernière chance de juillet 2006

Le décalage de trois mois des négociations sur les modalités agricoles et le dossier NAMA, qui était redouté par Pascal Lamy (37 ( * )), oblige à la fois à modifier le mécanisme de la négociation et à accélérer singulièrement son calendrier . Ce faisant, il remet aussi en cause la stratégie du triangle mise en place par le Directeur général par le retour à une demande de globalisation des discussions .

a) Adopter les modalités avant la fin du mois de juin

A l'heure où est rédigé le présent rapport, le processus de négociation est devenu continu à Genève . La « bottom up approach » jusqu'alors applicable aux seuls sujets techniques secondaires, a été généralisée aux sujets du triangle , sur la base de textes présentés par les présidents des groupes de négociation et examinés soit au cours de réunions bilatérales (UE/Etats-Unis, UE/Brésil) pour tester les hypothèses de compromis, soit au niveau du G4 ou du G6 pour effectuer « une percée ». L'ambition est en effet de parvenir à une situation suffisamment consensuelle pour permettre aux présidents d'agréger les résultats des discussions portant tant sur les sujets du triangle que sur ceux dits secondaires dans un document qui ne laisserait à la réunion ministérielle de juillet qu'un nombre limité de questions à régler .

Reproduisant le schéma des négociations ayant abouti à l'adoption du « Cadre de juillet » en 2004, une « salle verte » serait alors réunie dans le courant du mois de juillet 2006, avant qu'une réunion du Comité des négociations commerciales, puis une réunion du Conseil général, ne viennent permettre à l'ensemble des Membres d'entériner formellement un accord.

Ce scénario idyllique auquel oeuvre le Directeur général de l'OMC et qu'a présenté M. Philippe Gros, représentant permanent de la France auprès de l'OMC, lors de son audition par le groupe de travail le 10 mai dernier, n'est toutefois pas encore écrit. En effet, outre qu'on ne voit pas pourquoi les trois acteurs principaux du triangle viendraient à « bouger » en quelques jours après avoir refusé de le faire pendant plusieurs mois, le fait de s'approcher ainsi de la date fatidique sans résultats patents favorise la résurgence de problèmes jusqu'alors écartés .

b) La remise en cause de la stratégie du triangle

L'approche de l'échéance cruciale conduit en effet les Membres à revenir à une globalisation tant des sujets que des acteurs de la négociation telle qu'elle prévalait avant la Conférence de Hong Kong. Or, ce mouvement fait ressurgir les antagonismes sur le niveau des ambitions du Cycle de Doha et sur l' articulation entre ses deux objectifs majeurs : l' ouverture des marchés d'une part, le développement de l'autre.

Aux clivages traditionnels portant sur les sujets du triangle , qui mettent aux prises les négociateurs dans des alliances variables (38 ( * )), s'ajoute alors un retour du débat entre les Membres sur le nombre et l'ampleur des flexibilités qui devraient être accordées aux PED. Or, en la matière, l'opposition entre ceux-ci et les pays développés se conjugue à des affrontements entre les PED eux-mêmes, selon leur état de développement, la structuration de leur économie et leur ouverture au commerce international .

Dans ce contexte, tous les aspects de la négociation ressurgissent, pour la rendre à nouveau extrêmement complexe : le traitement spécial et différencié tant en agriculture (produits spéciaux et clause de sauvegarde spéciale) qu'en NAMA (flexibilités et coefficients de la formule suisse), la réciprocité moins que totale entre les pays développés et les PED sur le dossier NAMA, le statut des petites économies vulnérables et le traitement des pays récemment accédants , qui demandent des régimes de dérogation importants et prolongés, ainsi que les compensations à l'érosion des préférences , sujet qui oppose très fortement les pays ACP et les Etats latino-américains. Sans parler de la persistance d'« irritants externes » au cycle de négociations pouvant perturber l'obtention d'un accord, comme le dossier de la banane porté par le Honduras et le Nicaragua, ni même de la menace de position idéologique négative toujours possible de la Bolivie, de Cuba et du Venezuela...

c) Une ultime alternative en cas d'enlisement

Face à la menace réelle d'échec en juillet prochain , deux hypothèses sont désormais évoquées :

- un « recalibrage » consistant à formaliser l'acquis et à renvoyer les points d'opposition à un nouveau rendez-vous ultérieur, à l'automne. Mais tant la Commission européenne, qui sait que le « saucissonnage » est préjudiciable aux intérêts de l'Union, que l'administration américaine, soumise en novembre à des élections de « mid-term » qui s'annoncent délicates, rejettent ce scénario ;

- une initiative de Pascal Lamy , qui présenterait un texte de compromis pour sauver le Cycle de Doha . Cette option ultime placerait chacun des négociateurs dans l'obligation, au regard des termes de l'équilibre proposé par le Directeur général de l'OMC, de prendre l'importante responsabilité d'assumer l'éventuel échec de la négociation .

3. Les paradoxes du dossier agricole

Il convient enfin, eu égard à l' importance déterminante de la question agricole , de relever les différents éléments paradoxaux qui entourent ce dossier et placent l'Union européenne en situation défensive alors même que les faits démontrent sa disponibilité à le négocier de bonne foi . Ainsi que l'a répété Peter Mandelson à Londres le 10 mars dernier : « L'Europe est prête à donner beaucoup, et à donner plus que les autres. Mais nous ne pouvons pas donner sans aucune contrepartie » .

a) Personne n'a mis au crédit de l'Union européenne la réforme radicale de sa PAC décidée en 2003

Avant même tout engagement formel multilatéral, l'Union avait décidé, unilatéralement, de réformer sa politique agricole commune (PAC). Le 26 juin 2003, l' Accord de Luxembourg a ainsi modifié en profondeur l'économie du système agricole communautaire afin, en particulier, de réduire de manière drastique les effets distorsifs des aides sur le niveau de la production comme sur les échanges grâce à leur « découplage » ( i.e. suppression, en tout ou partie, des liens entre le versement des aides et le volume et le prix de la production).

La réforme de la PAC de 2003 : la rupture du lien entre aides et production

Avant la réforme de 2003 : des efforts de maîtrise budgétaire

Les prix européens sont garantis , mais la réforme de mai 1992 prévoit une première forte baisse de ceux-ci, qui est poursuivie par la réforme de 1999 (- 15 % du prix de soutien des céréales et - 20 % de celui de la viande bovine pour la période 1999-2002).

Un mécanisme d'aides directes attribuées sous forme de prime à l'hectare ou au cheptel en fonction de la production et de la région est institué en 1992 et revalorisé en 1999, avec en outre, à la même date, la création d'une aide en faveur de l'élevage extensif (soit une revalorisation des aides directes de 7 milliards d'euros (+ 26 %), dont 90 % relèvent des productions bovines).

Une « jachère obligatoire » est instaurée en 1992 dans un objectif de maîtrise quantitative de la production .

Après la réforme de 2003 : découplage, conditionnalité et modulation des aides agricoles

Le découplage des aides - A compter du 1 er janvier 2006, les aides ne seront plus attribuées en fonction du type et du niveau de la production, mais sous la forme d'une prime unique, calculée par exploitation en fonction d'une référence historique (moyenne des aides perçues en 2000, 2001 et 20002), rapportée à sa surface, et versée qu'il y ait ou non production. En France, le découplage est partiel : 25 % des aides aux céréales et 100 % de la prime au maintien du troupeau de vaches allaitantes demeurent couplés à la production.

Dès lors que l'aide devient fonction de l'exploitation, un dispositif de droits à paiement unique est institué lors de la transaction des terres agricoles. Si les principes de calcul des droits sont entrés en application le 15 mai 2004, leur transfert effectif au moment de la transaction n'est devenu obligatoire qu'à compter du 15 mai 2006, dans un cadre réglementaire visant à éviter la spéculation et à favoriser l'installation.

L' éco-conditionnalité des aides - Le paiement des aides communautaires sera conditionné au respect de diverses règles cumulatives prises en compte en trois phases successives : bonnes conditions agricoles et environnementales et identification des animaux en 2005, santé des végétaux et des animaux et notification des maladies en 2006, et bien-être des animaux en 2007.

La modulation des aides - Une partie croissante des aides directes (premier pilier de la PAC) sera progressivement réorientée en faveur du développement rural et de la gestion des crises de production (second pilier) : 3 % à partir de la campagne 2005, 4 % en 2006 et 5 % en 2007.

Ainsi, les soutiens distorsifs communautaires, c'est-à-dire ceux placés en boite orange ou en boite bleue, ne devraient constituer en 2013 qu'un peu plus de 20 % de l'ensemble des soutiens du premier pilier (39 ( * )) , alors qu'ils représentaient encore de 75 à 80 % des crédits de la PAC en 1995 .

La réforme de Luxembourg avait été proposée par la Commission pour permettre à l'UE d'aborder en « position offensive » le Cycle de négociation ouvert à Doha. Selon MM. Pascal Lamy, alors commissaire au commerce, et Franz Fischler, commissaire en charge de l'agriculture, seul ce bouleversement pouvait conférer une plus grande légitimité aux modes de soutiens européens à l'agriculture et donner à l'Union de nouvelles marges dans les négociations de l'OMC. Or, nombreux avaient été ceux qui avaient contesté cette analyse et exprimé au contraire la crainte que de telles concessions , consenties avant et en dehors de toute négociation permettant de recueillir des contreparties concomitantes, ne conduisent l'Europe « à payer deux fois » . Telle avait été en particulier l'opinion de votre commission des affaires économiques , formulée par le rapporteur de sa mission d'information sur la réforme de la politique agricole commune , notre collègue Gérard César (40 ( * )), qui avait même parlé à cet égard de « naïveté ».

Or, force est bien de constater que, comme le craignait le Sénat, cette anticipation s'est avérée une formidable erreur tactique : contrairement aux affirmations de la Commission européenne, aucun des partenaires de l'Union au sein de l'OMC n'a tenu compte des efforts considérables exigés des agriculteurs communautaires dès les étapes suivantes de la négociation. Moins de trois mois après l'accord de Luxembourg, l'échec de la Conférence de Cancún en a fait la démonstration cuisante . Aujourd'hui, alors même que la réforme est effectivement entrée en application le 1 er janvier dernier, elle est considérée comme un fait acquis à partir duquel sont demandées au négociateur européen de nouvelles avancées.

Votre rapporteur observe d'ailleurs que, d'une certaine manière, un sort identique est réservé à l'offre communautaire du 28 octobre 2005 . Alors même qu'il est systématiquement rappelé par M. Peter Mandelson comme par les ministres des Etats-membres qu'elle est « conditionnelle », c'est-à-dire qu'elle n'est valable que pour autant que les autres acteurs s'engagent, eux aussi, sur un certain nombre d'offres, tout semble indiquer que les autres négociateurs la tiennent pour le socle des concessions qu'aurait d'ores et déjà consenties sans condition l'Union. Et qu'il faut désormais que celle-ci fasse des efforts supplémentaires...

b) Alors même qu'elle est vertueuse, l'Union européenne est davantage stigmatisée que les Etats-Unis par les Membres de l'OMC

La réforme anticipée et unilatérale de la PAC était d'autant plus maladroite que les Etats-Unis , de leur côté, ont mis en oeuvre une politique exactement inverse . Alors que les américains avaient entrepris le découplage de leurs aides agricoles par une loi de 1996, le Farm Security and Rural Investment Act (Farm Bill ), adopté en mai 2002 pour une période de six ans, est massivement revenu sur cette évolution .

Outre une forte augmentation des dépenses agricoles (41 ( * )), cette loi a en effet concentré les moyens budgétaires sur les aides couplées à la production (pour 72 %) et consacré un dispositif qui, par la combinaison des paiements directs (classés dans la boîte « verte » des soutiens internes), des marketing loans (boîte « orange ») et des paiements contracycliques (boîte « bleue »), garantit un prix d'objectif aux agriculteurs américains quel que soit le prix mondial du marché . Ce mécanisme est très pernicieux dans la mesure où, tout comme d'ailleurs l'aide alimentaire, les paiements contracycliques ne sont pas considérés en tant que tels comme relevant de la MGS : or, ainsi que cela a été expliqué précédemment, c'est leur combinaison avec le reste du dispositif qui devrait conduire à faire reconnaître leur caractère éminemment distorsif .

Comme l'a relevé lors de son audition par le groupe de travail M. Pierre Pagesse, président de Limagrain, il est particulièrement étonnant que l'Union européenne ait concentré depuis trois ans le feu des critiques sur sa politique agricole quand les Etats-Unis parvenaient, malgré les effets très négatifs du Farm Bill sur le commerce agricole mondial (42 ( * )), à y échapper.

c) Bien que le marché européen soit, de tous les espaces économiques, le plus ouvert aux importations agricoles, notamment des PED, un nouvel élargissement de cette ouverture est exigé

L'Europe est sans conteste le premier importateur mondial de produits agro-alimentaires . Si la moyenne pondérée de ses droits de douane s'élève certes à 17,9 % (43 ( * )), il convient de tenir compte des très nombreuses

Du FAIR Act au Farm Bill : les agriculteurs américains en marge du marché

Le FAIR Act à l'épreuve de la crise agricole

Ayant pour objectif de donner un plus grand rôle au marché pour orienter la production et les revenus des agriculteurs américains, le FAIR Act a consisté à découpler au maximum les soutiens pour les rendre indépendants du volume de la production ou des prix.

Le dispositif était fondé sur la combinaison d'aides directes dégressives aux céréales et au coton (production flexibility contract payments ou PFC), de prix de soutien au lait accompagné d'achats d'intervention de beurre, de lait écrémé, de lait en poudre et de fromage, de prêts (marketing loans) qui, pouvant être transformés en aide directe immédiate (loan deficiency payment ou LDP) assuraient un revenu indépendant des cours réels des marchés, de la reconduction de subventions et de crédits à l'exportation créés en 1985 et d'un mécanisme d'aide alimentaire.

Toutefois, face à la crise agricole des années 1998 et 1999, le Congrès américain a accru de manière substantielle les budgets agricoles, notamment en votant des plans d'aides exceptionnelles et en augmentant le montant des différents dispositifs d'aides à l'exportation.

Le Farm Bill : la légalisation du « recouplage »

Les direct payments remplacent les PFC en les étendant aux oléagineux et au soja, en actualisant la période de référence et en rendant constant leur montant sur la période 2002-2007.

Les marketings loans et les LDP sont reconduits et étendus aux productions de pois secs, de pois chiches et de lentilles, et les montants des prix garantis sont réévalués (jusqu'à + 16 % pour le blé), sauf pour le riz et le coton (maintien du niveau antérieur) ainsi que le soja (- 5 %).

Les aides d'urgence sont pérennisées dans un nouveau mécanisme de soutien contra-cyclique (counter-cyclical payments) qui assure aux producteurs de céréales, de coton, d'oléagineux, de laine, de miel, de pois secs, de lentilles et de pois chiches, des revenus garantis (target prices) en cas de baisse des prix du marché (l'aide s'ajoute à la somme du prix moyen du marché ou du loan rate et des aides directes déjà perçues).

Les aides au secteur laitier sont complétées par l'attribution d'aides contra-cycliques, valables jusqu'en 2005 puis prolongées jusqu'en 2007.

Les budgets des programmes environnementaux sont considérablement réévalués : l'Environnemental Quality Incentives Program (EQIP) visant à aider les producteurs, en particulier les éleveurs, à mettre en oeuvre des systèmes de production plus respectueux de l'environnement, est doté de 9 milliards de dollars sur la période 2002-2012, alors que son enveloppe financière ne s'élevait qu'à 200 millions de dollars en 2001, le Conservation Reserve Program (CRP), qui concerne les jachères, est doté de 1,5 milliard de dollars entre 2002 et 2007, de même que le Wetlands Reserve Program (WRP), relatif aux zones humides, tandis que le Farmland Protection Program (FPP), destiné à préserver les terres arables agricoles des usages non agricoles, l'est à hauteur de 1 milliard de dollars sur la même période. Par ailleurs, deux programmes nouveaux sont créés : le Conservation Security Program (CSP), en faveur des pratiques agricoles plus respectueuses de l'environnement, doté de 2 milliards de dollars pour la période 2002-2007, et le Grassland Reserve Program (GRP), programme de réserve des zones de prairie financé à hauteur de 254 millions de dollars.

Les dispositifs d'aides à l'exportation sont également réévalués - plus 560 millions de dollars sur six ans pour le Market Acces Program (encouragement à l'achat de produits agricoles américains), et 300 millions de dollars supplémentaires sur dix ans pour le programme d'aide alimentaire Food for Progress (facilités de crédits et dons à des pays en développement pour favoriser l'écoulement des surplus du marché intérieur américain -, de même que les mécanismes de crédit à l'exportation.

On notera enfin qu'avec le Farm Bill, 72 % des aides bénéficient à seulement 10 % des agriculteurs (en particulier, 15.000 producteurs de coton reçoivent chaque année entre 3 et 4 milliards de dollars).

préférences tarifaires qu'elle accorde aux PED : ainsi, à elle seule, elle importe davantage de produits agricoles en provenance de ces Etats que l'Australie, le Canada, les Etats-Unis, le Japon et la Nouvelle-Zélande réunis. Plus précisément, elle importe deux fois plus de produits agricoles des PED que les Etats-Unis et, grâce à l'initiative « Tout sauf les armes », cinq fois plus qu'eux pour ce qui concerne les produits venant des 49 PMA.

De même, son système de préférences généralisées (SPG) est extrêmement généreux , bien davantage que ceux de nombre de pays développés (44 ( * )), et assure des débouchés importants aux productions agricoles de nombreux PED : à titre d'exemple, le marché communautaire représente 65 % des exportations agricoles des pays ACP (en application des accords de Cotonou) quand le marché américain n'en constitue que 14 %.

Dans ce contexte, on peut s'interroger sur les raisons qui conduisent nombre de PED à suivre les pays émergents exportateurs agricoles du G20 dans leurs revendications libérales, dès lors qu'une ouverture plus large du marché communautaire aux produits de ceux-ci aurait nécessairement des conséquences négatives sur leurs propres positions. En effet, l' érosion des préférences résultant de la baisse des droits de douane au niveau multilatéral conduirait à diminuer mécaniquement l'avantage comparatif accordé aux PED par les dispositifs de préférences commerciales des pays développés .

d) L'ouverture des marchés agricole est exigée au titre du Cycle du développement alors même que de récentes études démontrent les dangers d'une libéralisation agricole excessive et accélérée

Au-delà du constat précédent, plusieurs études récentes tendent à démontrer qu'une libéralisation trop rapide et généralisée du commerce agricole international pourrait être fatale à de nombreux systèmes productifs mondiaux, et contraire au concept même de Cycle du développement . Ainsi, la Banque Mondiale (45 ( * )), indépendamment des incertitudes relatives aux effets globaux d'une libéralisation selon les hypothèses retenues et des critiques qui peuvent être portées quant à la construction de son modèle économétrique, identifie un certain nombre de « perdants » parmi les PED : l'ensemble du continent africain - à l'exception de l'Afrique du Sud -, le Bangladesh, le Mexique, le Moyen Orient, le Vietnam... De même, la Conférence des Nations-Unies pour le développement (CNUCED) (46 ( * )) et le Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) (47 ( * )) soulignent les risques immédiats pesant sur les PED : outre l' érosion des préférences tarifaires , ils recensent la hausse des prix alimentaires mondiaux résultant de la baisse des subventions aux exportations agricoles, qui affecterait principalement les PED importateurs nets , la faible capacité d'adaptation des pays les plus pauvres , qui ne devraient dès lors guère bénéficier d'une libéralisation des marchés, et enfin les pertes de recettes douanières .

Dans leur remarquable rapport d'information paru en décembre dernier, nos collègues Jean-Pierre Plancade et Daniel Soulage (48 ( * )), s'appuyant sur une toute récente étude du CEPII, ont confirmé ces constats et relevé que, s'il existait certainement des raisons d'ouvrir les marchés agricoles dans les pays du Nord, il était exagéré de justifier cette ouverture par l'intérêt qu'elle présenterait pour les pays pauvres .

Dans ce contexte, il est donc paradoxal que les revendications des membres les plus libéraux de l'OMC en matière agricole, tels que ceux du Groupe de Cairns ou du G20, continuent à imposer le rythme global des négociations sans que la situation des PED, et singulièrement des PMA, soit mieux prise en considération.

e) L'Union européenne est présentée comme isolée sur le dossier agricole

La présentation médiatique qui est faite des négociations du volet agricole laisse à croire que l'Union européenne serait isolée . Or, si l'UE est bien au premier plan, elle est loin d'être seule opposée à une libéralisation brutale du commerce agricole.

Elle est au premier plan pour trois raisons :

- d'une part, simplement parce qu'elle a été habilement placée en situation d'accusée par les acteurs « offensifs » de la négociation et que les autres acteurs « défensifs » ne peuvent que trouver avantage au maintien en l'état de cette situation qui les préserve d'une mise en cause plus médiatique ;

- d'autre part, parce qu'elle dispose d'un corpus théorique et pratique de discussion homogène et cohérent : elle peut faire état de ses concessions passées, des mouvements qu'elle a engagés pour débloquer les négociations, et des initiatives qu'elle a prises pour les relancer, et elle peut s'appuyer sur des réalités statistiques incontestables pour démontrer l'ouverture de ses marchés agricoles comme les efforts qu'elle a déjà consentis ; à l'inverse, nombre de pays, pour l'essentiel parmi les PED du G33 ou du G90, se trouvent prisonniers d'intérêts internes contradictoires et liés par des solidarités politiques et diplomatiques qui leur interdisent d'être trop précis ;

- enfin, parce qu' elle n'est précisément pas la « forteresse agricole » que d'aucun se plaisent à décrire : les pays développés du G10 sont ainsi réunis par des intérêts agricoles bien plus exigeants en termes protectionnistes que les quelques mesures de préservation de l'activité agricole communautaire que l'Union veut garantir ; mais on peut comprendre que, pour des considérations tactiques, les Etats « offensifs » puissent estimer plus efficace de s'attaquer d'abord à ces mesures pour faire céder ensuite les dernières barrières, plutôt de choisir l'option inverse.

Mais être au premier plan ne signifie nullement être isolé : au-delà du G10, nombre de PED du G33, dont l'Inde en particulier, sont convaincus de la nécessité, pour des raisons de stabilité sociale , d' aménagement du territoire et de sécurité alimentaire , d'aborder progressivement la libéralisation du commerce agricole. En outre, les pays ACP réclament la protection des productions agricoles indispensables à leur économie de subsistance ainsi que des mécanismes de sauvegarde adaptés à leur structure socio-économique, qui ne doit pas être déstabilisée par des importations massives de produits agricoles. A cet égard, « l'épouvantail » est désormais moins l'Union européenne que le Brésil aujourd'hui, et la Chine demain (49 ( * )), dont chacun est conscient que leurs formidables capacités d'exportation seront lourdes de dangers pour de nombreuses économies en voie de développement.

*

* *

A quelques semaines de l'ultime échéance, la tension est perceptible et l'inquiétude palpable . Réunis les 10 et 11 juin en Russie pour préparer le sommet du G8 en juillet, les ministres des finances des huit grandes puissances (Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon et Russie) ont, dans leur communiqué final, exprimé leur accord sur l'importance, pour la croissance économique mondiale, d'obtenir un résultat ambitieux dans le Cycle de Doha, et reconnu qu'il était urgent de faire des progrès dans la négociation pour y parvenir. Toutefois, signe de leur probable pessimisme, ils ont omis de fixer une quelconque échéance, contrairement à leur communiqué du mois de février précédent, qui évoquait encore la fin 2006.

Cependant, le Directeur général de l'OMC ne désespère pas parvenir à un accord et, fidèle à son mandat, il a, le 16 juin, confirmé la convocation d'une réunion ministérielle informelle à Genève du 29 juin au 2 juillet à laquelle participeraient une quarantaine de ministres représentant les acteurs clefs de la négociation. L'intensification des consultations entre les experts et les ambassadeurs auprès de l'OMC de ces Etats, notamment les membres du G6 et les grandes puissances émergentes comme l'Afrique du Sud et la Chine, tout au long du mois de juin permet d' entrevoir un possible déblocage . Encore faudrait-il qu'il soit formalisé par les conclusions des groupes de négociations sur l'agriculture et sur NAMA, qui devaient être présentées par leurs présidents le 23 juin.

Surtout, comme l'a du reste affirmé avec force Peter Mandelson lors d'une réunion du Transatlantic Business Dialogue organisée en marge du Sommet Union européenne/Etats-Unis tenu à Vienne (Autriche) le mercredi 21 juin, « un appui politique sera nécessaire au plus haut niveau » pour sauver le Cycle de Doha. Seule, en effet, l'autorité des ministres pourrait permettre de franchir les derniers importants obstacles menant à un accord qui, en tout état de cause, impliquera des « décisions difficiles » .

* (35) Les sujets retenus par le Directeur général sont :

- pour l'accès au marché agricole, qui concerne l'Union européenne, les taux de réduction et le nombre (pourcentage) de produits sensibles ;

- pour les soutiens internes, qui concernent les Etats-Unis, les taux de réduction de l'ensemble des soutiens à caractère distorsif, quelle que soit la boîte (orange, bleue et verte) dont ils relèvent, et le dispositif « anticoncentration » des soutiens sur un nombre limité de produits ;

- pour le NAMA, qui concerne le G20, les coefficients de la formule suisse de réduction tarifaire pour les pays développés et pour les PED.

* (36) La nomination de Mme Schwabe a été définitivement confirmée par le Sénat le 8 juin 2006.

* (37) « Il n'est tout simplement pas possible de reporter les modalités pour l'agriculture et le NAMA à juillet ; un échec serait garanti » - Déclaration de Pascal Lamy à la réunion du 26 avril 2006 du Comité des négociations commerciales, qui confirme les propos qu'il avait tenus le 23 mars précédent lors de son audition par la délégation pour l'Union européenne du Sénat : « Si une solution ne se dégage pas à l'échéance du 30 avril, le risque d'un échec me semble majeur » .

* (38) S'agissant de l'accès au marché agricole, les Etats-Unis et le Groupe de Cairns, dont les revendications sont extrêmes, s'opposent à l'UE, au G10 et au G33 ; en ce qui concerne les soutiens internes, les Etats-Unis doivent seuls faire face à une alliance entre l'UE et l'ensemble des PED ; en revanche, sur NAMA et l'AGCS, le clivage oppose les pays développés aux PED.

* (39) Plafonnés à 43,7 milliards d'euros en 2006, avec une croissance annuelle de 1 % par an seulement, soit environ 50 milliards d'euros en 2013 (sachant qu'à cette date, le second pilier, consacré au développement rural, devrait représenter quelque 10 milliards d'euros).

* (40) « Réformer la PAC dès 2003 ? Précipitation n'est pas raison » - Rapport d'information n° 238 (2002-2003) de M. Gérard César au nom de la mission d'information présidée par M. Marcel Deneux - Avril 2003 - Ce rapport peut être consulté sur le site Internet du Sénat : http://www.senat.fr/rap/r02-238/r02-238.html .

* (41) Enveloppe globale minimale de 180 milliards de dollars sur une période de dix ans, soit + 78 % par rapport au Federal Agricultural Improvment and Reform Act (FAIR Act) de 1996.

* (42) La combinaison des marketing loans et des paiements contracycliques contribue directement à la dépression des prix agricoles mondiaux car, étant assurés d'un certain niveau de revenu, les producteurs américains peuvent produire quel que soit le montant du prix mondial et proposer au marché international leurs excédents éventuels, ce qui induit une pression déflationniste sur les prix. Un raisonnement similaire peut être tenu pour ce qui concerne les conséquences du système américain d'aide alimentaire.

* (43) Ce taux est près de trois fois supérieur à celui des Etats-Unis (7 %), mais il reste inférieur à ceux de bien d'autres pays : par exemple, 52 % pour le Japon, et 60 % en moyenne pour les PED.

* (44) Voir supra , page 13.

* (45) Agricultural Trade reform and the Doha Development Agenda - Palgrave MacMillan and the World Bank - Octobre 2005.

* (46) Rapport 2004 sur les pays les moins avancés - Commerce international et réduction de la pauvreté - Mai 2004.

* (47) La libéralisation agricole : des effets ambigus sur les pays en développement - A. Bouët, J.C. Bureau, Y. Decreux et S. Jean - La Lettre du CEPII n° 236 - Juillet/août 2004.

* (48) « Libéraliser les échanges commerciaux : quels effets sur la croissance et le développement ? » - Rapport d'information n° 120 (2005-2006) fait, au nom de la délégation du Sénat pour la planification, sur les principaux enseignements des simulations de la libéralisation des échanges commerciaux, par MM. Jean-Pierre Plancade et Daniel Soulage - Décembre 2005 - Ce rapport peut être consulté sur le site Internet du Sénat : http://www.senat.fr/rap/r05-120/r05-120.html .

* (49) La Chine vient d'ailleurs, le 13 juin dernier, de provoquer une levée de boucliers à l'OMC en demandant à pouvoir conserver des droits de douane plus élevés que ceux des autres PED.

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