EXAMEN EN COMMISSION

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MERCREDI 3 AVRIL 2024

M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons le rapport de d'André Reichardt sur la proposition de loi visant à proroger la loi n° 2017-285 du 6 mars 2017 relative à l'assainissement cadastral et à la résorption du désordre de la propriété.

M. André Reichardt, rapporteur. - Il y a sept ans déjà, je m'adressais à vous au sein de cette même commission en tant que rapporteur de la proposition de loi visant à favoriser l'assainissement cadastral et la résorption du désordre de propriété. Aujourd'hui, nous examinons sa prorogation, sur l'initiative de notre collègue Jean-Jacques Panunzi. Je précise que le texte adopté sept ans plus tôt nous venait de l'Assemblée nationale, sur l'initiative du député Camille de Rocca Serra.

Ce texte entend répondre à une problématique connue de longue date, particulièrement suivie par nos collègues insulaires, celle du désordre foncier et de l'irrégularité cadastrale en Corse.

Depuis près de deux siècles, la Corse connaît en effet une situation foncière tout à fait spécifique du fait de l'absence de titres de propriété, de l'inexactitude du cadastre, ainsi que de la pérennisation de nombreuses situations d'indivision successorale dans des proportions bien plus importantes que sur le reste du territoire français.

Lors de l'examen de la proposition de loi initiale, en 2017, 35 % des parcelles de l'île appartenaient encore officiellement à un propriétaire né avant 1910, et 15,6 % de la surface cadastrée de l'île correspondait à des biens non délimités.

Cette situation est le résultat de mesures dérogatoires en matière d'imposition des successions issues de l'arrêté Miot de juin 1801. Ce dernier, abolissant les sanctions pour défaut de déclaration de succession, a entraîné l'arrêt du règlement des successions pendant presque 200 ans sur le territoire corse.

Afin de résoudre ou, du moins, d'accélérer la résolution du désordre foncier, la loi du 6 mars 2017 comportait six articles, dont les cinq premiers comportaient des mesures temporaires concernant la Corse ou l'ensemble du territoire national. Le sixième article constituait une mesure pérenne concernant l'Alsace et la Moselle, la prorogation de cet article n'est donc pas nécessaire aujourd'hui. Nous avions, à l'époque, adopté ces cinq articles dérogatoires du droit commun - c'est le moins que l'on puisse dire - en limitant leur application pour une durée de dix ans, c'est-à-dire, en l'état actuel du droit, jusqu'au 31 décembre 2027.

Les articles 1er et 2 prévoyaient des dérogations aux règles successorales ou d'indivision afin d'encourager le titrement des parcelles et de faciliter la résolution des situations d'indivision successorale.

Pour mémoire, l'article 1er facilitait le recours aux actes notariés de notoriété acquisitive pour attester de la possession d'un immeuble situé en Corse, et abaissait à cinq ans le délai pour porter une action en revendication contre un tel acte. En complément, l'article 2 assouplissait les règles de majorité pour la gestion des indivisions constatées par un acte de notoriété acquisitive, en abaissant à la majorité simple, contre une majorité de deux tiers dans le droit commun, le seuil requis pour accomplir les actes d'administration indispensables à la bonne gestion du bien.

La loi du 6 mars 2017 portait également trois mesures d'ordre fiscal visant à inciter à la résolution des successions et à la reconstitution des titres.

L'article 3 a étendu pour dix ans une exonération partielle des droits de mutation à titre gratuit, applicable sur l'ensemble du territoire national lors de la première mutation postérieure à la reconstitution des titres de propriété y afférant. Outre la prorogation du dispositif, cette loi a également rehaussé le niveau de l'exonération, en le faisant passer de 30 % à 50 %. Bien que cette mesure s'applique à l'ensemble du territoire national, c'est bien la Corse, ainsi que les collectivités d'outre-mer, qui sont visés, le problème de l'absence de titres étant marginal dans le reste du pays.

L'article 4 de cette loi prorogeait par ailleurs le régime dérogatoire en matière de droits de succession mis en place en 2002, qui applique aux biens immobiliers situés en Corse une exonération partielle des droits de succession à hauteur de 50 %.

Enfin, l'article 5 rétablissait, toujours pour une durée de dix ans, une exonération des droits de partage de succession sur les immeubles situés en Corse, qui était précédemment en vigueur jusqu'en 2014.

Cinq ans après l'entrée en vigueur de ces mesures, les auditions que j'ai pu mener permettent de dresser un bilan plutôt encourageant quant à leur efficacité.

D'une part, il convient de souligner que ni le Conseil notarial de Corse ni le ministère de la justice n'ont observé la moindre difficulté contentieuse du fait de l'application des mesures dérogatoires au droit civil créées par le texte.

D'autre part, il est établi que la reconstitution de titres ainsi que la résolution des situations d'indivision ont progressé depuis l'adoption de la loi, au regard de la baisse du nombre et de la proportion de parcelles appartenant à des propriétaires décédés. Le groupement d'intérêt public pour la reconstitution des titres de propriété en Corse (Girtec) estime ainsi que 1 868 titres ont été créés depuis l'entrée en vigueur de la loi du 6 mars 2017, ce qui représente au moins 15 000 parcelles. Ces efforts de titrement ont ainsi permis de réduire de 4,6 points de pourcentage la proportion de parcelles appartenant à des propriétaires présumés décédés - car nés avant 1910 -, celle-ci s'établissant désormais à 30,4 %.

S'agissant du volet fiscal, si je tiens tout d'abord à souligner l'incomplétude des données fiscales qu'a pu nous transmettre le ministère des finances, celles-ci témoignent néanmoins d'une hausse de 33,7 % du montant total des droits perçus au titre des déclarations de succession en Corse sur cinq ans, laissant à penser que les mesures incitatives ont produit les effets escomptés par rapport à la période durant laquelle l'arrêté Miot s'appliquait. Le coût de ces exonérations semble par ailleurs raisonnable, l'exonération régie par l'article 3 de la loi du 6 mars 2017 étant évaluée à 20 millions d'euros. Je n'ai en revanche pas obtenu de données quant au coût des exonérations régies par les articles 4 et 5.

Toutefois, la masse et la difficulté des dossiers de reconstitution des titres n'ont malheureusement pas permis, à ce jour, la résolution de l'ensemble dossiers irréguliers de l'île. Plus de 300 000 parcelles demeurent encore au nom de propriétaires présumés décédés, sur un total d'un peu plus d'un million de parcelles. C'est encore beaucoup trop, notamment au regard de la statistique nationale, qui avoisine les 100 % de parcelles titrées.

Comme le rappelle l'auteur de la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui, la situation de désordre foncier propre au territoire corse entraîne une grave insécurité juridique ainsi que d'importantes conséquences pour la puissance publique. Pour le particulier notamment, l'absence de titre de propriété signifie l'impossibilité de jouir de ses droits et conduit, trop souvent, à la dégradation des biens par défaut d'entretien, ainsi qu'à la multiplication des contentieux intrafamiliaux.

Pour la puissance publique, le désordre foncier se traduit bien entendu par une perte de recettes fiscales, qui limitent de facto la capacité des collectivités à entretenir leur territoire. De plus, il convient de rappeler que l'absence de propriétaires identifiés constitue un risque en matière de bonne administration et de sécurité civile en raison de la dégradation et du manque d'entretien progressif de nombreuses parcelles rurales et montagneuses.

Pour toutes ces raisons, il semblerait aussi improductif que dangereux de se satisfaire de l'extinction des mesures créées en 2017 d'ici trois ans. Devant le constat que l'achèvement des travaux de titrement nécessitera encore plusieurs années - en réalité, vingt à trente ans seront sans doute nécessaires pour résorber la totalité des dysfonctionnements -, la proposition de loi de notre collègue Jean-Jacques Panunzi entend proroger de dix ans les dispositifs visant à accompagner et à faciliter la résolution du désordre foncier et l'assainissement cadastral de la Corse. Les articles 1er à 5 de la loi du 6 mars 2017 seraient ainsi applicables jusqu'au 31 décembre 2037.

La résolution des situations d'indivision persistante, la protection du droit de propriété sur l'ensemble du territoire français ainsi que la régularité du cadastre sont des objectifs atteignables si nous poursuivons les efforts engagés, et dont les bénéfices dépassent, à mon sens, le coût des exonérations temporaires portées par ce texte, bien qu'elles soient « exorbitantes » par rapport au droit national.

En conséquence, je vous propose d'adopter la proposition de loi en l'état, considérant qu'elle revient à prolonger le travail vertueux engagé par tous les acteurs locaux depuis maintenant sept années.

M. Paul Toussaint Parigi. - Si l'on ne peut, en tant que Corse, que soutenir cette proposition de loi, elle ne réglera qu'une infime partie du problème. À droit constant, nous éprouvons de réelles difficultés à faire passer des sujets transpartisans en Corse, problème qui devra être abordé dans le cadre d'une prochaine discussion relative à l'île.

Ce texte ne permettra de traiter ni la pression foncière dont la Corse est victime, ni le problème du logement. Sans aller à l'encontre ce texte, je rappelle que le risque d'anticonstitutionnalité qu'il encourt devra nous conduire à aller plus loin afin de régler ce problème de désordre cadastral.

M. Pierre-Alain Roiron. - Je remercie le rapporteur pour la clarté de ses propos et la précision de son analyse. La proposition de loi qui nous est présentée a pour objet de reporter de 2027 à 2037 le terme des dispositifs transitoires prévus par la loi du 6 mars 2017 précitée.

Au-delà de ses implications juridiques et administratives, le désordre foncier en Corse revêt une dimension politique enracinée dans son histoire et exacerbée par le régime dérogatoire de l'arrêté Miot de 1801, qui a pris fin en 2002, laissant la place à un régime fiscal dit « transitoire ».

Plusieurs conséquences significatives en découlent : d'une part, les personnes privées ne peuvent pas jouir pleinement de leur droit de propriété et ne peuvent recourir normalement aux règlements successoraux, aux donations ou au crédit, tandis que la sortie des indivisions peut s'avérer très coûteuse ; d'autre part, les personnes publiques ne peuvent pas recouvrer l'impôt de manière satisfaisante, le problème se posant surtout pour la taxe foncière. La situation est également problématique du point de vue de la sécurité des personnes et des biens, faute d'une application efficace de la législation relative aux immeubles menaçant ruine ou à la prévention des incendies.

La loi de 2017 a apporté deux réponses : l'une, à caractère juridique, a autorisé le recours aux actes notariés de notoriété acquisitive qui permettent de fonder la propriété non sur un titre, mais sur la possession ; l'autre, de nature fiscale, a porté l'exonération des droits de mutation à titre gratuit à 50 % lors de la première mutation postérieure à la reconstitution des titres de propriété, et prévu une exonération temporaire des droits de partage de succession.

À la lecture de l'exposé des motifs, nous comprenons que le travail de reconstitution des titres est loin d'être achevé, puisque vous avez évoqué un horizon de vingt à trente ans. Néanmoins, il semble que ce seul argument ne peut suffire à justifier une prorogation de ces mesures, censées avoir un caractère transitoire. Des précisions importantes font en effet défaut, dont le nombre de titres de propriété restant à régulariser ou encore des éléments qui permettraient de comprendre les raisons pour lesquelles - en dépit de dispositifs civils et fiscaux très avantageux - la situation juridique de titres de propriété reste encore non résolue.

En 2012 et en 2013, le Conseil constitutionnel a censuré des mesures d'exonération des droits de succession sur les immeubles situés en Corse, estimant que ce régime fiscal dérogatoire méconnaissait le principe d'égalité devant la loi et les charges publiques et qu'il devait donc être déclaré contraire à notre Constitution.

Au regard de ces décisions, le rapporteur pour avis de la commission des finances sur le texte de 2017, Albéric de Montgolfier, s'interrogeait déjà quant à la constitutionnalité de l'article visant à proroger de dix ans le régime dérogatoire des exonérations partielles à hauteur de 50 % en matière de droits de succession, et proposait à l'époque de limiter à trois ans la prorogation de cette exonération. Enfin, il rappelait que d'autres moyens pouvaient appuyer la régularisation foncière, sans contredire le principe d'égalité devant l'impôt et en présentant une plus grande sécurité juridique.

Bien que la loi de mars 2017 n'ait pas été déférée devant le Conseil constitutionnel, il nous semble important de porter la plus grande attention au raisonnement constitutionnel utilisé pour voter ce texte. En l'état, nous réservons notre vote.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Je salue à mon tour la qualité du travail du rapporteur. Nous voterons sans hésiter cette proposition de loi, d'autant qu'elle fait écho aux problématiques auxquelles les outre-mer sont confrontés. La délégation sénatoriale aux outre-mer vient justement d'entamer un travail consistant à identifier des règles originales pour surmonter des difficultés que nous ne parvenons pas à résoudre à législation constante, notamment celles qui concernent les indivisions et les zones des cinquante pas géométriques. Je regrette d'ailleurs que Jean-Jacques Panunzi n'ait pas intégré les outre-mer dans le périmètre de sa proposition de loi, tant leurs problématiques sont similaires à celles de la Corse.

Ce travail a commencé en Guyane et en Polynésie française, tandis que nous avons mis sur pied une commission ad hoc à Mayotte, à savoir la commission d'urgence foncière (CUF). J'ai récemment demandé la prorogation de son mandat pour une durée de dix ans, un délai qui permet justement d'éviter l'écueil de l'inconstitutionnalité puisque l'application de règles dérogatoires n'est prévue que pour une durée limitée. Encore faut-il, pour mettre un terme à des dispositifs transitoires de ce type, que le travail soit terminé un jour.

M. François-Noël Buffet, président. - Voilà une question essentielle.

Mme Cécile Cukierman. - Je salue à mon tour le travail du rapporteur et partage son souhait de se concentrer sur le sujet de cette proposition de loi, sans anticiper d'autres débats s'agissant de ce territoire, ni d'autres difficultés pouvant exister dans les outre-mer comme en métropole en matière foncière.

Cette proposition de loi vise à apporter une réponse à un véritable enjeu de sécurisation. Présentant un caractère totalement dérogatoire, le texte peut même surprendre si l'on veut être dans l'épure juridique et constitutionnelle : pour autant, il résulte d'une histoire spécifique et d'un arrêté pris sur un territoire en 1801, territoire qui s'est profondément transformé depuis lors, notamment au niveau du littoral. Les régimes politiques successifs n'ont pas réussi à adapter cette décision qui avait un sens en 1801, mais qui l'a progressivement perdu.

Comme l'a souligné le rapporteur, les enjeux ont trait à la connaissance de la réalité cadastrale, à la transmission et à des problématiques d'indivision, ce qui renvoie plus largement à l'aménagement du territoire. Cette proposition de loi n'a pas vocation à répondre à la problématique de l'accès au logement en Corse, tout comme, d'ailleurs, le prochain texte constitutionnel qui pourrait nous être soumis.

Nous en resterons, pour notre part, à la problématique très spécifique que cible cette proposition de loi, et voterons ce texte.

M. Guy Benarroche. - Notre groupe ne peut que partager l'objectif de résorption du désordre cadastral en Corse, ne serait-ce que pour entretenir les zones naturelles ou pour faire appliquer les réglementations environnementales.

En dehors de la réserve de nature constitutionnelle exprimée par Pierre-Alain Roiron, je rappelle que nous avions proposé, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2024, à l'initiative de Paul Toussaint Parigi, une prorogation des dispositifs de la loi de 2017 jusqu'en 2029, ce qui représentait déjà une durée non négligeable.

Si une prorogation de dix ans, sans disposer d'une évaluation ni de données complètes, nous semble un peu exagérée - c'est notre principale réserve -, nous voterons vraisemblablement en faveur de cette proposition de loi, texte d'exception qui vise à répondre à une problématique bien particulière. Seul un territoire corse autonome pourrait prendre des mesures efficaces, ce qui n'est bien entendu pas le cas aujourd'hui.

M. André Reichardt, rapporteur. - Il est bien question de proroger un système largement dérogatoire sur le plan civil et sur le plan fiscal. À l'issue de mes auditions, le nombre considérable de parcelles - 300 000, je le répète - restant entre les mains de propriétaires décédés appelle, selon moi, une action résolue.

Malgré l'attribution au Girtec du travail de reconstitution du passé sur des décennies - voire sur des centaines d'années - que les notaires n'ont pas le temps d'effectuer, vingt à trente ans seraient encore nécessaires pour mener à bien ce chantier, ce qui soulève d'ailleurs la question du financement futur de ce groupement d'intérêt public.

Lors des dernières années, ce financement a été assuré par le programme exceptionnel d'investissement (PEI) pour la Corse, mais ce dernier a pris fin : nous verrons quel intérêt accordent la collectivité de Corse et l'État à cette résorption du désordre cadastral. Si le Girtec n'est plus financé, tout s'arrêtera, les notaires m'ayant assuré qu'il était rigoureusement impossible de mener les recherches nécessaires avant la fin de l'année 2027. C'est pourquoi je considère qu'une prorogation de dix ans n'a rien d'exagéré.

S'agissant de la constitutionnalité de la proposition de loi, je rappelle que les décisions du Conseil constitutionnel ont été rendues avant 2017. À l'époque, la commission des lois avait relevé que, selon le même Conseil constitutionnel, « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ».

M. François-Noël Buffet, président. - Il me revient de vous indiquer le périmètre indicatif de la proposition de loi pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Je vous propose de considérer qu'il inclut les dispositions relatives aux dérogations civiles et fiscales applicables à la Corse en matière successorale.

Il en est ainsi décidé.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi est adopté sans modification.

La réunion est close à 10 h 30.

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