EXAMEN EN COMMISSION

La commission des affaires européennes, réunie le jeudi 28 juin 2023, a engagé le débat suivant :

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, notre commission a été saisie d'une proposition de résolution européenne (PPRE) déposée par notre collègue Pierre Laurent et des membres du groupe CRCE, le 31 mai dernier, concernant le processus de paix en Irlande du Nord, à l'occasion du 25ème anniversaire de l'accord du Vendredi Saint.

Cette PPRE nous donne l'occasion de revenir sur les enjeux liés au statut spécifique de l'Irlande, dans le cadre de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, et plus largement sur la mise en oeuvre de l'accord de retrait et du protocole sur l'Irlande et l'Irlande du nord - dit protocole nord-irlandais. Notre commission, par le biais notamment du groupe qu'elle a créé avec la commission des affaires étrangères et dont je salue les membres, suit de près ces sujets depuis le référendum britannique approuvant le Brexit. Une délégation de ce groupe s'est d'ailleurs rendue, en octobre dernier, à Dublin et Londres, alors que le Royaume-Uni était en pleine crise politique, à la veille de la démission de Liz Truss. Notre commission a également entendu, en avril dernier, l'ambassadrice de France au Royaume-Uni, quelques semaines après la conclusion de l'accord de Windsor qui amende et complète le protocole nord-irlandais. Demain d'ailleurs, nous poursuivrons ces travaux en auditionnant la Cour des comptes sur son rapport fort intéressant concernant la mise en oeuvre du Brexit en France.

Dès à présent, nous allons entendre le rapport de nos collègues Colette Mélot et Didier Marie, tous deux membres du groupe de suivi de la nouvelle relation euro-britannique, sur la proposition de résolution qui nous est soumise, et je les en remercie.

Mme Colette Mélot, rapporteure. - Comme l'a indiqué le président Jean-François Rapin, la présente proposition de résolution européenne s'intéresse à la situation de crise politique en Irlande du Nord, qui pourrait fragiliser le processus de paix, reposant sur l'accord du Vendredi Saint signé il y a 25 ans, en avril 1998, au terme de trois décennies de violence entre catholiques et protestants. En effet, depuis les élections législatives de mai 2022 - qui ont placé le Sinn Fein en première place en voix et en sièges, pour la première fois depuis la création de l'Irlande du Nord -, le Democratic Unionist Party (DUP) bloque la formation d'un nouveau gouvernement. Contrairement aux dispositions de l'accord de paix - prévoyant un partage du pouvoir entre unionistes et nationalistes -, le DUP refuse de participer aux institutions aux côtés du Sinn Fein.

La raison est similaire à celle qui avait conduit le premier ministre DUP, Paul Givan, à démissionner en février 2022, déclenchant alors ces élections : une opposition au protocole nord-irlandais, tel que conclu entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.

Il faut rappeler que le Brexit a ravivé les tensions en Irlande du Nord - tensions qui persistent toutefois depuis la signature de l'accord du Vendredi Saint, comme a pu nous le rappeler M. Aurélien Antoine, professeur de droit et spécialiste de l'Irlande du Nord. Le Brexit n'a été qu'un catalyseur des difficultés politiques latentes en Irlande du Nord. La sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne a ainsi fait ressurgir - au moment des négociations - la crainte d'une frontière terrestre entre les deux Irlande mais également celle - avec la mise en oeuvre du protocole nord-irlandais - d'un éloignement entre l'Irlande du Nord et le Royaume-Uni.

Quelques mots de rappel sur le protocole nord-irlandais qui a été annexé à l'accord de retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne, conclu en octobre 2019. Ce protocole maintient, de fait, l'Irlande du nord dans le marché unique européen, en créant une frontière invisible en mer entre l'Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni. Cette solution a été trouvée pour préserver à la fois l'accord de paix en évitant l'instauration d'une frontière terrestre entre les deux Irlande, mais aussi pour protéger l'intégrité du marché unique européen. En contrepartie, le protocole avait prévu l'instauration de contrôles douaniers aux points d'entrée du territoire (essentiellement les ports en mers d'Irlande ainsi que les aéroports) sur les produits exportés depuis le Royaume-Uni vers l'Irlande du Nord pour vérifier leur conformité aux normes européennes.

Cette solution a été jugée intolérable par le DUP, qui y voit une atteinte à l'appartenance de l'Irlande du Nord au Royaume-Uni. La mise en oeuvre de ce protocole fut ainsi source de vives tensions entre Londres et Bruxelles pendant de nombreux mois. De fait, diverses difficultés ont été constatées sur le terrain : retards de livraison, pénuries de produits entrainées par ces nouveaux contrôles, mais également par l'impréparation et la mauvaise volonté des autorités britanniques. En réponse, la Commission européenne avait proposé, en octobre 2021, d'assouplir les conditions de mise en oeuvre du protocole. Malgré ces propositions, le climat de confiance dans les négociations avait été altéré par la décision de Boris Johnson prise en juin 2022 de déposer un projet de loi prévoyant la désactivation unilatérale de certaines stipulations du protocole.

Il a fallu attendre l'arrivée au pouvoir du nouveau Premier ministre Rishi Sunak, pour entrevoir la possibilité d'une issue. Après des mois de négociations, le Premier ministre britannique et la présidente de la Commission européenne ont finalement annoncé, le 27 février dernier, la conclusion d'un accord additionnel - dit cadre de Windsor - qui complète et amende les dispositions du protocole nord-irlandais. Cet accord - jugé comme relativement équilibré par les interlocuteurs que nous avons pu auditionner (SGAE, Ministère, professeur de droit) - prévoit des assouplissements dans la mise en oeuvre du protocole en faveur des Britanniques, assorties toutefois de garde-fous au bénéfice de l'Union européenne.

Parmi les concessions faites au Royaume-Uni, figure la création d'une « voie verte » pour les marchandises provenant de Grande Bretagne et entrant en Irlande du Nord mais non destinées à être exportées en Irlande, c'est-à-dire dans l'Union européenne : ces biens voient leurs contrôles douaniers, sanitaires et phytosanitaires drastiquement diminués. En contrepartie, l'Union européenne a obtenu des procédures renforcées de surveillance du marché et des biens - avec la construction par le Royaume-Uni d'installations sanitaires et phytosanitaires, l'accès aux données douanières britanniques, et l'étiquetage approprié des marchandises (« non destiné à l'UE ») - ainsi que la possibilité de suspendre les facilités consenties en termes d'allègements des contrôles en cas de manquements aux nouvelles dispositions.

Autre assouplissement en faveur des Britanniques : la création d'un mécanisme dit « frein de Stormont », qui permettra au Parlement nord-irlandais - par le biais de 30 de ses membres - de demander au gouvernement britannique de mettre un terme à l'application en Irlande du Nord de nouvelles dispositions du droit de l'Union, qui modifieraient ou remplaceraient des dispositions existantes. La mise en oeuvre de ce dispositif est toutefois assortie d'un certain nombre de conditions : il concernera uniquement des dispositions de l'UE listées dans le protocole et il devra être démontré que ces dispositions en question ont une incidence significative et durable sur la vie quotidienne des communautés d'Irlande du Nord, ce mécanisme ne pouvant être déclenché que dans les circonstances les plus exceptionnelles et en dernier recours.

M. Didier Marie, rapporteur. - Malgré l'adoption de ce cadre de Windsor et les assouplissements qu'il contient, le blocage politique en Irlande du Nord persiste. Le 22 mars dernier, les huit députés du Democratic Unionist Party ont ainsi voté contre le frein de Stormont, soumis par le Premier ministre au Parlement britannique - qui l'a pour sa part largement approuvé par ailleurs.

Alors que la société civile et les milieux économiques nord-irlandais sont également favorables à ce nouveau cadre, le DUP s'y oppose et semble s'enfermer dans une position dogmatique. Il ressort de nos auditions que le Democratic Unionist Party fait aujourd'hui figure d'un parti divisé - au sein d'une mouvance unioniste elle-même divisée - et bousculé car - au-delà de la question du protocole - il craint pour l'avenir de l'Irlande du Nord.

Les élections législatives qui ont eu lieu en mai 2022 ont conduit à une défaite du DUP, bien que le partage des sièges entre unionistes et nationalistes au sein de l'assemblée nord-irlandaise reste relativement équilibré. Cette perte de vitesse du DUP a été confirmée par les récentes élections locales de mai dernier qui ont permis au Sinn Féin de confirmer sa position de premier parti (30,9 % des voix et gain de 39 sièges dans les conseils locaux), sans toutefois provoquer d'effondrement des unionistes. Un des faits notables de ces élections est également l'ascension d'un parti non confessionnel - l'Alliance - qui semble bénéficier des voix d'électeurs unionistes modérés, exaspérés par l'attitude dogmatique du DUP.

Le DUP semble ainsi fragilisé, d'autant que le dernier recensement en Irlande du Nord, paru le 22 septembre 2022, fait état, pour la première fois depuis la partition de l'Irlande, d'un nombre de Nord-Irlandais se disant catholiques (45,7 %) supérieur à celui de ceux se disant protestants (43,5 %).

Toutefois, selon un sondage publié le 3 décembre 2022 par l'Irish Times, l'un des plus grands quotidiens irlandais, une forte majorité des Irlandais du Nord resterait en faveur du maintien dans le Royaume-Uni (50 % contre 27 %) alors que, par ailleurs, en République d'Irlande, une grande majorité des électeurs soutiendrait l'unification (66 % contre 16 %), tandis qu'une forte proportion, avoisinant les 50 % sur certains sujets (comme la modification du drapeau ou de l'hymne national), serait réticente à l'idée de toute concession aux Unionistes pour y parvenir.

La question de la réunification n'est donc pas encore à l'ordre du jour : mais elle progresse à bas bruit sur la scène politique irlandaise, et pourrait monter en puissance si le Sinn Fein remportait les élections législatives dans la partie sud de l'île, prévues au deuxième trimestre 2024. Toutefois, il semblerait que, malgré ces victoires, le Sinn Fein ne semble pas en capacité, à court terme, de devenir majoritaire en Irlande du Nord.

Mme Colette Mélot, rapporteure. - Face à cette situation de blocage politique et à l'intransigeance du DUP, que pouvons-nous faire ? La proposition de résolution européenne, déposée par nos collègues du groupe CRCE, invite le Gouvernement - sur le modèle de la résolution adoptée par le Sénat américain en mai dernier - à agir pour appuyer la relance du processus de paix et exiger la restauration du système de pouvoir partagé.

Si notre attachement à l'Accord du Vendredi Saint et au cadre de Windsor ne fait aucun doute, nous pensons toutefois qu'il faut demeurer prudent sur l'action du Sénat et celle du Gouvernement, en la matière.

Bien que nos relations soient excellentes avec l'Irlande - dont nous sommes effectivement le plus « proche voisin dans l'UE » depuis la sortie du Royaume-Uni et avec lequel nous avons signé un plan d'action pour 2021-2025 -, il nous semble délicat d'interférer dans cette crise politique dont la solution relève, à notre sens, des affaires intérieures du Royaume-Uni, pouvant éventuellement être aidé en cela par l'Irlande.

En tout cas, la France ne peut - nous semble-t-il - se placer sur le même plan que les États-Unis dont la relation historique avec l'Irlande et le rôle clé de modérateur dans les accords de paix peuvent justifier une implication particulièrement forte. La récente visite du Président Joe Biden en Irlande a prouvé le lien particulier unissant les deux nations.

Le risque d'une telle résolution de la part du Sénat français serait de voir notre position instrumentalisée dans des jeux de politiques internes que nous ne maîtrisons pas : notre assemblée risquerait d'être accusée d'ingérence dans les affaires intérieures du Royaume-Uni, avec lequel tant la France que l'Union européenne sont entrées en phase d'apaisement, laissant entrevoir de nouvelles coopérations. Le récent sommet franco-britannique de mars dernier en est la preuve. De même, au niveau européen, les relations reprennent avec le Royaume-Uni et la confiance se rétablit progressivement : il serait dommage de la rompre.

Pour l'ensemble de ces raisons, il me semble difficile de soutenir la présente proposition de résolution européenne.

M. Didier Marie, rapporteur. - Pour ma part, j'estime cependant que cette prudence ne doit pas nous conduire à rester silencieux : cette situation de blocage est préoccupante pour le processus de paix, vital pour l'île d'Irlande et essentiel pour l'Union européenne tout entière. Cette proposition de résolution doit ainsi trouver le moyen de réaffirmer - sans ingérence aucune dans les affaires intérieures de nos voisins - notre attachement au respect de l'accord de paix et du cadre de Windsor. Sur ce dernier point, l'Union européenne - unie dans les négociations - ne veut et ne doit pas entrer dans une nouvelle discussion du protocole nord-irlandais, en raison des oppositions internes britanniques dont l'Union n'est pas responsable et qui devront être réglées par le Royaume-Uni.

Pour ces raisons - outre des amendements de forme -, je vous propose, en mon nom, les modifications suivantes à la présente PPRE :

- à l'alinéa 7 : le déplacement, dans les visas, de la référence à la résolution du Sénat américain ;

- à l'alinéa 8, le renforcement des dispositions concernant les liens unissant la France à l'Irlande. À noter que, depuis le Brexit, les échanges de biens entre nos deux pays sont en hausse : ils ont ainsi augmenté de 25 % entre 2021 et 2022. Par ailleurs, le nombre de liaisons entre les ports irlandais et français a quadruplé depuis 2019, passant de 12 traversées à près de 50 par semaine ;

- à l'alinéa 9, une nouvelle rédaction du paragraphe pour souligner le soutien apporté au processus de paix par la France et l'Union européenne, qui n'ont cependant pas eu le même rôle modérateur que les États-Unis ;

- aux alinéas 10 et 11, une nouvelle rédaction des deux paragraphes ;

- par ailleurs, la suppression de l'alinéa 14 de la PPRE initiale concernant les projets de loi britanniques, qui me semble dépasser le champ de la résolution, consacrée à l'Irlande du Nord ;

- à l'alinéa 12, la suppression de la mention « en violation des accords de paix », appréciation diplomatiquement sensible ;

Enfin, conformément aux motivations énoncées précédemment, je vous propose une nouvelle rédaction des trois derniers alinéas de la PPRE, comme suit :

- à l'alinéa 16, la proposition de résolution indiquerait ainsi que « considérant que la France, qui est désormais le plus proche voisin de l'Irlande dans l'Union européenne, doit, au sein de celle-ci et avec l'ensemble des États membres, accorder une attention particulière à la situation sur l'île d'Irlande » ;

- à l'alinéa 17, le Sénat « invite le Gouvernement et l'Union européenne à maintenir leur vigilance quant au plein respect de l'accord du Vendredi Saint et du cadre de Windsor » ;

- à l'alinéa 18, il « appelle le Gouvernement et l'Union européenne à soutenir les efforts du Royaume-Uni et de l'Irlande, à qui il appartient de trouver les moyens de débloquer la situation politique en Irlande du Nord afin d'assurer une paix durable sur l'île d'Irlande ».

Ces amendements me semblent ainsi refléter un équilibre, entre la volonté de montrer un attachement à une paix durable en Irlande, et le souci de ne pas laisser croire à une ingérence de notre part dans les affaires intérieures d'États voisins. L'exercice n'était pas aisé.

Toutefois, pour certains analystes, un des espoirs de cette sortie de crise serait que le DUP - au vu de la succession de ses revers électoraux - revoie finalement sa position et accepte finalement de siéger avec le Sinn Fein. C'est donc une affaire à suivre dans les semaines et mois qui viennent.

M. Jean-François Rapin, président. - Je salue la manière dont nos deux rapporteurs se sont efforcés de trouver un modus vivendi et je vous propose d'entamer le débat.

M. Pierre Laurent. - Merci pour les propos qui viennent d'être tenus et pour le travail de qualité qui a été effectué. J'indique d'emblée que je suis d'accord avec les amendements présentés par Didier Marie. J'entends également les appels à la modération pour éviter ce qui pourrait apparaître comme une ingérence dans les affaires intérieures du Royaume-Uni. Afin de prévenir ce risque, un certain nombre de modifications sont proposées et la rédaction du texte a été améliorée. Je souligne qu'il serait dommage qu'au nom de cette prudence, nous renoncions à nous prononcer de manière consensuelle sur le sujet que nous traitons.

La situation en Irlande et en Irlande du Nord a été un point sensible des négociations post-Brexit et je fais observer que Michel Barnier, en tant que négociateur de la Commission européenne, tout en faisant preuve, en général, d'une grande prudence, a néanmoins été très ferme concernant les relations impliquant le Royaume-Uni, l'Irlande et l'Irlande du Nord. Sans cette fermeté, nous aurions pu nous retrouver dans une situation extrêmement conflictuelle dans la région. Je rappelle que l'Irlande reste potentiellement l'un des trois foyers de tension dans l'Union européenne avec Chypre et les Balkans : aucun n'est totalement éteint et il est donc extrêmement important de faire progresser ainsi que de soutenir le processus de paix dans ces régions, surtout compte tenu de la montée des conflits en Europe et ailleurs.

Nous devons d'autant plus maintenir notre vigilance que nous sommes à nouveau entrés dans une période de tension. On peut discuter de l'imputation de la responsabilité de cette situation à tel ou tel mais on doit constater que l'Irlande du Nord ne dispose plus, de fait, d'autorité gouvernementale en raison du refus du DUP d'assumer l'application des accords de paix dans le cadre des nouveaux rapports de force politiques issus des élections. Je pense par conséquent qu'il est a minima de notre devoir de formuler un message appelant simplement à respecter pleinement les accords de paix, sans franchir aucune ligne rouge.

J'ajoute que les Irlandais du Sud ou du Nord - qui ont largement rejeté le Brexit lors du référendum - affirment leur très grand attachement à l'Union européenne. Nous devons donc adresser aux uns et aux autres des signaux puissants de solidarité. La France, qui est maintenant leur premier voisin de l'Union européenne, ne doit pas donner l'impression de les laisser se débrouiller avec la montée des tensions : cela reviendrait à faire preuve d'ingratitude envers des populations qui ne cessent d'affirmer leur volonté de participer à l'Union européenne. J'estime d'ailleurs que les évolutions politiques et électorales irlandaises tiennent non seulement à des spécificités historiques, nationales ou sociales mais aussi, en grande partie, à l'évolution des relations avec l'Union européenne.

Enfin, tout en mentionnant que je ne serai plus sénateur à partir du mois de septembre, je suggère à notre commission d'aller sur place en Irlande ainsi qu'en Irlande du Nord pour rencontrer les acteurs politiques : cela nous aiderait probablement à mesurer les évolutions en cours.

Je répète donc que nous devons essayer, dans les limites soulignées par les rapporteurs, de porter ce témoignage de solidarité. L'objectif de cette proposition de résolution n'était pas de lui donner une dimension partisane mais d'envoyer un message consensuel et j'espère que nous serons nombreux à en soutenir le texte modifié par les amendements présentés par Didier Marie.

M. Pascal Allizard.- Je voudrais intervenir au nom du groupe Les Républicains sur ce sujet grave, sensible et dont nous avons tous compris l'importance. Quand on se souvient de la violence qui a endeuillé cette île pendant de si longues décennies, on ne peut que partager la légitime inquiétude exprimée par chacun de nos collègues sur ces tensions qui se ravivent.

Toutefois, le texte qui nous est soumis soulève deux principaux problèmes. Le premier tient à la tonalité d'ensemble de cette proposition de résolution. Certes, ce texte réaffirme le soutien de la France à l'application intégrale des accords du Vendredi Saint et entend ainsi contribuer à réenclencher une dynamique de paix et de réconciliation : à l'évidence, personne ici ne peut s'opposer à cette intention de principe. Pourtant, il nous semble que cette résolution est principalement irriguée par un parti pris fortement marqué en défaveur des mouvements unionistes et du Gouvernement britannique. S'agissant d'un texte qui appelle à la sauvegarde de la concorde civile en Irlande du Nord, il nous semble probablement contre-productif de distribuer assez ouvertement les bons et les mauvais points - si vous me permettez de m'exprimer ainsi. Comme l'ont souligné à juste titre les intervenants, chacun peut avoir son opinion sur l'histoire de ce conflit, les responsabilités historiques des uns et des autres ainsi que les responsabilités dans sa potentielle résurgence. Ce dernier phénomène suscite une inquiétude partagée mais je ne pense pas que cette proposition de résolution soit la méthode la plus opportune pour contribuer à l'apaisement des tensions. Ceci dit, je tiens à saluer le travail réalisé par nos rapporteurs avec des propositions qui permettent de ramener subtilement le texte à un équilibre plus conforme aux objectifs qu'il énonce. Reste néanmoins l'exposé des motifs qui, lui aussi, véhicule une argumentation qui nous parait orientée. Par définition, cet exposé des motifs n'est pas modifié par le travail des rapporteurs. Formellement, nous n'avons pas - me semble-t-il - à nous prononcer aujourd'hui sur sa teneur mais il restera attaché au texte et en éclairera les motivations.

Le second problème que nous soulevons concerne l'opportunité de cette résolution. Les propositions de nos rapporteurs, aussi judicieuses soient-elles, ne permettront probablement pas de contourner le fait que l'adoption de ce texte, quelle que soit sa rédaction, serait considérée - telle est en tous cas notre opinion - par nos amis britanniques comme une ingérence claire dans leurs affaires intérieures. C'est là notre principale préoccupation car nous ne traitons pas ici du Brexit à proprement parler ni de la frontière douanière entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, ce qui intéresserait directement la France. Nous traitons en revanche ouvertement des affaires politiques de la province d'Irlande du Nord, et donc d'affaires intérieures britanniques. Symétriquement, je ne pense pas que nous verrions d'un très bon oeil nos collègues de Westminster adopter un texte d'une nature similaire concernant la France.

Le Royaume-Uni est un pays ami et allié : c'est un grand pays doté d'un État de droit et d'une démocratie d'une extraordinaire robustesse. Rien ne s'oppose à ce que la France, à travers notre assemblée, lui envoie des messages de sympathie dans d'éventuels moments de difficultés mais je crois que rien ne justifie non plus que le Parlement français formule de manière officielle des commentaires ou des appréciations sur la gestion de ses affaires intérieures, et a fortiori quand elles sont d'une telle sensibilité. C'est pourquoi le groupe Les Républicains votera contre l'adoption de cette résolution, même utilement amendée par nos rapporteurs.

M. André Gattolin.- Pour ma part, je n'ai jamais été opposé au droit d'ingérence entre pays de l'Union européenne et autres structures européennes. Les démocraties que nous sommes ont le droit de juger le fonctionnement démocratique des autres pays et telle est la tâche que j'accomplis en tant que membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Il m'a été reproché, il y a quelques années, d'avoir critiqué les décisions de la cour constitutionnelle espagnole que j'estimais un peu honteuses à l'égard du mouvement indépendantiste catalan, sans pour autant soutenir l'indépendantisme. Je pense qu'une des difficultés fondamentales de l'Union européenne est que l'unité de valeur sur laquelle nous avons construit cette architecture est à la fois l'État-nation et l'État membre. De ce point de vue, heureusement que l'adhésion de la Tchécoslovaquie est intervenue postérieurement à sa séparation en deux États distincts. Je pense que le statisme des relations entre nos pays ne rend pas bien compte de l'évolution des peuples et des territoires dans toute leur diversité : il convient de mieux prendre conscience du fait que l'Europe n'est pas uniquement constituée d'États membres avec des populations homogènes.

De ce point de vue, je reconnais que cette proposition de résolution soulève une difficulté car l'Union européenne s'est structurée autour d'un droit principalement commercial mais n'a pas institué de normes sur l'État de droit. Je pense néanmoins qu'il ne faut pas s'interdire, à un moment donné, de nous intéresser à la situation irlandaise, de même que je ne serais pas du tout gêné qu'un pays tiers évoque les relations de la Corse à la France, par exemple. Ce sont des questions que l'on se pose au Conseil de l'Europe alors qu'on ne les aborde pas dans le cadre de l'Union européenne. Pour ces raisons, et compte tenu des améliorations qui ont été proposées au texte par le rapporteur, je voterai celui-ci.

M. Didier Marie, rapporteur. - J'entends bien les remarques formulées par Pascal Allizard, au nom du groupe Les Républicains, sur le risque d'ingérence qu'il signale et sur la façon dont les Britanniques ainsi que le Gouvernement pourraient interpréter notre résolution. J'y répondrais par deux observations.

D'une part, les amendements que je propose nuancent très fortement le texte de la proposition de résolution initiale. En témoignent les deux derniers alinéas du texte qui vous est soumis : le premier « invite le Gouvernement et l'Union européenne à maintenir leur vigilance quant au plein respect de l'accord du Vendredi Saint et du cadre de Windsor ». Le second « appelle le Gouvernement et l'Union européenne à soutenir les efforts du Royaume-Uni et de l'Irlande, à qui il appartient de trouver les moyens de débloquer la situation politique en Irlande du Nord, afin d'assurer une paix durable sur l'île d'Irlande». Ainsi le Sénat ne s'immiscerait pas dans les affaires irlandaises : le texte se limite à souhaiter le respect des accords et souligne qu'il appartient au Royaume-Uni ainsi qu'à l'Irlande de trouver une solution.

D'autre part, je souligne que l'Union européenne reste concernée par ce qui se passe à la frontière entre le Royaume-Uni, dont fait partie l'Irlande du Nord, et la République d'Irlande : en effet, il s'agit bien de la relation entre un pays tiers et l'Union européenne. J'ajoute que si l'accord de Windsor n'est pas respecté et si le DUP continue d'ériger des blocages, une nouvelle crise risque de se déclencher. Il faut rappeler que le Gouvernement britannique, sous le gouvernement de Boris Johnson, a utilisé le protocole nord-irlandais pour faire pression sur l'Union européenne et tenter de trouver des arrangements quant à la mise en oeuvre du Brexit. Le nouveau Premier ministre britannique, Rishi Sunak, a souhaité rétablir des relations plus équilibrées entre le Royaume-Uni et l'Union européenne, mais rien ne nous dit, au regard de la volatilité de la situation politique britannique, qu'un nouveau Premier ministre ne réutiliserait pas la question nord-irlandaise comme moyen de pression sur l'Union européenne. C'est la raison pour laquelle l'Union européenne et la France, solidaire des 26 autres pays, peuvent se permettre de faire un commentaire sans s'ingérer dans les affaires du Royaume-Uni.

Par ailleurs, pour répondre à Pierre Laurent, je précise que la proposition de résolution amendée rétablit plusieurs éléments. Outre le fait qu'il s'agit d'une affaire britannique et irlandaise, la France ne peut se placer sur le même plan que les États-Unis : en effet, les États-Unis ont été les parrains et les garants de l'accord du Vendredi Saint dont le diplomate américain George J. Mitchell a coordonné les négociations. Le président Joe Biden s'est récemment déplacé en Irlande sans aller à Londres, ce qui en dit long sur l'attachement qu'il porte à la situation irlandaise. De plus, tout le monde sait que tant le Congrès que différents partis politiques américains ainsi que des groupes divers et variés interviennent, y compris matériellement et financièrement, auprès des partis irlandais et de la société civile irlandaise.

Enfin, cette résolution, tout en évitant l'ingérence et en replaçant le rôle de la France au niveau qui doit être le sien de solidarité avec les autres pays européens, rappelle son attachement au processus de paix. De façon générale, l'Union européenne souhaite la paix partout et en particulier dans les trois foyers de tensions évoqués par Pierre Laurent. De plus, la situation que nous évoquons est très particulière car elle a historiquement soulevé de nombreuses difficultés dans les relations entre le Royaume-Uni et l'Irlande, mais aussi avec des ricochets avec les pays les plus proches, dont la France fait aujourd'hui partie.

Au final, j'ai essayé avec ma collègue rapporteure de trouver un chemin pour permettre que ce texte puisse être approuvé. Je le voterai mais j'entends les réserves qui sont émises par les uns et les autres.

Mme Colette Mélot, rapporteure. - Je rappelle avant tout notre soutien à l'Union européenne à qui il appartient, avec le Royaume-Uni, de s'emparer des difficultés dont nous débattons, comme cela a été mentionné dans la PPRE. Le sujet est extrêmement délicat et, alors que nos relations avec le Royaume-Uni se sont apaisées, le moment n'est pas du tout propice à exprimer des divergences avec ce grand pays ami. J'appelle donc à la plus grande prudence et à la solidarité avec l'Union européenne pour faire avancer la situation.

Je me félicite d'avoir pu travailler sur ce sujet avec Didier Marie sur cette PPRE mais je ne la voterai pas.

M. Pierre Laurent. - Jusqu'à preuve du contraire, la France a toujours apporté son appui officiel aux accords de paix et, à ma connaissance, cette position n'a jamais changé. Certains d'entre nous souhaitent peut-être que celle-ci évolue en fonction des nouvelles orientations exprimées par le Gouvernement britannique, mais la position de la France et de l'Union européenne a toujours été de soutenir l'application des accords de paix et le Sénat américain s'est récemment prononcé dans le même sens. Aucune inflexion n'est proposée à cette position prise historiquement depuis la signature des accords de paix par la France et l'Union européenne.

M. Pascal Allizard.- Je voudrais redire très clairement que nous ne sommes absolument pas dans un déni de réalité des tensions et des difficultés. Et c'est justement en ayant pleinement conscience de celles-ci que nous ne jugeons pas opportun aujourd'hui de voter ce texte, tout en exprimant beaucoup de respect à l'égard du travail accompli.

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous propose de voter d'abord sur le paquet d'amendements proposé par Didier Marie et qui modifie substantiellement le texte.

La commission adopte les modifications de rédaction proposées par le rapporteur.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous passons maintenant au vote sur le texte dans son entier.

La commission rejette la proposition de résolution européenne et autorise la publication du rapport.