B. LA NOUVELLE ARCHITECTURE DES RÈGLES EN MATIÈRE DE DURÉE DU TRAVAIL ET DE CONGÉS REPOSE SUR LA PRIORITÉ DONNÉE AUX ACCORDS D'ENTREPRISE, AU DÉTRIMENT DES SALARIÉS

Le droit du travail français est bâti sur l'articulation entre les différents niveaux de normes :

- la loi , qui selon l'article 34 de la Constitution détermine les principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical ;

- l' accord de branche , qui définit, en application de la loi, le socle de règles communes applicables à l'ensemble d'un secteur d'activité ;

- l' accord d'entreprise , qui peut adapter les règles fixées dans la loi aux spécificités de l'entreprise, dans les limites qu'elle édicte ;

- le contrat de travail , qui régit les relations individuelles de travail d'un salarié avec son employeur.

Traditionnellement, les rapports entre ces quatre types de normes ont reposé sur une stricte hiérarchie entre eux, de la plus générale à la plus spécifique, et sur le principe de faveur , selon lequel la norme de niveau inférieur ne peut déroger à celles qui lui sont supérieures, sauf dans un sens plus favorable aux salariés . Ainsi, les normes conventionnelles ne peuvent déroger aux dispositions d'ordre public fixées par la loi, sauf si elles comportent des stipulations plus favorables aux salariés (art. L. 2251-1
du code du travail). En cas de conflit entre plusieurs sources conventionnelles, c'était traditionnellement la plus favorable aux salariés qui trouvait à s'appliquer.

A partir du début des années 1980, cette règle a connu plusieurs entorses que la loi « Travail » vient généraliser. Une ordonnance du 16 janvier 1982 29 ( * ) avait la première permis, en matière de durée du travail, à un accord de branche étendu de modifier, à la hausse ou à la baisse, le contingent annuel d'heures supplémentaires déterminé par décret. C'est la loi du 4 mai 2004 30 ( * ) qui est venue remettre profondément en cause le principe de faveur, en autorisant un accord de branche à comporter des stipulations moins favorables aux salariés qu'un accord couvrant un champ plus large, sauf opposition expresse de ce dernier (art. L. 2252-1). Cette loi a surtout inversé la logique du principe de faveur en reconnaissant, par principe, le droit pour un accord d'entreprise de déroger à un accord de branche , sauf dans quatre domaines 31 ( * )32 ( * ) ou si les partenaires sociaux de la branche l'ont interdit.

C'est ensuite la loi du 20 août 2008 33 ( * ) qui a posé les fondations de la réforme du droit de la durée du travail et des congés portée par la loi « Travail », qui s'inscrit donc dans sa filiation directe. Ce texte a en effet fait primer l'accord d'entreprise , même défavorable au salarié, sur l'accord de branche dans plusieurs domaines relatifs à l' organisation
et à la durée du travail
: la définition du contingent annuel d'heures supplémentaires et des modalités de son dépassement ; le remplacement du paiement des heures supplémentaires par un repos compensateur équivalent ; le recours aux conventions de forfait ; la modulation du temps de travail sur l'année et les conditions de rémunération des salariés concernés par cette organisation du travail.

Le rapport Combrexelle 34 ( * ) recommandait d'élargir le champ de la négociation collective, de confier aux négociateurs d'entreprise de nouvelles responsabilités dans le champ des accords portant sur les conditions et le temps de travail, l'emploi et les salaires et de poser le principe général de la primauté de l'accord d'entreprise sur l'accord de branche , sauf en ce qui concerne l'ordre public législatif ou conventionnel. En conséquence, l'article 8 de la loi « Travail » a refondu l'ensemble des dispositions du code du travail se rapportant à la notion générale de durée du travail et de congés : le travail effectif, les astreintes et les équivalences ; les durées maximales de travail ; la durée légale et les heures supplémentaires ; l'aménagement du temps de travail ; les conventions de forfait ; le travail de nuit ; le travail à temps partiel et le travail intermittent ; le repos quotidien ; les jours fériés et les congés payés. Les 155 articles du code du travail concernés ont ainsi été remplacés par 181 nouveaux articles .

Reposant sur la distinction entre dispositions d'ordre public auxquelles il ne peut pas être dérogé, champ de la négociation collective d'entreprise ou de branche selon le cas de figure et norme supplétive ayant vocation à s'appliquer en l'absence d'accord, cet article affaiblit encore davantage la hiérarchie des normes et consacre, sur plusieurs questions essentielles, la fin du principe de faveur . Il élargit considérablement le cadre, qui restait dérogatoire dans la loi du 20 août 2008, de la primauté de l'accord d'entreprise.

Ainsi, ce sont 23 domaines supplémentaires dans lesquels la négociation d'entreprise l'emporte dorénavant sur la convention de branche . Le recul social le plus important concerne le taux de majoration des heures supplémentaires : alors qu'auparavant la branche pouvait empêcher les entreprises qui en relèvent de fixer un taux inférieur à celui qu'elle avait fixé, dans un souci de régulation de la concurrence, chaque entreprise est désormais libre, par accord, de passer outre cette opposition et d'abaisser cette majoration jusqu'à un plancher de 10 % . Les salariés peuvent par ailleurs subir directement les conséquences de cette primauté sur l'organisation quotidienne de leur travail, qu'il s'agisse des conditions de mise en oeuvre et de compensation des astreintes ou de la r émunération des temps de restauration ou de pause qui ne constituent pas du temps de travail effectif. Dans ces deux derniers cas, une entreprise pourra négocier un accord pour s'affranchir du cadre protecteur de la convention collective de branche.

De même, un accord de branche ne peut désormais plus empêcher le dépassement temporaire de la durée maximale hebdomadaire de travail de jour 35 ( * ) comme de nuit 36 ( * ) . Les conditions de mise en place du travail de nuit ou du travail à temps partiel définies par accord d'entreprise priment également sur celles établies par la branche. Pour la première fois, un accord d'entreprise peut fixer librement la période de référence pour l'acquisition des congés , qui auparavant relevait de l'ordre public, ainsi que le délai à respecter par l'employeur pour modifier l'ordre et les dates de départ en congé , fixé à un mois jusqu'à cette loi.

C'est mal connaître la réalité des relations sociales dans la plupart des entreprises françaises aujourd'hui et le vécu des salariés et de leurs représentants que d'espérer que cette inversion de la hiérarchie des normes puisse leur être favorable. En effet, le lien de subordination qu'ils entretiennent avec l'employeur et son pouvoir de sanction rendent fictive l'équité entre les parties amenées à négocier en entreprise.

Il est donc pour le moins naïf de penser qu'imposer cette inversion de la hiérarchie des normes puisse apaiser les relations sociales en entreprise : elle pourrait au contraire les tendre . La branche , comme l'a justement souligné le représentant de la CFE-CGC lors de son audition par votre rapporteur, est le niveau où remontent les préoccupations de terrain et qui permet de les traiter .

Ces orientations sont non seulement combattues par la majorité des syndicats de salariés mais également dénoncées par les autres organisations patronales . Aux yeux de la CGPME et de l' U2P , qui vient de succéder à l'UPA, ce sont bien les branches professionnelles qui doivent assurer la régulation nécessaire au maintien d'une saine concurrence entre toutes les entreprises d'un secteur d'activité, quelle que soit leur taille. Le Gouvernement vient pourtant d'offrir aux grandes entreprises une boite à outils pour s'en émanciper et faciliter le dumping social et économique .


* 29 Ordonnance n° 82-41 du 16 janvier 1982 relative à la durée du travail et aux congés payés.

* 30 Loi n° 2004-391 du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social.

* 31 Salaires minima, classifications, financement de la formation professionnelle et prévoyance.

* 32 Auxquels la loi « Travail » a ajouté la prévention de la pénibilité et l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.

* 33 Loi n° 2008-789 du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail.

* 34 Jean-Denis Combrexelle, op. cit.

* 35 Pour la porter de 44 heures à 46 heures sur douze semaines.

* 36 Pour la porter de 40 heures à 44 heures sur douze semaines.

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