EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est appelé à examiner, à la demande du groupe UMP, la proposition de loi n° 546 rectifiée bis (2011-2012), déposée sur le bureau du Sénat par M. Bruno Retailleau et plusieurs de ses collègues, le 23 mai 2012, visant à inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil.

Chacun a encore présente à l'esprit la catastrophe environnementale du naufrage de l'Erika, en décembre 1999. Elle a touché trois régions, cinq départements et a entraîné la pollution de 400 kilomètres de littoral français. Cette affaire a donné lieu à une décision de la Cour de cassation, le 25 septembre 2012 1 ( * ) , consacrant la notion de « préjudice écologique » et la nécessité de réparer « l'atteinte directe ou indirecte portée à l'environnement », indépendamment de ses conséquences pour les personnes et les biens.

Par les enjeux environnementaux, économiques et sociaux qu'elle soulève, la question de la réparation du préjudice écologique est probablement la plus importante du droit contemporain de la responsabilité. Comme l'a écrit Hans Jonas, dans son « principe responsabilité », il faut empêcher « le pouvoir de l'homme de devenir une malédiction pour lui » 2 ( * ) .

Quelques avancées essentielles ont été réalisées par la jurisprudence, mais également, au niveau européen, par la directive du 21 avril 2004 3 ( * ) , transposée en droit français par la loi du 1 er août 2008 relative à la responsabilité environnementale 4 ( * ) .

Cependant, le régime de police administrative mis en place par la loi de 2008 s'étant révélé inefficace, les auteurs de la proposition de loi, ont estimé qu'il était temps de « franchir une nouvelle étape, [et] de sécuriser ce qui a été progressivement construit ces dernières années », en inscrivant dans le code civil un principe général de responsabilité du fait des atteintes à l'environnement.

La reconnaissance d'un préjudice « pur », causé à l'environnement, ne suppose pas d'accorder une personnalité morale à la nature, à l'environnement ou aux générations futures. Le but ultime de la protection de la nature est de préserver l'homme et son habitat. Pour reprendre les mots de Paul Ricoeur, « il est alors besoin d'un impératif nouveau, nous imposant d'agir de telle façon qu'il y ait encore des humains après nous » 5 ( * ) . Ce régime entre donc bien dans le champ de la responsabilité civile, centrée sur la protection des personnes.

Au-delà de sa nécessité juridique, la consécration du préjudice écologique dans le code civil a une forte valeur symbolique. Elle mettra la « constitution civile » de la France en harmonie avec sa constitution politique et ses engagements internationaux. En effet, depuis 2004, la Charte de l'environnement est intégrée dans le bloc de constitutionnalité et, depuis la révision constitutionnelle de 2005, l'article 34 de la Constitution dispose que « la loi détermine les principes fondamentaux [...] de la préservation de l'environnement ».

Se saisissant de cette compétence, les auteurs de la proposition de loi ont posé les premiers jalons d'un régime de responsabilité pour faute et d'une réparation en nature des dommages causés à l'environnement, la remise en état étant l'essence même de la réparation.

Votre commission a cependant fait le choix de supprimer la référence à la faute, pour ne pas risquer de défaire la protection construite progressivement par la jurisprudence, dans le sens d'une objectivisation du régime. Elle a, en outre, précisé certaines modalités de mise en oeuvre de ce dispositif pour le rendre pleinement applicable.

Elle a adopté cette proposition de loi ainsi modifiée.

I. UNE PRISE EN COMPTE IMPARFAITE DES ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX PAR LE DROIT POSITIF

A. UN DROIT DE LA RESPONSABILITÉ CIVILE PEU ADAPTÉ À LA RÉPARATION DES DOMMAGES À L'ENVIRONNEMENT « PURS »

Les atteintes à l'environnement sont susceptibles d'entraîner deux types de dommages : les dommages causés aux personnes, qu'ils soient corporels, matériels ou moraux et les dommages causés à l'environnement, indépendamment de toute autre conséquence.

Par exemple, un acte provoquant la disparition d'une espèce peut engendrer un préjudice pour une collectivité, privée d'un atout touristique ; pour une population, qui tirait un avantage de la présence de cette espèce ; mais aussi, évidemment, pour l'environnement lui-même, qui se voit privé de l'un de ses éléments constitutifs 6 ( * ) .

Classiquement, le droit de la responsabilité civile, dans sa conception personnelle , a vocation à ne connaitre que la première catégorie de préjudices, ceux causés aux personnes, physiques ou morales. Il n'y a de responsabilité civile, que dans la mesure où un dommage est causé à « autrui ». Il ignore la seconde. L'environnement , bien que qualifié de « patrimoine commun de l'humanité » 7 ( * ) , reste une chose commune, inappropriée et inappropriable, au sens de l'article 714 du code civil 8 ( * ) , dénuée de personnalité juridique .

La proposition de loi a pour objet de combler ce défaut de reconnaissance du préjudice « pur », subi par l'environnement.

1. La réparation satisfaisante des préjudices causés à l'homme du fait d'une atteinte à l'environnement

Le droit de la responsabilité civile a fait preuve d'une plasticité considérable pour s'adapter aux spécificités environnementales.

a) La pluralité de fondements juridiques invoqués

Pour réparer les préjudices causés aux personnes, le juge civil fait appel à des fondements juridiques éprouvés du droit de la responsabilité, au premier rang desquels, la responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle (articles 1382 à 1386 du code civil).

Devant la montée en puissance des préoccupations environnementales au cours des dernières décennies, le juge civil a retenu une conception relativement large de la faute, jugeant par exemple qu'un manquement à une règlementation environnementale ou à une obligation contractuelle 9 ( * ) , engage la responsabilité de son auteur 10 ( * ) . La seule constatation du non-respect de la règle suffit à établir la faute délictuelle.

La responsabilité de l'auteur peut également être recherchée sur le fondement d'une responsabilité sans faute et donc sans preuve à apporter de cette dernière. Dans ce cas, la victime d'un préjudice environnemental peut fonder son action sur le premier alinéa de l'article 1384 du code civil, qui dispose que l'on est responsable du « fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde 11 ( * ) ».

S'agissant « des personnes dont on doit répondre », le juge civil fait notamment application de cet article pour retenir la responsabilité du commettant du fait de son préposé 12 ( * ) .

De même, les « choses que l'on a sous sa garde » (gaz toxiques, hydrocarbures, carburants...), à l'origine de nombreux dommages environnementaux (débordement d'une cuve de gasoil entrainant la pollution d'un cours d'eau 13 ( * ) , émanation de gaz chimiques provenant d'une exploitation 14 ( * ) ...), donnent lieu à une jurisprudence abondante.

Enfin, le juge applique couramment en matière environnementale la théorie des troubles anormaux du voisinage . Originellement fondée sur la faute, cette théorie prétorienne s'appuie désormais sur un principe général du droit, en vertu duquel, « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » 15 ( * ) .

Cette construction jurisprudentielle d'une responsabilité sans faute, a permis d'indemniser des troubles divers : pollution des eaux ou du sol, rejets de fumées toxiques, nuisances olfactives... La deuxième chambre civile de la Cour de cassation est allée jusqu'à considérer, en 2004, qu'un risque « inéluctable » 16 ( * ) puis en 2005, qu'un risque « indéniable » 17 ( * ) , pouvaient constituer un trouble anormal de voisinage réparable, alors même que la réalisation du risque demeurait hypothétique.

b) Un lien de causalité parfois difficile à rapporter

Il revient au juge du fond d'apprécier l'existence du lien de causalité entre le fait générateur et le préjudice. En matière environnementale, la preuve de ce lien peut comporter quelques difficultés pour la victime.

Par exemple, l'atteinte à l'environnement peut avoir plusieurs causes possibles, sans qu'il soit toujours évident d'identifier celle qui est à l'origine du préjudice. Elle peut également avoir plusieurs auteurs potentiels, comme lors de la contamination d'un champ par des organismes génétiquement modifiés, cultivés par plusieurs agriculteurs voisins.

Parfois, la difficulté découle des incertitudes scientifiques qui peuvent exister quant aux effets hypothétiquement dommageables pour la personne humaine 18 ( * ) ou la nature, de certains événements ou activités. L'accès aux éléments de preuve peut générer des coûts prohibitifs et suppose un degré d'expertise important, compte tenu de la technicité de ces sujets.

Pour atténuer ces difficultés, l'article 1353 du code civil autorise le juge à tirer des faits, l'existence de présomptions. La preuve du lien de causalité résulte alors de « présomptions graves, précises et concordantes ». Le recours à cette technique par le magistrat allège alors la charge de la preuve qui pèse sur la victime 19 ( * ) .

c) Une conception large du préjudice réparable

Les atteintes à l'environnement sont à l'origine d'une pluralité de préjudices touchant les personnes physiques ou morales. Ils entrent dans la typologie classique des préjudices appréhendés par le droit de la responsabilité civile.

Pour les personnes physiques , il s'agit des préjudices corporels , lorsque l'atteinte à l'environnement a des conséquences sanitaires ; des préjudices matériels , quand le dommage entraîne la destruction d'un bien ou un gain manqué comme la perte de revenus professionnels ; ou des préjudices moraux .

Ces préjudices personnels concernent également les personnes morales , associations ou collectivités territoriales, qui subissent des préjudices matériels résultant des dépenses effectuées en vue de la restauration d'un site pollué ou du sauvetage d'une espèce menacée par exemple.

Le juge civil reconnaît également aux personnes morales la capacité de souffrir d'un préjudice moral , à la suite d'un dommage causé à l'environnement. Ce sera le cas d'une association de défense de l'environnement dont l'action se trouve ruinée par un dommage environnemental ou d'une collectivité territoriale qui subit une atteinte à son image ou à sa réputation lorsque son rivage est souillé par une marée noire ou par la présence de déchets 20 ( * ) .

En principe, la responsabilité civile est tournée vers la réparation d'un dommage réalisé (actuel et certain). La jurisprudence s'est pourtant aventurée sur le terrain du risque de préjudice 21 ( * ) , au nom du principe de précaution.

En premier lieu, le juge admet la réparation d'un dommage futur lorsqu'il est certain , voire hypothétique 22 ( * ) .

En second lieu, de longue date, il considère que les dépenses exposées par la victime potentielle pour prévenir ou diminuer un dommage futur apparaissant comme certain ou hautement probable, constituent un préjudice réparable 23 ( * )

L'idée d'une reconnaissance du risque en tant que préjudice réparable est présente dans l'avant projet « Catala » de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription 24 ( * ) . Elle inspire l'article 1344 du projet, aux termes duquel, « les dépenses exposées pour prévenir la réalisation imminente d'un dommage ou pour écarter son aggravation ainsi que pour en réduire les conséquences constituent un préjudice réparable dès lors qu'elles ont été raisonnablement engagées ».

Quant à la réparation de ces préjudices personnels, le principe est celui d'une compensation pécuniaire et de la non-affectation des dommages et intérêts accordés par le juge. La victime reste libre de les utiliser selon sa volonté, y compris à des fins étrangères à la réparation du dommage.

d) Les personnes compétentes pour agir

L'article 31 du code de procédure civile prévoit que « l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé . »

Le plus souvent, une atteinte à l'environnement affecte une pluralité de victimes. Il s'agit alors de préjudices personnels agrégés : « préjudices de masse » 25 ( * ) . Par exemple, une marée noire peut causer de nombreux préjudices économiques individuels à ceux qui vivent des ressources de la mer ou encore, le rejet de dioxine dans l'air par un incinérateur entraînera des atteintes à la santé de nombreux riverains.

Ce type de préjudices soulève quelques difficultés pratiques. Le juge peut se voir saisi d'un grand nombre de demandes d'indemnisation portant sur un même fait générateur, ce qui peut conduire à un encombrement des tribunaux, voire à des divergences de jurisprudences, d'un tribunal à l'autre, pour des affaires aux circonstances semblables. Enfin, les personnes peuvent renoncer à agir, compte tenu de la faible importance du préjudice individuel subi, au regard des frais engagés pour un procès, alors même que la somme de ces préjudices individuels atteint, elle, un montant considérable.

Pour faire face à ces difficultés, la jurisprudence civile a admis la recevabilité de l'action exercée par une association organisée en comité de défense afin d'obtenir réparation des préjudices subis individuellement par ses membres 26 ( * ) .

Le législateur est intervenu en 1995 27 ( * ) , créant une action en représentation conjointe (article L. 142-3 du code de l'environnement 28 ( * ) ), permettant à une association agréée d'agir en réparation de préjudices individuels de plusieurs victimes, causés par le fait d'une même personne. Cependant, ces actions étant soumises à des conditions contraignantes et les associations agréées ne disposant souvent pas des moyens suffisants pour les mener, elles n'ont pas rencontré le succès escompté.

En revanche, elles relancent les réflexions sur la nécessité de permettre en droit français, les actions de groupe , dans le domaine environnemental en particulier.

L'ensemble de ces préjudices, parce qu'ils touchent directement des sujets de droit, sont appréhendés logiquement par le droit de la responsabilité civile. Mais, à côté de ces préjudices, d'autres sont causés à l'environnement en tant que tel, sans répercussions sur les personnes, couramment appelés par la doctrine « préjudices écologiques purs ».

2. La reconnaissance progressive par la jurisprudence du dommage environnemental autonome

Au cours des dernières décennies, et au fil des catastrophes écologiques, a émergé la nécessité de prendre en considération les atteintes à l'environnement, indépendamment de leurs répercussions sur les personnes. Ces préjudices écologiques qualifiés de « purs » sont par exemple : la disparition d'un animal appartenant à une espèce protégée 29 ( * ) ou les fuites d'hydrocarbures en haute mer.

L'environnement n'étant pas un sujet de droit, il reste difficile de caractériser un intérêt à agir personnel au moment de la recevabilité de l'action, et un préjudice personnel, conditions pourtant nécessaires à l'engagement du droit de la responsabilité civile.

a) L'indemnisation du préjudice moral, un moyen détourné de réparer le préjudice écologique

Pour pallier cette difficulté, les associations ont obtenu la possibilité de demander réparation d'une atteinte à l'intérêt collectif qu'elles défendent.

Distinct du préjudice de masse 30 ( * ) , ce préjudice causé à un intérêt collectif concerne un intérêt supérieur qui dépasse le simple agrégat des intérêts individuels. Le siège du dommage n'est alors ni la personne (physique ou morale) qui en demande réparation, ni ses biens, mais l'intérêt collectif lui-même.

La loi du 2 février 1995 31 ( * ) a unifié les textes épars qui, dés les années 1970, avaient habilité des associations de défense de l'environnement à agir pour défendre un intérêt collectif. Cette loi donne une habilitation générale à agir aux associations agréées de protection de l'environnement (articles L. 141-1 et L. 142-2 du code de l'environnement).

En théorie, l'action associative restait toutefois enfermée dans un cadre strict : un agrément, une infraction pénale, l'atteinte aux intérêts collectifs protégés par le groupement. Dans les faits, le juge a étendu progressivement cette possibilité, en autorisant une telle action devant la juridiction civile 32 ( * ) , puis en accueillant l'action en responsabilité de l'association, en dehors de toute habilitation législative, dès lors qu'il existe une atteinte à un intérêt collectif, en rapport avec son objet statutaire. La Cour de cassation a estimé « qu'une association peut agir en justice au nom d'intérêts collectifs, dès lors que ceux-ci entrent dans son objet social » 33 ( * ) .

Cette possibilité, offerte aux associations, de demander réparation d'un préjudice collectif, en plus de son préjudice direct et personnel, a semblé constituer une véritable dérogation au droit commun de l'action en responsabilité civile.

Cet affranchissement n'était qu'apparent. Il s'agissait plutôt d'une interprétation particulièrement large de la notion de « préjudice personnel » 34 ( * ) , puisqu'au final, le préjudice réparable demeurait le très classique « préjudice moral », subi par la personne morale, en raison de l'atteinte aux intérêts collectifs qu'elle défend. Le préjudice écologique, supporté par l'environnement lui-même, demeurait ignoré. Certains auteurs ont ainsi pu écrire que la réparation du préjudice moral des personnes morales était une catégorie « fourre-tout » de préjudices ou « un habit mal taillé » pour la réparation des atteintes à l'environnement.

b) L'arrêt « Erika », une reconnaissance incomplète dans ses effets du préjudice écologique

Ponctuellement, certains juges du fond se sont éloignés du préjudice moral « détourné », pour consacrer explicitement les atteintes à l'environnement sans répercussions sur les personnes. La cour d'appel de Bordeaux, dans un arrêt du 13 janvier 2006 35 ( * ) , a indemnisé plusieurs associations au titre « du préjudice subi par la flore et les invertébrés du milieu aquatique » et du « préjudice subi par le milieu aquatique ». Le tribunal de grande instance de Narbonne, par un jugement du 4 octobre 2007, a ordonné la « réparation du préjudice environnemental subi par le patrimoine du parc », le patrimoine du parc étant sans conteste la nature.

Dans son jugement du 16 janvier 2008, rendu dans l'affaire « Erika », le tribunal de grande instance de Paris, a rejoint ces mouvements des juges du fond en admettant la réparation d'un préjudice écologique, indépendant des répercussions sur les intérêts humains 36 ( * ) . La cour d'appel de Paris a confirmé cette évolution, dans son arrêt du 30 mars 2010 37 ( * ) , avant que la Cour de cassation ne la consacre le 25 septembre 2012 38 ( * ) , estimant que « la cour d'appel a, sans insuffisance ni contradiction, répondu aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie et a ainsi justifié l'allocation des indemnités propres à réparer le préjudice écologique, consistant en l'atteinte directe ou indirecte portée à l'environnement et découlant de l'infraction ».

L'arrêt Erika suffit-il à la reconnaissance du préjudice « écologique » ?

Votre rapporteur a été confronté, dès le début de ses travaux, à cette question qui, si elle donnait lieu à une réponse positive, pourrait rendre sans objet la proposition de loi étudiée.

Deux observations, recueillies au cours des auditions, conduisent à répondre par la négative.

En droit, plusieurs personnes entendues ont souligné que l'arrêt de la Cour de cassation méritait une consolidation législative qui, seule, permettrait d'éviter d'éventuels errements ou contradictions de la jurisprudence.

En pratique, concernant la réparation du préjudice nouvellement consacré, la Cour de cassation n'a pas tiré toutes les conséquences de sa décision. Elle a finalement ordonné la réparation d'un préjudice moral « bis » des personnes morales (association de protection de l'environnement et collectivités territoriales), évalué de manière identique à leurs préjudices propres.

Une telle solution présente le risque que cette réparation se confonde avec celle du préjudice moral personnel de l'association, et ne permette pas une indemnisation propre du préjudice écologique et donc la réparation intégrale du dommage. À l'inverse, elle pourrait aboutir à permettre d'indemniser plusieurs fois un même préjudice (le préjudice moral), allant, cette fois, au-delà de l'exigence de réparation intégrale.

La solution dégagée par la Cour de cassation soulève ainsi des interrogations. Si elle reconnaît l'existence d'un préjudice écologique « pur », elle en déduit la réparation d'un préjudice personnel de l'association, en dépit du caractère objectif 39 ( * ) de ce préjudice.


* 1 Cour de cassation, chambre criminelle, 25 septembre 2012 (n° 10-82.938).

* 2 « Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique » Hans Jonas, 1979, éditions du Cerf, p. 13.

* 3 Directive n° 2004/35/CE du Parlement européen et du Conseil, du 21 avril 2004, sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux.

* 4 Loi n° 2008-757 du 1 er août 2008 relative à la responsabilité environnementale et à diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de l'environnement.

* 5 Article de Paul Ricoeur, « Le concept de responsabilité », in « Le juste I », 1995, éditions Esprit, p. 65.

* 6 Dans une décision du 1 er juin 2010 (n° 09-87.159), la chambre criminelle de la Cour de cassation a déclaré un chasseur civilement responsable de la mort du dernier spécimen local femelle d'ours brun, animal inscrit sur la liste des espèces de vertébrés protégés menacés d'extinction en France, l'ourse Cannelle. Elle l'a condamné au versement de 10 000 € de dommages et intérêts cumulés, aux associations qui s'étaient constituées parties civiles, sans distinguer les différents préjudices réparés.

Or selon M. Laurent Neyret, « Mort de l'ourse Cannelle : une responsabilité sans culpabilité », in Environnement et développement durable n° 1, janvier 2011, la destruction de l'ourse Cannelle aurait pu conduire à la prise en compte de préjudices causés à l'environnement (l'atteinte à l'état de conservation de cette espèce et à sa fonction écologique, qui participe du maintien de la diversité biologique) et de préjudices causés aux personnes physiques et morales (comme le préjudice économique causé à l'État, lié aux coûts afférents aux mesures de préservation du milieu de l'ourse ; l'atteinte à la réputation des collectivités locales, dont l'image de marque attachée à la présence de l'ours est affectée par sa disparition ; ou l'atteinte à la mission statutaire de protection de l'environnement des associations parties civiles, caractérisée par l'anéantissement des efforts qu'elles ont déployées pour accomplir leur mission).

* 7 Selon le préambule de la Charte de l'environnement de 2004, « l'environnement est le patrimoine commun des êtres humains ».

* 8 L'article 714 du code civil prévoit qu'« il est des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous . »

* 9 Par exemple, un distributeur d'eau a une obligation de résultat concernant la qualité de l'eau distribuée à ses clients. Il a donc l'obligation de réparer une pollution de l'eau, quand bien même il n'en serait pas à l'origine (Cour de cassation, 1 ère chambre civile, 30 mai 2006 n° 03-16.335).

* 10 La troisième chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 8 juin 2011 (n° 10-15.500) a, par exemple, condamné un exploitant à indemniser le préjudice moral causé à deux associations de protection de l'environnement, en raison du non respect de la réglementation des installations classées, en ce qu'il est de nature à créer un risque de pollution majeure pour l'environnement, et alors même que le manquement avait été corrigé avant l'introduction de l'instance.

* 11 La garde étant constituée de trois éléments : l'usage, le contrôle et la direction (Cour de cassation, chambres réunies, 2 décembre 1941).

* 12 Cour de cassation, assemblée plénière, 25 février 2000 « Costedoat » (n° 97-17.378) : un pilote d'hélicoptère, préposé d'une société, dont l'action d'épandage d'herbicides sur une propriété avait endommagé des cultures de riz voisines, n'engage pas sa responsabilité à l'égard des tiers, dans la mesure où il a agi dans les limites de la mission qui lui était impartie par son commettant.

* 13 TGI d'Angers, 27 juin 1996.

* 14 Cour de cassation, 2 è chambre civile, 17 décembre 1969.

* 15 Cour de cassation, 3 è chambre civile, 11 mai 2000 (n° 98-18.249).

* 16 Cour de cassation, 2 è chambre civile, 10 juin 2004 (n° 03-10.434).

* 17 Cour de cassation, 2 è chambre civile, 24 février 2005 (n° 04-10.362).

* 18 Cour de cassation, chambre criminelle, 17 mars 2009 (n° 08-80.129) : rejet d'une demande d'indemnisation présentée à l'encontre d'une décharge publique, la preuve du lien entre le cancer de la plaignante et les rejets de la décharge n'étant pas établie.

* 19 Par exemple, un lien de causalité a été retenu entre la mort d'un cheval et l'épandage de boue d'une station d'épuration sur une parcelle voisine de son pâturage, « dès lors qu'aucune autre cause [...] ne permet d'expliquer le décès de la jument ».

* 20 Cour de cassation, chambre criminelle, 29 novembre 2005 : exemple d'une collectivité territoriale qui subit une atteinte à son image, du fait de la présence de déchets sur les plages « de nature à ternir la réputation des stations touristiques » du littoral.

* 21 Cour de cassation, chambre civile, 16 juillet 1982 : est considéré comme un préjudice indemnisable, le risque d'aggravation d'un incendie potentiel, en raison de l'installation d'un réservoir de fuel dans une zone résidentielle.

* 22 Cour de cassation, 2 è chambre civile, 24 février 2005, précité.

* 23 Cour de cassation, 2 è chambre civile, 15 mai 2008 (n° 07-13.483) : Le coût des travaux, destinés à prévenir un risque de dommage « caractérise un préjudice portant en lui-même les conditions de sa réalisation ».

* 24 Avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription, rapport remis par M. Pierre Catala au garde des sceaux, ministre de la justice, le 22 septembre 2005.

* 25 Le préjudice de masse est constitué par des « atteintes aux personnes, aux biens et au milieu naturel, qui touchent un grand nombre de victimes, à l'occasion d'un fait dommageable unique » (définition d'A. Guegan-Lecuyer, « Dommages de masse et responsabilité civile », LGDJ).

* 26 Par exemple, la troisième chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 19 octobre 1978, a reconnu aux habitants d'un quartier regroupés en comité de défense contre la pollution atmosphérique causée par une usine de torréfaction de café, le droit de réclamer réparation des atteintes portées aux intérêts des membres dudit comité.

* 27 Loi n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement, dite aussi « loi Barnier ».

* 28 L. 142-3 du code de l'environnement : « Lorsque plusieurs personnes physiques identifiées ont subi des préjudices individuels qui ont été causés par le fait d'une même personne et qui ont une origine commune, dans les domaines mentionnés à l'article L. 142-2, toute association agréée au titre de l'article L. 141-1 peut, si elle a été mandatée par au moins deux des personnes physiques concernées, agir en réparation devant toute juridiction au nom de celles-ci . »

* 29 Affaire de l'ourse Cannelle, Cour de cassation, chambre criminelle, 1 er juin 2010, précitée.

* 30 Cf. supra.

* 31 Précitée.

* 32 Cour de cassation, 2 è chambre civile, 7 décembre 2006 (n° 05-20.297) : la Cour a considéré que « les associations de chasse sont habilitées aÌ exercer devant les juridictions tant civiles que répressives, les actions en responsabilitéì civile tenant aÌ la réparation de faits de destruction irrégulière de gibier, qui constituent pour elles la source d'un préjudice direct et personnel ainsi qu'une atteinte aux intérêts collectifs de leurs membres ».

* 33 Par exemple, Cour de cassation, chambre criminelle, 12 septembre 2006 (n° 05-86958).

* 34 Le préjudice personnel de l'association découlait de l'atteinte aux intérêts collectifs qui entrent dans son objet social.

* 35 Cour d'appel de Bordeaux, 13 janvier 2006 (n°  05-00.567).

* 36 Le TGI de Paris a estimé que « les associations peuvent demander réparation, non seulement du préjudice matériel et du préjudice moral, directs ou indirects, causés aux intérêts collectifs qu'elles ont pour objet de défendre, mais aussi de celui résultant de l'atteinte portée à l'environnement, qui lèse de manière directe ou indirecte ces mêmes intérêts qu'elles ont statutairement pour mission de sauvegarder » .

* 37 En appel, le juge confirme la possible réparation du « préjudice écologique », du « préjudice écologique pur », du « préjudice environnemental » ou du « préjudice pour atteinte à l'environnement ». Il distingue ensuite deux types de préjudices : les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux relevant des « préjudices subjectifs » en ce qu'ils sont subis par des sujets de droit, et le préjudice écologique, « préjudice objectif », non subi par un sujet de droit, estimant qu'il s'agit d'une « atteinte sans répercussion sur un intérêt humain particulier » mais lésant un « intérêt que le droit protège ».

* 38 Cour de cassation, chambre criminelle, 25 septembre 2012 (n° 10-82.938).

* 39 Par opposition aux préjudices subjectifs subis par des sujets de droit.

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