B. UN RÉGIME JURIDIQUE RECONNU INCOMPATIBLE AVEC LES EXIGENCES CONSTITUTIONNELLES ET CONVENTIONNELLES

Les déséquilibres du régime juridique de la garde à vue ont été mis en lumière par la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l'homme , par la décision du Conseil constitutionnel du 30 juillet 2010 ainsi que par trois arrêts de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 19 octobre 2010. Les contrariétés entre le dispositif actuel et les exigences constitutionnelles et conventionnelles portent principalement sur les droits de la défense et les régimes dérogatoires .

1. L'assistance de l'avocat


• La décision du Conseil constitutionnel n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010

Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a estimé qu'il devait procéder à un réexamen d'ensemble des dispositions encadrant le recours de la garde à vue sur la base d'un changement de circonstances 16 ( * ) .

Les articles 62, 63, 63-1, 63-4, alinéas 1 er à 6, et 77 du code de procédure pénale, dont l'inconstitutionnalité était soulevée par les requérants, résultent pour l'essentiel de la loi du 4 janvier 1993 qui n'avait pas été soumise au Conseil constitutionnel. Cependant, le Conseil constitutionnel a rappelé que, dans sa décision du 11 août 1993, il avait déclaré conformes à la Constitution les modifications apportées aux conditions de placement d'une personne en garde à vue et à la prolongation de cette mesure, au contrôle de celle-ci par le procureur de la République et au droit de la personne gardée à vue d'avoir un entretien de 30 minutes avec un avocat. En outre, il a relevé que les modifications apportées postérieurement au régime de garde à vue avaient garanti une meilleure protection des droits de la personne gardée à vue.

Pour le Conseil constitutionnel, le changement de circonstances tient principalement à deux évolutions.

La première concerne le poids croissant de la phase policière dans la procédure pénale . Comme le rappelaient aussi nos collègues MM. Jean-René Lecerf et Jean-Pierre Michel dans leur rapport précité sur l'évolution du régime de l'enquête et de l'instruction, les ouvertures d'information représentent moins de 4 % des affaires poursuivies. Les commentaires au Cahier du Conseil constitutionnel soulignent que dans tous les autres cas, la décision de mise en oeuvre de l'action publique par le parquet fait passer directement de la phase de l'enquête policière à la phase de jugement. La mise en oeuvre du traitement dit « en temps réel » des infractions -pratique généralisée à l'ensemble du parquet à partir de 1995- a renforcé cette évolution : « cette pratique conduit à ce que la décision du ministère public sur l'action publique est prise sur le rapport de l'officier de police judiciaire, avant qu'il soit mis fin à la garde à vue » ; ainsi il peut en résulter que, « dans des procédures portant sur des faits complexes ou particulièrement graves, une personne est désormais le plus souvent jugée sur la base des seuls éléments de preuve rassemblés avant l'expiration de sa garde à vue, en particulier sur les aveux qu'elle a pu faire pendant celle-ci ».

En second lieu, le Conseil constitutionnel a mis en avant la réduction progressive des exigences fixées par le législateur pour reconnaître la qualité d'officier de police judiciaire -qui seule habilite à placer en garde à vue. Ainsi entre 1993 et 2009, le nombre des fonctionnaires civils et militaires ayant la qualité d'officier de police judiciaire est passé de 25 000 à 53 000.

Ces deux facteurs conjugués ont conduit, selon le Conseil constitutionnel, à une banalisation de la garde à vue, « y compris pour les infractions mineures », et, en conséquence, à une forte augmentation du nombre de placements en garde à vue.

Au regard de ce changement de circonstances, le Conseil constitutionnel a estimé que les dispositions du code de procédure pénale dont il était saisi portaient une atteinte excessive aux droits de la défense. Si ces droits ont d'abord été rattachés par le Conseil constitutionnel aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République 17 ( * ) , ils trouvent désormais leur fondement dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 18 ( * ) .

La disproportion entre, d'une part, l'objectif de sauvegarde de l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions et, d'autre part, la protection des droits de la défense apparaît d'abord dans le champ d'application de la garde à vue qui, sauf en matière de flagrance, peut concerner les contraventions ou les délits non punis d'une peine d'emprisonnement (défaut d'assurance, délits de presse ou certains délits au code de la consommation). De même, « toute garde à vue peut faire l'objet d'une prolongation de 24 heures sans que cette faculté soit réservée à des infractions présentant une certaine gravité » (considérant 27). Ainsi, comme le relève le commentaire aux Cahiers du Conseil constitutionnel « le simple fait que la même mesure de contrainte (mêmes conditions de placement en garde à vue, même durée, mêmes droits et même contrôle de l'autorité judiciaire) s'applique à l'assassin comme au débiteur de pension alimentaire à jour de ses obligations mais qui n'a pas déclaré son adresse à son ex conjoint souligne un problème aigu de proportionnalité »...

Ensuite, la disproportion tient à l' insuffisance des droits de la défense . Le Conseil constitutionnel constate que la personne interrogée, retenue contre sa volonté, n'a pas la possibilité de « bénéficier de l'assistance effective d'un avocat ». Il estime excessive cette restriction dès lors qu' « elle est imposée de façon générale, sans considération des circonstances particulières susceptibles de la justifier, pour rassembler ou conserver les preuves ou assurer la protection des personnes ». S'il admet des exceptions au principe de l'assistance d'un avocat, le Conseil constitutionnel juge que le caractère général des dispositions du code de procédure pénale privant la personne gardée à vue de ce droit porte une atteinte disproportionnée aux droits de la défense et n'est pas conforme à la Constitution.

Le Conseil constitutionnel s'abstient néanmoins d' « indiquer les modifications des règles de procédure pénale qui doivent être choisies pour qu'il soit remédié à l'inconstitutionnalité constatée » mais il fixe au 1 er juillet 2011 le délai limite dans lequel le législateur doit procéder à cette mise en conformité.

A cet égard, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme fixe des orientations plus précises concernant en particulier le moment d'intervention de l'avocat et la portée de son assistance.


La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme

- Le moment d'intervention de l'avocat

En premier lieu, reprenant un principe déjà affirmé dans un arrêt Murray c/Royaume-Uni du 8 février 1996, l'arrêt Salduz du 27 novembre 2008 précise que la personne gardée à vue doit bénéficier de l'assistance d'un avocat dès « les premiers stades de l'interrogatoire de la police » (paragraphe 52).

Sans doute, aux termes de l'article 63-4 du code de procédure pénale, la personne peut-elle demander à s'entretenir avec un avocat éventuellement commis d'office dès le début de la garde à vue. Cependant, l'officier de police judiciaire n'a en la matière qu'une obligation de moyens : il n'a pas à « rendre effectif » l'entretien demandé, selon la formule de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Ainsi, si l'officier de police judiciaire a fait toutes les diligences utiles, retracées dans le procès-verbal, sans réussir à joindre l'avocat ou le bâtonnier ou si l'avocat joint ne se présente pas, la procédure ne sera pas annulée 19 ( * ) . Or, selon les principes constants de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, la protection des droits de l'Homme doit être « effective et concrète ».

- La portée de l'intervention de l'avocat

Dans l'arrêt Dayanan du 13 octobre 2009, la Cour exige que l'action des avocats s'exerce « librement » et permette à l'intéressé d'obtenir « la vaste gamme d'interventions propres aux conseils », à savoir « la discussion de l'affaire, l'organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l'accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l'accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention » 20 ( * ) .

Dans l'arrêt Brusco contre France du 14 octobre 2010, la Cour a précisé que « la personne placée en garde à vue a le droit d'être assistée dès le début de cette mesure ainsi que pendant les interrogatoires, et ce a fortiori lorsqu'elle n'a pas été informée par les autorités de son droit de se taire ».

Jusqu'alors, la jurisprudence de la Cour n'avait pas requis la présence de l'avocat pendant les interrogatoires de la garde à vue. Elle avait seulement posé pour principe l'accès à un avocat. Les arrêts Dayanan et Brusco paraissent à cet égard impliquer des exigences supplémentaires même si les juges n'ont pas mentionné l'accès au dossier.

En droit français, l'avocat intervenant en garde à vue doit être informé « de la nature et de la date présumée de l'infraction sur laquelle porte l'enquête » (article 63-4). Il peut s'entretenir avec la personne placée en garde à vue pour une durée n'excédant pas trente minutes dans des conditions garantissant la confidentialité de cet échange (article 63-4). Ainsi, si la présence de l'avocat constitue à la fois un soutien moral ou psychologique pour la personne ainsi qu'un des éléments du contrôle de la mesure, elle ne permet pas, en revanche, d'organiser une véritable défense : l'avocat n'a pas accès au dossier, il n'assiste pas aux auditions et ne peut prendre aucune initiative tant que la garde à vue est en cours, sinon déposer des observations écrites.


La Cour de cassation

Les dispositions du code de procédure pénale relatives à l'intervention de l'avocat dans le cadre de la garde à vue ont été déclarées contraires à l'article 6 de la Cour européenne des droits de l'homme par un des trois arrêts de la chambre criminelle de la Cour de cassation 21 ( * ) .

La chambre criminelle a ainsi donné raison à l'interprétation faite par une chambre de l'instruction de l'article 6 de la Convention. L'annulation du procès-verbal de garde à vue et des auditions intervenues pendant celle-ci se justifiait par le fait que la personne gardée à vue n'a pas bénéficié de l'assistance de l'avocat « dans des conditions lui permettant d'organiser sa défense et de préparer avec [elle] les interrogatoires auxquelles cet avocat n'a pu, en l'état de la législation française, participer ».

2. Les régimes dérogatoires


• La jurisprudence du Conseil constitutionnel

Les modalités des régimes dérogatoires en matière de garde à vue ont été, à plusieurs reprises, jugées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel. Celui-ci a notamment considéré qu'il était « loisible au législateur, compétent pour fixer les règles de la procédure pénale en vertu de l'article 34 de la Constitution, de prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, mais à la condition que ces différences de procédures ne procèdent pas de discriminations injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense » 22 ( * ) .

Le Conseil constitutionnel a plus particulièrement jugé que « le délai d'intervention de l'avocat au regard des infractions énumérées [...] [ne mettait] pas en cause le principe des droits de la défense mais seulement leurs modalités d'exercice », que cette différence de traitement « correspondait à des différences de situation liées à la nature de ces infractions » et que, de ce fait, « cette différence de traitement ne procédait donc pas d'une discrimination injustifiée » 23 ( * ) . Dans sa décision n°2004-492 DC du 2 mars 2004, le Conseil a ainsi considéré, s'agissant des dispositions fixant à la quarante-huitième heure la première intervention de l'avocat pour certaines des infractions énumérées par l'article 706-73 du code de procédure pénale, que « ce nouveau délai, justifié par la gravité et la complexité des infractions concernées, s'il modifiait les modalités d'exercice des droits de la défense, n'en remettait pas en cause le principe » (considérant n°32).

Dans sa décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, le Conseil a rappelé qu'il avait examiné, dans sa décision du 2 mars 2004 précitée, les dispositions relatives à la garde à vue en matière de criminalité et de délinquance organisées et avait déclaré conformes le septième alinéa de l'article 63-4 et l'article 706-73 du code de procédure pénale. Il a estimé, en second lieu, qu'il n'y avait pas eu, en matière de lutte contre la criminalité organisée, contrairement au recours à la garde à vue de droit commun, un changement de circonstances de nature à justifier un réexamen de ces dispositions.


La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme

Aucune décision de la Cour n'a à ce jour remis en cause le principe même de régimes dérogatoires en matière de garde à vue.

S'agissant du terrorisme, la Cour estime qu'« il incombe à chaque Etat contractant, responsable de la vie de sa nation, de déterminer si un « danger public » la menace, et, dans l'affirmative, jusqu'où il faut aller pour essayer de le dissiper. En contact direct et constant avec les réalités pressantes du moment, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la présence du pareil danger comme sur la nature et l'étendue des dérogations nécessaires pour le conjurer [...]. Les Etats ne jouissent pas pour autant d'un pouvoir illimité en ce domaine. La Cour a compétence pour décider, notamment, s'ils ont excédé la « stricte mesure » des exigences de la crise [...] La prééminence du droit, l'un des principes fondamentaux d'une société démocratique, implique un contrôle judiciaire des atteintes de l'exécutif au droit individuel à la liberté, garanti par l'article 5 [de la Convention]. La Cour doit examiner la dérogation sur la base de ces éléments [...]. Elle note toutefois qu'il ne s'agit pas ici, pour l'essentiel, de l'existence du pouvoir de garder à vue des terroristes présumés pendant une période pouvant atteindre sept jours, [...] mais plutôt de son exercice sans contrôle judiciaire » 24 ( * ) .

Dans un arrêt Brogan 25 ( * ) , la Cour a admis qu'une infraction en matière de terrorisme pouvait justifier un délai plus long avant que la personne gardée à vue soit présentée devant un juge comme l'exige l'article 5 paragraphe 3 de la Convention 26 ( * ) .

Au regard de ces éléments, les prolongations exceptionnelles instaurées par le droit français en matière de criminalité organisée et de terrorisme, qui prévoient l'intervention d'un magistrat du siège à intervalle régulier, ne paraissent pas contraires à la jurisprudence de la Cour.

La question se pose en des termes différents s'agissant de la possibilité, pour certaines infractions, de repousser l'intervention de l'avocat à la quarante-huitième ou à la soixante-douzième heure. Sans doute la Cour admet-elle que « l'assistance d'un avocat dès les premiers stades des interrogatoires de police [puisse] être soumise à des restrictions pour des raisons valables ». Toutefois, « il s'agit, dans chaque cas , de savoir si la restriction litigieuse est justifiée et, dans l'affirmative, si, considérée à la lumière de la procédure dans son ensemble, elle a ou non privé l'accusé d'un procès équitable, car même une restriction justifiée peut avoir pareil effet dans certaines circonstances » 27 ( * ) .


La jurisprudence de la Cour de cassation

Dans deux arrêts en date du 19 octobre 2010 28 ( * ) , la chambre criminelle de la Cour de cassation a tiré les conséquences de cette jurisprudence, en affirmant qu'il résultait de la Convention européenne des droits de l'homme que, « sauf exceptions justifiées par des raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l'espèce, et non à la seule nature du crime ou délit reproché , toute personne soupçonnée d'avoir commis une infraction [devait], dès le début de la garde à vue, être informée de son droit de se taire et bénéficier, sauf renonciation non équivoque, de l'assistance d'un avocat » .

Elle a estimé en conséquence que le régime dérogatoire prévu par le septième alinéa de l'article 63-4 et l'article 706-88 du code de procédure pénale était contraire à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme.

La mise en place d'un régime dérogatoire de garde à vue touchant à l'exercice des droits de la défense devrait ainsi être justifiée par une « raison impérieuse » qui ne saurait découler de la seule nature de l'infraction. Une appréciation in concreto au cas par cas s'avère nécessaire.


* 16 Le 2° de l'article 23-2 de l'ordonnance organique du 7 novembre 1958, introduit par la loi n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, prévoit que le Conseil constitutionnel ne peut être saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité portant sur une disposition législative qui a « déjà été déclaré conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel sauf changement de circonstances ».

* 17 CC, décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989.

* 18 Art. XVI : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminés, n'a point de Constitution ». Voir la décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006.

* 19 Cass. Crim., 9 mai 1994, B. n°174.

* 20 Affaire Dayanan, prec., §32, in fine.

* 21 Cass. Crim., 19 octobre 2010, n° 10-82 - 306.

* 22 Décision n°93-326 DC du 11 août 1993 (considérant n°11), repris dans sa décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004 (considérant n°30).

* 23 Décision n°93-326 DC précitée (considérant n°12).

* 24 CEDH, 22 avril 1993, affaire Brannigan et McBride c. Royaume-Uni.

* 25 Cour européenne des droits de l'homme, 29 novembre 1988, Brogan et autres c. Royaume-Uni.

* 26 Voir examen de l'article premier.

* 27 CEDH, 27 novembre 2008, Salduz c. Turquie.

* 28 Cass. Crim., 19 octobre 2010, n°10-82.902 et 10-85.051.

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