D. UNE TROISIÈME OPTION : RECONNAÎTRE UN INTÉRÊT À AGIR AUX PARLEMENTAIRES EN CETTE SEULE QUALITÉ MAIS DANS DES HYPOTHÈSES RESTREINTES

Votre commission n'a retenu aucune des deux options opposées évoquées plus haut.

Sur proposition de son rapporteur, elle a examiné dans quelle mesure un moyen terme pourrait être envisagé : reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité mais dans des hypothèses plus restreintes que celles prévues par la proposition de loi.

La question des limites à donner à cette reconnaissance est une question éminemment sensible qui explique sans doute la très grande prudence du Conseil d'Etat en la matière.

Ainsi que l'écrit le président Daniel Labetoulle, dans l'article précité, « la question de la recevabilité du parlementaire ne passe pas plus par le : « jamais » que par le : « toujours » mais seulement par le : « quand ? » ».

Pour tenter de tracer les frontières acceptables de l'intérêt à agir des parlementaires, il convient de reprendre les trois hypothèses de la proposition de loi.

a) Le cas d'une mesure réglementaire contraire à une disposition législative

En premier lieu, la proposition de loi entend permettre à un député ou un sénateur d'attaquer une mesure réglementaire qu'il estime contraire à une disposition législative.

Ce cas d'ouverture très large a été très critiqué par l'ensemble des personnes entendues.

Admettre la recevabilité d'un parlementaire à contester un acte administratif en ne se prévalant que de sa seule qualité de parlementaire reviendrait à admettre l' action populaire par la voie du représentant de la Nation, ce qui n'est pas souhaitable pour trois raisons principales.

Tout d'abord, l'action populaire constituerait une innovation - pour ne pas dire une révolution - procédurale que rien ne justifie : la violation de la loi doit demeurer un moyen d'annulation d'un acte et non un critère de recevabilité du recours.

Par ailleurs, le parlementaire serait soumis à de fortes pressions exercées par des élus, des associations, des syndicats, des habitants... pour qu'il porte une action devant le Conseil d'Etat, puisqu'à la différence des autres personnes physiques et morales, il bénéficierait es qualité d'un intérêt à agir.

Enfin, sur le plan constitutionnel, l'hypothèse d'un intérêt à agir en cas de mesures réglementaires contraires à la loi est tellement large qu'elle est probablement inconstitutionnelle car contraire :

- au titre V de la Constitution (articles 34 à 51-2) relatif aux « rapports entre le Parlement et le Gouvernement » ; en effet, les relations entre le Parlement et le Gouvernement sont régies par ce seul titre de la Constitution et non par la loi ordinaire ; il n'est donc pas possible de donner aux parlementaires en cette seule qualité une possibilité très large de recours judiciaire à l'encontre du Gouvernement alors que les seuls moyens d'action des parlementaires sont prévus par la Constitution ;

- à la séparation des pouvoirs dès lors que le dispositif peut s'analyser comme une injonction du législateur au juge, sommé de reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires pour contester la quasi-totalité des actes administratifs ;

- à l'objectif de valeur constitutionnelle de « bonne administration de la justice » , objectif consacré en 2009 par le Conseil constitutionnel 19 ( * ) . En effet, le dispositif proposé permettrait aux parlementaires de multiplier les recours et d'encombrer le prétoire du Conseil d'Etat.

Pour l'ensemble de ces raisons, votre commission n'a pas approuvé la reconnaissance d'un intérêt à agir du parlementaire dans l'hypothèse où il estime une mesure réglementaire contraire à une disposition législative.

b) Le cas d'une mesure réglementaire édictant une disposition relevant du domaine de la loi

La proposition de loi prévoit une deuxième hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir : il s'agit du cas de « mesures réglementaires édictant une disposition relevant du domaine de la loi ».

Sur le fond, votre rapporteur considère que l'atteinte alléguée à une compétence du législateur constitutionnellement garantie constitue un cas où la reconnaissance d'un intérêt à agir pourrait être pertinente .

A titre d'exemple, l'intérêt à agir d'un parlementaire en cette seule qualité ne fait guère de doute lorsqu'un acte administratif intervient dans le domaine de la loi, alors même qu'une loi portant sur le même sujet est en cours de discussion , comme dans l'arrêt dit « Mme Borvo Cohen-Seat » précité du 11 février 2010.

De la même façon, on peut également citer le cas du droit pénitentiaire , que le Gouvernement a longtemps considéré comme devant être régi par des circulaires alors même qu'il touchait aux garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques et qu'à ce titre il relevait du domaine de la loi, conformément à l'article 34 de la Constitution. Le législateur a repris cette compétence en votant la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009. Si un Gouvernement venait, demain, à modifier cette loi par une circulaire, un parlementaire serait, selon votre rapporteur, fondé à contester l'atteinte qui serait ainsi portée au domaine de la loi.

Notons enfin que la reconnaissance de cet intérêt à agir serait cohérente avec le fait que le Conseil d'Etat admet depuis plus d'un siècle le fait qu'un conseiller municipal est recevable à attaquer un acte du maire dont il soutient qu'il entre dans les compétences du conseil municipal 20 ( * ) . Il en va de même des membres d'autres organismes collégiaux, tels que les établissements publics ou les organes consultatifs 21 ( * ) . La reconnaissance d'un intérêt à agir dans cette circonstance milite en faveur de la consécration d'un intérêt à agir pour les parlementaires en cas d'atteinte alléguée au domaine de la loi .

Toutefois, votre commission note - là encore - qu'une telle consécration serait probablement inconstitutionnelle car contraire à la séparation des pouvoirs et à l'objectif de valeur constitutionnelle de « bonne administration de la justice » ( cf. supra ), mais également, en creux, à l'article 37, deuxième alinéa, de la Constitution. Ce dernier permet au Gouvernement de demander au Conseil constitutionnel de délégaliser (ou déclasser) des dispositions législatives postérieures à 1958 lorsqu'elles présentent un caractère réglementaire. Le Gouvernement fait d'ailleurs un usage régulier - et parfois étonnant 22 ( * ) - de cette faculté. Institué en 1958, cette dernière s'inscrivait dans la logique du « parlementarisme rationnalisé ». L'existence, dans la Constitution, d'un mécanisme de protection du pouvoir réglementaire peut légitimement laisser supposer que le mécanisme inverse - la protection du pouvoir législatif - ne peut être prévu que par la Constitution elle-même.

A cet égard, votre rapporteur estime qu'à l'occasion d'une prochaine révision constitutionnelle, pourrait être posée la question de l'insertion d' un troisième alinéa à l'article 37 permettant, par exemple au Conseil d'Etat, saisi par 60 députés ou 60 sénateurs 23 ( * ) , de prononcer l'annulation d'un texte de forme réglementaire qui présenterait un caractère législatif. Ce mécanisme, pendant de la procédure de déclassement, pourrait constituer un prolongement logique et nécessaire du rééquilibrage des institutions au profit du Parlement, voulu en 2008 par le Constituant.

c) Le cas du refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative

La proposition de loi prévoit une troisième et dernière hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir en cette seule qualité dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir : il s'agit du cas du refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative.

A la différence des deux autres hypothèses, votre rapporteur considère que cette hypothèse pourrait être traitée par un texte législatif ( cf infra ) et, sur le fond, la juge opportune : il considère que l'inaction du pouvoir réglementaire, parce qu'elle revient à faire échec à la volonté du Parlement , donne qualité à agir aux parlementaires, d'autant que cette inaction peut tout à fait être volontaire comme l'ont indiqué de nombreux intervenants lors du débat organisé au Sénat le 12 janvier 2011 sur l'application des lois.

On peut à cet égard citer notre collègue Patrice Gélard : « N'oublions pas non plus qu'un certain nombre de textes adoptés par nos assemblées ne plaisent pas au Gouvernement et que, par conséquent, celui-ci « traîne » un peu les pieds avant de publier les règlements adéquats. »

Par ailleurs, votre rapporteur appelle le Conseil d'Etat à avoir une conception exigeante du « délai raisonnable » dans l'hypothèse -fréquente- où le texte a été adopté selon la procédure d'urgence, désormais dénommée « procédure accélérée ». En effet, la logique conduisant le Gouvernement à engager cette procédure devrait également l'amener à prendre les mesures d'application dans des délais brefs.

d) La position de votre rapporteur : vers un dispositif restreint mais constitutionnel ?

Au total, il ressort du présent rapport que la proposition de loi soulève trop de difficultés pour être, en l'état, acceptable .

Au moins deux des trois hypothèses proposées ne pourraient probablement être mises en oeuvre que par une révision constitutionnelle .

En outre, le régime de présomption proposé (« les membres de l'Assemblée nationale et du Sénat sont réputés justifier d'une qualité leur donnant intérêt à agir... ») ne mérite pas d'être approuvé. En effet, il donnerait lieu à d'interminables débats contentieux sur le point de savoir dans quels cas et selon quels critères la présomption peut être combattue par la partie adverse.

En revanche, votre rapporteur croit possible de trouver un dispositif de compromis qui offre de fortes garanties de constitutionnalité.

Il s'agirait de consacrer un intérêt à agir de plein droit des parlementaires dans deux cas très circonscrits :

- en cas de refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative ;

- lorsqu'un acte réglementaire a autorisé la ratification ou l'approbation d'un traité alors que cette autorisation aurait dû être accordée par la loi en vertu de l'article 53 de la Constitution.

Votre rapporteur estime que dans ces deux hypothèses, il existe une atteinte - réelle, directe, légitime et certaine - à l'activité du Parlement et qu'en conséquence le parlementaire doit pouvoir, s'il le souhaite, intervenir de plein droit dans l'intérêt du Parlement.

Il considère que ce dispositif offre de sérieuses garanties de conformité à la Constitution pour trois raisons principales :

- le champ de l'intérêt à agir des parlementaires serait très restreint, limité à deux hypothèses peu fréquentes ;

- il n'existe pas pour ces deux cas de figure de procédures comparables ou voisines dans la Constitution laissant penser que le dispositif devrait trouver sa place dans notre loi fondamentale (cf commentaire plus haut sur la procédure de déclassement) ;

- dans les deux cas visés plus haut, le parlementaire ne peut pas reprendre sa compétence violée par le pouvoir réglementaire. Ce point mérite que l'on s'y arrête.

Lorsqu'un acte réglementaire porte atteinte au domaine de la loi, le législateur peut généralement récupérer sa compétence par le vote d'une loi, surtout depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a prévu le partage de l'ordre du jour entre le Parlement et le Gouvernement. Tel n'est pas le cas dans les deux hypothèses visées plus haut.

En particulier, votre rapporteur estime qu'un parlementaire justifie d'un intérêt à agir pour contester un décret autorisant la ratification d'un traité alors qu'il estime qu'une loi était nécessaire pour une telle autorisation.

En effet, dans cette hypothèse, l'intérêt à agir des parlementaires est justifié par une double atteinte aux prérogatives du Parlement :

- d'une part, parce que si l'accord modifie des dispositions de nature législative, il aurait dû être soumis au Parlement en application de l'article 53 de la Constitution qui dresse la liste des traités qui « ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi » ;

- d'autre part, parce que le décret a pour effet d'introduire dans l'ordre juridique national une norme qui s'imposera au législateur en vertu de l'article 55 de la Constitution.

En conséquence, le législateur ne pourra pas reprendre sa compétence par le vote d'une loi, ce qu'ont reconnu toutes les personnes entendues par votre rapporteur.

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* *

Votre commission a estimé que la proposition de loi soulevait trop de difficultés pour être, en l'état, acceptable . Elle a décidé de ne pas adopter de texte afin que la discussion en séance publique porte sur le texte de la proposition de loi en application de l'article 42 de la Constitution


* 19 Décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 sur la loi organique relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution.

* 20 CE 1 er mai 1903, Bergeon et a., Lebon p. 329, concl. Romieu ; voir également CE, sect., 30 oct. 1998, Ville de Lisieux , Lebon p. 375.

* 21 CE, sect., 22 mars 1996, Paris et Roignot, Lebon p. 99.

* 22 Rappelons, à titre d'exemple, qu'à l'initiative du Sénat, la loi n° 2010-476 du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne avait prévu la création « auprès » de Matignon d'un Comité consultatif des jeux. Or, quelques mois à peine après le vote de la loi, le Gouvernement a demandé au Conseil constitutionnel, qui l'a accepté, de déclasser la disposition concernée afin de placer ce Comité des jeux sous la responsabilité des ministères du budget et de l'intérieur (décision n° 2010 221 L du 14 décembre 2010).

* 23 Par parallélisme avec le seuil exigé par l'article 61 de la Constitution pour la saisine du Conseil constitutionnel.

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