D. LA RÉFORME DE LA DOUBLE PEINE : LA RECONNAISSANCE DES LIENS PARTICULIERS ENTRE LA FRANCE ET CERTAINS ÉTRANGERS

Le dispositif de la « double peine » n'est pas en soit contestable. L'arrêté d'expulsion et la peine d'interdiction du territoire français permettent de renvoyer des délinquants étrangers dans leur pays d'origine et offrent à la France un moyen efficace d'éviter la récidive. L'interdiction du territoire français n'est ni le seul cas de peine complémentaire en France, ni l'unique peine discriminatoire en fonction de la nationalité 11 ( * ) . De plus, tous les pays européens ont une pratique identique à celle de la « double peine ». Tous disposent de la faculté administrative d'expulser les étrangers constituant une menace pour l'ordre public, excepté la Suède qui peut toutefois décider de l'éloignement d'un étranger par la voie judiciaire.

Toutefois, comme nous l'avons déjà vu, la « double peine » peut s'avérer extrêmement sévère pour l'étranger lorsqu'il a tissé des liens particulièrement étroits avec la France. La gravité des conséquences de l'éloignement, tant pour l'étranger que pour sa famille, ainsi que l'apparente inefficacité de la mesure dans certains cas ont conduit à la nécessité de réformer la « double peine ».

La jurisprudence administrative exigeait déjà la prise en compte de la situation familiale de l'étranger lors du prononcé d'un arrêté d'expulsion, en vertu du droit au respect à la vie privée et familiale 12 ( * ) .

Mme Elizabeth Guigou, alors ministre de la justice, avait mis en place une commission de réflexion sur les peines d'interdiction du territoire, présidée par Mme Christine Chanet, qui a rendu son rapport le 18 novembre 1998. La ministre avait pris une circulaire du 17 novembre 1999 13 ( * ) , adressée aux parquets, qui visait à assouplir l'application des règles relatives à ces mesures d'éloignement. Toutefois, le précédent gouvernement n'a proposé aucune véritable réforme législative à ce sujet.

La situation des « double peine » a mobilisé de nombreuses associations, qui se sont réunies autour d'une campagne dénommée « Une peine point barre ».

Votre commission des Lois a visionné, le 24 juin 2003, le film sur les « double peine »de Lyon, en présence de son réalisateur, Bertrand Tavernier, du coordinateur de la campagne « Une peine point barre », Bernard Bolze, et du Pasteur Jean Costil 14 ( * ) . Particulièrement sensibilisé par ce film, le ministre de l'intérieur, M. Nicolas Sarkozy, avait réuni, dès novembre 2002, un groupe de travail sur la « double peine ». Il a rendu son rapport en mars 2003. Très largement inspiré des recommandations du groupe de travail sur la « double peine », le présent projet de loi propose une réforme de la législation relative aux arrêtés d'expulsion et aux peines d'interdiction du territoire français (articles 21, 22, 23, 24, 26, 27, 38, 38 bis , 39, 40, 41 et 42 du projet de loi).

L'élément central en est la création de protections absolues pour les étrangers ayant les liens familiaux et personnels les plus forts avec la France, tant en matière d'expulsion que d'interdiction du territoire français (articles 24 et 38 du projet de loi).

Comme le proposait le groupe de travail, la détermination des catégories d'étrangers y ayant vocation tend à éviter : « d'une part l'éloignement des étrangers qui sont en France depuis l'enfance, pour lesquels la « double peine » constitue un bannissement ; d'autre part, l'éloignement d'étrangers qui provoquerait l'éclatement de familles stables. » Ainsi pourrait désormais être protégé l'étranger qui réside habituellement en France depuis l'âge de treize ans, qui réside régulièrement en France depuis plus de vingt ans ou qui réside régulièrement en France depuis plus de dix ans et qui y a fondé une famille en ayant des enfants français ou en étant marié avec un ressortissant français ou un étranger résidant en France depuis son enfance.

Quelques exceptions sont prévues pour cette protection. Elle se limite aux infractions ou comportements particulièrement graves qui remettent en cause la sincérité de l'attachement que l'étranger pourrait avoir à l'égard de la France.

Les articles 22 et 38 du projet de loi maintiennent par ailleurs l'existence des protections relatives et en modifient quelque peu les bénéficiaires, par coordination avec la création de protections absolues.

Les étrangers bénéficient de cette protection lorsqu'ils ont d'indéniables liens avec la France, sans que ceux-ci soient suffisamment forts pour relever de la protection absolue.

Dans le souci d'assurer la prise en compte de ces protections lorsque sont prononcées des mesures d'éloignement, l'article 39 du projet de loi prévoit qu'une enquête sociale préalable devrait désormais être obligatoirement demandée par le Procureur de la République lorsqu'il envisage de requérir une peine d'interdiction du territoire français contre un étranger ayant déclaré appartenir à l'une des catégories protégées contre une telle mesure d'éloignement.

Il est également nécessaire de permettre aux étrangers de se réinsérer dans la société et de leur offrir une chance de s'amender .

Ainsi, en matière d'expulsion, une assignation à résidence devrait pouvoir être octroyée « à titre exceptionnel et dérogatoire » à un étranger, dans l'espoir qu'il puisse obtenir à terme une abrogation de l'arrêté d'expulsion dont il fait l'objet, en l'absence de nouveaux troubles à l'ordre public (article 28). Elle permet ainsi de créer une forme d' « expulsion avec sursis », cette assignation à résidence devrait principalement être délivrée aux étrangers susceptibles de bénéficier d'une protection relative contre les mesures d'éloignement 15 ( * ) .

Concernant la peine d'interdiction du territoire français, les étrangers pourraient bénéficier d'aménagements de peine, pour préparer une requête en relèvement (article 38). Une mesure de libération conditionnelle pourrait également être prononcé, même si l'étranger est condamné à une peine complémentaire d'interdiction du territoire (article 41). L'étranger serait relevé de plein droit de sa peine d'interdiction du territoire français en l'absence de révocation de la libération conditionnelle.

L'article 38 bis du projet de loi prévoit également la possibilité pour un étranger condamné à une peine complémentaire d'interdiction du territoire de bénéficier d'un sursis avec mise à l'épreuve. Il s'agirait ainsi de créer une « peine d'interdiction du territoire conditionnée », reposant sur la même logique que l' « expulsion avec sursis » prévue à l'article 28. Si la peine principale d'emprisonnement était réputée non avenue au terme du délai de mise à l'épreuve, la peine complémentaire d'interdiction du territoire français le serait également.

La réforme de la « double peine » vise également à assouplir les régimes d'abrogation des arrêtés d'expulsion et de relèvement des peines d'interdiction du territoire français.

L'article 21 dispose que les motifs des arrêtés d'expulsion feraient l'objet d'un réexamen automatique tous les cinq ans. Cette nouvelle procédure vise principalement à ouvrir le réexamen de la situation d'étrangers qui résident clandestinement en France depuis de nombreuses années et qui ne peuvent obtenir l'abrogation de l'arrêté d'expulsion. En effet, cette dernière n'est actuellement possible que si l'étranger réside hors de France.

L'article 40 assouplirait quant à lui les règles relatives au relèvement de la peine d'interdiction du territoire français, en proposant que la première demande puisse être effectuée, en cas de remise en liberté, avant le délai de six mois.

Le projet de loi amnistie les étrangers résidant en France et sous le coup d'une mesure d'éloignement s'ils peuvent désormais prétendre au bénéfice de la protection absolue, en vertu du présent texte (article 42).

Enfin, l'Assemblée nationale a adopté un amendement prévoyant qu'un rapport évaluant la réforme de la législation des mesures d'éloignement devrait être rendu au Parlement d'ici un an (article 42 bis ).

* 11 En effet, ne peuvent s'appliquer qu'aux français l'interdiction au droit de vote ou d'éligibilité aux élections nationales et l'interdiction d'exercer une fonction publique lorsqu'elle comporte un exercice de la souveraineté.

* 12 Conseil d'Etat, 19 avril 1991, « Belgacem ».

* 13 CRIM.99.13/E1-17.11.1999

* 14 « Histoires de vies brisées : les « double peine » de Lyon ».

Bulletin des Commissions n° 33 du 28 juin 2003 pp. 5285-5291.

* 15 En effet, ils peuvent, tout en remplissant les conditions pour entrer dans l'une ou l'autre des catégories protégées, être dans le cas de l'une des exceptions et faire l'objet d'un arrêté d'expulsion.

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