II. UN CRITÈRE DE RÉFÉRENCE : LA LIBERTÉ DE L'INFORMATION

Comment mesurer la valeur relative de la présomption d'innocence, de la liberté de la presse, du droit du public à recevoir une information conforme à ses attentes ? La démarche adoptée par le gouvernement favorise comme on l'a vu le bricolage hasardeux de solutions disparates. Or, une notion de synthèse existe, qui enveloppe la totalité des intérêts légitimes à prendre en compte et permet leur pondération : la liberté de l'information. On évoquera le contenu et la portée de celle-ci avant d'examiner son articulation avec la problématique de la présomption d'innocence.

A. QU'EST-CE QUE LA LIBERTÉ DE L'INFORMATION ?

1. La synthèse moderne de plusieurs libertés traditionnelles

L'éventail des notions apparemment concurrentes est ouvert, on parle couramment de liberté d'opinion, d'expression, de la presse, de communication, de l'information. Ces expressions se recoupent plus ou moins, mais leur portée et leurs implications diffèrent assez largement ; le choix du vocabulaire de référence utilisé n'est donc pas indifférent. Le concept de liberté de l'information présente deux qualités majeures pour accompagner la démarche du politique : progressivement élaboré depuis quelques décennies, il permet de situer les problèmes dans leur contexte actuel ; il permet aussi d'aborder l'un des aspects cruciaux de la communication, l'information, dans sa dimension irréductiblement spécifique.

Dans la tradition politique et juridique française, il y a au départ l'article XI de la déclaration des droits de 1989, qui proclame la libre communication des pensées et des opinions , et autorise tout citoyen à parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté. Ce texte définit à partir de postulats philosophiques (les droits naturels) une liberté politique -la dimension économique de la liberté de communication est manifestement ignorée- en lui donnant une portée qui peut rétrospectivement sembler étroite : seul le mouvement de l'émetteur (de pensées et d'opinions) en direction du récepteur est envisagé.

Le droit positif a traduit ces principes de façon particulièrement prosaïque : la loi de 1881 libéralise le régime juridique de la publication -au sens de l'activité de publier- en supprimant les systèmes de contrôle préventif longtemps en vigueur. La liberté de la presse n'est qu'un élément, le plus saillant, de la liberté de publier, et la problématique spécifique de la communication des pensées et des opinions n'est envisagée que par le biais de la répression des abus du droit de publier. L'ensemble des matières susceptibles de faire l'objet d'une communication, l'actualité comme le reste, est ainsi couvert par le régime juridique de la liberté de la presse.

La loi de 1986 sur la liberté de communication envisage, dans une logique assez semblable à celle de la loi de 1881, l'ensemble des matières susceptibles de faire l'objet d'une communication audiovisuelle. Une différence significative justifie cependant le passage de la notion de publication à celle de communication : la problématique spécifique de l'information n'est pas ignorée (large prise en compte de l'objectif du pluralisme de l'expression des courants de pensée et d'opinion, évocation de l'honnêteté et du pluralisme de l'information). L'impact des médias audiovisuels sur le public -et la relative rareté des fréquences- a en effet justifié de la part du législateur une démarche plus dirigiste qu'en matière de presse écrite. Le texte de 1986 enregistre aussi sans doute l'influence d'une réflexion déjà ancienne sur le concept de droit à l'information. Il est très significatif à cet égard que la décision du Conseil constitutionnel du 18 septembre 1986, invitant entre autres dispositions le législateur à renforcer les garanties du pluralisme dans le secteur audiovisuel privé, ait expressément cité les auditeurs et téléspectateurs au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l'article XI de la déclaration de 1789 . La loi de 1881 ignorait cette notion.

A l'origine de cet élargissement du concept de liberté de communication défini en 1789 se trouve une réflexion sur le droit à l'information dont on identifie les prémices dans la déclaration universelle des droits de l'homme (article IX : tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit [...] de chercher, de recevoir et de répandre [...] les informations et les idées ...) et dont une des premières formulations systématiques apparaît dans l'enseignement de Paul VI (cité par Francis Balle, Médias et Sociétés, p. 254) : le droit à l'information est un droit universel, inviolable et inaltérable de l'homme moderne, puisqu'il est fondé sur la nature de l'homme moderne. Il s'agit d'un droit à la fois actif et passif : d'une part, la recherche de l'information et, d'autre part, la possibilité pour tous de la recevoir .

Seule la dimension spécifiquement politique de la communication, c'est-à-dire l'expression des opinions, l'information sur l'actualité, le commentaire de l'information, justifie sans doute, nécessite peut-être, cette approche très extensive. Celle-ci incite à prendre en compte l'ensemble des problèmes que peut poser aujourd'hui le fonctionnement de l'information en tant que pièce maîtresse du système démocratique. Elle est susceptible aussi de servir de guide, pour les domaines qu'elle recouvre, à l'évolution des législations de la communication. Elle constitue donc un bon point de départ pour évaluer les dispositions du projet de loi qui touchent au régime juridique de la presse et à celui de la communication audiovisuelle. Il est utile, avant de se livrer à cet exercice, de préciser les éléments constitutifs de la notion de liberté de l'information, expression que l'on peut préférer à celle de droit à l'information dans la mesure où il est ici question de liberté publique, et où cette expression met en évidence, mieux que la référence à un " droit ", l'existence de limites à respecter.

2. Contenu, limitations et implications de la liberté de l'information

On peut considérer, compte tenu de ce qui précède comme de certaines expériences étrangères (citées par Francis Balle, Médias et Sociétés, p. 253, les lois sur la presse de la Bavière et de la Hesse, élaborées sous l'occupation américaine, proclament la liberté d'accès aux sources d'information), que la liberté de l'information comprend le droit de rechercher, de communiquer et de recevoir l'information et son commentaire.

L'exercice de la liberté de l'information ainsi définie suppose le respect d'un certain nombre de limites, ce que personnes n'a jamais contesté. La déclaration de 1789 confiait à la loi le soin de définir les pratiques constitutives d'abus de la libre communication des pensées et des opinions. Sous la Restauration, à l'occasion des affrontements qui opposèrent libéraux et légitimistes sur la liberté de la presse, Louis de Bonald et Benjamin Constant, plaidant en faveur de solutions diamétralement opposées, admettaient tous deux que cette liberté était aussi un pouvoir aux mains de ceux qui la maniaient et qu'il convenait d'en prévoir les abus possibles. Pour le premier, la censure restait la solution ; pour le second, en fait de liberté de la presse, il faut permettre ou fusiller (cité par Tzvetan Todorov, Les Morales de l'Histoire, p. 284), c'est-à-dire qu'il faut permettre, le remède aux abus de la permissivité résidant dans la soumission des délits de presse aux tribunaux. Les limitations auxquelles on songe d'emblée dans cette optique sont le respect de la dignité humaine, celui de la liberté et des droits d'autrui, la prise en compte des impératifs de la sauvegarde de l'ordre public. L'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme en donne une liste détaillée.

Si les limitations s'inscrivent dans la tradition libérale la mieux affirmée, les implications sont en revanche à porter au crédit du concept moderne de liberté de l'information. On a mentionné ci-dessus l'ouverture des sources publiques d'information. Il est possible de compter aussi au nombre des implications de la liberté de l'information la confidentialité des sources d'information des journalistes, reconnue par la loi, ainsi que l'aide de l'Etat à l'expression pluraliste des courants de pensée et d'opinion, qui justifie les aides à la presse et aux radios associatives. Enfin, on peut considérer que la liberté de l'information exclut le contrôle préalable des autorités publiques sur les informations mises à la disposition du public : la substitution d'un régime répressif au régime préventif de la censure a marqué l'avènement de la liberté de la presse et reste un fondement de la liberté de l'information.

3. La liberté de l'information et le juge

a) Déontologie et responsabilité corporative

L'honnêteté de l'information ne figure pas au nombre des limitations légitimes recensées ci-dessus. On pourrait pourtant considérer que, la liberté d'informer apparaissant comme un pouvoir sur le public, il appartient à l'Etat d'en encadrer l'exercice afin d'en prévenir les dérives telles que la diffusion de fausses informations ou la manipulation de l'opinion à des fins partisanes. C'est ce que le législateur a fait dans une certaine mesure dans le secteur de la communication audiovisuelle, à juste titre compte tenu de l'influence massive des médias audiovisuels et de l'absence pour le public de véritable choix entre un nombre suffisant de services.

Mais la liberté de l'information apparaît trop manifestement comme le prolongement naturel de la liberté d'opinion pour que l'on puisse faire de la déontologie un principe d'application générale confié à la garde des pouvoirs publics. Ne faut-il pas, au contraire, considérer qu'en dehors de l'audiovisuel, qui continuera un temps de poser des problèmes particuliers, un des attributs essentiels de la liberté de l'information est le droit au mensonge et à la mauvaise foi ? C'est à juste titre, dans cet ordre d'idées, que la loi de 1881 ne réprime la diffusion, faite de mauvaise foi, de fausses nouvelles qu'en cas de trouble à la paix publique (et d'atteinte au moral des armées).

L'esquisse, présentée ci-dessus, du contenu et des implications de la liberté de l'information n'incite pas à faire véritablement fond sur l'idée, revendiquée de façon récurrente dans les chartes professionnelles, de la responsabilité du journaliste devant ses seuls pairs (affirmation présentée par la charte de Munich de 1919 et de celle de Bordeaux de 1954). La responsabilité corporative ne serait en effet possible, sous réserve de la nécessité de départager les droits et responsabilités respectifs des journalistes et des propriétaires des médias, que si la liberté de l'information était un principe absolu. Cette constatation n'interdit pas, bien entendu, de préconiser l'élaboration d'une déontologie professionnelle par les intéressés eux-mêmes. La presse quotidienne régionale a consenti des efforts très positifs en ce sens. L'exemple britannique montre cependant les limites de la démarche quand la concurrence économique incite aux dérapages : du Conseil de la presse institué en 1953 à la Commission des plaintes contre la presse mise en place en 1991 pour prévenir l'intervention du législateur, l'autorégulation n'a pas donné de bien notables résultats. La presse de racolage n'existe que très peu en France et l'autorégulation paraît mieux assurée que dans d'autres pays en Europe.

b) Le juge, garant de la liberté de l'information dans l'ensemble de ses dimensions

Notre système libéral de définition d'infractions pénales sanctionnées par le juge fait de ce dernier le véritable garant de ce corpus déontologique résiduel, que représente en dernière analyse le régime juridique de la publication. La liberté de l'information ne peut fonctionner sans le juge, il n'y a pas de solution de remplacement, spécialement pas de solution à proprement parler déontologique. Le juge est donc le régulateur de la liberté de l'information.

Mais il est aussi, à l'occasion, " partenaire " de la presse dans les stratégies manipulatrices exposées ci-dessus. Ces différents rôles sont-ils compatibles ? La fonction régulatrice que la loi confie au juge dans une matière qui intéresse à un degré éminent le fonctionnement de la démocratie ne lui impose-t-elle pas une grande circonspection en matière de création de l'information ? Est-ce au juge de faire circuler l'information ? Est-il alors souhaitable que la loi l'investisse, même avec précaution, d'une telle mission ?

Tels sont les questions et les postulats auxquels il convient de confronter et d'ajuster le contenu du projet de loi.

B. LIBERTÉ DE L'INFORMATION ET PRÉSOMPTION D'INNOCENCE

Comment opérer la conciliation des principes assez largement contradictoires de liberté de l'information et de présomption d'innocence ? Il semble que deux voies se présentent.

1. La présomption d'innocence comme droit absolu

Selon certaines interprétations, la liberté d'expression n'est pas un droit absolu, contrairement à la présomption d'innocence. Cette thèse s'appuie en particulier sur le fait que l'article 10 de la convention européenne des droits de l'homme précise que l'exercice de la liberté d'expression comporte des devoirs et des responsabilités, et prévoit des restrictions et sanctions, afin notamment de protéger la réputation et les droits d'autrui, et de garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. En raison des difficultés procédurales d'application des lois sur la presse et d'une " jurisprudence généreuse ", l'ordre des priorités serait dans la réalité inversé, le droit à la liberté d'expression devenant un absolu, et le droit à la présomption d'innocence ainsi qu'à l'organisation équitable d'une défense étant de plus en plus relatifs (cf. Gabriel Bestard, Le traitement des affaires judiciaires en cours par la Presse in Liberté de la presse et droits de la personne, 1997 p. 116, Dalloz).

Dans cette logique qui semble largement entérinée par le projet de loi, il est légitime de redresser le cours des choses en rendant à la présomption d'innocence sa vraie place. C'est ainsi que les avantages de procédure que la loi de 1881 accorde à la presse peuvent être contournés en intégrant certaines dispositions répressives dans le code pénal, et que l'on peut songer à créer de nouvelles limitations à la liberté de publications dans les domaines qui paraissent directement (parfois indirectement) liés à l'objectif de protection de la présomption d'innocence. Les implications spécifiques de la liberté de l'information deviennent alors difficiles à cerner, et les erreurs d'appréciation se multiplient.

Il est une façon différente de concevoir l'équilibre à réaliser entre tous les intérêts en cause.

2. La liberté de l'information comme notion de synthèse

Sans réduire la portée de la présomption d'innocence, proclamée par l'article 9 de la déclaration des droits de 1789 et indispensable à l'organisation d'une défense équitable, il est possible de ne pas y voir le droit absolu évoqué par les tenants de la thèse présentée ci-dessus. Certains bons auteurs notent que la présomption d'innocence fut historiquement un principe de procédure obligeant la personne chargée d'instruire un dossier pénal à rapporter la preuve de l'infraction : " tant que cette preuve n'était pas fournie, le dossier ne pouvait aller à la phase de jugement. [...] Le terme même de présomption signifie à lui seul que l'on se trouve, non pas sur le terrain des droits subjectifs mais sur celui de la preuve " (Bernard Beignier, La protection de la personne mise en examen in Liberté de la presse et droits de la personne, 1997 p. 98, Dalloz). La transformation de la présomption d'innocence " en l'un des droits de l'homme les plus capitaux " est un phénomène récent, et la position de certains tribunaux, selon lesquels l'article 9-1 du code civil " a pour but la protection de la présomption d'innocence et pose un principe supérieur à la liberté d'expression à laquelle il s'oppose et qu'il tend à limiter " (cité dans Bernard Beignier, op. cit., p. 99, Dalloz), s'articule malaisément avec la tradition du libéralisme politique français, à laquelle est fidèle l'interprétation évoquée précédemment de la notion de liberté de l'information.

Il est possible de considérer que la conciliation de la présomption d'innocence et de la liberté de l'information peut être effectuée à partir de cette interprétation.

En effet, la liberté de l'information n'est pas un droit absolu mais une notion de synthèse dans laquelle coexistent indissociablement le principe et ses limitations, comme on l'a vu. Parmi les limites qu'il appartient au législateur de fixer à la liberté de l'information en fonction des intérêts énumérés par l'article 10 de la convention européenne, figurent manifestement les objectifs cruciaux de la présomption d'innocence : protection des droits d'autrui et garantie de l'impartialité du pouvoir judiciaire.

C'est donc à partir d'une appréhension globale de la problématique de la liberté de l'information qu'il convient d'examiner les relations de la presse et de la justice. C'est la démarche que votre commission des affaires culturelles a tenté d'adopter pour examiner les dispositions du projet de loi.

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