N° 412

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 1998-1999

Annexe au procès-verbal de la séance du 9 juin 1999

AVIS

PRÉSENTÉ

au nom de la commission des Affaires culturelles (1) sur le projet de loi, ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE, renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes,

Par M. Louis de BROISSIA,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : MM. Adrien Gouteyron, président ; Jean Bernadaux, James Bordas, Jean-Louis Carrère, Jean-Paul Hugot, Pierre Laffitte, Ivan Renar, vice-présidents ; Alain Dufaut, Ambroise Dupont, André Maman, Mme Danièle Pourtaud, secrétaires ; MM. François Abadie, Jean Arthuis, Jean-Paul Bataille, Jean Bernard, André Bohl, Louis de Broissia, Jean-Claude Carle, Michel Charzat, Xavier Darcos, Fernand Demilly, André Diligent, Michel Dreyfus-Schmidt, Jean-Léonce Dupont, Daniel Eckenspieller, Jean-Pierre Fourcade, Bernard Fournier, Jean-Noël Guérini, Marcel Henry, Roger Hesling, Pierre Jeambrun, Serge Lagauche, Robert Laufoaulu, Jacques Legendre, Serge Lepeltier, Louis Le Pensec, Mme Hélène Luc, MM. Pierre Martin , Jean-Luc Miraux, Philippe Nachbar, Jean-François Picheral, Guy Poirieux,  Jack Ralite, Victor Reux, Philippe Richert, Michel Rufin, Claude Saunier, Franck Sérusclat, René-Pierre Signé, Jacques Valade, Albert Vecten, Marcel Vidal.

Voir les numéros :

Assemblée nationale (11
ème législ.) : 1079 , 1468 et T.A. 275.

Sénat
: 291 (1998-1999).


Justice.

Mesdames, Messieurs,

Les relations de la presse et de la justice ne sont pas faites pour être simples. Les méthodes diffèrent : formalisme de procédures destinées à permettre de cerner la vérité au plus près d'un côté, grande liberté d'action de l'autre. Les objectifs diffèrent aussi : rendre la justice et contribuer au fonctionnement de l'Etat de droit dans un cas, animer l'espace public démocratique et intéresser les lecteurs dans l'autre. Avec la place croissante des affaires pénales dans la presse, ces contradictions s'accusent. D'autant que des stratégies contradictoires parfois mises en oeuvre autour de la presse par les " gens de justice ", magistrats, policiers et avocats, s'érigeant parfois en justiciers, accusent certaines failles de notre système juridique et que la tentation peut être grande pour beaucoup, de bénéficier de la sensibilité de l'opinion aux médias.

Ces mouvements divers ont une conséquence inévitable : la présomption d'innocence, proclamée par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, est trop souvent bafouée, non sans dommages irréparables pour l'individu qui s'est trouvé placé entre le marteau et l'enclume d'intérêts contradictoires. La malchance ne peut ici tenir lieu de raison.

C'est pourquoi il n'était pas injustifié de chercher à dissiper dans une certaine mesure l'actuelle confusion des rôles de la presse et de la justice à l'occasion d'un projet de loi sur la protection de la présomption d'innocence et des droits des victimes.

Encore convenait-il d'entreprendre cette démarche avec la pondération et le recul que rend indispensable la gravité des principes en cause. La liberté de l'information n'est pas le moindre de ces principes. Le projet de loi soumis au Parlement n'en a manifestement pas totalement pris la mesure. La liberté de l'information, en effet, n'apparaît pas dans ce texte, sinon peut-être, pour qui sait lire entre les lignes, sous la forme d'une disposition procédurale en faveur de la diffusion de l'information , inscrite à l'article 24 relatif à la possibilité de faire appel d'une décision prise en référé limitant cette diffusion. L'emploi du singulier " l'information " semble considérer que celle-ci en tant que telle est digne d'une protection juridique spécifique. Ceci ne va pas très loin. La différence est frappante avec la loi du 4 janvier 1993 portant réforme de la procédure pénale, qui consacrait son titre V au respect de la présomption d'innocence et des garanties de la liberté de l'information .

Votre commission des affaires culturelles, pour réparer cet " oubli ", a examiné les dispositions du projet de loi qui intéressent le droit de la communication et de la presse à la lumière de la notion de liberté de l'information, en s'interrogeant sur la combinaison de ce principe avec le respect de la présomption d'innocence.

I. LE PROJET DE LOI : L'ÉBAUCHE D'UNE CLARIFICATION

Les dispositions du projet de loi intéressant le droit de la presse et celui de la communication audiovisuelle figurent au chapitre IV (dispositions relatives à la communication) du titre Ier (dispositions renforçant la présomption d'innocence), et au chapitre Ier (dispositions réprimant l'atteinte à la dignité d'une victime d'une infraction pénale) du titre II (dispositions renforçant les droits des victimes). Le dispositif imaginé pour clarifier les rôles respectifs de la presse et de la justice à l'occasion de l'instruction pénale reproduit ainsi le schéma, voulu par le gouvernement, d'équilibre apparent entre la protection des personnes mises en cause (que l'opinion risque de traduire : protection des coupables...) et la protection des victimes. Le résultat n'est guère probant.

A. UN FAUX DIPTYQUE

1. La présomption d'innocence

Les dispositions relatives à la garantie de la présomption d'innocence sont les plus substantielles du projet de loi dans le domaine qui intéresse la commission des affaires culturelles.

Il s'agit d'empêcher la reproduction d'un certain nombre de dérives constatées dans le traitement des affaires criminelles et pénales par les organes de presse. Pour éviter sans doute de faire apparaître la presse comme la cible de l'action gouvernementale, les limitations posées par le projet de loi sont " compensées " par deux dispositions conçues pour favoriser la transmission de l'information.

C'est ainsi que, du côté des limitations :

- l'article 22 insère dans le code pénal une disposition punissant d'une amende de 100 000 F la diffusion d'images de personnes non condamnées faisant apparaître le port de menottes ou d'entrave, ainsi que la réalisation ou la diffusion de sondages sur la culpabilité de personnes mises en cause dans une procédure pénale ou sur la peine envisagée. Quand ces délits sont commis par voie de presse, l'application de la loi de 1881 est prévue en matière de prescription et de détermination des responsables ;

- l'article 22 bis nouveau insère dans le code de procédure pénale une disposition obligeant les services compétents à prendre toutes mesures utiles pour empêcher l'enregistrement audiovisuel ou la photographie des personnes menottées ou entravées ;

- l'article 23 modifie la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle (article 6) afin de porter de huit jours à un mois le délai dans lequel doit être présentée une demande d'exercice du droit de réponse audiovisuel, et de porter ce même délai à trois mois à partir d'une décision de non lieu ou d'une décision définitive de relaxe ou d'acquittement. L'Assemblée nationale a supprimé une disposition du projet qui permettait au ministère public d'exercer le droit de réponse - audiovisuel comme en matière de presse écrite - à la demande d'une personne mise en cause à l'occasion d'une enquête ou d'une information dont elle fait l'objet.

Du côté des " compensations " :

- l'article 24 permet au premier président de la cour d'appel de décider en référé la suspension de l'exécution provisoire de mesures limitant la diffusion de l'information, ordonnées en référé, si cette exécution risque d'entraîner des conséquences manifestement excessives ;

- l'article 25 permet au procureur de la République de rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause. Cette faculté est exercée d'office, à la demande de la juridiction d'instruction ou à celle des parties.

2. Les droits des victimes

Le projet de loi est bref et peu original sur le sujet. Le chapitre Ier du titre II a donc été bâti pour l'essentiel, comme on le verra ci-dessous, en transférant dans le code pénal, légèrement modifiées, des dispositions qui figurent actuellement dans la loi de 1881 :

- l'article 26 (origine : troisième et quatrième alinéas de l'article 38 de la loi de 1881, article 39 quinquies de la même loi) insère dans le code pénal une disposition qui interdit, à peine de 100 000 F, la diffusion de la reproduction des circonstances d'un crime ou d'un délit quand cela porte atteinte à la dignité de la victime. L'Assemblée nationale a ajouté à cet article l'interdiction de diffuser, sauf en cas d'accord de la personne concernée, des renseignements sur l'identité d'une victime d'une agression ou atteinte sexuelle, ou son image identifiable. Dans les deux cas, quand ces délits sont commis par voie de presse, l'application de la loi de 1881 est prévue en matière de prescription et de détermination des responsables ;

- l'article 27 insère dans le code pénal une disposition interdisant, à peine de 100 000 F, de diffuser des renseignements sur l'identité d'un mineur victime d'une infraction, sauf à la demande du procureur ou du juge compétent. L'application de la loi de 1881 est prévue comme dans l'article précédent ;

- l'Assemblée nationale a étoffé le projet de loi à l'article 27 ter nouveau (origine : articles 39 bis et 39 ter de la loi de 1881) en insérant dans le code pénal une disposition interdisant la diffusion de l'identité des mineurs fugueurs.

B. UNE PORTÉE MODESTE

1. Un texte en panne d'idées

Le souvenir d'incidents plus ou moins significatifs des pratiques de la presse dans le traitement des affaires judiciaires et le " pillage " de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ont tenu lieu d'inspiration aux auteurs du projet de loi.

C'est ainsi que l'article 22 et l'article 23 qui constituent son complément naturel ont été inspirés, de l'aveu du garde des sceaux, par l'expérience récente d'un guide de haute montagne sur les pratiques de la gendarmerie en matière de port de menottes. La disposition de l'article 22 concernant les sondages est issue du souvenir d'initiatives de Paris Match à l'occasion de l'instruction de l'affaire Roman.

Il est juste de rappeler que le projet de loi suit aussi dans ces deux domaines les recommandations de la commission " Truche " de réflexion sur la justice, dont le rapport, présenté en juillet 1997, était peu prolixe sur les moyens concrets de combiner la présomption d'innocence et la liberté de l'information. La disposition sur la fenêtre d'information à la disposition du procureur de la République procède d'une réflexion plus globale de la commission, dont le rapport souhaite que se développe une politique de communication des juridictions, et précise qu' un membre du parquet serait, en règle générale, le plus indiqué pour intervenir s'agissant d'affaires en cours (§ II-7.2).

Le gouvernement ne disposant sans doute pas en matière de protection des droits des victimes d'une réflexion équivalente à celle qui a nourri les dispositions du projet de loi relatives à la présomption d'innocence, le chapitre Ier du titre II a été largement bâti, avec l'actif relais de l'Assemblée nationale, grâce au transfert dans le code pénal d'un certain nombre de dispositions figurant actuellement dans la loi de 1881. L'article 26 adapte ainsi la substance des troisième et quatrième alinéas de l'article 38 de la loi de 1881, ainsi que de l'article 39 quinquies de la même loi. L'article 27 ter reprend celle des articles 39 bis et 39 ter. En ce qui concerne l'article 26 du projet de loi, une jurisprudence de la cour d'appel de Paris estimant les interdictions énoncées au troisième alinéa de l'article 38 de la loi de 1881 trop générales et contraires à la convention européenne des droits de l'homme, a providentiellement incité à une relecture de ce texte inappliqué depuis cinquante ans et que le traitement par certains journaux de l'attentat du RER Saint-Michel de juillet 1995 a dernièrement brièvement tiré de l'oubli.

2. Une impossible cohérence

Les dispositions examinées par votre commission des affaires culturelle articulent trois notions deux à deux : la présomption d'innocence et la liberté de l'information d'une part, la dignité des victimes d'infractions pénales et la liberté de l'information de l'autre. Mais une quatrième notion imprègne le projet de loi, dont elle altère profondément le sens et la cohérence. Il s'agit de la dignité de la personne humaine. On conçoit que son intervention modifie un peu la perspective sur laquelle les auteurs du projet de loi se sont focalisés.

Le projet de loi fait une large part au souci de concilier autant que faire se peut cette dignité avec le fonctionnement toujours rude de l'institution judiciaire, spécialement en matière pénale. Le port des menottes, par exemple, porte beaucoup plus atteinte à la dignité de la personne qu'à la présomption d'innocence. C'est en fait une conception du fonctionnement de la justice qui est ici en cause, et la réponse donnée dans le projet de loi s'inscrit dans une tradition des plus honorables : " la justice et la coercition ne sont pas exclusives l'une de l'autre ; en réalité, il n'est pas complètement faux de voir dans la justice une sorte de coercition bienveillante " , notait Leo Strauss dans un commentaire de la conception classique du droit naturel (Droit naturel et Histoire, Flammarion, p. 216). Le souci d'une coercition bienveillante a sans doute inspiré la plupart des dispositions du projet de loi, et en particulier celles qui concernent le port des menottes. Mais cette préoccupation d'humanisme est sans grand rapport avec la présomption d'innocence, et ce qui résulte de la démarche adoptée par les rédacteurs du projet de loi est un dispositif peu cohérent, peut-être même choquant à certains égards : l'image d'une personne portant des menottes peut être objet de publication dès la première condamnation, celle-ci fut-elle susceptible d'appel et de cassation. La cessation de la présomption d'innocence, au sens étroitement procédural du terme, provoque celle de la protection de la dignité de la personne. Comment comprendre ce résultat ?

Par ailleurs, la publication d'images de victimes ne pose manifestement pas problème en fonction de la nature de l'événement, crime ou catastrophe, qui fait de quelqu'un une victime, mais en fonction des atteintes qu'elle peut porter à la dignité et aux droits (à l'image, en particulier) de la personne livrée à la curiosité publique. Le projet de loi le reconnaît d'ailleurs en limitant aux cas d' atteinte à la dignité de la victime les restrictions à la publication d'images qu'il institue. Il résulte alors de la focalisation du projet de loi sur la protection des victimes de crimes et délits une discrimination peu compréhensible sur le plan des principes entre des catégories de victimes dont la dignité et l'affliction sont identiques.

Derrière les objectifs du projet de loi, une autre logique est ainsi à l'oeuvre, qui altère irrésistiblement la cohérence et la légitimité des mesures proposées.

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