EXAMEN EN COMMISSION

Au cours de sa réunion du mercredi 22 novembre 2023, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sous la présidence de M. Cédric Perrin, président, a procédé à l'examen des crédits du programme 146 « Équipement des forces » de la mission « Défense ».

M. Hugues Saury, rapporteur pour avis sur les crédits relatifs à l'équipement des forces. - Même si nous l'avons adoptée, le regard porté sur la nouvelle loi de programmation militaire (LMP) 2024-2030 est nécessairement nuancé. Si cette dernière met un terme à de longues années d'affaissement de notre défense et peut être considérée comme une loi de « redressement », son ampleur fait encore débat. Certes, une impulsion a été donnée qui devrait permettre de sauvegarder les programmes d'intérêt majeur et de développer des capacités dans de nouveaux champs de conflictualité, mais trois questions n'ont, en réalité, pas été pleinement résolues à ce stade.

Le modèle d'armée tout d'abord. Il a été repensé, mais son volume ne permettra pas à la France de retrouver le poids qu'elle avait jusque dans les années 1990 dans la défense de l'Europe face au pacte de Varsovie. La nouvelle LPM, malgré les sommes en jeu, acte une forme de déclassement de notre pays dans les armements lourds, qui pose question au regard de notre statut de puissance européenne et de membre du Conseil de sécurité de l'ONU.

La capacité à supporter un choc de haute intensité ensuite. Celle de notre pays ne devrait pas être radicalement modifiée par la nouvelle LPM, comme en témoignent l'insuffisance des munitions et les difficultés à passer véritablement, ainsi que cela a été annoncé, à une « économie de guerre ».

Les grands projets de coopération enfin. L'année 2025 pourrait être décisive pour le renouvellement de nos programmes nationaux de blindés lourds et d'avions de combat, compte tenu des incertitudes qui entourent les coopérations engagées avec notre partenaire allemand.

Ces trois limites majeures à la LPM 2024-2030 rendent inéluctable la poursuite du travail de réflexion sur l'avenir de notre politique de défense, tant en ce qui concerne ses objectifs que ses moyens. Ce travail est d'autant plus nécessaire que, en l'absence de Livre blanc, il n'a pas été véritablement mené.

La première année de mise en oeuvre de la LPM est conforme aux engagements. Les crédits du programme 146 s'établiront en crédits de paiement (CP) à 16,59 milliards d'euros en 2024, ce qui représente une augmentation de 7,9%, et les autorisations d'engagement (AE) s'élèveront à 24,39 milliards d'euros.

L'année 2024 verra la livraison de plusieurs équipements majeurs : 13 Rafales, 10 Mirages 2000 D rénovés, 2 Airbus A400M, 1 sous-marin nucléaire d'attaque, 1 frégate de défense et d'intervention (FDI), 138 véhicules blindés Griffon et 103 véhicules blindés Serval, 21 chars Leclerc rénovés, 12 canons Caesar, etc. La force de dissuasion nucléaire poursuivra sa modernisation.

Malgré cette liste, qui de prime abord peut paraître importante, le PLF pour 2024 traduit seulement l'amorçage de l'ajustement de l'effort capacitaire. Il a certes été bien accueilli par les industriels de l'armement, mais ceux-ci restent préoccupés par la santé de leurs sous-traitants. Parmi nos recommandations, nous préconisons de faire de la consolidation du tissu de sous-traitants de la BITD une priorité afin de favoriser l'innovation, de développer l'exportation et d'assurer la pérennité des entreprises possédant des compétences stratégiques ; j'ajoute de veiller, pour les plus sensibles d'entre elles, à leur indépendance à l'égard des pays non européens. C'est notre première recommandation.

Il nous apparaît également indispensable, en complément des moyens dédiés au soutien à l'industrie nationale, de consacrer une partie significative des crédits de la LPM réservés à l'innovation aux entreprises de taille intermédiaire (ETI), notamment celles qui pratiquent des innovations d'architecture. C'est notre deuxième recommandation.

Ces deux priorités répondent plus généralement à la nécessité d'accélérer le passage à l'économie de guerre.

Celle-ci se caractérise par une forte réactivité, un niveau de stocks suffisant pour assurer la « masse » et une souveraineté dans les capacités de production et les circuits d'approvisionnement en matières premières, garantissant une autonomie de décision.

Aucun de ces trois critères n'est aujourd'hui pleinement satisfait, ce qui rend le recours à l'expression « économie de guerre » infondé. Elle n'est pas en 2023 une réalité et ne le sera pas davantage en 2024. Les délais de production demeurent beaucoup trop longs compte tenu des menaces, les stocks n'ont pas véritablement été reconstitués au niveau des besoins générés par la haute intensité, et la dépendance demeure forte concernant certaines matières premières.

Le PLF pour 2024 prévoit un effort accru de 35 % sur les munitions, avec 1,5 milliard d'euros de CP, mais nous considérons que ces moyens demeurent très insuffisants au regard des exigences des combats de haute intensité.

Les livraisons d'obus de 155 mm, par exemple, devraient atteindre un total de 20 000 unités en 2024, soit l'équivalent d'à peine quatre jours de consommation des armées ukrainiennes. Alors que nos alliés ont relancé massivement la production de munitions, il est donc urgent que l'État s'engage sur des commandes de munitions beaucoup plus importantes afin de permettre le développement des capacités de production.

Notre troisième recommandation vise ainsi à reconstituer des stocks de munitions compatibles avec les standards de consommation observés lors des engagements de haute intensité, en particulier pour l'artillerie.

La situation n'est pas très différente concernant les commandes de missiles. Le fabricant franco-britannique MBDA a proposé à l'état-major français de négocier des modalités de livraisons ultrarapides de missiles sans pouvoir trouver jusqu'à présent un accord. Nous estimons que le passage à l'économie de guerre exige l'adoption de ces modalités particulières de livraison. C'est notre quatrième recommandation.

Malgré les sérieuses réserves que je viens de formuler sur le passage à l'économie de guerre, je proposerai - parce qu'ils sont conformes à la LPM que la commission donne un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 146.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure pour avis sur les crédits relatifs à l'équipement des forces. - Je partage l'avis et les inquiétudes de mon collègue corapporteur. Nous ne pouvons qu'approuver un budget en hausse, qui, de surcroît, respecte la LPM, mais nos inquiétudes portent à la fois sur l'avenir et la cohérence de notre politique de défense, et sur le passage à l'économie de guerre de notre pays, lequel n'est à ce stade pas effectif. C'est dans cet état d'esprit que nous suggérons un certain nombre de propositions.

Faute d'avoir réalisé un Livre blanc en temps utile, nous n'avons pas changé d'approche et la LPM ne pose pas véritablement les bases du passage à une économie de guerre qui supposerait que l'État lance des commandes pour permettre aux industriels d'accroître leurs capacités de production.

On le voit en particulier sur le soutien apporté à l'Ukraine, pour lequel nous demeurons en retrait de nos alliés, même si l'Assemblée nationale vient de renouveler la dotation de 200 millions d'euros pour l'achat de matériels français par les autorités ukrainiennes. Il en va de même pour l'Arménie et les autres démocraties issues de l'ex-URSS qui attendent notre aide. Ne répétons pas les erreurs commises avec l'Ukraine, consistant à livrer tardivement des équipements qui sont immédiatement nécessaires et à réduire de manière dangereuse les stocks dont disposent nos propres armées. Nous incitons donc le Gouvernement - c'est notre cinquième recommandation - à développer nos exportations dans les pays de l'est de l'Europe qui souhaitent intégrer l'Union européenne et l'Otan. Nous souhaitons également que la livraison des systèmes d'artillerie Caesar à l'Arménie soit étudiée compte tenu de l'efficacité de ce matériel et des nouvelles capacités de production de Nexter en 2024. Pour rappel, la production est passée de 2 à 6 unités par mois, avec des pics possibles à 8.

Cet effort a une double vertu : contribuer à notre sécurité par l'aide que nous apportons et développer nos capacités de production.

Nous avons souhaité par ailleurs nous arrêter plus particulièrement cette année sur deux programmes majeurs conduits avec nos partenaires allemands, concernant le char et l'avion de combat du futur. Sans remettre en cause l'intérêt de développer des coopérations avec l'Allemagne, force est de constater que l'absence de synchronisation dans les calendriers de renouvellement de ces équipements, les divergences stratégiques persistantes sur la définition des besoins et des intérêts économiques concurrents obèrent les perspectives de passage à l'étape de la production et pourraient fragiliser notre capacité de défense sur la période 2030-2050.

L'audition du ministre des armées le 11 octobre 2023 n'a pas permis de répondre à toutes les questions soulevées par le programme relatif au système principal de combat terrestre (MGCS, Main Ground Combat System). On ne peut ignorer le caractère politique de l'accord obtenu à Évreux entre la France et l'Allemagne, qui ne repose sur aucune stratégie industrielle partagée, ce qui pose question quant à l'avenir de notre capacité blindée à moyen terme. Une feuille de route définissant les priorités technologiques et industrielles apparaît indispensable pour les industriels.

Certes, le programme MGCS a été relancé cet automne et on ne peut que se féliciter du choix qui a été fait de recourir à la méthode des piliers, qui a montré son utilité pour le système de combat aérien du futur (Scaf). Pour autant, l'horizon de ce programme reste encombré par de nombreux nuages : des doutes sur l'intérêt des industriels allemands perdurent, le Gouvernement allemand privilégie une solution associant Rheinmetall à Krauss-Maffei Wegmann (KMW) et le calendrier accuse un retard substantiel puisque la première capacité opérationnelle n'est pas attendue avant 2040-2045.

Dans ces conditions, il faut impérativement préparer dès maintenant des évolutions supplémentaires du char Leclerc, d'autant que la mise à niveau dont il fait l'objet aujourd'hui -21 exemplaires rénovés seront livrés en 2024- ne lui permettra pas d'être prolongé jusqu'à 2040-2045. Parmi les scénarios envisageables, deux sont à examiner de plus près : une rénovation complète des chars Leclerc qui viserait, en particulier, à les prolonger en modernisant notamment leur moteur et leur boîte de vitesse, ou la réalisation d'un nouveau char qui s'appuierait sur les compétences de KNDS (KMW et Nexter) et pourrait être exporté.

Notre sixième recommandation vise à considérer comme indispensable de garantir nos équipements blindés sur la période 2030-2050 et à demander au Gouvernement qu'il examine rigoureusement en 2024 les avantages et les inconvénients des deux principaux scénarios envisageables pour conserver une capacité blindée souveraine jusqu'en 2050.

Le programme Scaf constitue le second chantier d'importance conduit avec nos partenaires allemands. Les travaux d'études de la phase 1B se poursuivent selon le calendrier défini, mais des incertitudes majeures demeurent quant à la suite de ce programme à l'issue du vol du démonstrateur, désormais prévu en 2029, après plusieurs reports.

Dans un rapport que nous avions réalisé en 2020 avec Ronan Le Gleut, nous avions insisté sur la nécessité que le programme Scaf aboutisse au plus tard en 2040, sur celle que la réglementation des exportations soit clarifiée avec l'Allemagne, enfin sur celle que de nouveaux partenaires européens rejoignent le programme. Aucune de ces trois conditions n'est aujourd'hui satisfaite.

Le calendrier du programme Scaf nous conduit donc à nous interroger sur l'avenir du programme Rafale, dont 13 exemplaires seront livrés en 2024. Alors que le futur chasseur de nouvelle génération (NGF) ne sera pas disponible avant 2045 ou 2050, la France doit s'assurer de disposer d'ici là d'un chasseur du meilleur niveau pour préserver l'effectivité de la composante aérienne de sa dissuasion nucléaire, ce qui plaide pour lancer rapidement le développement du standard F5 du Rafale qui devrait être accompagné d'un drone « Loyal Wingman » dérivé du programme nEUROn.

Or le calendrier de lancement du standard F5 demeure peu clair puisque sa mise en service initialement prévue en 2032 a été reportée en 2035, avant que le ministre des armées ne rappelle en juin dernier devant notre commission que les crédits nécessaires aux études du standard F5 et au nEUROn figureraient dans la LPM et permettraient d'envisager une mise en service vers 2030.

Compte tenu du calendrier du programme Scaf et des incertitudes qui entourent encore son modèle économique et ses conditions d'exportation, nous estimons nécessaire de ne plus tergiverser sur le lancement du standard F5 du Rafale et de son drone d'accompagnement afin, notamment, de pouvoir assurer la permanence et la crédibilité de la dissuasion nucléaire dans les décennies à venir. C'est notre septième recommandation.

Je rappelle que c'est le maintien de notre dissuasion nucléaire au plus haut niveau qui a permis de préserver l'excellence de notre industrie de défense dans de très nombreux domaines, dont les chasseurs et les sous-marins.

Sous ces réserves, qui soulignent un vrai problème de calendrier sur le portage jusqu'en 2040-2045, je recommande à mon tour à la commission de donner un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 146.

M. Cédric Perrin, président. - Je retiens un élément fondamental, celui de l'économie de guerre. L'expression apparaît quelque peu galvaudée et la situation actuelle fait penser à un théâtre d'ombres. Il revient à notre commission de ramener le débat public à la réalité, ce qui suppose d'expliquer ce que l'économie de guerre représenterait concrètement si nous y étions.

Il s'agit, pas de remplir nos stocks de munitions, au-delà de nos besoins, mais d'abord de fournir l'Ukraine à la hauteur des promesses qui lui ont été faites. L'audition du Délégué général pour l'armement nous a permis de comprendre que nous en étions fort éloignés. Nous sommes capables de produire environ 20 000 obus par an, quand l'Ukraine en consomme 5 000 par jour et la Russie peut-être 25 à 30 000 avec, pour ce dernier pays, une production de l'ordre de 1 million à 1,2 million d'obus par an.

Par ailleurs, la problématique qui se joue actuellement est également la question du leadership européen. Les Allemands sont ainsi sur le point de voter une augmentation de 1,3 milliard d'euros de leur budget consacré à l'aide à l'Ukraine, après l'avoir doublé de 4 à 8 milliards, ce qui le porterait à 9,3 milliards d'euros.

Disons clairement les choses : si nous ne parvenons pas à fournir à l'Ukraine les munitions dont elle a besoin pour se défendre, elle perdra la guerre. Nous ne sommes pas au rendez-vous de l'Histoire et à la hauteur de nos promesses. L'économie de guerre renvoie, non à des mots couchés sur le papier, mais à une capacité de produire davantage. Il est naturel que nos rapporteurs du programme 146 viennent le rappeler.

Notre prochain déplacement en Allemagne avec le président Gérard Larcher donnera aussi l'occasion de développer ces points. Il est clair que les Allemands ont pris beaucoup d'avance sur nous.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure pour avis. - - On nous parle en effet d'économie de guerre tout en nous rappelant que nous ne sommes pas nous-mêmes en guerre. Nous sommes dans la politique du « en même temps » dans toute sa splendeur : on demande aux industriels de produire plus et plus rapidement. Ils prouvent qu'ils en sont capables, mais n'obtiennent de la LPM aucune visibilité sur les commandes à venir. Or ils ne sont pas en mesure d'assurer des stocks importants de munitions sans savoir avec certitude s'ils les vendront et quand ils les vendront.

Je ne partage pas tout à fait votre point de vue sur le leadership européen. Je doute que l'Allemagne l'assume ; ce serait plutôt la Pologne qui y réussirait avant elle. L'Allemagne ne change pas son modèle d'armée ; elle modifie le budget qu'elle consacre à la défense, avec pour objectif principal de vendre et de stimuler son industrie de défense. À cet égard, nos stratégies continuent d'être différentes.

De plus, avant de prétendre au leadership européen, notre premier objectif pour notre politique de défense et notre industrie de défense doit être d'assurer la sécurité et la défense du territoire national. Nous constatons que nous n'en avons aujourd'hui pas la capacité, faute de matériels en quantité suffisante. Le calendrier dans lequel nous nous sommes engagés pose de très sérieuses difficultés pour les décennies à venir. Nos équipements seront obsolètes et rien ne garantit que ceux que nous devrons fabriquer seront prêts à temps. Les Allemands, eux, investissent en effet dans le portage à vingt ou trente ans, ce qui leur permettra d'acquérir et d'utiliser des matériels nouveaux.

Notre réflexion doit d'abord porter sur cette problématique de calendrier. Si la LPM nous a rassurés sur le plan budgétaire, notre politique de défense manque de cohérence. Il y va de la sécurité de notre pays, laquelle prime la question de savoir si nous sommes, ou non, les premiers en Europe.

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