Avis n° 173 (2019-2020) de Mme Catherine MORIN-DESAILLY , fait au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, déposé le 4 décembre 2019

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N° 173

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 4 décembre 2019

AVIS

PRÉSENTÉ

au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication (1) sur la proposition de loi , adoptée par l'assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à lutter contre les contenus haineux sur internet ,

Par Mme Catherine MORIN-DESAILLY,

Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : Mme Catherine Morin-Desailly , présidente ; M. Max Brisson, Mme Catherine Dumas, MM. Jacques Grosperrin, Antoine Karam, Mme Françoise Laborde, MM. Jean-Pierre Leleux, Jacques-Bernard Magner, Mme Colette Mélot, M. Pierre Ouzoulias, Mme Sylvie Robert , vice-présidents ; MM. Alain Dufaut, Claude Kern, Mme Claudine Lepage, M. Michel Savin , secrétaires ; MM. Maurice Antiste, David Assouline, Mmes Annick Billon, Maryvonne Blondin, Céline Boulay-Espéronnier, Marie-Thérèse Bruguière, Céline Brulin, M. Joseph Castelli, Mmes Laure Darcos, Nicole Duranton, M. André Gattolin, Mme Samia Ghali, MM. Abdallah Hassani, Jean-Raymond Hugonet, Mmes Mireille Jouve, Claudine Kauffmann, MM. Guy-Dominique Kennel, Laurent Lafon, Michel Laugier, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Lozach, Claude Malhuret, Christian Manable, Jean-Marie Mizzon, Mme Marie-Pierre Monier, MM. Philippe Nachbar, Olivier Paccaud, Stéphane Piednoir, Mme Sonia de la Provôté, MM. Damien Regnard, Bruno Retailleau, Jean-Yves Roux, Alain Schmitz, Mme Dominique Vérien .

Voir les numéros :

Assemblée nationale ( 15 ème législ.) :

1785 , 1989 , 2062 et T.A. 310

Sénat :

645 (2018-2019)

LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DE LA CULTURE, DE L'ÉDUCATION ET DE LA COMMUNICATION

Réunie le mercredi 4 décembre 2019, sous la présidence de M. Jean-Pierre Leleux , vice-président, la commission de la culture, de l'éducation et de la communication a examiné le rapport de Mme Catherine Morin-Desailly sur les articles dont elle s'est saisie pour avis de la proposition de loi n° 1785 (2018-2019), adoptée par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet .

La saisine de la commission de la culture concerne l'article 4, relatif aux compétences du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), et les articles 6 bis et 6 ter, relatifs au code de l'éducation .

La commission a adopté quatre amendements à l'article 4 à l'initiative de sa Rapporteure.

• Précision sur le champ de compétence du CSA.

• Alignement sur les pratiques du CSA de la procédure fixant les relations entre lui et les opérateurs en ligne .

• Clarification sur les modalités de mise en demeure et de sanction .

• Compétence du CSA en matière de publication de la sanction.

Sous réserve de l'adoption de ses amendements, la commission a émis un avis favorable à l'adoption des articles de la proposition de loi dont elle s'est saisie pour avis.

Les amendements seront examinés par la commission des lois lors de sa réunion du mercredi 11 décembre 2019.

EXPOSÉ GÉNÉRAL

I. UNE NOUVELLE VISION DE LA RÉGULATION DES CONTENUS EN LIGNE

A. UNE RÉGULATION JUGÉE LONGTEMPS IMPOSSIBLE

1. Deux facteurs ont contribué à prévenir le débat sur la régulation

L'idée d'imposer une forme de régulation des plateformes a longtemps buté sur deux facteurs principaux.

D'une part, les grands acteurs de l'Internet ont promu une vision très ouverte du monde et de leur rôle . Les outils numériques mis gracieusement au service des utilisateurs, outils le plus souvent particulièrement attractifs et bien pensés, sont supposés améliorer la liberté d'expression 1 ( * ) et permettre à chacun de développer sa créativité et de faire connaître ses opinions et ses travaux. Vue sous cet angle, l'idée d'une supériorité « morale » des géants de l'Internet, réputés « oeuvrer pour le bien », a pu constituer un frein à toute tentative de régulation, placée du côté des « passéistes ».

D'autre part, la mythologie propre à Internet , où des sociétés qui font aujourd'hui concurrence à des États sont nées il y a moins de vingt ans dans des garages californiens, a conforté la vision d'une économie « start up », où il convenait de créer les conditions les plus favorables possibles à ce bouleversement économique dont tant était attendu. Les pays se sont d'une certaine manière mis en position de faiblesse face à un monde numérique souvent mal compris qui promettait des miracles économiques, sous réserve d'une absence de contrainte.

L'alliance de cette supériorité « morale » et d'espoirs économiques a tracé le cadre dans le monde entier - l'exception notable des régimes autoritaires - d'un espace numérique dérégulé , par opposition à un monde réel soumis à des règles et à des normes juridiques précises.

2. Une irresponsabilité finalement consacrée en 2000 par la directive « e-commerce »

Finalement, le principe général d'irresponsabilité des hébergeurs a été consacré au niveau européen par la directive « e-commerce » de juin 2000, elle-même transposée dans le droit français par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN).

Le principe est celui d'une absence totale de responsabilité des « hébergeurs » considérés comme des acteurs purement passifs qui ne font qu'accueillir des contenus déposés par leurs utilisateurs. Le seul cas prévu de responsabilité est celui d'un signalement pour des propos ou d'une notification par une autorité publique pour des contenus dits « odieux » (articles 6 et 6-1 de la LCEN).

B. UNE RÉGULATION AUJOURD'HUI UNANIMEMENT JUGÉE INDISPENSABLE

1. Des alertes pas assez entendues

Le Sénat avait précocement alerté sur les dangers du monde numérique . Votre Rapporteure pour avis se doit de rappeler qu'elle avait porté, dès 2012, un rapport soutenu très largement par la Haute Assemblée dont le titre paraît aujourd'hui tristement prophétique : « L'Union européenne, colonie du monde numérique 2 ( * ) », puis en 2014 un rapport « L'Europe au secours de l'Internet : démocratiser la gouvernance de l'Internet en s'appuyant sur une ambition politique et industrielle européenne 3 ( * ) » réalisé au nom de la mission commune d'information « Nouveau rôle et nouvelle stratégie pour l'Union européenne dans la gouvernance mondiale de l'Internet ». Le constat de ces travaux était que l'Europe, faisant preuve de naïveté, avait laissé le champ libre à des géants de la technologie américains, renonçant à toute forme de souveraineté pour un bénéfice économique qui s'est avéré in fine médiocre .

Cet échec relatif sur le plan économique, à tout le moins au niveau européen, n'a été que partiellement compensé par les bienfaits pour nos sociétés des outils en ligne.

Loin de contribuer à rapprocher les citoyens, à élever le débat démocratique et à mieux informer, le développement des réseaux sociaux a été marqué par la violence en ligne, la désinformation, les théories du complot et les manipulations venues de l'étranger . Alors que ces outils devaient rapprocher, ils ont éloigné et divisé. Alors qu'ils devaient être gratuits, ils reposent sur un système cynique de collecte des données revendues aux annonceurs. Votre Rapporteure pour avis ne peut que renvoyer à sa contribution au débat sur la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information 4 ( * ) , mais également, pour bien marquer l'ampleur internationale du sujet, au rapport de son homologue de la Chambre des Communes Damian Collins, auteur d'un rapport sur le « scandale » Cambridge Analytica.

2. Un consensus se dégage sur l'enjeu vital de traiter le sujet de la régulation...

Le fait que le nouveau visage d'Internet pose un problème majeur à nos sociétés démocratiques fait aujourd'hui assez largement consensus . On peut s'en réjouir, car tel n'a pas toujours été le cas. La nouvelle Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a ainsi mentionné sa volonté de travailler à une nouvelle directive, dite « Digital services Act ». Longtemps réticent, le gouvernement français a récemment marqué son souhait de faire avancer ce sujet au niveau européen.

Le 26 septembre 2019, à l'occasion de la discussion en séance des conclusions de la commission mixte paritaire sur la loi n° 2019-1063 du 19 octobre 2019 de modernisation de la distribution de la presse, le ministre de la culture a ainsi indiqué à votre Rapporteure pour avis : « Vous l'avez souvent rappelé, chère Catherine Morin-Desailly , [...] nous devons travailler à une refonte de la directive e-commerce pour une véritable responsabilisation des plateformes. Je sais, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, que cette évolution vous est chère ; vous pouvez compter sur le Gouvernement pour avancer sur ce sujet sensible . »

Les conclusions de la commission d'enquête du Sénat sur la souveraineté numérique, à laquelle votre Rapporteure pour avis a participé, vont également dans ce sens 5 ( * ) .

3. .. mais pas sur les moyens d'y parvenir

Pour autant, à l'occasion de son audition devant ladite commission, le secrétaire d'État chargé du numérique, M. Cédric O, a fait preuve d'un certain pessimisme sur le sujet. « La question du tiers-statut est très intéressante, mais elle est inacceptable pour les pays nordiques. Doit-on mener le combat pendant quelques années ou se concentrer sur certains secteurs - la culture, les atteintes à la vie privée... - et réussir à s'affranchir de la dichotomie « hébergeur-éditeur » pour gagner des batailles à plus court terme ? » .

Le fait est qu'il n'existe pas de consensus , que ce soit au niveau national ou européen, sur la forme et les objectifs de cette régulation. Elle pourrait s'appuyer sur les principes du respect de la concurrence, un domaine investi par la commissaire européenne Margrethe Vestager, sur le respect de la protection des données personnelles, ou bien encore, comme votre Rapporteure pour avis le préconise, s'intéresser au modèle économique même des plateformes qui les pousse naturellement à privilégier certains contenus . Votre Rapporteure pour avis a d'ailleurs fait adopter à l'unanimité par le Sénat le 30 novembre 2018 une résolution européenne 6 ( * ) appelant à une réouverture de la directive « e-commerce ».

II. UNE PROPOSITION DE LOI QUI TRAITE D'UN SUJET FONDAMENTAL : LA RÉGULATION DU NUMÉRIQUE

Votre commission a choisi de se saisir pour avis de l'article 4 de la proposition de loi qui traite des compétences du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) .

Le dispositif envisagé par la proposition de loi s'inspire largement de la loi allemande dite « NetzDG ».

A. L'EXEMPLE ALLEMAND

La prolifération des discours anti-immigrés, après l'arrivée massive de personnes en provenance de Syrie notamment, ainsi que le contre-exemple des élections américaines, ont incité le gouvernement allemand à prendre des initiatives pour lutter contre certains discours propagés sur Internet.

Le Bundestag a adopté, le 30 juin 2017, une loi « visant à améliorer l'application de la loi sur les réseaux sociaux » (Netzwerkdurchsetzungsgesetz », plus simplement loi « NetzDG »), qui a pour objet de lutter contre les propos haineux répandus sur Internet. La définition de ces propos fait référence à 24 articles du code criminel allemand, tels « la diffamation de l'État et de ses symboles », « la diffamation des organes constitutionnels et de la constitution », « la diffamation des religions » et « l'apologie de la violence ». Les « fausses informations » ne sont pas traitées explicitement, mais relèvent bien de cette législation.

La loi est entrée en application le 1 er janvier 2018. Elle ne concerne que les réseaux sociaux ayant plus de deux millions d'inscrits et vise donc particulièrement Facebook, Twitter et YouTube.

Elle repose sur un triple dispositif :

- les plateformes concernées doivent mettre en place un mécanisme de signalement facilement accessible pour les internautes ;

- les plateformes sont tenues de supprimer dans les 24 heures les contenus « visiblement illégaux » ; ce délai est porté à sept jours dans les « cas complexes » pour lesquels l'illégalité n'est pas évidente ;

- les réseaux sociaux qui ne rempliraient pas leurs obligations « régulièrement et de façon répétée », sont passibles d'une amende pouvant aller jusqu'à 50 millions d'euros.

L'auteur d'une publication retirée ou rendue inaccessible n'a d'autre moyen de recours que de saisir la justice. Enfin, sur autorisation de la justice, les victimes des publications peuvent demander communication de l'identité de l'auteur, afin, le cas échéant, de déposer plainte.

Très critiquée, cette loi n'a pas encore fait l'objet d'évaluation officielle. L'analyse du comité d'études des relations franco-allemandes de l'Institut français des relations internationales (IFRI) 7 ( * ) , publiée en octobre 2019, est la seule existante actuellement. Elle fait état d'une application très différenciée en fonction des plateformes, qui ont néanmoins pour la plupart joué le jeu en matière de clarification des notifications.

B. LES PRÉMICES D'UNE RÉGULATION CONFIÉE AU CSA

1. Une régulation ex ante confiée au CSA

L'intervention du CSA dans le domaine de la régulation du numérique n'allait pas de soi. Elle a été introduite pour la première fois dans la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication par la loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, que le Sénat avait choisi de ne pas examiner en adoptant une motion portant question préalable.

Pour autant, votre Rapporteure pour avis avait noté l'intérêt de confier cette nouvelle mission au Conseil, considérant que, parmi les régulateurs possibles, il était probablement le plus proche du numérique.

2. Le rapport « Potier-Abiteboul » de mai 2019

Le rapport remis en mai 2019 suite à une mission confiée par le secrétaire d'État chargé du numérique, « Créer un cadre français de responsabilisation des réseaux sociaux : agir en France avec une ambition européenne », constitue un cadre de réflexion sur la forme que pourrait prendre la régulation, dans le cadre limité de la directive « e -commerce » de 2010. Votre Rapporteure pour avis ne partage pas pleinement ses constats, en particulier sur l'autorégulation des plateformes.

Elle soutient en revanche la quatrième recommandation, qui traite de la nécessité d'une « autorité administrative indépendante partenaire des autres branches de l'État et ouverte sur la société civile . »

Cette autorité devrait s'inscrire dans une intervention publique qui doit trouver un équilibre « entre une politique répressive , indispensable pour lutter efficacement contre les auteurs des abus, et une logique de responsabilisation accrue des réseaux sociaux fondée sur une régulation ex ante ».

L'idée s'impose d'un contrôle indépendant qui ne s'intéresserait pas directement aux contenus, mais s'assurerait de la diligence des plateformes à informer leurs usagers, faire respecter les règles, pour résumer, affecter les moyens nécessaires au respect des lois dans le monde numérique : « le modèle d'intervention publique ne viserait donc pas à réglementer l'activité, c'est-à-dire à imposer des contraintes fonctionnelles ou techniques sur les services fournis, mais à responsabiliser les acteurs proposant un service de réseau social par une obligation, opposable juridiquement, de mettre en place des moyens et d'en rendre compte . »

Cette régulation a minima - dont votre Rapporteure pour avis tient une nouvelle fois à souligner qu'elle ne peut se substituer à la réouverture de la directive « e-commerce » par la nouvelle Commission européenne - tendrait à créer une obligation de moyens pour les plateformes les plus « systémiques ». La régulation trouverait donc à s'appliquer en cas de défaillance constatée et persistante des services. On s'éloignerait d'une autorégulation qui n'a jamais fait preuve de son efficacité.

3. Vers la loi audiovisuelle : doter la régulation de moyens adaptés

Le Gouvernement a annoncé pour l'année 2020 la discussion d'un projet de loi audiovisuelle attendu depuis plusieurs années. Il doit comporter un important volet régulation, qui pourrait aller jusqu'à la fusion entre le CSA et la Hadopi, ainsi qu'un rapprochement de ce nouvel ensemble avec l'Arcep.

Ce nouveau régulateur hériterait donc des compétences du CSA en matière numérique. La question à poser, au-delà des aspects juridiques, sera celle des moyens humains et matériels dont disposera le nouvel ensemble, en particulier dans un domaine du numérique marqué à la fois par l'extrême technicité des technologies et par la surface financière des acteurs.

III. L'ÉCOLE : PARTENAIRE ESSENTIEL DANS L'APPRENTISSAGE D'UN USAGE RESPONSABLE DES OUTILS NUMÉRIQUES

A. UNE PRISE EN COMPTE TARDIVE PAR L'ÉDUCATION NATIONALE DE LA NÉCESSITÉ D'UNE ÉDUCATION AU NUMÉRIQUE

Si l'intégration de l'informatique dans les programmes scolaires est une préoccupation récurrente des gouvernements depuis plus de cinquante ans - comme en témoigne le plan Calcul lancé en 1967 -, la sensibilisation des élèves au numérique et à ses conséquences s'est avérée plus tardive.

C'est sous le prisme de la technologie que l'informatique et l'ordinateur font leurs entrées dans les programmes et établissements scolaires, par la loi n° 85-1371 du 23 décembre 1985 de programme sur l'enseignement technologique et professionnel. Son article 3 8 ( * ) servira de base à l'article L. 312-9 du code de l'éducation relatif aujourd'hui à l'enseignement au numérique.

Votre Rapporteure pour avis note qu'il a fallu attendre la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet pour que cet article L. 312-9 disposant sobrement que « tous les élèves et étudiants sont initiés à la technologie et à l'usage informatique », s'enrichisse et que le code de l'éducation prenne en compte les conséquences du numérique sur la société et l'évolution des comportements qu'il engendre. C'est d'ailleurs en réponse au phénomène croissant du piratage des musiques et films que l'institution scolaire se voit confier le rôle d'informer les élèves sur « les risques liés aux usages des services de communication au public en ligne » ainsi que sur « les dangers des téléchargements illégaux et les sanctions encourues ».

Votre Rapporteure pour avis souhaite d'ailleurs rappeler que cette insertion dans le code de l'éducation est le fruit des travaux de la Haute Assemblée et témoigne de l'attention ancienne et constante du Sénat sur ce sujet. En 2009, il s'agissait, comme l'indiquait notre ancien collègue Michel Thiollière, de « susciter une prise de conscience forte de la part de l'éducation nationale ».

Cette loi de 2009 marque la volonté de confier à l'école un rôle central de sensibilisation des enfants - au côté des parents - aux dangers du numérique. Cet enseignement connaît un profond changement avec la loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 de programmation et d'orientation pour une refondation de l'école : la section du code intitulée « les enseignements de technologie et informatique », renommée à cette occasion « formation à l'utilisation des outils et des ressources numériques » , intègre désormais l'évolution des usages numériques .

B. LA MULTIPLICATION DES MISSIONS DE L'INSTITUTION SCOLAIRE À L'ÉGARD DE LA SENSIBILISATION AU NUMÉRIQUE

À partir de 2010, l'examen de chaque loi abordant des sujets numériques est l'occasion d'accroître le rôle de l'école en matière de sensibilisation et d'éducation des élèves au numérique, parfois de manière redondante.

Ainsi, la loi n° 2011-302 du 22 mars 2011 transposant le troisième « paquet télécom » introduit, à l'initiative de votre commission, « le développement d'une attitude critique et réfléchie vis-à-vis de l'information disponible et l'acquisition d'un comportement responsable dans l'utilisation des outils interactifs lors de leur usage des services de communication au public en ligne » dans le cadre de l'enseignement de l'éducation civique et morale 9 ( * ) . Les élèves doivent également être informés des « moyens de maîtriser leur image publique, des dangers de l'exposition de soi et d'autrui ».

La loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d'orientation et de programmation pour la refondation de l'École de la République étend « l'enseignement informatique » prévu à l'article L. 312-9 du code de l'éducation à la sensibilisation « aux droits et devoirs liés à l'usage d'Internet et des réseaux sociaux », dont la protection de la vie privée et le respect de la propriété intellectuelle. Ce texte est d'ailleurs celui qui introduit la notion de « réseaux sociaux » au sein du code de l'éducation nationale.

S'en suivent deux ajouts successifs à ce même article L. 312-9. La formation au numérique doit désormais contribuer au « développement de l'esprit critique et à l'apprentissage de la citoyenneté numérique » 10 ( * ) et inclure une prévention contre le cyberharcèlement , avec une « sensibilisation sur l'interdiction du harcèlement commis dans l'espace numérique, la manière de s'en protéger et les sanctions encourues en la matière » 11 ( * ) .

À l'ensemble de ces nouvelles missions, s'ajoute le rôle confié à l'école en matière de lutte contre la manipulation de l'information et les fausses nouvelles introduite par la loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information.

Les circulaires de rentrée viennent compléter ce corpus normatif : ainsi la circulaire n° 2014-068 de la rentrée 2014 intègre parmi les priorités de l'école la prévention, l'identification et le traitement du phénomène de cyberviolence . À cette occasion, un « guide de prévention de la cyberviolence entre élèves » est publié. Comme l'explique M. Vincent Peillon, alors ministre de l'éducation nationale, en introduction de ce document, « ce guide a été réalisé afin d'aider [les équipes pédagogiques] à mieux prévenir, identifier et traiter les phénomènes de cyberviolence. Ceux-ci peuvent prendre de nombreuses formes : brimades, insultes, menaces, discriminations, usurpation d'identité, violations de l'intimité, diffusion d'images à caractère pornographique ou de scènes de violence, etc. ».

Votre Rapporteure pour avis relève au final la grande diversité des missions confiées à l'école en matière de numérique ainsi que leur dissémination dans plusieurs articles législatifs du code de l'éducation.

Articles
du code de l'éducation

Contenu

Art. L. 121-1

« Les écoles, les collèges, les lycées et les établissements d'enseignement supérieur [...] concourent à l'éducation à la responsabilité civique, y compris dans l'utilisation d'Internet et des services de communication au public en ligne, et participent à la prévention de la délinquance. »

Art. L. 312-9

« La formation à l'utilisation responsable des outils et des ressources numériques est dispensée dans les écoles et les établissements d'enseignement, y compris agricoles, ainsi que dans les unités d'enseignement des établissements et services médico-sociaux et des établissements de santé. Elle comporte une éducation aux droits et aux devoirs liés à l'usage de l'Internet et des réseaux, dont la protection de la vie privée et le respect de la propriété intellectuelle, de la liberté d'opinion et de la dignité de la personne humaine, ainsi qu'aux règles applicables aux traitements de données à caractère personnel. Elle contribue au développement de l'esprit critique et à l'apprentissage de la citoyenneté numérique.

Cette formation comporte également une sensibilisation sur l'interdiction du harcèlement commis dans l'espace numérique, la manière de s'en protéger et les sanctions encourues en la matière. »

Art. L. 312-15

L'enseignement moral et civique comporte « le développement d'une attitude critique et réfléchie vis-à-vis de l'information disponible et l'acquisition d'un comportement responsable dans l'utilisation des outils interactifs lors de leur usage des services de communication au public en ligne ». Les élèves « sont informés des moyens de vérifier la fiabilité d'une information de maîtriser leur image publique, des dangers de l'exposition de soi et d'autrui. »

Art. L. 321-3

« La formation dispensée dans les écoles élémentaires [...] contribue également à la compréhension et à un usage autonome et responsable des médias, notamment numériques. Elle assure l'acquisition et la compréhension de l'exigence du respect de la personne, de ses origines et de ses différences. Elle transmet également l'exigence du respect des droits de l'enfant et de l'égalité entre les femmes et les hommes. »

Art. L. 332-5

« La formation dispensée à tous les élèves des collèges comprend obligatoirement une initiation [...] à l'information qui comprend une formation à l'analyse critique de l'information disponible. »

C. LA FORMATION DES ENSEIGNANTS AUX PROBLÉMATIQUES DU NUMÉRIQUE : UNE IMPÉRIEUSE NÉCESSITÉ POUR PERMETTRE À L'ENSEIGNEMENT SCOLAIRE DE RÉUSSIR SA MISSION

1. Une préoccupation constante du Sénat

La formation des enseignants aux ressources numériques est une impérieuse nécessité , au moment de leur formation initiale , mais également, dans le cadre de la formation continue , « indispensable pour permettre aux enseignants de compléter et d'actualiser leurs connaissances scientifiques, didactiques et pédagogiques », comme votre Rapporteure pour avis l'a souligné dans son rapport « Prendre en main notre destin numérique : l'urgence de la formation » 12 ( * ) . Dans ce domaine plus qu'ailleurs, l'évolution rapide des techniques et des pratiques rend rapidement obsolètes les compétences acquises lors de la formation initiale.

À l'occasion de l'examen de la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information, votre Rapporteure pour avis a déjà relevé la nécessité d'une appropriation par les enseignants de ces enjeux pour que la sensibilisation des élèves à cette thématique soit effective.

2. La formation des enseignants au numérique, un bilan « en demi-teinte »

Lors de son rapport précité de 2018 sur la formation à l'heure du numérique, votre Rapporteure pour avis avait dressé un bilan « en demi-teinte » du plan numérique pour l'éducation lancé à la rentrée 2015.

Interrogé dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances pour 2020, le ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse a indiqué au Sénat que des formations au numérique à destination des enseignants ont été organisées .

Le numérique dans la formation continue des enseignants

En 2015-2016, 3 journées de formation au numérique ont été programmées pour les enseignants sur les thématiques suivantes : éducation aux médias et à l'information, culture numérique, usages du numérique dans les disciplines et maîtrise des usages pédagogiques des outils numériques (tablettes).

Pour 2016-2017, 3 journées de formation au numérique ont été à nouveau organisées pour poursuivre l'accompagnement aux nouveaux outils et pour faciliter l'échange et le retour d'expérience entre pairs.

Toutes les académies ont également mis en place des formations pour les cadres, les formateurs et les référents numériques, avec des thématiques axées sur le pilotage d'un projet numérique, la culture numérique et les usages pédagogiques du numérique. Les collèges du plan numérique ont par ailleurs bénéficié d'actions de formation spécifiques aux équipements choisis par les collectivités. La plupart des formations se sont déroulées à proximité du lieu d'exercice des enseignants.

Même s'il existe une très grande diversité dans l'offre de formation proposée par les académies, le constat est fait d'une intégration plus forte du numérique dans les plans académiques de formation, un développement de l'hybridation des formations et des actions d'accompagnement.

Questionnaire budgétaire - réponse du ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse

Or, les résultats de l'enquête Profetic qui, depuis 2011, vise à connaître les pratiques numériques des enseignants en alternant une année sur deux entre le premier et le second degré, montrent des résultats mitigés. Votre Rapporteure pour avis se félicite que lors des deux dernières années, 69 % des enseignants du secondaire aient bénéficié d'une formation ou d'une animation institutionnelle sur l'usage pédagogique du numérique . Toutefois, elle regrette que près de 30 % des enseignants n'ayant pas participé aux formations ou animations au numérique ces deux dernières années indiquent ne pas avoir eu connaissance de leur existence , cette proportion atteignant 37 % dans les lycées professionnels.

Enfin, elle souhaite relever le taux de 25 % d'enseignants de moins de 30 ans qui déclarent ne pas avoir bénéficié de formations au numérique éducatif au cours de leur formation initiale . Ce taux, en légère diminution par rapport à la précédente enquête de 2018 qui était alors de 29 %, n'en demeure pas moins élevé. Depuis la loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de juillet 2013, les établissements de formation des futurs enseignants doivent, dans le cadre de leurs missions, « prendre en compte [...] les technologies de l'information et de la communication et form[er] les étudiants et [l]es enseignants à l'usage pédagogique des outils et ressources numériques ». Votre Rapporteure pour avis espère que ces jeunes enseignants non sensibilisés aux questions du numérique au cours de leur formation initiale correspondent à des promotions formées avant l'entrée en vigueur de la loi de 2013, et non à des personnels non formés en raison d'une thématique passée sous silence par manque de temps lors de leur formation initiale.

IV. DES DISPOSITIONS AMBITIEUSES MAIS INABOUTIES

A. UNE PROPOSITION DE LOI RÉÉCRITE À L'ASSEMBLÉE NATIONALE

La proposition de loi n° 645 visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet a été déposée le 20 mars 2019 sur le Bureau de l'Assemblée nationale par Mme Laetitia Avia. Elle avait été préparée par un rapport remis au Premier ministre le 20 septembre 2018 par Laetitia Avia, Karim Amellal et Gil Taieb « Renforcer la lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur Internet ». Ce rapport établissait le constat, accablant, de l'urgence d'une réponse au déferlement de discours haineux sur Internet, et s'inscrivait dans la réflexion lancée par votre Rapporteure pour avis d'une nécessaire évolution du cadre réglementaire européen.

Comme ce fut le cas pour la proposition de loi sur la manipulation de l'information, la présente proposition de loi a été entièrement réécrite par l'Assemblée nationale , reprenant ainsi une partie des observations et suggestions formulées par le Conseil d'État sur le texte dans son avis du 16 mai 2019. Le rôle du CSA a donc profondément évolué entre le texte initial et celui soumis à votre commission, comme le montre le commentaire de l'article 4.

La proposition de loi finalement adoptée par l'Assemblée nationale le 9 juillet 2019 peut être divisée en trois parties .

Tout d'abord, le « coeur » du dispositif est contenu à l'article premier , qui impose aux opérateurs en ligne (les réseaux sociaux, attendu que les moteurs de recherche ont été ajoutés suivant le souhait par ailleurs contestable du Conseil d'État) un retrait en 24 heures des contenus haineux qui leur auraient été signalés par les internautes. Le juge judiciaire aura compétence pour trancher, en cas de contestation, sur le respect de ces obligations de retrait.

Ensuite, la proposition de loi crée de nombreuses obligations pour les plateformes concernées, qui vont très au-delà de celles déjà définies dans le cadre de la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004. Le CSA serait chargé d'une mission générale de régulation , pour s'assurer que les plateformes remplissent bien leurs obligations de moyens .

Enfin, les articles 6 bis et 6 ter introduits à l'Assemblée nationale par la commission des affaires culturelles visent à prévenir ces propos haineux, en renforçant la sensibilisation des élèves - et de leurs enseignants - à cette problématique et à un usage responsable du numérique.

La commission des lois du Sénat a été saisie de l'ensemble du texte. Votre Rapporteure pour avis renvoie donc à ses travaux pour une présentation générale du texte, en particulier de son volet pénal.

B. DES DIFFICULTÉS À PRÉVOIR

Si on ne peut que souligner la justesse du combat mené contre la haine en ligne, la proposition de loi examinée par le Sénat génère cependant deux difficultés majeures que votre Rapporteure pour avis souhaite évoquer.

Première difficulté , et en dépit de ses intentions louables, la proposition de loi constitue une limitation à la liberté d'expression , même si les remarques du Conseil d'État ont heureusement contribué à redonner sa compétence au juge judiciaire. Il n'en reste pas moins que les opérateurs concernés se trouvent dotés d'un pouvoir autonome de retrait ou de conservation des contenus haineux, alors même que la proposition de loi échoue à donner toutes les garanties de clarté sur la définition même de ces contenus - si tant est que cela puisse se concevoir. Si la solution proposée peut s'envisager pour les contenus « manifestement » délictueux, il restera inévitablement des cas limites, zones grises, par exemple les citations, l'humour, qui nécessitent une lecture fine du contexte.

Le fait de déléguer aux plateformes cette fonction revient de surcroît à créer une forme de privatisation de la censure . Pire, l'ampleur des moyens et des obligations imposés aux plateformes va inévitablement favoriser les plus importantes d'entre elles, Google et Facebook au premier chef, qui pourront proposer à leurs concurrents des services de modération, renforçant encore leur emprise sur l'espace numérique.

Seconde difficulté : la compatibilité des dispositions nationales avec le droit européen. Notifié le 21 août 2019 par les autorités françaises, la Commission européenne a rendu le 22 novembre un avis sévère sur la proposition de loi, jugeant ses dispositions incompatibles avec la directive « e-commerce ». Le gouvernement tchèque a de son côté fait part de sa préoccupation, signe de l'attention portée à cette législation en Europe. L'argumentation de la Commission repose essentiellement sur les obligations très lourdes qui incomberaient aux plateformes de tous les pays de l'Union, obligations susceptibles de freiner le développement du marché commun.

Votre Rapporteure pour avis tient à formuler deux remarques sur cet avis.

Tout d'abord, cet avis est suffisamment clair pour que le Sénat, comme pourrait le proposer sa commission des lois , amende largement le texte pour le rendre compatible avec le droit communautaire. Alors que le Gouvernement cherche à donner un nouveau souffle à la construction européenne, il serait paradoxal de saluer l'entrée en fonction de la nouvelle Commission à peine confirmée par le Parlement par cet acte de défiance, alors même que sa nouvelle Présidente a assuré de sa volonté de faire évoluer le marché numérique.

Ensuite, cette notification illustre les contradictions inhérentes à la directive « e-commerce ». Adoptée au début des années 2000, elle a largement échoué dans la création d'entreprises européennes puissantes dans le numérique, mais parfaitement réussi à protéger de toute forme de régulation des entreprises américaines maintenant en position monopolistique.

Votre Rapporteure pour avis plaide depuis longtemps pour la résolution de cette contradiction, qui passe selon elle par deux voies :

- d'une part, une politique de concurrence beaucoup plus ferme , afin de faire cesser les abus de position dominante, abus dont témoigne encore la difficulté d'application des dispositions sur les droits voisins des agences de presse et des éditeurs de presse, que Google refuse d'appliquer en dépit du vote quasi unanime du Parlement ;

- d'autre part, et en complément d'une régulation fondée sur le contrôle des pratiques des plateformes, une réflexion avancée sur le modèle économique même de ces plateformes , à base de collecte de données personnelles et de contenus viraux. Une grande partie du problème n'est pas dans le fait de professer des opinions haineuses - un délit déjà sanctionné et qui a toujours existé -, mais dans l'extraordinaire « accélération des contenus » pour reprendre les termes du rapport de Laetitia Avia et Karim Amellal, rendue non seulement possible mais nécessaire pour l'équilibre économique des plateformes, y compris pour les contenus les plus contestables .

EXAMEN DES ARTICLES

Article 4
(Loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986)

Pouvoirs du Conseil supérieur de l'audiovisuel

Objet : le présent article fixe le cadre général de l'intervention du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) .

I. - Le droit en vigueur

La loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication confie au Conseil supérieur de l'audiovisuel deux missions distinctes, qui se trouvent réunies par la présente proposition de loi : la lutte contre l'incitation à la haine , d'une part, un embryon de capacité de régulation de l'Internet , d'autre part.

L'article 15 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication confie au CSA la charge de veiller à ce que les programmes audiovisuels « ne contiennent aucune incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de race, de sexe, de moeurs, de religion ou de nationalité ». Il a la capacité, en cas de manquements répétés à cette obligation, de suspendre la diffusion du service de télévision (article 43-8).

Introduit par la loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information , l'article 17-2 de la loi précitée du 30 septembre 1986 a assigné au CSA la mission de « contribuer à la lutte contre la diffusion de fausses informations susceptibles de troubler l'ordre public ou de porter atteinte à la sincérité d'un des scrutins ». Son ancien président Olivier Schrameck avait qualifié cette mission devant votre commission, à l'occasion de son audition du 19 juin 2018, de « méta régulation ». Elle se décline en trois catégories :

- adresser aux opérateurs de plateforme en ligne des recommandations ;

- s'assurer du suivi des obligations prévues par la loi précitée du 22 décembre 2018 ;

- enfin, publier un bilan périodique des mesures prises et de leur effectivité. Dans ce cadre, il peut recueillir toute information auprès des opérateurs.

II. - Le texte de la proposition de loi

Le CSA dispose donc de longue date d'une compétence en matière d'identification des contenus haineux et, depuis peu, d'une capacité à élaborer une forme de régulation du numérique, sur la question spécifique des fausses informations .

L'article 4 de la proposition de loi insère un nouvel article 17-3 à la loi précitée du 30 septembre 1986. Il est symétrique de l'article 17-2 consacré à la lutte contre les fausses informations. Ainsi, le CSA contribue à la lutte contre la diffusion de propos haineux et assimilés. Dans ce cadre, il adresse aux opérateurs en ligne concernés par cette loi des recommandations , s'assure du suivi par ces derniers de leurs obligations et publie un bilan périodique . Les opérateurs sont par ailleurs tenus de rendre compte de leurs actions en matière de lutte contre les contenus haineux et discriminants.

La proposition de loi initiale était donc alignée sur le dispositif applicable aux fausses informations , avec, ex ante la publication de recommandations, ce qui s'inscrit dans une logique de « soft law » destinée à créer un corpus de bonnes pratiques, et ex post le suivi et la publication d'un bilan, ce qui constitue une incitation pour les plateformes à coopérer.

III. - Les modifications apportées par l'Assemblée nationale

Les modifications apportées à l'article 1 er de la proposition de loi ont conduit à une refonte de son article 4 .

L'article 1 er prévoyait dans sa version initiale que le CSA puisse sanctionner les opérateurs en cas de non-retrait de contenus haineux d'une amende pouvant aller jusqu'à 4 % de leur chiffre d'affaires annuel mondial . Le Conseil d'État a justement relevé que le retrait de contenu, « acte particulièrement radical au regard de la protection dont jouit la liberté d'expression », ne pouvait être opéré que par le juge judiciaire . Ainsi, l'article 1 er tel qu'adopté finalement par l'Assemblée nationale a créé un délit autonome en cas de refus de retrait d'un contenu, sous le contrôle du juge judiciaire.

La structure de l'article 4 a donc profondément évolué. Il se divise maintenant en trois parties distinctes.

A. Première partie : un pouvoir de recommandations et d'orientations

La première partie est la reprise du dispositif initial, aligné sur l'article 17-2 de la loi du 22 décembre 2018. Le CSA émettrait des « recommandations, bonnes pratiques et des lignes directrices ». Dans la pratique, ces trois dénominations semblent désigner un même corpus de règles générales qui sera publié par le CSA à l'attention de l'ensemble des plateformes. Le CSA s'assurerait du suivi des obligations des plateformes, et publierait chaque année un bilan.

B. Deuxième partie : une procédure de sanction revue en profondeur à l'Assemblée nationale

La deuxième partie constitue la procédure de sanction , qui a été profondément modifiée à l'initiative de la Rapporteure de la commission des lois de l'Assemblée nationale, également première signataire de la proposition de loi, afin de suivre l'avis du Conseil d'État. Alors que le CSA était dans la première version chargé de déterminer la licéité des contenus à l'article 1 er , - un rôle quasi judiciaire - ce dernier est maintenant recentré sur le contrôle du respect de leurs obligations par les opérateurs.

Cette procédure se fonde sur deux aspects.

Premier aspect , de manière générale, le respect des obligations « mentionnées aux 2° à 11° du 6-3 [de la loi LCEN telle qu'issue de la proposition de loi] ». Elles sont décrites aux articles 2 et 3 de la présente proposition de loi et visent à contraindre les opérateurs à mettre en place un système de signalement et de notification adapté, simple, et facilement accessible pour les internautes. Le 4° dudit article 6-3 consacre une obligation de moyens « humains et, le cas échant, technologique proportionnés permettant de garantir le traitement dans les meilleurs délais des notifications reçues ». Les plateformes concernées sont également tenues de mettre à disposition une information claire et loyale à l'attention de leurs utilisateurs, à la fois sur leurs droits et sur les risques encourus en cas de publications malveillantes.

Second aspect , « les conditions dans lesquelles l'opérateur se conforme aux recommandations prises par le CSA ». Le Conseil est notamment chargé d'apprécier le caractère « insuffisant ou excessif du comportement de l'opérateur en matière de retrait sur les contenus portés à sa connaissance ou qu'il constate de sa propre initiative ».

Le fondement de l'action du CSA se situe à la convergence d'une part, d'une obligation générale dans la conception du site par l'opérateur, qui doit assurer une information claire et permettre facilement le signalement, ce qui renvoie à une obligation de moyens et, d'autre part, d'une volonté de coopération de la plateforme . Les deux comportements répréhensibles et de nature à engager leur responsabilité sont donc :

- le « comportement » de retrait « insuffisant » , qui se révélerait trop permissif pour les contenus haineux, soit la situation que déplorent les auteurs de proposition de loi. Cette appréciation ne porte pas sur un retrait en particulier, mais sur le « comportement » de l'opérateur. La marge d'appréciation du CSA en la matière est donc large. Il pourrait fonder son jugement sur le nombre de condamnations confirmées par l'autorité judiciaire, mais sans exclusive ;

- le « comportement » de retrait « excessif » constitue pour sa part une attitude qui mettrait en cause la liberté d'expression qui s'exerce dans le domaine numérique. Cette mention vise à prémunir les internautes contre les risques d'une censure privée « aveugle » qui aurait pour seul objectif de limiter les risques de sanction. En tant que telle, cette mention constitue un point d'équilibre essentiel de la proposition de loi .

La difficulté pour les acteurs de l'Internet sera alors de se positionner sur cette « ligne de crête » pour éviter d'encourir le reproche d'une insuffisance de contrôle et de retrait, ou d'excès de censure.

Dans ce contexte, il est clair que le CSA devra être en mesure de nouer le dialogue avec les opérateurs pour préciser ses attendus et ses critères de jugement .

Une fois la procédure engagée, le Conseil met en demeure l'opérateur de se conformer à l'ensemble de ses obligations ou à ses recommandations. Cette phase de la procédure, pré-contentieuse, lui offre l'opportunité de « rectifier » son comportement.

En cas de refus de l'opérateur, le Conseil peut prononcer une sanction pécuniaire. Son montant doit tenir compte de la gravité des manquements, des refus réitérés de coopérer. Il est limité au montant très élevé de 4 % du chiffre d'affaires annuel mondial total de l'exercice précédent, soit le seuil retenu pour le RGPD . Pour donner un ordre d'idée, la sanction maximale, sur la base des chiffres d'affaires 2018, pourrait s'élever pour Facebook et Google à respectivement 2,2 milliards et 7,2 milliards de dollars . Les sommes en jeu pour ces deux entreprises américaines, les plus importantes du secteur, soulignent clairement la visée dissuasive de la mesure, que l'on peut mettre en parallèle, même si les dispositifs ne sont pas identiques, à la loi allemande qui limite le montant des amendes à 50 millions d'euros en cas de refus répétés.

Entre la version initiale de la proposition de loi et celle issue du vote de l'Assemblée nationale, le dispositif de sanction a été scindé en deux, ce qui correspond à deux obligations auxquelles doivent se soumettre les opérateurs.

D'un côté , le retrait des contenus haineux signalés (suivant des modalités simplifiées et qui doivent être explicitées et aisément accessibles) tels que définis à l'article 1 er de la présente proposition de loi. L'absence de retrait est sanctionnée par l'amende déjà existante dans la LCEN, soit un an d'emprisonnement et 75 000 euros pour une personne physique, 375 000 euros pour une personne morale, sous le contrôle du juge judiciaire.

De l'autre côté , ce que l'on pourrait qualifier de volonté de ne pas coopérer et de ne pas se conformer aux obligations de moyens définis par la loi, avec une sanction exprimée en pourcentage du chiffre d'affaires et décidée par le CSA. Dans ce schéma, le CSA n'est pas placé dans la position de devoir juger du caractère illicite ou non de tel ou tel contenu - ce qui ne correspondrait pas du reste avec son rôle d'autorité administrative.

Le texte issu de l'Assemblée nationale est donc revenu sur le montant extrêmement élevé qui était envisagé pour un « simple » non retrait, pour déplacer le montant réellement dissuasif de la sanction sur un terrain plus structurel, qui traduit l'absence de volonté réitérée et claire de l'opérateur .

C. Troisième partie : les mesures de coordination

La troisième partie , définie au III de l'article 4, procède à plusieurs adaptations et mesures de coordination au sein de la LCEN et de la loi du 30 septembre 1986.

Tout d'abord, le CSA « encourage » les opérateurs dans la mise en oeuvre d'outils de coopération dans la lutte contre les contenus haineux.

Le I bis A complète la liste des pouvoirs de recueil d'informations du CSA tels que fixés à l'article 19 de la loi de 1986. De la même manière que le Conseil peut obtenir des informations auprès des autorités administratives et des différents acteurs de l'audiovisuel, il aurait la capacité de demander aux opérateurs en ligne les informations de nature à lui permettre de s'assurer du respect des obligations, notamment de moyens, posées par la présente proposition de loi.

Le I bis complète la procédure d'élaboration de la sanction menée par un rapporteur du CSA par les obligations nées de la présente proposition de loi. La procédure se trouve donc rattachée à celle existante pour les autres domaines de compétence du CSA, ce qui garantit les droits des parties.

Le I ter modifie la LCEN sur plusieurs points.

D'une part, le 7 du I du 6 de la LCEN est modifié, conformément à l'avis du Conseil d'État. En effet, l'insertion de l'article 6-2 crée un régime spécifique pour les contenus haineux pour les opérateurs de plateforme en ligne visés par la proposition de loi, soit pour l'essentiel les réseaux sociaux et les moteurs de recherche. Les obligations de ces derniers sont regroupées au sein de l'article 6-2 de la LCEN, introduit à l'article 1 er de la présente proposition de loi.

D'autre part, la responsabilité de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) dans le cadre de l'article 6-1, qui plaçait sous l'autorité d'un membre du collège de ladite Commission les demandes de retrait par les administrations des contenus à caractère terroriste ou pédophile, contenus dits « odieux », serait confiée à un membre du collège du CSA, dans des conditions inchangées.

Dès lors, le CSA regrouperait plusieurs prérogatives liées à la régulation des contenus et de leur retrait sur Internet. Le dessaisissement de la CNIL apparait, de ce point de vue, comme un basculement d'une logique de protection de la vie privée numérique à une logique plus protectrice des utilisateurs des opérateurs , susceptibles d'être exposés à des contenus odieux . Comme le soulignait le Président du CSA le 6 septembre 2019 devant les présidents du Réseau francophone des régulateurs des médias : « Progressivement s'est imposée l'idée que les grandes plateformes de contenus sur Internet ont, comme les médias traditionnels, un certain nombre de responsabilités et de comptes à rendre à la collectivité : du fait de leur rôle de plus en plus incontournable dans l'accès aux contenus, notamment d'information, du fait de leurs algorithmes de référencement et de recommandation et, plus généralement, du fait de leur impact démocratique, sociétal et culturel - en particulier chez les jeunes, chez qui ces plateformes ont tendance à prendre le pas sur les médias traditionnels. »

Cela induit une nouvelle forme de régulation des contenus , à laquelle le CSA semble à ce jour le plus à même de répondre.

IV. - La position de votre commission pour avis

La présente proposition de loi confie au CSA une mission étendue mais aux contours encore vagues .

A. Doter le CSA de moyens suffisants

L'Autorité se trouve tout d'abord confrontée à la question de l'insuffisance de ses moyens et de l'absence d'une expertise dédiée de haut niveau en matière de numérique.

Si le CSA avait pu, sans hausse significative des crédits, absorber le surcroît de travail, finalement ponctuel, résultant de la loi relative à la lutte contre les manipulations de l'information, tel ne pourra être le cas si la présente proposition de loi devait être adoptée . Le Conseil devra par ailleurs se doter de compétences très pointues dans le numérique, à même de lui permettre de dialoguer efficacement avec des acteurs de l'Internet aux moyens considérables et qui concentrent les meilleurs spécialistes du secteur au niveau mondial. À ce stade, rien ne semble prévu dans le projet de loi de finances pour 2020. Or le CSA doit également se préparer à la « révolution » que devrait être pour lui la loi « audiovisuelle » et à son passage d'un régulateur centré sur l'audiovisuel à un régulateur plus global.

Votre Rapporteure pour avis est très favorable à l'instauration d'un réel contrôle sur les plateformes. Elle souligne en conséquence l'absolue nécessité de positionner le régulateur au bon niveau non seulement juridique, mais également de compétences . Compte tenu de l'importance du numérique et du poids des opérateurs de plateformes dans la vie quotidienne de tous, il serait inenvisageable et incompréhensible de ne pas doter le CSA des moyens lui permettant d'accomplir ses nouvelles missions .

B. Recentrer les missions du CSA sur la régulation

Votre Rapporteure pour avis juge positif le mouvement engagé par l'Assemblée nationale suite à l'avis du Conseil d'État, consistant à bien séparer les fonctions des différents organes :

- au juge judiciaire , gardien des libertés publiques , et dans les conditions définies à l'article 1 er , le pouvoir de juger du caractère manifestement illicite de tel ou tel contenu ;

- au CSA la « méta régulation » du dispositif, avec un contrôle approfondi des moyens et des procédures mis en place par les plateformes.

Dans cette optique, un premier amendement adopté par la commission à l'initiative de votre Rapporteure pour avis ( COM-16 ) propose de mieux positionner dans le corps du texte le champ de contrôle du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Il concernerait l'ensemble des obligations imposées aux plateformes par les articles 6-2 et 6-3 tels qu'ils résultent de la présente proposition de loi, à l'exception du premier alinéa du I de l'article 6-2 qui définit les obligations de retrait en 24 heures des contenus haineux . Il est en effet essentiel de ne laisser aucune ambiguïté et d'établir une ligne de démarcation claire des compétences affectées au juge judiciaire et au régulateur, qui ne saurait se retrouver en situation de juger de la licéité de tel ou tel contenu.

Le tableau suivant récapitule les obligations qui incomberaient aux plateformes et dont le CSA devrait garantir le respect.

Le champ de contrôle du CSA dans les articles 6-2 et 6-3
de la présente proposition de loi

Article 6-2 tel qu'adopté par l'Assemblée nationale

- Obligation de retrait en 24 heures des contenus manifestement illicites. Hors champ du contrôle du CSA , qui ne se prononce pas sur les contenus.

- Les opérateurs substituent un message au contenu supprimé.

- Conservation pendant un an des contenus supprimés, à disposition de l'autorité judiciaire.

- Peine d'un an d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende en cas de non-respect des obligations du 1 er alinéa (retrait en 24 heures), régime général de la LCEN pour l'absence de coopération des plateformes.

- Possibilité pour les associations défendant des motifs d'intérêt général mentionnés aux articles 48-1 à 48-6 de la loi du 29 juillet 1881 (lutte contre l'esclavage, honneur de la Résistance, discriminations fondées sur l'orientation sexuelle...) de se constituer partie civile dans son domaine de compétence en cas d'absence de retrait.

- Simplification du contenu de la notification à adresser à la plateforme pour signaler le contenu litigieux. L'article 1 er ter A aligne dans le même sens l'article 6 de la LCEN pour disposer d'un cadre commun.

- Possibilité pour les associations de protection des enfants, saisies par un mineur, de notifier les contenus haineux et de dialoguer avec les plateformes.

- Sanction aux personnes qui notifient des contenus dont ils savent qu'ils ne sont pas litigieux.

Article 6-3 tel qu'adopté par l'Assemblée nationale

Obligation générale de se conformer aux recommandations prises par le CSA pour la bonne application des dispositions suivantes :

- Accuser réception sans délai de toute notification, information du notifiant et de l'auteur du contenu signalé. Ils doivent être informés dans les 24 heures en cas de retrait des motifs de la décision.

- Mise en place d'un dispositif de signalement accessible et dans la langue d'utilisation du service.

- Obligation de moyens, avec la mise en oeuvre de moyens technologiques et humains proportionnés permettant de garantir le traitement dans les meilleurs délais des notifications reçues, l'examen approprié des contenus notifiés de manière à prévenir les risques de retrait injustifié.

- Mise en place d'un dispositif permettant de contester la décision de retrait ou de non-retrait.

- Mise à disposition d'une information publique claire et détaillée permettant d'informer les utilisateurs des conditions d'exercice de leurs droits.

- Dans des conditions définies par le CSA, obligation de rendre compte des moyens humains et technologiques mis en oeuvre pour faire appliquer la loi.

- Information à destination des mineurs inscrits sur la plateforme sur l'utilisation des données personnelles et les dangers liés à la diffusion de contenus haineux.

- Désignation d'un représentant légal sur le territoire national.

- Formulation dans des termes clairs et lisibles des conditions générales d'utilisation en lien avec le retrait des contenus.

Un deuxième amendement COM-17 a été adopté par la commission à l'initiative de votre Rapporteure pour avis afin de réécrire l'alinéa 3 de l'article 4.

Cet alinéa établit en effet une distinction entre les « recommandations, bonnes pratiques et lignes directrices » qui s'avère dans les faits peu opératoire. Actuellement, dans le cadre de la loi de 1986, le CSA émet simplement des recommandations destinées à l'ensemble des acteurs. Par exemple, dans le domaine du numérique, le CSA a rendu publique sa recommandation n° 2019-03 du 15 mai 2019 aux opérateurs de plateforme en ligne dans le cadre du devoir de coopération en matière de lutte contre la diffusion de fausses informations , en application du deuxième alinéa de l'article 17-2 de la loi précitée du 30 septembre 1986, introduit par l'article 12 de la loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information. Cette recommandation se présente comme un cadre général à l'attention des opérateurs en ligne leur permettant d'orienter leurs efforts pour se conformer aux exigences de la loi, dans une optique de « droit souple ». Il parait donc préférable de s'appuyer sur des procédures déjà en vigueur et robustes plutôt que d'insérer de nouvelles notions non définies.

Un troisième amendement COM-18 propose une nouvelle rédaction pour les alinéas 7 à 12 du présent article 4.

Il vise à clarifier les conditions d'intervention du CSA et les concours du régime de sanction applicable en cas de manquements aux opérateurs de plateforme, en l'alignant sur les dispositifs de la loi du 30 septembre 1986 qui concernent les chaînes de télévision.

Le dispositif serait aligné sur celui en vigueur aux articles 42 et 48-1 de la loi du 30 septembre 1986 et destinés à assurer le respect des principes législatifs et réglementaires respectivement pour les éditeurs de services de communication audiovisuelle et pour les sociétés de l'audiovisuel public. Il aurait pour base l'ensemble des obligations énoncées aux articles 6-2, à l'exception de son premier alinéa, et 6-3.

En dépit des incertitudes sur sa mise en place, votre Rapporteure pour avis n'a pas souhaité revenir sur la capacité du CSA à sanctionner la politique de retrait des plateformes, qu'il est invité à qualifier d'insuffisante ou d'excessive, sans pour autant rentrer dans l'appréciation « contenu par contenu ». La base légale de cette approche paraît cependant mince, et surtout à construire, mais cette disposition est un garde-fou essentiel de la proposition de loi, et doit se comprendre dans une optique de droit souple et de dialogue avec les plateformes, afin de les inviter progressivement à définir une politique de retrait équilibrée.

À l'initiative de votre Rapporteure pour avis, la commission a également adopté un quatrième amendement COM-19 qui donne au CSA un pouvoir d'appréciation sur la publicité des sanctions. Cette dernière est, en effet, une sanction complémentaire au mécanisme de la sanction pécuniaire, et doit donc s'apprécier de manière autonome et proportionnée.

Votre commission a émis un avis favorable à l'adoption de cet article, sous réserve des amendements qu'elle a adoptés.

Article 6 bis (nouveau)

Extension des thématiques abordées dans le cadre de l'enseignement à l'utilisation des outils et des ressources numériques

Objet : le présent article vise à introduire la prévention de la diffusion de contenus haineux en ligne dans l'enseignement à l'utilisation des outils et des ressources numériques .

I. - Le droit en vigueur

L'article L. 121-1 du code de l'éducation indique que les écoles, collèges, lycées et établissements d'enseignement supérieur concourent à une « éducation à la responsabilité civique, y compris à l'utilisation d'Internet et des services de communication au public en ligne ». Ils dispensent une « formation à la connaissance et au respect des droits de la personne ainsi qu'à une compréhension des situations concrètes qui y portent atteinte ».

Dans le cadre de la formation à l'utilisation responsable des outils et des ressources numériques (article L. 321-9 du code de l'éducation) est prévue une « éducation aux droits et aux devoirs liés à l'usage de l'Internet et des réseaux, dont la protection de la vie privée [...] de la liberté d'opinion et de la dignité de la personne humaine ». En outre, cette formation « contribue [...] à l'apprentissage de la citoyenneté numérique » et comporte une sensibilisation contre le cyberharcèlement.

L'article L. 321-3 du même code rappelle que les enseignements délivrés à l'école élémentaire doivent contribuer à « un usage autonome et responsable des médias, notamment numériques » et assurer « l'acquisition et la compréhension de l'exigence de respect de la personne » .

Ces articles législatifs sont complétés par des dispositions réglementaires. Ainsi, l'annexe du décret n° 2015-372 du 31 mars 2015 relatif au socle commun de connaissances, de compétences et de culture, pris en application de l'article L. 122-1-1 du code de l'éducation, indique qu'au titre de la maîtrise des outils numériques pour échanger et communiquer - compétence intégrée au socle commun des connaissances que l'élève doit acquérir au cours de sa scolarité - « l'élève utilise les espaces collaboratifs et apprend à communiquer notamment par le biais des réseaux sociaux dans le respect de soi et des autres . Il comprend la différence entre sphères publique et privée. Il sait ce qu'est une identité numérique et est attentif aux traces qu'il laisse ».

Par ailleurs, l'article D. 121-1 fixe le cadre de référence des compétences numériques. Au titre de la compétence « s'insérer dans le monde numérique », l'élève doit « maîtriser les enjeux de la présence en ligne, développer des stratégies et des pratiques autonomes en respectant les règles, les droits et les valeurs qui leur sont liés, pour se positionner en tant qu'acteur social, économique et citoyen dans le monde numérique, et répondre à des objectifs (avec les réseaux sociaux et les outils permettant de développer une présence publique sur Internet, et en lien avec la vie citoyenne, la vie professionnelle, la vie privée...) . ». Il doit également savoir, dans le domaine de la protection et de la santé « prévenir et limiter les risques générés par le numérique sur la santé, le bien-être et l'environnement [...] avec la connaissance des effets du numérique sur la santé physique et psychique et sur l'environnement [...] ». Depuis la rentrée 2019, la plateforme en ligne gratuite d'évaluation et de certification des compétences numériques, nommée PIX, permet d'évaluer le niveau des élèves dès la classe de quatrième.

Enfin, le guide de prévention des cyberviolences en milieu scolaire de novembre 2016 inclut les cyberviolences, le cyberharcèlement et le cybersexisme.

Extrait du guide de prévention des cyberviolences en milieu scolaire
de novembre 2016

« Les cyberviolences regroupent en particulier :

- les propos diffamatoires et discriminatoires ou à visée diffamatoire ou discriminatoire ;

- les propos humiliants, agressifs, injurieux ;

- la divulgation d'informations ou d'images personnelles (volées et/ou modifiées et/ou choquantes) ;

- la propagation de rumeurs ;

- les intimidations, insultes, moqueries, menaces ;

- les incitations à la haine ;

- l'usurpation d'identité, le piratage de compte...

Ces contenus sont envoyés, rendus publics ou partagés au moyen de formes électroniques de communication - applications, en particulier réseaux sociaux accessibles sur Internet, et/ou à partir de smartphones, tablettes, ordinateurs notamment. Les cyberviolences peuvent être le fait d'une ou de plusieurs personnes et viser un individu ou un groupe ».

II. - Le texte adopté par l'Assemblée nationale

L'article 6 bis a été introduit à l'initiative de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale. Il vise à compléter l'article L. 312-9 du code de l'éducation afin de mentionner expressément dans le contenu de l'enseignement portant sur l'utilisation des outils et ressources numériques, la lutte contre la diffusion de messages haineux en ligne à la fois en tant qu'émetteur ou simple utilisateur.

III. - La position de votre commission pour avis

Votre Rapporteure pour avis rappelle que l'article L. 312-9 du code de l'éducation permet déjà de sensibiliser les élèves à la lutte contre les messages à caractère haineux et au respect de la dignité de la personne.

Dès lors, pour votre Rapporteure pour avis, l'ajout de cette mission supplémentaire à la formation au numérique résulte d' une volonté politique de lutter fermement contre la diffusion de messages haineux . Si votre Rapporteure pour avis ne peut que saluer un tel volontarisme politique , elle rappelle la nécessité d'une formation conséquente - et régulière en raison de l'évolution rapide des techniques et des usages - des enseignants, afin de ne pas laisser cette nouvelle mission de l'école au stade de la déclaration d'intention . En outre, les enseignants doivent disposer de ressources pédagogiques de qualité et régulièrement renouvelées.

Aussi, votre Rapporteure pour avis souhaite rappeler, comme elle l'a déjà fait lors de l'examen de la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information, que « les ajouts proposés au code de l'éducation ne pourraient par définition produire leurs effets qu'à long terme, et ils resteront lettre morte s'ils ne font pas l'objet de moyens budgétaires spécifiques et portés sur le long terme » 13 ( * ) .

Votre commission a émis un avis favorable à l'adoption de cet article.

Article 6 ter (nouveau)

Formation des enseignants

Objet : le présent article vise à introduire la prévention de la diffusion de contenus haineux en ligne dans la formation délivrée par les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation .

I. - Le droit en vigueur

L'article L. 721-2 du code de l'éducation dispose que les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation « forment les étudiants et les enseignants à la maîtrise des outils et ressources numériques, à leur usage pédagogique ainsi qu'à la connaissance et à la compréhension des enjeux liés à l'écosystème numérique ». En outre, ils préparent les futurs enseignants et personnels d'éducation « aux enjeux [...] de l'éducation aux médias et à l'information ». Ils organisent par ailleurs des « formations à la manipulation de l'information ».

II. - Le texte adopté par l'Assemblée nationale

Comme pour l'article précédent, cette disposition a été introduite à la demande de la commission des Affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale. Pour notre collègue députée Fabienne Colboc, Rapporteure pour avis, la lutte contre les contenus haineux en ligne nécessite « l'acquisition d'un savoir spécifique et technique que les enseignants, en formation initiale ou continue, n'ont pas forcément ».

III. - La position de votre commission pour avis

Votre Rapporteure pour avis partage la position de sa collègue députée. Elle avait d'ailleurs souligné lors de l'examen de la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information que « la formation des enseignants aux enjeux du numérique et à l'usage de l'information sur Internet constitue bien la seule réponse de long terme capable de répondre aux défis posés par [...] la profusion de contenus douteux sur Internet ».

Toutefois, l'inscription dans la loi de ces principes doit avoir une déclinaison concrète dans les programmes de formation des futurs enseignants . Or, dans son rapport sur la formation à l'heure du numérique, votre Rapporteure pour avis avait dénoncé l'absence de prise en compte réelle du numérique au sein des établissements de formation : « l'enseignement du numérique reste sous-dimensionné (20 heures en master 1 sur 300 à 500 heures au total, 15 heures en master 2 sur 250 à 300 heures ! - et trop théorique) » .

C'est la raison pour laquelle, à l'occasion des débats sur le projet de loi pour une école de la confiance , le Sénat a adopté, avec un avis favorable du Gouvernement, un amendement de votre Rapporteure pour avis visant à inclure dans la maquette des instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation - qui forment les futurs enseignants - une dimension numérique . Comme l'indiquait votre Rapporteure pour avis à l'occasion de l'adoption de cet amendement, cette formation des futurs enseignants au numérique doit comporter trois volets :

- la maîtrise des outils et ressources numériques : la prise en main, le codage, la maîtrise des algorithmes ;

- l'usage pédagogique des outils et ressources numériques ;

- la connaissance des cultures numériques et usages.

Comme pour le contenu de l'enseignement délivré aux élèves, les textes actuels permettent déjà de prendre en compte la lutte contre la diffusion de propos haineux sur Internet . Dès lors, votre Rapporteure pour avis estime que cette inscription dans le code de l'éducation traduit un message politique fort du législateur en faveur de cette mission qui n'a de sens que s'il se traduit par des moyens concrets en faveur de cette politique.

Votre commission a émis un avis favorable à l'adoption de cet article.

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* *

Sous réserve de l'adoption de ses amendements, la commission a donné un avis favorable à l'adoption des articles de la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet, dont elle s'est saisie pour avis .

EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 4 DÉCEMBRE 2019

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M. Jean-Pierre Leleux , président. - L'ordre du jour de notre commission appelle l'examen du rapport pour avis de notre présidente en tant que rapporteure sur la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet qui sera discutée en séance publique le 17 décembre prochain.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure pour avis . - Mes chers collègues, vous m'avez fait l'honneur de me désigner comme rapporteure pour avis de la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux en ligne.

En préambule, je vous rappelle que la proposition de loi a été déposée sur le Bureau de l'Assemblée nationale le 20 mars dernier, avec, comme premier cosignataire, Laetitia Avia. Ce texte avait été préparé en amont par un rapport consacré à la lutte contre les propos haineux et antisémites en ligne, réalisé par Laetitia Avia, Karim Amellal et Gilles Taieb.

Comme nous en avons, hélas, l'habitude, cette proposition de loi a dû être réécrite en quasi-totalité en commission, puis en séance à l'Assemblée nationale, à la suite d'un avis très critique du Conseil d'État. Il y a donc de très grandes différences entre le texte initial et celui que nous examinons aujourd'hui. La commission des lois a été saisie de l'ensemble du texte, et notre commission s'est saisie pour avis de l'article 4, ainsi que des articles 6 bis et 6 ter .

Je commencerai mon propos en vous présentant les trois grandes orientations de la proposition de loi.

La première orientation peut se résumer ainsi : les meilleures intentions du monde ne font pas toujours les meilleures lois. Nous nous retrouvons dans une situation assez proche de celle de l'été 2018 avec la proposition de loi contre la manipulation de l'information, qui avait fait l'objet d'une motion tendant à opposer la question préalable adoptée à l'unanimité par notre assemblée. Bien entendu, nous reconnaissons tous l'ampleur du problème soulevé par le déferlement de la haine en ligne. Bien souvent, comme Laetitia Avia, nous en sommes victimes. Au-delà du cas des femmes et hommes politiques confrontés sur les réseaux sociaux à la violence du quotidien, des enfants, des personnes handicapées, des membres de minorités sont quotidiennement agressés ou tournés en dérision. En ce sens, la question ici posée est des plus légitimes.

C'est cependant la manière de résoudre ce problème qui apparaît inaboutie, même s'il faut avoir l'humilité de reconnaître qu'aucune solution simple n'existe. Le coeur de la proposition de loi consiste à obliger les opérateurs en ligne à retirer, en vingt-quatre heures, un contenu manifestement haineux, sous peine de sanctions pénales. Un dispositif proche existe en Allemagne, mais avec des modalités différentes.

Cette approche suscite deux craintes. La première est celle d'une privatisation de la censure. Avec ce texte, nous donnons explicitement la capacité aux opérateurs de retirer des contenus postés par des internautes, sur un champ défini de manière floue par l'article 1 er . Entre risque de surcensure et risque de trop grand laisser-aller - comme la tradition américaine de la liberté d'expression y pousse naturellement les plateformes -, le chemin de l'équilibre est bien mince. De plus, les moyens nécessaires à la mise en place de cette modération sont énormes. Dès lors, les géants de l'Internet sont déjà préparés à fournir des prestations de modération à leurs concurrents, renforçant par là même leur mainmise sur le processus.

Ma seconde crainte est, plus largement, liée à la liberté d'expression. Encore une fois, nous devons étudier des dispositifs législatifs destinés explicitement à la limiter. Je voudrais que nous prenions conscience de ce paradoxe : Internet nous pousse à limiter la liberté d'expression, contre toutes ses promesses initiales. Je crois que nos collègues de la commission des lois ont pris le parti, et je les soutiens pleinement, de faire évoluer de manière significative l'article 1 er et donc le dispositif dans son ensemble.

La deuxième orientation est directement liée à la première : elle concerne la régulation du numérique. Depuis longtemps, je mène avec vous, mais aussi au sein de la commission des affaires européennes, un combat pour une meilleure régulation du numérique, et en particulier, depuis un an, la réouverture d'une discussion sur la directive e-commerce, qui assure un statut d'irresponsabilité aux hébergeurs. Le débat que nous avons aujourd'hui, que nous avons eu hier, que nous aurons probablement demain, repose tout entier sur notre incapacité à penser une régulation adaptée à ce paradigme d'un Internet prétendument libre, mais en réalité abandonné à quelques grandes sociétés.

La proposition de loi réalise des avancées, que nous pouvons saluer. Elles s'inscrivent dans la ligne des innovations introduites par la proposition de loi contre la manipulation de l'information et précèdent celles en préparation dans le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle, que nous examinerons en 2020.

Le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) serait chargé de s'assurer du respect par les plateformes d'obligations de diligence et de moyens, elles-mêmes détaillées aux articles 1 er à 3 de la proposition de loi. Je citerai, par exemple, les moyens technologiques et humains mis en place pour traiter les signalements, l'information des usagers, notamment des mineurs sur leurs droits et sur les risques liés à l'usage de leurs services, ou encore une simplification de la notification pour les contenus litigieux. De cette liste à la Prévert, il nous faut retenir l'idée que le CSA aura la capacité juridique d'engager un dialogue avec les opérateurs, et au-delà de les sanctionner s'ils ne se conforment pas aux dispositions législatives en vigueur. Je vous proposerai par la suite quatre amendements pour mieux fixer son rôle.

Je ferai toutefois deux remarques sur les pouvoirs du CSA. D'une part, il disposerait, en cas de manquement grave, de la capacité d'infliger une amende d'un montant maximal de 4 % du chiffre d'affaires mondial de l'opérateur. Le même seuil a été choisi pour le Règlement général sur la protection des données (RGPD). D'autre part, et dans un souci d'équilibre, le CSA s'assurerait du caractère « insuffisant ou excessif » du comportement de l'opérateur en matière de retrait. Il s'agit là d'une disposition très complexe à mettre en oeuvre, ce dont a bien conscience le président du CSA, mais elle est essentielle, car il s'agit du seul garde-fou contre le risque de sur-censure.

La question qui se pose sera celle des moyens dont disposera le CSA. Une régulation sérieuse, dans un domaine aussi complexe, et face à des entreprises à la surface financière presque illimitée et qui disposent des meilleurs spécialistes mondiaux en matière de numérique, ne va pas se faire à moyens constants. Le CSA a pu absorber sans trop de peine la compétence, il est vrai, limitée aux périodes électorales, issue de la loi contre la manipulation de l'information. Avec la haine en ligne, et demain la loi audiovisuelle, le Conseil, même doté de l'expertise de la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi), va devoir impérativement « monter en gamme ». Il nous appartiendra de veiller très soigneusement à ce que les belles promesses de la régulation ne soient pas des coquilles vides.

Le troisième axe du texte concerne les mesures en faveur de l'éducation. Là encore, chacun ici est conscient du rôle que doit jouer l'école en matière de sensibilisation des élèves au numérique, à ses dérives et à la nécessité d'utiliser Internet et les réseaux sociaux de manière raisonnable.

Deux remarques me semblent nécessaires. Premièrement, le code de l'éducation comporte déjà de très nombreuses dispositions relatives à la sensibilisation sur Internet. Il me semble que la lutte contre la diffusion de propos haineux est déjà contenue dans « le respect de la dignité humaine » sur Internet, « le respect de soi et d'autrui », « l'apprentissage de la citoyenneté numérique », ou encore « l'acquisition d'un comportement responsable dans l'utilisation des outils interactifs ».

Cela me conduit à ma deuxième remarque : si le législateur inscrit explicitement dans ce code le rôle de l'école dans la lutte contre les propos haineux sur Internet, c'est pour montrer son volontarisme dans ce domaine. Par conséquent, il faut nécessairement donner à l'école les moyens financiers et humains de remplir ce rôle. Cela passe donc par la formation des enseignants. Nous avons déjà eu l'occasion de l'affirmer dans de précédents débats.

À cet égard, l'enquête Profetic qui, depuis 2011, vise à connaître les pratiques numériques des enseignants, est intéressante. Ainsi, 69 % des enseignants du secondaire ont bénéficié d'une formation ou d'une animation sur l'usage pédagogique du numérique, mais près de 30 % de ceux n'en ayant pas eu n'étaient pas au courant de l'existence de telles formations. Quant aux enseignants de moins de 30 ans, un quart d'entre eux déclarent ne pas avoir bénéficié de formations au numérique au cours de leur formation initiale. Dans la loi pour une école de la confiance, et à l'initiative de notre commission, nous avons voté un amendement, avec l'avis favorable du Gouvernement, visant à introduire une dimension numérique dans la formation délivrée dans les Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé). Il nous faudra être vigilants sur la transcription de cette obligation dans les maquettes pédagogiques.

Enfin - et ce sont des propos que j'avais déjà tenus lors de l'examen de la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information -, les ajouts proposés au code de l'éducation resteront lettre morte s'ils ne font pas l'objet de moyens spécifiques et portés sur le long terme. Or, les moyens en matière de formation continue sont en baisse dans le budget pour 2020 et les équivalents temps plein (ETP) de Canopé, l'opérateur qui édite des contenus pédagogiques liés au numérique, continuent de diminuer. Là encore, notre commission devra suivre attentivement le déploiement du schéma pluriannuel de formation publié en septembre dernier. Selon le ministère, la formation continue est l'une de ses priorités inscrites au dialogue social de 2019, et une mutation profonde de la formation continue est en cours.

Avant de vous céder la parole, je dois vous faire part d'un développement récent. La France a notifié la proposition de loi à la Commission européenne. Cette dernière a rendu un avis plus que critique le 22 novembre dernier. Pour résumer, la Commission estime que les obligations imposées aux plateformes, notamment le retrait en vingt-quatre heures, sont incompatibles avec la directive e-commerce. Cet avis fragilise d'ailleurs aussi la loi allemande, qui n'avait pas été notifiée. Dès lors, la Commission recommande à la France de renoncer à ce texte et d'attendre la révision de la législation communautaire annoncée par la nouvelle présidente de la Commission européenne.

Face à ce rapport sévère, et alors même que le Gouvernement semble tenté de ne pas évoluer, je veux vous faire part de deux interrogations. Premièrement, il est toujours dangereux de s'éloigner du cadre communautaire, peut-être plus encore d'ouvrir les hostilités pour un texte qui n'est pas encore abouti, avec une Commission qui vient tout juste de se constituer - il y a certainement des manières plus adroites de peser au niveau européen. Deuxièmement, je constate, une nouvelle fois, l'absurdité de la position européenne dans le domaine du numérique.

En effet, voilà presque vingt ans qu'a été adoptée une législation destinée à permettre le développement d'entreprises européennes de taille mondiale dans le domaine du numérique. Cette orientation a totalement échoué, comme en témoignent nos travaux dans le cadre de la souveraineté numérique : Internet est aux États-Unis, et peut-être demain en Chine. Elle a, en revanche, remarquablement réussi à protéger les grandes entreprises américaines qui étouffent aujourd'hui notre modèle économique, social et démocratique. Plus que jamais donc, nous devons peser le « pour » et le « contre » de nos législations.

Mon sentiment personnel est que nous ne pouvons mener à bien ce combat qu'avec deux armes. D'une part, une politique de concurrence beaucoup plus ferme, afin de faire cesser les abus de position dominante, abus dont témoignent encore les difficultés scandaleuses à faire simplement respecter sur notre territoire les dispositions adoptées à l'unanimité par le Parlement sur les droits voisins des agences de presse et des éditeurs de presse. D'autre part, et en complément d'une régulation fondée sur le contrôle des pratiques des plateformes, une réflexion sur le modèle économique des opérateurs, fondé sur la collecte de données personnelles assurée par la diffusion des contenus viraux. Une grande partie du problème réside non pas dans le fait de professer des opinions haineuses - un délit déjà sanctionné et qui a toujours existé -, mais dans l'extraordinaire accélération des contenus les plus contestables, non seulement possible, mais, en réalité, encouragée par les plateformes qui commercialisent notre attention.

M. David Assouline . - Encore une fois, il s'agit d'un sujet important que nous allons être contraints de traiter à la va-vite, faute de temps. Cette question est fondamentale et nous sommes pris en otage. Il faut faire quelque chose, car la haine sur Internet mine la démocratie. Derrière ces mots et ces images, il y a des morts dans le monde entier.

L'avis de la Commission européenne est critique à l'égard des Gafa. Ils vont cependant attaquer tous azimuts et tout faire pour que ces jugements ne soient pas appliqués.

Nous allons travailler pour améliorer la situation, mais, comme vous l'avez dit, il n'existe pas de bonnes solutions, car les États ne sont plus en mesure d'imposer un rapport de force à des entreprises qui sont plus puissantes qu'eux. Nous sommes donc en train de déléguer à ces entreprises, qui n'ont jamais démontré qu'elles agissaient de manière vertueuse, le droit de faire la police et de nettoyer le Net. Nous privatisons donc une mission régalienne, celle de réguler la liberté d'expression.

Il faut exclure la presse de ce débat, car elle bénéficie déjà d'une législation avec la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui est le pilier de la liberté d'expression. Tout est également prévu pour la presse en ligne avec des modérateurs. Nous sommes souvent confrontés à ce sujet en ce moment : droit de manifester, casseurs, terrorisme. Nous devons veiller à ne pas reculer d'un pouce sur les droits d'expression acquis.

Je soulève un autre danger. Les plateformes n'hésiteront pas à utiliser des algorithmes plus larges si elles considèrent qu'elles peuvent être condamnées. Elles auront alors accès à d'autres éléments que les seuls contenus haineux. C'est ainsi que Facebook supprime un tableau d'Eugène Delacroix lorsqu'un sein dépasse.

Un des éléments d'alerte est lié à la dénonciation. Le signalement d'un acte de racisme réel ne pose pas de problème. Si les faits étaient erronés ou mensongers, il y aurait alors un réel problème. Pour que les plateformes n'élargissent pas la censure, il faut sanctionner les propos haineux, mais aussi l'abus de dénonciation. Nous ne parviendrons à contrôler les géants du Net que lorsque nous aurons accès, de manière transparente, à leurs algorithmes.

M. Pierre Ouzoulias . - Je partage le point de vue de notre rapporteure. Une nouvelle fois, nous sommes, au mieux devant un bavardage législatif, au pire devant un bricolage qui ne prend pas en compte nos discussions sur le précédent projet de loi ni les observations du Conseil constitutionnel.

Je regrette que le Gouvernement n'ait pas fait un état des lieux de l'application de la loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information. Le recours que j'ai formé illustre la vacuité de cette loi : elle ne peut pas être utilisée.

Sur le fond, Internet a été créé comme un espace de liberté. Depuis, il a été mis à profit par les Gafam pour se créer un monopole absolu. Ils excluent désormais tous leurs concurrents et organisent un droit d'observation totale sur tous les contenus. C'est la raison pour laquelle la régulation devrait relever du ressort des États.

Les Gafam nous l'ont dit, ils auront besoin d'un profilage absolu de leurs utilisateurs pour que leurs algorithmes fonctionnent bien. Nous leur accorderions donc la capacité de renforcer leur pouvoir. Il serait plus sage de proposer l'adoption d'une motion tendant à opposer la question préalable, car nous devons continuer à travailler sur ce sujet important. Nous ne pouvons nous satisfaire d'un pareil bricolage !

M. Bruno Retailleau . - Ici, les menaces et les propos haineux, nous les connaissons bien !

Ce texte appelle trois constats : une jurisprudence constitutionnelle qui lui laisse peu de chance, un avis critique du Conseil d'État et un avis de la Commission européenne extrêmement critique.

La commission des lois, la commission de la culture et la commission des affaires économiques vont converger. Ce texte est limité et dangereux. En France, nous passons notre temps à tenter de réguler. Serait-il donc devenu raisonnable de confier aux Gafa ce que nous avons de plus cher : la liberté d'expression ?...

Je ne pense pas que les trois rapporteurs de ces trois commissions iront dans le sens d'une motion tendant à opposer la question préalable. Il y a des solutions en matière de viralité. Les régies publicitaires pourraient être impliquées dans la lutte contre les abus des plateformes qui portent ces propos haineux.

La question de la régulation doit, quant à elle, être abordée avec le CSA. Nous n'aurons jamais accès aux codes sources car notre droit du commerce et des affaires est très contraignant. Je préfère proposer une instance de régulation d'intelligence artificielle sur la base de la loyauté, de la transparence et de la conformité. Ce serait une sorte de Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Ces discussions fondamentales ne peuvent avoir lieu sous le coup de l'émotion. L'Assemblée nationale a adopté très largement ce texte, mais le Sénat doit prendre le temps d'approfondir sa réflexion.

M. Claude Malhuret . - Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra ? Jusqu'à quand les Gafam piétineront-ils toutes les règles édictées par notre société depuis des siècles ? Jamais dans l'histoire, des discours publics d'une telle violence, d'une telle infamie, d'une telle obscénité, d'une telle pourriture n'ont été livrés à nos concitoyens ! C'est un problème, et il est majeur, car il a pour conséquence des dépressions, des harcèlements, des suicides.

Les moyens actuels ne permettent pas de régler ces problèmes. Le temps de la justice, des autorités administratives n'est pas celui d'Internet. Le CSA et la Hadopi ne peuvent régler le problème. Les moyens nécessaires à cette modération sont en effet énormes et seuls ceux qui ont créé ce problème peuvent le régler. Il faut donc discuter de la pertinence de leur confier ces moyens. Selon un proverbe arabe, celui qui a fait monter un âne en haut du minaret devra le faire descendre. Seuls les Gafam peuvent nous donner les moyens techniques, algorithmiques et financiers de résoudre le problème. Se pose dès lors la question de la censure, de la sur-censure et de la privatisation de la censure. Je suis sensible à ces arguments, mais je ne les comprends pas.

On nous dit qu'il n'est pas pertinent de comparer la presse - des éditeurs - avec les Gafam, des hébergeurs. Or, c'est le rôle du diffuseur qui est déterminant. C'est le résultat qui compte.

La loi précise que la presse n'a pas le droit de livrer de contenus haineux. La presse veille à ne pas diffuser les contenus non conformes et donc s'autocensure. La liberté d'expression, ce n'est pas la liberté de diffuser de la pourriture, de la haine, de l'antisémitisme, du harcèlement sur ces médias. Les éditorialistes sont responsables pénalement des propos diffusés. Pourquoi les plateformes ne le seraient-elles pas ? Il s'agirait donc non pas d'une sur-censure, mais de règles du jeu identiques.

Ce texte est certes imparfait, mais confier la régulation aux plateformes ne représente pas une sur-censure ou une atteinte à la liberté d'expression. Elle ne l'est pas davantage que la loi de 1881.

La Commission européenne, qui ne fait rien au sujet de la directive e-commerce, commence à bouger. Lorsque nous avions voté la directive RGPD, tout le monde nous avait dit que les États-Unis ne l'appliqueraient jamais puisque les Gafam sont américains. Or, aujourd'hui, le RGPD est l'un des points essentiels de la campagne américaine. Il faut donc lancer le mouvement.

En conclusion, je suis opposé au dépôt d'une éventuelle motion tendant à opposer la question préalable. À chaque fois, nous nous tirons une balle dans le pied : l'Assemblée nationale examine le texte, mais pas le Sénat. En revanche, examiner ce texte nous permettrait d'engager une discussion intéressante, de proposer des solutions et de mettre ce problème gravissime sur la table.

M. André Gattolin . - J'entends dire que la loi allemande ne fonctionne pas. J'aimerais en savoir plus et avoir un comparatif avec les Pays-Bas par exemple, car nous ne disposons d'aucune étude d'impact.

Concernant le cadrage européen, la directive e-commerce, qui date des années 2000 et a été transposée dans notre droit interne en 2004, était construite sur un modèle ultralibéral. Il s'agissait de ne pas imposer de règles de régulation coûteuses, car nous pouvions bloquer le développement des nouveaux opérateurs. La transposition que nous, parlementaires, avons faite était encore plus permissive en ce qu'elle était destinée à favoriser l'apparition d'un géant de l'Internet européen. Regardons le résultat !

La loi est inadaptée et nous sommes incapables de la modifier. Pourquoi ? Il y a sur ces questions un lobbying incroyable mené par les grands opérateurs d'Internet auprès de la Commission européenne. Les règles de bonnes pratiques de la Commission sont inopérantes. Seuls quelques opérateurs les ont signées partiellement et refusent de rendre des comptes sur l'application et le contrôle de leurs engagements. Il s'agit d'un simple effet publicitaire. Pendant ce temps, la Commission s'arc-boute sur sa directive e-commerce obsolète qui date d'avant l'arrivée des réseaux sociaux. Pourquoi ? Parce que certains pays de l'Union européenne - l'Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, par exemple - ont choisi d'avoir des politiques fiscales agressives pour attirer ces géants de l'Internet. À Bruxelles, DigitalEurope, qui défend les intérêts de l'Internet européen, explique que l'essentiel, c'est Google, Facebook et les autres. Il existe un vrai problème de division au sein de l'Europe.

La question n'est pas de demander aux opérateurs Internet de créer des algorithmes pour censurer, mais d'accepter de répondre à une requête en cas de propos haineux. Dans la presse, c'est différent : le responsable de la publication y prête attention. Aujourd'hui, on relève un anonymat des personnes et une irresponsabilité des plateformes. L'Union européenne ne souhaite pas voir apparaître des initiatives nationales, car, lors de la construction d'une directive, il faut tenir compte des législations des Etats membres.

On peut améliorer ce texte. La régulation sans cadre fonctionne aux signalements. Or ce n'est pas aux plateformes de définir le cadre de la justice. Elles doivent uniquement l'appliquer. Ce texte n'est pas parfait. Amendons-le, mais ne renonçons pas à notre souveraineté législative.

Mme Sonia de la Provôté . - Nous sommes face à un bout de loi qui détricote le patchwork de la liberté d'expression. Le sujet n'est ni traité dans sa globalité ni traité à la bonne échelle. C'est un enjeu d'ordre européen, voire mondial. Rouvrir la discussion sur la directive e-commerce me paraît le moyen pertinent d'aborder les choses sereinement.

Comme mes collègues, je pense que la privatisation de la censure est l'un des principaux sujets de ce texte. Le regard sur l'information transmise doit rester indépendant et politique. C'est la puissance publique qui doit avoir la main sur cette question.

Le darkweb, source de revenus énorme, ne doit pas être négligé. Ce web parallèle qui monte en puissance va prendre tout l'espace. Nous ne pouvons donc pas nous exonérer d'un contrôle global réalisé par la puissance publique. Le CSA doit monter en puissance sur ces sujets. Je ne suis toutefois pas persuadée que les périodes de protection du CSA aient eu l'impact souhaité sur les jeunes de moins de 12 ans, de 16 ans et 18 ans. Le CSA doit travailler autrement sur les contenus. Nous nous interrogeons en effet régulièrement sur les choix effectués. Il faudrait des référentiels plus transparents notamment parce que la censure est un concept évolutif. Cela implique de renforcer les compétences et les moyens.

M. Stéphane Piednoir . - Je voudrais à mon tour féliciter Mme la rapporteure pour son exposé. Et tout comme un certain nombre de mes collègues, j'exprimerai un certain trouble avant l'examen de ce texte. En outre, je ne partage pas la proposition de Pierre Ouzoulias pour un rejet préalable. Il est important que nous tenions ce débat en séance publique.

J'ai bien noté les avis critiques du Conseil d'État et de la Commission européenne, et je suis conscient de la difficulté que nous aurons à mettre en place un tel dispositif, une difficulté qui tiendra notamment au volume de contenus diffusés sur Internet, en particulier sur les réseaux sociaux, et à la rapidité de leur diffusion.

S'agissant de la formation des enseignants, seuls deux tiers des professeurs sont formés, une partie significative des enseignants non formés ignore même que des formations sont proposées. Les enseignants de moins de 30 ans souhaitent, faute d'avoir bénéficié d'une formation initiale sur cette question, qu'elle soit proposée dans les Inspé. Je voudrais insister sur le fait que, pour un collégien, un professeur de 30 ans est complètement dépassé. Cependant, je ne pense pas que ce soit dans ces instituts que les jeunes professeurs apprendront l'art d'enseigner les bons comportements. Bien au contraire, ce sont les élèves qui leur montrent leurs pratiques sur Internet et les réseaux sociaux. C'est donc en les écoutant que les professeurs pourront les éduquer et leur recommander la prudence.

J'ai connu les débuts de Wikipédia pour lequel nous avions instauré des seuils de vigilance. Aujourd'hui, ce débat est totalement dépassé. Les pratiques des jeunes n'ont plus rien à voir avec nos débuts sur Internet ; nous ne parlons pas du tout de la même chose.

L'objectif de cette proposition de loi est noble, et j'accepte de débattre en séance publique de cette question. Je suis cependant très réservé quant à la finalité et aux objectifs qui ne seront pas atteints, quoi que nous fassions.

M. Michel Laugier . - De nombreux points ont été abordés, je serai donc relativement bref. Bruno Retailleau évoquait tout à l'heure la marque du Sénat. Nous pouvons, en effet, garder 80 % des interventions : elles formeraient le tronc commun de ce texte, qui arrive devant le Sénat alors même qu'il est critiqué par tout le monde, en France comme au niveau européen.

Ce texte nous propulse quelques mois en arrière : à chaque fois que nous cherchons les moyens de toucher les Gafam, nous mesurons tout le travail qu'il nous reste à réaliser. Nous sommes au pied de l'Everest, représenté aujourd'hui par toutes ces grandes plateformes. Et si nous sommes tous d'accord sur les constats, nous sommes très limités dans nos solutions. C'est la raison pour laquelle nous devons faire quelque chose.

Mme la présidente, rapporteure pour avis, nous a aujourd'hui présenté toutes les difficultés, toutes les limites de cette proposition de loi. Mais, je suis entièrement d'accord avec mes collègues, nous devons en débattre, car ce texte concerne tout le monde. Nous devons trouver des solutions.

Je ne crois pas à l'autorégulation. Il convient d'établir un cadre et le CSA pourrait jouer ce rôle, un rôle qui reste à définir, ainsi que les moyens humains et financiers.

Madame la rapporteure, il vous reste beaucoup de travail à effectuer pour améliorer ce texte, que nous devons marquer de notre empreinte.

Concernant les droits voisins et les Gafam, si nous avons voté la loi à l'unanimité, le problème est loin d'être réglé. Nous devons cependant persévérer, faire connaître notre position, même si ce texte a de nombreuses limites. Faisons en sorte qu'il soit à la hauteur de nos attentes à l'issue de son examen dans l'hémicycle.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure pour avis . - Monsieur Piednoir, s'agissant de la formation, je vous renvoie à l'amendement que j'avais proposé et qui avait été voté.

Il est vrai que les élèves sont bien plus aguerris que leurs professeurs, y compris ceux de 30 ans, à la technique et à l'usage du numérique. Mais ces jeunes professeurs font tout de même partie de la génération digitale.

Le contenu de la formation n'est pas tant d'apprendre à manipuler les usages que d'avoir la capacité à prendre de la distance par rapport au milieu et au monde dans lequel les élèves évoluent. Car, même s'ils sont intelligents, ils doivent comprendre l'écosystème dans lequel ils se trouvent piégés par cette économie de l'attention et la structuration de l'écosystème. Ils ne doivent pas s'imaginer qu'Internet, c'est l'hyperchoix ; c'est tout le contraire, c'est l'hyperconditionnement. En allant dans les Inspé, je me suis aperçue que cet aspect était complètement occulté, alors qu'il s'agit du coeur du sujet.

Je vous ai tous entendus, et le débat, très riche, reflète la difficulté dans laquelle nous sommes, ainsi que celle dans laquelle se trouve le Gouvernement. Pour avoir eu des échanges avec certains membres de cabinets de ministres, je sens bien qu'ils s'interrogent sur l'article 1 er , sur son applicabilité, car nous sommes sur la ligne de crête, entre un véritable rôle de régulateur et le risque de basculement dans cette censure que nous confions à ces acteurs déjà surpuissants.

D'ailleurs, je n'entends pas beaucoup le Gouvernement réagir à la critique très forte de la Commission européenne. Peut-être compte-t-il sur le Sénat pour formuler des propositions ; nous allons jouer notre rôle, car le sujet est grave.

L'auteure de la proposition de loi, elle-même victime de propos haineux, est très engagée dans ce combat. Il est d'autant plus nécessaire que le Sénat prenne du recul et de la hauteur.

Nous avons cependant une exigence de réponse par rapport à ce qui se passe, à cette violence inédite, ce déferlement de contenus, tous plus contestables les uns que les autres. Comment redonner à Internet cette capacité à être un véritable espace de liberté et de respect ? C'est tout l'enjeu de cette régulation.

Notre position, aux deux rapporteurs et à moi-même, n'est pas de déposer une motion tendant à opposer la question préalable. Nous l'avons fait lors de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information, nous avons posé un cadre et des limites. Ici, nous devons nous emparer du texte et maintenir les dispositions qui nous conviennent, notamment en ce qui concerne le CSA, qui ont d'ailleurs largement été réécrites par l'Assemblée nationale, suite à l'avis du Conseil d'État. Nous devons définir ce qui nous permet d'avancer sur le sujet et dénoncer, en même temps, ce qui ne va pas.

Quand j'entends Claude Malhuret demander quand nous allons mettre un coup d'arrêt définitif à l'omnipotence des Gafam, j'ai envie de lui répondre que s'il y a une personne dans cette salle qui y travaille depuis des années, c'est bien moi. Dans mon premier rapport, en 2013, intitulé l'Union européenne, colonie du monde numérique , je décris l'écosystème, les menaces, les dangers à venir, et je pose déjà les bases de ce qui devait être le coup d'arrêt aux Gafam. Mais les esprits n'étaient pas du tout mûrs. Les uns et les autres étaient encore dans cette « ébriété technologique ».

Les différents coups de tonnerre successifs - Edward Snowden, l'affaire Cambridge Analytica - ont démontré qu'Internet était un terrain d'affrontement mondial. Or cet écosystème est aux mains de quelques oligopoles, qui font la pluie et le beau temps et ont fiscalement abusé.

Nous l'avons vu encore hier, avec la déclaration de Donald Trump, qui refuse de s'engager dans le cadre qu'est en train de définir l'OCDE, concernant une taxe numérique qui devait s'appliquer au niveau mondial aux géants de l'Internet et aux entreprises qui gagnent beaucoup d'argent dans ce domaine et pratiquent l'évasion fiscale. La réaction de Donald Trump est désastreuse. Ces géants du Net continuent allègrement de piller nos données et de les utiliser comme bon leur semble. Je ne reviendrai pas sur l'affaire Cambridge Analytica et le rapport de mon homologue de la chambre des communes, Damian Collins, paru en février 2019, qui qualifie Facebook de « mafia ».

Aujourd'hui, des puissances étrangères, qui ne nous veulent pas que du bien, influencent, grâce aux failles de l'écosystème dans lequel elles s'engouffrent, nos élections. Tout le monde se souvient des tentatives de fraude lors des dernières élections européennes.

Il est temps, au niveau européen, de monter très fortement au créneau. Je salue l'arrivée de Thierry Breton, que j'avais personnellement auditionné dans le cadre de mon rapport de 2013, à la Commission européenne avec un vaste portefeuille - il comprend notamment le numérique et la défense. Il abordera donc les questions de cybersécurité. Nous devons profiter de cette immense opportunité et du courage de Margrethe Vestager, qui a annoncé qu'elle souhaitait rouvrir la directive e-commerce pour intervenir fermement. Car, si les géants du Net ne sont responsables de rien, les éditeurs de presse française sont sanctionnés quand ils laissent passer un contenu illicite. Il appartient au Sénat d'oeuvrer dans ce sens, d'autant que nous avons élaboré des rapports relatifs au rôle que peut jouer l'Europe dans la gouvernance mondiale de l'Internet.

Il me semble que le rapporteur de la commission des lois souhaite réécrire l'article 1 er . Je vous propose, quant à moi, de voter les dispositions concernant le CSA. Nous devons prendre ce qu'il y a de positif dans la loi. Sachez qu'il appartiendra au CSA de définir le caractère excessif ou insuffisant de la censure.

En ce qui concerne l'éducation à l'information, nous savons bien que nous enfonçons des portes ouvertes, la loi comprenant déjà de nombreuses dispositions. Ce qui importe, ce sont les moyens.

Nous sommes à la croisée des chemins, qui doivent nous mener à une régulation, que même les fondateurs de l'Internet appellent de leurs voeux, depuis les affaires désastreuses qui ont révélé que nous vivions, aujourd'hui, dans un monde bien compliqué.

Enfin, si nous appliquions la loi contre la diffamation et les contenus haineux, et si la justice faisait son travail, nous aurions, me semble-t-il, moins de problèmes, car des précédents seraient créés.

J'ai été moi-même victime d'insultes sur les réseaux sociaux. Nous devons absolument former les acteurs de la justice. Certains, qui ont été auditionnés, ont d'ailleurs volontiers admis qu'ils n'étaient pas très organisés, ni au rendez-vous de cette nouvelle problématique, des dépôts de plainte et de la façon de les traiter rapidement. Il en est de même pour la police. Nous devons former les agents qui ne savent pas comment enregistrer les plaintes des victimes de harcèlement ou de propos haineux sur Internet.

La montée en compétence, en France, de tous les acteurs, doit être une grande cause nationale. Mais rappelons que la loi permet déjà de condamner ou de faire retirer des propos haineux de la Toile.

Je sais que la constitution d'un Parquet « numérique » est prévue, ce qui montre que la justice commence à prendre sérieusement en compte ces évolutions pour être à la hauteur des questions qui se posent.

Mes chers collègues, je sais que nous sommes tous d'accord sur les objectifs à atteindre, et c'est l'une des raisons pour lesquelles nous ne devons pas rejeter cette proposition de loi. Nous aurions l'air de ne pas prendre en compte, politiquement, ce sujet qui est important et mis en exergue par notre collègue. Mais réaffirmer un certain nombre de principes et trouver une ligne directrice est aussi notre rôle.

Examen des articles

Article 4

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure pour avis. - Une série de quatre amendements à l'article 4 fixe la compétence du CSA en matière de régulation. Ces amendements seront soumis à la commission des lois, qui donnera son avis.

Je précise que j'ai travaillé en bonne intelligence avec nos collègues et que nous avons une convergence de vue. Ces amendements seront certainement amenés à être sous-amendés pour tenir compte de leurs propres votes sur les premiers articles du texte.

L'amendement COM-16 a pour objet de bien préciser le champ du contrôle du CSA. Il existe, en effet, une ambiguïté sur sa compétence, la rédaction actuelle laissant entendre qu'il pourrait avoir à se prononcer sur la licéité des contenus. Or seul le juge judiciaire est le gardien des libertés publiques. Le CSA aura pour rôle de s'assurer du respect, par les plateformes en ligne, de l'ensemble des obligations définies par le texte, sans entrer dans les contenus.

L'amendement COM-16 est adopté.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure pour avis. - L'amendement COM-17 a pour objet d'aligner la procédure prévue par la présente proposition de loi sur les pratiques du CSA. En application de la loi du 30 septembre 1986, le conseil émet des recommandations à caractère général, comme, par exemple, celle du 15 mai 2019 relative au devoir de coopération des plateformes en matière de lutte contre la diffusion de fausses informations. Il parait superfétatoire de créer de nouvelles catégories aux contours peu précis, comme les « bonnes pratiques et les lignes directrices ».

L'amendement prévoit donc de conserver les seules recommandations qui concerneront précisément le champ d'action défini pour le Conseil par le premier alinéa, soit les obligations de moyens et de diligence des opérateurs en ligne.

Mme Sylvie Robert . - Nous n'avons pas eu le temps d'étudier les amendements, nous ne prendrons donc pas part au vote. Nous nous prononcerons en séance publique.

L'amendement COM-17 est adopté.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure pour avis . - L'amendement COM-18 vise à clarifier et à simplifier l'application de la régulation. Cette procédure de sanction applicable aux opérateurs qui ne se conformeraient pas aux obligations de coopération et de moyens définies par la présente proposition de loi, fait dans le texte que nous examinons, l'objet d'une procédure distincte. Il paraît plus simple de la rattacher à celle de l'article 42-7 de la loi du 30 septembre 1986, qui présente toutes les garanties de respect des droits de la défense et de contradictoire. Le montant maximal de l'amende demeurerait inchangé, à 4 % du chiffre d'affaires mondial de l'opérateur, de même que l'appréciation du caractère insuffisant ou excessif du retrait.

L'amendement COM-18 est adopté.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure pour avis . - L'amendement COM-19 est de nature essentiellement technique. La décision de publication de la sanction imposée aux opérateurs constitue une sanction complémentaire. À ce titre, elle ne peut pas avoir un caractère automatique, mais doit faire l'objet d'une décision explicite du Conseil, proportionnée au manquement constaté.

L'amendement COM-19 est adopté.

M. Jean-Pierre Leleux , président . - Comme c'est l'usage, je vous propose d'autoriser notre rapporteure à procéder aux éventuels ajustements nécessaires lors de la réunion de la commission des lois, saisie au fond du projet de loi, et à redéposer, en vue de la séance publique, les amendements qu'elle ne retiendrait pas.

AMENDEMENTS ADOPTÉS PAR LA COMMISSION

sur proposition de Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure pour avis

Amendement COM-16
Article 4

Alinéa 2

Après le mot :

dispositions

Insérer les mots :

de l'article 6-2, à l'exception du premier alinéa du I et

Objet

Cet amendement a pour objet de bien préciser le champ du contrôle du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), en écartant toute ambiguïté sur son rôle en matière d'identification des contenus litigieux.

Le CSA aura pour mission de s'assurer du respect par les plateformes en ligne de l'ensemble des obligations définies aux articles 6-2 et 6-3 de la loi du 21 juin 2004, tels que proposés par la présente proposition de loi. Il ne se substitue pas, en revanche, au juge judiciaire dans l'appréciation de la limitation à la liberté d'expression que constitue le retrait d'un contenu.

Amendement COM-17
Article 4

Alinéa 3

I. Remplacer les mots :

En cas de nécessité

Par les mots :

A ce titre

II. Supprimer les mots

, à ce titre,

III. Après le mot :

recommandations

Rédiger ainsi la fin de cette phrase :

visant à assurer le respect des dispositions mentionnées au premier alinéa du I du présent article.

Objet

Cet amendement a pour objet d'aligner la procédure prévue par la présente proposition de loi sur les pratiques du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel. En application de la loi du 30 septembre 1986, le Conseil émet en effet des recommandations à caractère général, comme par exemple celle du 15 mai 2019 relative au devoir de coopération des plateformes en matière de lutte contre la diffusion de fausses informations . Il parait superfétatoire de créer de nouvelles catégories aux contours peu précis comme les « bonnes pratiques et les lignes directrices ».

L'amendement propose donc de conserver les seules recommandations, qui concerneront précisément le champ d'action défini pour le Conseil par le premier alinéa, soit les obligations de moyens et de diligence des opérateurs en ligne.

Amendement COM-18
Article 4

Alinéa 7

Remplacer les alinéas 7 à 12 par trois alinéas ainsi rédigés :

« Le Conseil supérieur de l'audiovisuel peut mettre en demeure un opérateur de se conformer, dans le délai qu'il fixe, aux dispositions mentionnées au premier alinéa du I du présent article.

« Dans l'appréciation du manquement de l'opérateur, le Conseil supérieur de l'audiovisuel prend en compte le caractère insuffisant ou excessif du comportement de l'opérateur en matière de retrait des contenus portés à sa connaissance ou qu'il constate de sa propre initiative.

« Lorsque l'opérateur faisant l'objet de la mise en demeure ne se conforme pas à celle-ci, le Conseil supérieur de l'audiovisuel peut, dans les conditions prévues à l'article 42-7 de la présente loi, prononcer une sanction pécuniaire dont le montant doit prendre en considération la gravité des manquements ainsi que, le cas échéant, leur caractère réitéré, sans pouvoir excéder 4 % du chiffre d'affaires mondial total de l'exercice précédent. »

Objet

Le présent amendement vise à clarifier et simplifier la procédure de sanction applicable aux opérateurs qui ne se conformeraient pas aux obligations de coopération et de moyens définies par la présente proposition de loi. La procédure serait rattachée à celle de l'article 42-7 de la loi du 30 septembre 1986, qui présente toutes les garanties de respect des droits de la défense et du contradictoire. Le montant maximal de l'amende demeurerait inchangé, à 4 % du chiffre d'affaires mondial de l'opérateur.

Amendement COM-19
Article 4

Alinéa 13

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Le Conseil supérieur de l'audiovisuel détermine dans sa décision les modalités de cette publication, qui sont proportionnées à la gravité du manquement. »

Objet

La décision de publication de la sanction imposée aux opérateurs constitue une sanction complémentaire. A ce titre, elle ne peut pas avoir un caractère automatique, mais doit faire l'objet d'une décision explicite du CSA proportionnée au manquement constaté.


* 1 De fait, les réseaux sociaux ont pu jouer un rôle dans la « révolution des couleurs » en permettant d'échapper à la censure de régimes autoritaires.

* 2 https://www.senat.fr/notice-rapport/2012/r12-443-notice.html

* 3 https://www.senat.fr/notice-rapport/2013/r13-696-1-notice.html

* 4 https://www.senat.fr/rap/l17-677/l17-677.html

* 5 http://www.senat.fr/commission/enquete/souverainete_numerique.html

* 6 Résolution européenne sur la responsabilisation partielle des hébergeurs.

https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppr17-739.html

* 7 Réseaux sociaux : la lutte contre les contenus haineux en Allemagne, Notes de L'IFRI et du CERFA, n° 149, Frank Meixner et Pia Figge, octobre 2019.

* 8 « Tous les élèves et les étudiants sont initiés à la technologie et à l'usage de l'informatique. »

* 9 Article L. 312-15 du code de l'éducation.

* 10 Loi n° 2018-698 du 3 août 2018 relative à l'interdiction du téléphone portable dans les établissements d'enseignement scolaire.

* 11 Loi n° 2018-703 publiée le même jour renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.

* 12 Rapport d'information n° 607 (2017-2018) de Mme Catherine Morin-Desailly, « Prendre en main notre destin numérique : l'urgence de la formation ».

* 13 Rapport n° 677 (2018-2019) de Mme Catherine Morin-Desailly, sur la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information, Sénat, 2018.

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