B. UN SECTEUR ÉCONOMIQUE MARQUÉ PAR UNE DOUBLE FRACTURE

1. Entre économie physique et économie dématérialisée

Abondamment décrite par l'essayiste américain Jeremy Rifkin, la nouvelle économie, entièrement globalisée, dématérialisée et interconnectée, évolue dans un monde virtuel dont les contraintes sont souvent bien moindres que celles de l'économie traditionnelle , ou physique, dite aussi « bricks and mortar ».

Un commerçant dont l'intégralité de l'activité est réalisée en ligne n'a nul besoin, par exemple, de posséder un pas-de-porte où recevoir sa clientèle. Il peut gérer ses flux de marchandises au plus près de la demande et minimiser ses stocks. Il réalise ainsi des économies importantes en termes d'investissements et de main d'oeuvre, et ce d'autant plus que les prestations qu'il propose sont elles-mêmes dématérialisées.

Ces avantages, qui découlent de la nature même de l' e-economie , se trouvent renforcés par un environnement règlementaire, et notamment fiscal, contraignant plus fortement l'économie traditionnelle. Ainsi en est-il, par exemple, de la distorsion de charges pesant sur le commerce physique et électronique .

Le premier est en effet soumis à une taxe sur les surfaces commerciales (Tascom), soit les espaces physiques de vente au détail supérieurs à 400 m² dont le chiffre d'affaires hors taxes est d'au moins 460 000 euros. 600 millions d'euros sont ainsi prélevés chaque année sur le chiffre d'affaires des commerçants traditionnels.

Au contraire, les commerçants électroniques « purs », dont l'activité en ligne n'est pas que le prolongement d'un commerce traditionnel, mais bien l'unique mode de relation à la clientèle, ne sont pas soumis à une telle taxe. Leurs seules implantations physiques sont constituées de serveurs et d'entrepôts ; ceux-ci n'étant pas fiscalement assimilés à des surfaces commerciales, ils ne sont donc pas soumis à la Tascom.

D'autres exemples de traitement fiscal différencié selon le support auquel il est recouru peuvent être trouvés. Ainsi en est-il du régime de taxation de la publicité . Les recettes de publicité audiovisuelle sont taxées depuis une trentaine d'années, de la même façon que la publicité insérée dans des prospectus ou des journaux gratuits. Les enseignes publicitaires sont quant à elles assujetties à la taxe locale sur la publicité extérieure (TLPE).

Au contraire, la publicité réalisée en ligne n'est soumise à l'heure actuelle à aucune imposition. Il y a donc bien une différence de régime fiscal avec les médias traditionnels, dont la justification n'a rien d'évident.

2. Entre acteurs nationaux et acteurs mondiaux

Si notre pays comporte des « champions hexagonaux » de l'internet, qui se sont révélés être de véritables success story de l'économie dématérialisée (Priceminister, Rueducommerce, Pixmania ...), leur envergure n'en reste pas moins limitée au regard d'acteurs d'ampleur mondial (Amazon, iTunes...).

Ces derniers ont les moyens de suivre une stratégie d'implantation leur permettant de tirer profit de marchés régionaux, tout en minimisant les contraintes règlementaires et fiscales auxquelles ils sont exposés. Il en résulte une inégalité dans les conditions concurrentielles au détriment de nos acteurs économiques, qui n'ont pas les moyens de se soustraire aux dites contraintes.

Ainsi en va-t-il, par exemple, pour ce qui est du prix du livre numérique , et plus spécifiquement du niveau de TVA sur ce type de biens. En la matière, notre pays applique un taux « super réduit » fixé, depuis le 1 er janvier de cette année, à 5,5 % 6 ( * ) . Dans le même temps, le Luxembourg a décidé d'abaisser, depuis le mois de décembre 2011, son taux de TVA sur le livre numérique à 3 % 7 ( * ) .

Si le différentiel de taux avec la France est de 2,5 points, il est bien plus conséquent encore avec les autres pays de l'Union. Ceux-ci respectent en effet à la lettre la réglementation communautaire, qui n'autorise pas expressément à donner le bénéfice d'un taux réduit au livre électronique. Il y est donc de 19,6 % . Or, le taux appliqué étant celui du pays prestataire, l'entreprise américaine, disposant d'un avantage comparatif important, est en mesure de baisser son prix de vente et donc d'attirer davantage les consommateurs.

Le site de vente en ligne américain Amazon, leader mondial du marché, a su tirer profit de ce taux de fiscalité concurrentiel en installant son siège pour l'Europe au Luxembourg. Selon la Commission européenne, le bénéfice d'un tel taux hyper réduit aurait transféré plus de 90 % du marché européen du livre numérique au Luxembourg et provoqué des pertes d'emplois dans les autres pays.

De telles distorsions de concurrence, rendues possibles par la dématérialisation intégrale du support de la prestation, se retrouvent également dans le domaine de la vidéo à la demande (VOD). Les achats de tels produits, entièrement numérisés, peuvent en effet se faire - de même que pour le livre numérique - dans tout autre pays que celui de résidence du consommateur.

Selon une étude du cabinet Enders Analysis de mai 2012, citée dans le rapport de notre collègue Philippe Marini sur une fiscalité numérique neutre et équitable 8 ( * ) , le Luxembourg est le premier pays d'établissement des sites fournisseurs de VOD, à destination quasi exclusivement des pays tiers. Pour les mêmes raisons de différentiel d'imposition que pour le livre numérique, les grands acteurs de l'internet s'y étant implantés peuvent pratiquer des prix prédateurs et « ratisser » la plus grande partie du marché.


* 6 Soit un taux identique à celui du livre papier.

* 7 Soit là encore un taux identique à celui du livre papier.

* 8 Une feuille de route pour une fiscalité numérique neutre et équitable, rapport d'information n° 614 (2011-2011) fait par M. Philippe Marini au nom de la commission des finances.

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