N° 298

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2012-2013

Enregistré à la Présidence du Sénat le 29 janvier 2013

AVIS

PRÉSENTÉ

au nom de la commission des affaires économiques (1) sur la proposition de loi pour une fiscalité numérique neutre et équitable ,

Par M. Bruno RETAILLEAU,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Daniel Raoul , président ; MM. Martial Bourquin, Claude Bérit-Débat, Gérard César, Alain Chatillon, Daniel Dubois, Pierre Hérisson, Joël Labbé, Mme Élisabeth Lamure, M. Gérard Le Cam, Mme Renée Nicoux, M. Robert Tropeano , vice-présidents ; MM. Jean-Jacques Mirassou, Bruno Retailleau, Bruno Sido , secrétaires ; M. Gérard Bailly, Mme Delphine Bataille, MM. Michel Bécot, Alain Bertrand, Mme Bernadette Bourzai, MM. François Calvet, Roland Courteau, Marc Daunis, Claude Dilain, Alain Fauconnier, Didier Guillaume, Michel Houel, Serge Larcher, Jean-Jacques Lasserre, Jean-Claude Lenoir, Philippe Leroy, Mmes Valérie Létard, Marie-Noëlle Lienemann, MM. Michel Magras, Jean-Claude Merceron, Jackie Pierre, Ladislas Poniatowski, Mme Mireille Schurch, M. Yannick Vaugrenard .

Voir le(s) numéro(s) :

Sénat :

682 rect. (2011-2012), 287 , 291 et 299 (2012-2013)

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

La révolution numérique a bouleversé, en quelques années, jusqu'aux fondements traditionnels de notre économie, en remettant en cause les sources de la création de richesse et le partage de la valeur ajoutée entre les différents acteurs.

À un modèle linéaire, faisant se succéder plusieurs phases bien distinctes - conception, production, promotion, commercialisation, consommation... - s'est substituée une approche plus complexe, dont les temps successifs et les acteurs s'interpénètrent.

La dématérisalisation des contenus est à l'origine de ce phénomène qui vient « rebattre les cartes » de l'économie traditionnelle. Elle permet en effet d'abolir les notions de temps et d'espace, en rendant possible le transfert instantané des biens et services immatériels, et en facilitant la recherche et l'appropriation de ceux conservant un support physique.

Dans cette économie globalisée « nouvelle formule », où les atouts d'hier - capitalisation industrielle, ancrage territorial, organisation hiérarchisée... - peuvent devenir des contraintes, certains acteurs sont parvenus à capter l'essence même de ce nouveau modèle d'échange, et à s'y insérer de façon optimale.

Qu'elles se nomment Google, Amazon, Facebook ou Apple (les fameux « GAFA ») pour les plus connues, les entreprises leader de la nouvelle économie, la plupart américaines, ont été capables d'innover sans cesse, de personnaliser à l'extrême leurs services, de fluidifier au maximum leurs relations au consommateur et de susciter en lui le « désir de cliquer ».

Comptant aujourd'hui parmi les plus importantes capitalisations boursières et présentes aux quatre coins du globe, elles échappent pourtant à l'appréhension des entités étatiques, et notamment de leurs administrations fiscales, qui peinent à les imposer pour les revenus immenses qu'elles retirent de leurs différentes activités.

Plusieurs éléments expliquent la quasi transparence de ces sociétés au regard des droits fiscaux nationaux et leur capacité, en quelques années à peine, à se hisser aux premières places du classement mondial des entreprises en termes de capitalisation et de rentabilité.

Tout d'abord, la dématérialisation de leurs moyens d'action rend difficile leur appréhension matérielle : dépourvues d'établissement physiquement implanté dans un pays, elles peuvent tout de même y réaliser de fructueuses affaires en ayant une relation directe avec leur client au moyen d'internet, tout en échappant à toute forme d'imposition de la part des autorités nationales.

L'extra-territorialisation de leurs centres d'intérêt économique y concourt également. En localisant leurs établissements principaux dans les États leur procurant des avantages fiscaux substantiels, et en mettant au point une savante stratégie d'optimisation, elles échappent quasiment à toute imposition, directe comme indirecte.

Contrairement aux grandes entreprises de l'économie traditionnelle, pour certaines anciennes et devant réadapter leur organisation aux contraintes fiscales de leur état de résidence, elles ont, du fait de leur jeunesse, procédé dès leur création à des arbitrages fiscaux leur permettant de minimiser leur taux d'imposition.

Versant peu de dividendes à leurs actionnaires, et préférant réinvestir leurs revenus dans de l'investissement, elles se trouvent donc dispensées de s'acquitter d'impôts sur les bénéfices. Cette caractéristique centrale du modèle d'affaires des entreprises de l'économie numérique en fait de redoutables concurrentes occupant des positions de marché avantageuses et aptes à les conserver, voire à les accroître.

En outre, leur organisation selon un modèle d'affaires « à plusieurs faces » - l'une tournée vers les clients, l'autre vers les utilisateurs - renforce cette tendance, en leur permettant d'actionner l'un ou l'autre de ces leviers pour maximiser leurs marges. Constituées comme des plateformes faisant l'interface entre d'un côté des fournisseurs ou des annonceurs, et de l'autre le grand public, elles peuvent, par des effets de réseau entre les deux faces, mutualiser leur activité respective, réduire leurs coûts et augmenter leurs profits.

Enfin, on soulignera l'importance de la gratuité dans le modèle économique des sociétés de l'ère numérique - absence de monétarisation de services conçus par les utilisateurs eux-mêmes, développement de monnaies virtuelles propres à des écosystèmes fermés -, qui rend délicate toute appréhension par des services fiscaux habitués à taxer le « surplus de valeur » crée et facturée.

Insaisissables selon les instruments d'action régalienne classiques, les nouveaux « géants de l'internet » passent entre les mailles tendues par les administrations nationales. Ils ne rétribuent pas la communauté à la hauteur de la richesse qu'elle leur a permis de créer, soit directement (en y puisant des données et innovations), soit indirectement (en profitant de ses infrastructures et du pouvoir d'achat des consommateurs).

Dans un contexte de crise généralisée et d'endettement massif de l'État, le manque-à-gagner que cette stratégie occasionne pour les finances publiques est significatif. Rien que pour la France, il s'agirait d'environ un milliard d'euros qui échapperaient chaque année au budget de l'État.

D'autre part, l'impact d'une telle stratégie sur la structuration de l'économie nationale et de ses acteurs est délétère. Les conditions de la concurrence entre les entreprises nationales, étroitement attachées à leur territoire, et ces sociétés transnationales, dépourvues de toute implantation véritable, se trouvent totalement faussées à l'avantage des secondes, et leur permet d'adopter des stratégies commerciales prédatrices.

L'intensification de ces tendances, qui va de pair avec l'extension toujours plus large et plus rapide des réseaux numériques, a fini par alarmer les États et les acteurs économiques qui en sont les victimes. À l'échelle internationale, comme en Europe et dans notre propre pays, l'idée qu'il serait légitime de rééquilibrer le rapport de forces avec ces entités et d'adapter notre fiscalité à cette « nouvelle donne » s'est fait jour progressivement.

Notre assemblée a été au coeur de cette prise de conscience, et singulièrement sa commission des finances, et plus particulièrement son président, notre collègue Philippe Marini. De par ses prises de position répétées, ses rapports, ses communications et ses propositions d'amendements, il a contribué à installer cette problématique au coeur des débats et de l'actualité politique et législative.

La présente proposition de loi dont il est l'auteur s'inscrit dans la continuité de cette démarche. Elle recommande l'adoption de divers mécanismes destinés à appréhender les grands acteurs de l'internet à travers une fiscalité neutre et équitable. La tâche est aussi ambitieuse qu'ardue, tant il est délicat de s'imposer par le droit à de telles entités dépourvues d'attaches sur notre territoire.

Si les remèdes proposés par ce texte gagneraient à faire l'objet de plus amples approfondissements, au regard notamment des évolutions règlementaires attendues à l'échelle nationale, européenne et internationale, son objectif d'un rééquilibrage des conditions concurrentielles entre les différentes catégories d'acteurs de la nouvelle économie ne peut être que souscrit et poursuivi à plus long terme.

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