M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard.

M. Guillaume Gontard. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je veux d’abord rendre hommage à l’engagement des femmes et des hommes au sein de notre armée, souvent au péril de leur vie.

Nous examinons ce projet de loi de programmation militaire dans le contexte que chacun connaît. Après le dernier rebondissement de ce week-end, permettez-moi de rappeler notre plein et entier soutien au peuple ukrainien et à ses dirigeants dans la reconquête de leur souveraineté.

L’invasion russe en Ukraine a justifié, aux yeux du Gouvernement, la nécessité d’accélérer le processus d’élaboration et d’adoption du présent texte. L’expression « économie de guerre » s’est même invitée – hâtivement – dans les propos présidentiels. Monsieur le ministre, malgré vos explications répétées, nous ne comprenons pas l’urgence qui guide le Gouvernement.

Nous ne voyons pas non plus cette rupture avec les deux dernières LPM que justifierait pourtant la nouvelle donne géostratégique européenne et mondiale. Nous voyons un texte dans la continuité des deux précédents, mais élaboré avec un déficit de concertation parlementaire et démocratique.

C’est dommageable, car vous demandez un effort important à la nation, avec une augmentation du budget des armées de près de 50 % d’ici à 2030 et un effort global de plus de 118 milliards d’euros sur le reste de la décennie. Cela représente 17 milliards d’euros par an en moyenne, sans financement spécifique. Vous étiez plus regardants quand il s’agissait de trouver 13 milliards d’euros pour nos caisses de retraite, quitte à mettre le pays dans un état d’extrême tension et à piétiner la démocratie parlementaire.

Votre gouvernement, enfermé dans son dogmatisme, refuse de faire contribuer les plus aisés à l’effort national et promet un retour du déficit public sous les 3 % d’ici à la fin du quinquennat.

Comment, dans ces conditions, allez-vous financer cette LPM ? Vos prévisions de croissance sont un leurre. Ce débat nécessite que nous connaissions les perdants, qui ne seront ni le ministère de l’intérieur ni le ministère de la justice, désormais dotés de leur propre programmation budgétaire. Alors, qui ? La transition écologique ? L’éducation nationale ? La culture ? Aucune de ces solutions n’est acceptable. C’est pour nous une ligne rouge !

Si nous comprenons l’effort de rattrapage budgétaire du ministère, si nous avons bien en tête que ces crédits correspondent souvent au paiement de programmes déjà engagés, si nous n’ignorons pas l’explosion du coût des matériels qu’induisent le saut technologique et les nouveaux espaces de conflictualité, il n’en reste pas moins que vous demandez beaucoup d’argent et que vous n’avez pas défini l’urgence de la menace et le besoin pour la France d’y faire face seule ou presque.

À vous entendre, et c’est aussi une faiblesse de ce projet de loi de programmation, on a parfois le sentiment que la France est seule au monde et qu’elle doit être en mesure de faire face à une guerre de haute intensité sur son sol sans aide de ses voisins.

Or ce que ce nouveau contexte géostratégique nous rappelle, c’est l’immense dépendance des Européens à l’égard des États-Unis pour assurer la sécurité de leur continent. Malgré cette froide réalité, la France – ce projet en est l’illustration – cultive son rêve d’autonomie et de puissance d’équilibre.

Nous ne partageons pas ce récit. La France est une puissance bien plus moyenne qu’elle ne veut le croire. Continuer à promouvoir un modèle d’armée complet, c’est prendre le risque du saupoudrage, de l’échantillonnage ; cette programmation n’échappe pas à ce constat – chacun en conviendra.

Résultat des courses : pour renouveler la dissuasion nucléaire au coût exorbitant, pour dégager des marges, pour investir de nouveaux espaces de conflictualité, nous n’investissons pas, comme nous le devrions, pour notre armée de terre, pour son équipement et pour le confort de vie des soldats et de leurs familles, cette fameuse « armée à hauteur d’homme » chère à votre prédécesseure, monsieur le ministre.

Les écologistes, pour leur part, considèrent que notre effort ne peut être qu’européen. Nos besoins en hommes, en équipements, en stocks stratégiques, en munitions, ne peuvent se mesurer que dans le cadre d’une coalition européenne. La revue nationale stratégique était d’une grande faiblesse en la matière et le rapport annexé au présent projet de LPM, certes amélioré par l’Assemblée nationale et le Sénat, demeure insuffisant.

Comment coordonner notre effort avec celui de nos voisins, notamment avec celui, sans précédent, décidé outre-Rhin ? Quelles impulsions pouvons-nous donner pour une base industrielle et technologique de défense résolument européenne, une nécessité tant pour harmoniser nos équipements que pour diminuer nos coûts de production ? Quel nouvel effort devons-nous faire pour construire politiquement la réponse européenne aux défis stratégiques du XXIe siècle, dont la guerre en Ukraine vient de nouveau rappeler l’absolue nécessité ? Cet effort peut-il, à court et moyen termes, s’inscrire raisonnablement en dehors du cadre otanien ? Sur toutes ces questions, votre texte est soit muet, soit vague, soit ambigu.

Il est certain que, pour renforcer la dimension européenne de notre effort militaire, il faudrait commencer par respecter les règles communes de l’Union européenne ; je pense au premier chef au code de conduite sur les exportations d’armes de 1998, qui, sans l’opposition de la France en particulier, pourrait devenir juridiquement contraignant.

Monsieur le ministre, la création d’une délégation parlementaire au contrôle des exportations d’armes ou l’extension en ce sens des prérogatives de la délégation parlementaire au renseignement, adoptée en commission, est un impératif. J’en profite pour saluer les efforts de notre commission pour renforcer le contrôle parlementaire sur tous les volets de l’action de l’exécutif en matière de défense. Il faut mettre un terme à ce domaine réservé indigne d’une République démocratique.

J’insiste, pour conclure, sur le renforcement des efforts de transition écologique et énergétique de l’armée, qui reste à ce stade largement incantatoire. Je pense en premier lieu à la rénovation du bâti. Bien sûr, la situation de nos armées est à part, mais, s’agissant du premier poste ministériel en matière de consommation d’énergies fossiles, un effort tant écologique que financier doit être produit.

Avec les six petites minutes qui m’étaient imparties, ce propos est davantage un préambule qu’un tableau général. Je profiterai des jours de débats qui s’ouvrent pour être plus complet. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. le président. La parole est à Mme Nicole Duranton. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

Mme Nicole Duranton. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, avant d’entrer dans le vif du sujet, avec ce texte fondateur qui marquera notre politique de défense pour les prochaines années, j’aimerais m’adresser directement à nos soldats : « Vous êtes des femmes et des hommes d’exception, engagés en France et aux quatre coins du monde. Votre combativité est inégalable. Votre abnégation est un modèle pour tous. » Je veux leur dire, au nom du groupe RDPI, combien nous sommes fiers d’eux. Nous leur témoignons toute notre reconnaissance.

Je crois qu’au fond, dans cet hémicycle, nous défendons tous un objectif commun : protéger notre population et notre souveraineté. Pour ce faire, il importe d’accorder à nos armées les moyens adéquats. Nos visions des choses et les manières d’atteindre cet objectif sont multiples, mais, jusqu’à présent, nous avons toujours su avancer ensemble. Je forme le vœu que les débats de ces prochains jours se déroulent sereinement et qu’ils soient constructifs. J’espère que nos discussions nous permettront d’y voir plus clair, en particulier quant aux moyens budgétaires de cette programmation militaire.

Si, finalement, il y a lieu d’augmenter l’enveloppe budgétaire, nous en débattrons. Ce texte prévoit l’attribution progressive au budget des armées de moyens financiers considérables pour leur permettre de rattraper le retard d’investissement pris depuis trente ans, sans pour autant déséquilibrer le budget de la Nation ou réduire d’autres postes de dépenses nécessaires aux Français.

Si, en revanche, il y a lieu de maintenir la même enveloppe globale, ce débat sera l’occasion de comprendre où les coupes budgétaires doivent se faire pour compenser les nouvelles dépenses à intégrer.

En ce qui concerne le groupe RDPI, nous faisons le choix de la confiance en notre état-major, avec lequel ce projet de loi de programmation militaire a été minutieusement pensé et élaboré, et en notre ministre des armées.

Nous ne souhaitons pas rigidifier le travail de l’état-major. Il faut lui laisser la latitude nécessaire pour s’adapter à tous les défis.

Au cours de ces prochains jours, notre groupe vous proposera plusieurs amendements sur des sujets qui nous tiennent à cœur, par exemple pour compléter les missions de l’Office national des combattants et victimes de guerre, afin de le conforter dans son rôle de relais territorial de l’action mémorielle du ministère.

J’en profite pour saluer le travail de Mme la secrétaire d’État en charge des anciens combattants et de la mémoire, pleinement engagée aux côtés des anciens combattants et des blessés de guerre, notamment grâce au remarquable plan d’accompagnement des blessés 2023-2027, présenté le 10 mai dernier, ou encore à la disposition visant à exonérer certains étudiants, sur critères sociaux, du paiement des droits d’inscription dans les lycées de défense.

Dès 2017, le Président de la République a engagé une politique de rupture avec ses prédécesseurs afin de mettre un terme à plusieurs décennies de diminution de nos capacités militaires.

Dans le cadre de ce projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030, il est essentiel que la France continue de renforcer ses moyens à la fois pour garantir son autonomie stratégique et assurer ses engagements en tant qu’alliée de l’Otan et membre de l’Union européenne. En somme, il s’agit d’être une puissance d’équilibre.

Avec cette nouvelle LPM, nous passons d’une première loi de réparation, sur la période 2019-2025, à une loi de transformation de nos capacités de défense, pour être plus efficaces et performants.

Outre le renouvellement des capacités opérationnelles, le ministère des armées a entrepris un effort de modernisation. Cette modernisation s’inscrit dans le cadre de la réforme de l’État et vise notamment à dégager des marges de manœuvre budgétaires pour adapter les capacités militaires, notamment en matière d’équipements, garantir les normes d’activité et d’entraînement et poursuivre l’amélioration des conditions de travail et de vie des personnels civils et militaires.

Le ministère des armées travaille avec dix grands groupes, 4 000 PME et ETI et 200 000 personnes. Près de 27 000 entreprises sont partenaires du ministère des armées.

Mes chers collègues, sur ces 413 milliards d’euros qui sont nécessaires pour garantir notre sécurité, 268 milliards vont principalement profiter à nos industries, soutenir l’emploi dans les territoires, préserver et développer les compétences. On sait que, pour un million d’euros d’investissement, on crée sept emplois directs et indirects.

Au cours des décennies écoulées, la France a principalement fondé sa politique de défense et de sécurité sur la dissuasion nucléaire et la notion d’autonomie stratégique à l’égard de l’Otan. Les menaces identifiées dans le Livre blanc de 2008 se sont amplifiées : terrorisme, cybermenace, prolifération nucléaire, pandémies. Dans un tel contexte, l’objectif d’une souveraineté maîtrisée concerne les domaines critiques de la dissuasion, l’accès à l’espace, la capacité d’entrer en premier, mais aussi le renseignement.

La dégradation du contexte géostratégique a entraîné l’émergence d’une idée d’autonomie stratégique européenne et doit conduire à prendre en compte le retour de la notion de guerre à haute intensité, comme on le voit en Ukraine. Ce conflit a rappelé la nécessité de disposer de solides systèmes de défense antimissiles et antiaériens en cas de conflit avec une puissance étrangère.

C’est pourquoi le Gouvernement a programmé pour la période 2023-2027 5 milliards d’euros pour la défense surface-air ; 4 milliards d’euros pour le cyber ; 5 milliards d’euros pour les drones et robots ; 16 milliards d’euros pour les stocks de munitions ; 10 milliards d’euros pour la fabrication d’un porte-avions de nouvelle génération. Ces éléments figurent parmi les priorités stratégiques de développement pour les armées françaises.

Néanmoins, cette programmation militaire ne se résume pas aux seuls investissements matériels. Elle comprend aussi un volet humain très important, avec un doublement de la réserve opérationnelle et plus de 6 400 créations de postes, 700 nouveaux postes étant ouverts dès 2024 et 2025. Cet objectif, s’il est réalisé, dépasserait les augmentations de postes obtenues grâce à l’actuelle LPM, selon les chiffres de la Cour des comptes.

Ce texte comprend aussi un plan Famille de 750 millions d’euros pour compenser les absences et les contraintes opérationnelles, ainsi qu’une politique de ressources humaines modernisée avec une gestion des carrières rénovée.

Dans l’Indo-Pacifique, face à une Chine qui ne cesse de multiplier ses démonstrations de puissance, cette programmation militaire permet à la France de tenir son rang grâce à son armée et à ses territoires d’outre-mer.

Un effort particulier sera fait sur les infrastructures en outre-mer, avec 13 milliards d’euros sur la période. Nos forces de souveraineté bénéficieront d’un effort généralisé sur le plan capacitaire – corvettes, avions de transport, drones, génie dual – et constitueront un premier échelon renforcé immédiatement disponible afin de décourager toute tentative de déstabilisation ou de prédation.

Elles disposeront par ailleurs de capacités de surveillance qui amélioreront la couverture de nos territoires outre-mer et de leurs zones économiques exclusives. Les capacités de commandement seront durcies de manière ciblée en fonction des enjeux régionaux.

Ces réformes et ce projet de loi de programmation envoient le signal clair que la France peut compter sur une armée moderne et totalement connectée à son époque pour atteindre, d’ici à 2030, un modèle complet et équilibré, apte à répondre à l’ensemble des menaces. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées du groupe UC. – Mme Joëlle Garriaud-Maylam applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Folliot. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. Philippe Folliot. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, tous ces milliards d’euros, ces moyens, ces matériels ne seraient rien sans celles et ceux qui servent pour la sécurité extérieure de notre pays. Aussi, je veux rendre hommage à nos soldats, à nos aviateurs, à nos marins, à l’ensemble des personnels des services de renseignement, de cybersécurité ou de soutien, aux ingénieurs de l’armement, bref, à toutes celles et à tous ceux, réservistes compris, qui contribuent à cet effort de défense.

Monsieur le ministre, c’est la cinquième loi de programmation militaire à l’élaboration de laquelle je participe depuis que je suis parlementaire. Mais c’est certainement celle qui porte la plus importante hausse budgétaire pour nos armées.

Rendons à César ce qui est à César, ou plutôt à Macron ce qui est à Macron,…

M. Sébastien Lecornu, ministre. Au contribuable ! (Sourires.)

M. Philippe Folliot. … car c’est bien le Président de la République qui a eu la volonté de doubler le budget consacré à notre défense. C’est fondamental !

Il importe cependant de ne pas nous focaliser uniquement sur l’actualité. Ce qui se passe en Europe de l’Est est certes essentiel, et nous devons continuer à soutenir nos amis ukrainiens dans leur combat pour leur liberté et leur souveraineté, mais, au-delà de ce drame, j’identifie un certain nombre d’enjeux particulièrement importants.

Monsieur le ministre, selon moi, ce projet de loi de programmation militaire manque, à certains égards, d’audace. Si vous me permettez l’expression, nous sommes encore dans ce que je qualifie de « global riquiqui ». Je m’explique : nous avons tout, de la dissuasion nucléaire jusqu’aux fantassins sur le terrain, mais nous avons tout en très petit.

Aussi, il aurait fallu, à mon sens, donner la priorité à un certain nombre d’éléments. J’en citerai deux : la capacité de projection vers des théâtres extérieurs et les forces de souveraineté.

S’agissant de ces dernières, nous sommes passés de 15 000 personnels voilà trente ans à 8 700 voilà dix ans et à moins de 7 000 aujourd’hui. Derrière ce constat se joue quelque chose d’essentiel : la capacité de notre pays à donner de la crédibilité à sa stratégie indo-pacifique.

Certes, nous faisons partie d’une alliance et nous sommes protégés par l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Par parenthèse, nous pouvons regretter que certains de nos partenaires n’attachent pas plus d’importance à l’alinéa 7 de l’article 42 du traité sur l’Union européenne.

Pour autant, nous devons poursuivre les efforts de réarmement au profit de nos forces de souveraineté. Songez, monsieur le ministre, mes chers collègues, qu’aucune des vingt-six bases aériennes de plein exercice n’est installée dans les outre-mer. Notre marine nationale doit sortir de la logique des deux moitiés, Brest et Toulon, pour aller vers la logique des quatre quarts – Brest, Toulon, Saint-Denis-de-la-Réunion et Nouméa ou Papeete. Sortons aussi de cette logique des régiments tournants pour l’armée de terre. Il faut des régiments prépositionnés pour bénéficier d’une capacité de projection à partir des outre-mer.

Tels sont les enjeux que nous devons relever pour assumer une ambition collective. Nous défendrons d’ailleurs un certain nombre d’amendements pour améliorer la visibilité de notre stratégie. Considérons-nous non pas seulement comme une puissance continentale et européenne, mais également comme une puissance mondiale et maritime. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. le président. La parole est à M. Pascal Allizard. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Pascal Allizard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, pour le général de Gaulle, la défense était « la première raison d’être de l’État ». Il ajoutait que l’État ne pouvait y « manquer sans se détruire lui-même ».

Le projet de loi de programmation militaire est donc déterminant pour notre avenir dans le contexte actuel. En effet, depuis la dernière LPM, le monde connaît un regain de tensions inquiétant.

L’Europe est confrontée à un conflit majeur causé par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, puissance dotée de l’arme nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et membre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Cela en dit long sur l’état de l’ordre international.

Nous redécouvrons à nos dépens que la paix ne va pas de soi. Combien de programmes militaires ont été étalés, combien de coupes budgétaires et de réductions d’effectifs ont été justifiées en Europe par les « dividendes de la paix » ? La France n’a pas échappé à cette tendance, même si elle a su conserver, avec peine, un modèle complet d’armée et une base industrielle et technologique de défense performante.

Aujourd’hui, un nouvel ordre mondial se met en place entre le camp occidental, le pôle russo-chinois et le reste du monde. L’Europe pourrait se trouver « cornerisée ».

Une Russie au pouvoir contesté par des mercenaires nationalistes, cernée par l’Otan et dépendante de la Chine, est une menace sérieuse pour la sécurité. Rien ne me paraît plus dangereux qu’un pays acculé, au seuil de la guerre civile, surtout lorsqu’il s’agit d’une puissance nucléaire aux multiples capacités militaires.

Ces évolutions ne sont pas sans conséquence sur nos intérêts. En Afrique, la pression des compétiteurs stratégiques s’accroît, y compris dans l’espace francophone. Leurs stratégies de soft power s’y déploient en même temps que d’autres moyens hybrides. Ce sont là les outils du jeu des puissances auquel nous devons être préparés.

L’opération Barkhane a montré le savoir-faire de nos armées, mais aussi les limites du modèle expéditionnaire français. Grâce à leurs capacités d’adaptation, nos forces ont obtenu des succès incontestables, au prix néanmoins d’une usure des personnels, des matériels et de pertes humaines notables.

En Indo-Pacifique, nos forces sont présentes, en particulier la marine, et agissent avec nos alliés de la région, notamment face à la Chine qui avance ses pions à marche forcée et avec habileté. Autour de nos outre-mer, l’immensité des zones sous souveraineté française à surveiller et protéger restera un défi. Les drones et le traitement de masse des données par l’intelligence artificielle ne pourront pas tout.

« Être et durer », telle est la problématique posée aux chefs militaires. Qu’en sera-t-il demain dans la perspective d’un conflit complexe, de haute intensité, mêlant tous les champs de la conflictualité et entraînant une forte attrition des moyens ?

Un retour d’expérience rapide de l’exercice Orion 23 permettrait de savoir où la France en est dans ce domaine et d’envisager des ajustements.

Qu’en sera-t-il dans la perspective de conflits larvés, mais plus hybrides ? L’action combinée de quelques centaines de mercenaires Wagner sur le terrain africain et d’opérations de propagande-désinformation a permis de prendre le contrôle de fait de certains États, conduisant à l’éviction de la mission Barkhane. Les cyberattaques contre nos hôpitaux font aussi des dégâts dangereux et coûteux.

Prenons-nous pleinement la mesure de la force de ces déstabilisations réalisées à moindre coût ? Je n’en suis pas convaincu. Pour préserver la paix, les capacités actuelles ne sont plus suffisantes. Il faut des moyens adaptés, dimensionnés, capables d’évoluer rapidement.

Vous portez, monsieur le ministre, cette programmation aux ambitions fortes et aux moyens importants avec un certain sens de la communication.

Le Sénat a préparé l’examen de ce texte avec sérieux. Voulus par le président Cambon, les différents groupes de travail ont conduit des dizaines d’auditions sur plusieurs mois. J’y ai activement participé, avec plusieurs collègues, en particulier à ceux sur le renseignement et la prospective et sur le bilan de l’opération Barkhane.

Les amendements adoptés en commission témoignent d’une volonté d’aider les armées, sans esprit de polémique. Il est souhaitable que leur contenu trouve place dans le texte final.

Je ne m’étendrai pas sur le montage financier de ce projet de LPM. Nous faisons, vous faites des hypothèses, notamment sur l’inflation, et nous tablons, vous tablez sur des ressources additionnelles incertaines – certaines plus incertaines que d’autres, si je puis dire –, ainsi que sur des ajustements de dépenses au fil de l’eau. Avec le poids de la dette, néanmoins, les mauvaises surprises sont sans doute à venir.

La défense, ce sont aussi des industries : que seraient nos forces sans une BITD forte et indépendante ? La concurrence d’entreprises étrangères, aux contraintes limitées et fortement soutenues par leurs États, se durcit.

Les financements sont cruciaux pour la survie de ce qui est l’un des derniers écosystèmes industriels français. Il s’agit d’une filière d’excellence, non délocalisable, qui représente un vivier d’emplois dans les territoires.

Malgré les efforts de l’État, trop d’entreprises sont passées, ces dernières années, sous pavillon étranger, notamment pour y trouver les financements nécessaires à leur croissance. D’autres craignent de devoir être absorbées par de grands groupes, d’y perdre leur liberté et leur capacité à innover. Quant aux grands groupes, ils redoutent la défaillance de l’un de leurs fournisseurs critiques.

Les soutiens publics sont importants ; les financements privés le sont tout autant. Il faut créer un environnement favorable pour les banques et les investisseurs. Le passage à une économie de guerre ne pourra se faire sans eux.

Par ailleurs, un plus grand activisme français s’impose sur les projets de textes européens qui auront un impact sur l’industrie de défense. La veille ne suffit plus. En effet, derrière ces textes à vocation écologique et sociale, il y a souvent des lobbies qui ont des buts politiques et économiques contraires à nos intérêts. N’ajoutons pas de contraintes inappropriées qui fausseraient encore un peu plus la concurrence.

Aussi, j’ai fait adopter, en commission, de nombreux amendements pour conforter notre BITD.

La pérennité de ces industries requiert une visibilité des commandes. Elle leur permet de réaliser les investissements, souvent lourds – stocks, machines-outils, robots –, de maintenir les compétences et de pouvoir embaucher pour répondre aux besoins des armées, en particulier dans le contexte d’économie de guerre. Les stop and go empêcheront de produire vite et mieux. La continuité industrielle est indispensable, car les capacités et les compétences se perdent vite et se rattrapent lentement.

Le paradigme des coopérations européennes atteint aussi ses limites. Avec nos partenaires allemands, rien n’est simple, ni sur le système de combat aérien du futur (Scaf) ni sur le Main Ground Combat System (MGCS). Nous devons être très vigilants sur ces points.

Monsieur le ministre, avec la guerre en Ukraine, les autorités russes sont parties du postulat selon lequel les démocraties sont faibles et malades. Elles ont d’ailleurs tout fait pour les diviser et mieux les affaiblir. Face aux instincts belliqueux portés par la convergence des autoritarismes, nous devons – nous, démocraties – afficher une détermination sans faille.

Le droit et les valeurs sont des instruments nécessaires, mais insuffisants, pour défendre nos sociétés démocratiques. Donnons-nous réellement, ensemble, les moyens à la hauteur de nos ambitions et des menaces nouvelles. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)

M. le président. La parole est à Mme Joëlle Garriaud-Maylam. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’examen du projet de loi de programmation militaire par la Haute Assemblée constitue toujours l’un de ces moments graves et solennels où nous nous rendons compte que ce qui se joue n’est ni plus ni moins que la sécurité de notre pays et de nos compatriotes, donc leur avenir.

C’est une lourde responsabilité qui nous incombe alors, dans ce monde où – plus personne ne le niera désormais – les enjeux de sécurité et de défense n’ont jamais été aussi cruciaux.

Investie au sein de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées depuis mon entrée au Sénat, en 2004, j’ai parfois eu l’impression que ces enjeux de défense et de sécurité n’avaient pas toujours été pris en compte à leur juste valeur. Je me réjouis donc d’autant plus de la prise de conscience collective, aussi bien dans l’opinion que chez les décideurs publics, de leur importance primordiale.

À l’heure où l’Ukraine se bat avec un courage admirable, il est indispensable d’afficher clairement, dans cette LPM, nos ambitions en matière de sécurité collective et notre ferme volonté de tenir notre rang en tant que première armée de l’Union européenne et de maillon essentiel de l’Otan, cette alliance euro-atlantique qui n’a jamais failli et qui est la meilleure garante aujourd’hui de notre sécurité et de notre défense collective.

L’enrichissement substantiel du texte que nous avons proposé en commission démontre une nouvelle fois la qualité du travail de notre assemblée et contribuera très nettement à mettre cette LPM au niveau que nos armées, à qui je veux moi aussi rendre ici un hommage appuyé, sont en droit d’attendre et à la mesure des engagements qui sont les nôtres à l’égard de nos concitoyens et de nos alliés et partenaires.

L’adoption de cette LPM permettra ainsi à la France, au sommet prochain de l’Otan, qui se tiendra le 11 et le 12 juillet prochain à Vilnius, d’apparaître aussi crédible et fiable qu’elle doit l’être.

Je rappelle que les 274 membres de l’Assemblée parlementaire de l’Otan, que j’ai l’honneur de présider et dont je porterai la voix auprès des 31 chefs d’État et de gouvernement lors de ce sommet de Vilnius, appellent, à l’unanimité, à renforcer le soutien politique et militaire à l’Ukraine et à renforcer notre politique de défense et de dissuasion, en consacrant plus de moyens à l’accroissement de nos capacités collectives.

Ne disposant que de cinq minutes de temps de parole, intervenant en toute fin de discussion et ne voulant pas répéter tout ce qu’ont excellemment dit plusieurs de mes collègues, je me contenterai de m’arrêter sur deux autres sujets.

En premier lieu, je veux évoquer la désinformation. La guerre informationnelle qui est menée quotidiennement par la Russie notamment est d’une grande violence, et ses conséquences pourraient être des plus désastreuses et destructrices pour notre pays, nos sociétés et nos démocraties si nous ne la prenons pas collectivement en compte.

M’étant moi-même penchée sur cette nouvelle forme de guerre dans un rapport que j’ai présenté à l’Assemblée parlementaire de l’Otan, je souhaite insister sur la nécessité de se préparer, de se former, donc de s’armer, dès le plus jeune âge, comme cela se fait dans plusieurs États scandinaves, face à ces attaques qui visent à saper les fondements mêmes de nos sociétés démocratiques.

En second lieu, en conséquence de ces nouvelles mesures, il me semble tout aussi essentiel de développer nos outils d’influence et de reformer le lien entre l’armée et la nation, tout particulièrement auprès de nos jeunes Français établis à l’étranger, qui sont de plus en plus nombreux.

Les journées défense et citoyenneté représentent, à ce titre, une excellente opportunité pour acquérir les premières connaissances indispensables à la compréhension des grands enjeux de défense qui touchent notre pays, mais elles ne sont, à mon grand regret, que rarement organisées, alors même que les jeunes Français résidant à l’étranger sont déjà exclus du SNU. Je défendrai des amendements pour les promouvoir.

Ne perdons pas de vue que les Français établis hors de France demeurent la vitrine de notre pays à l’international, un de nos meilleurs outils d’influence, un relais essentiel chez nos partenaires alliés et, parfois, amis.

Les Français établis hors de France sont des Français à part entière, des citoyens engagés, qui ne demandent qu’à servir leur pays, que ce soit par la promotion de nos intérêts économiques, par une veille géostratégique, par une cyberdéfense adaptée ou encore par une lutte contre la désinformation. Il est de notre devoir et de notre responsabilité de les soutenir, donc de leur donner, dans ce texte, les moyens de mieux servir notre pays, nos armées et nos valeurs. Ne les décevons pas. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)