Sommaire

Présidence de M. Gérard Larcher

Secrétaires :

Mmes Frédérique Espagnac, Valérie Létard.

1. Procès-verbal

2. Hommage à Guy-Pierre Cabanel, ancien sénateur

3. Protection de la Nation. – Discussion d’un projet de loi constitutionnelle

Discussion générale :

M. Manuel Valls, Premier ministre

M. Philippe Bas, président de la commission des lois, rapporteur

Question préalable

Motion n° 1 rectifié de Mme Éliane Assassi

M. Pierre Laurent

PRÉSIDENCE DE Mme Jacqueline Gourault

M. Philippe Bas, rapporteur

M. Manuel Valls, Premier ministre

M. Christian Favier

M. Pierre-Yves Collombat

M. François Zocchetto

M. Bruno Retailleau

Rejet, par scrutin public, de la motion.

Discussion générale (suite)

M. Michel Mercier

Mme Éliane Assassi

M. Didier Guillaume

Mme Esther Benbassa

M. Philippe Adnot

M. Jacques Mézard

M. Bruno Retailleau

M. Roger Karoutchi

M. Alain Richard

M. François Bonhomme

Mme Bariza Khiari

M. Jean-Pierre Grand

M. Alain Anziani

PRÉSIDENCE DE M. Gérard Larcher

M. Manuel Valls, Premier ministre

Contribution du groupe CRC à la discussion générale

Clôture de la discussion générale.

Demande de renvoi à la commission

Motion n° 76 de M. Jean Louis Masson. – M. Jean Louis Masson ; M. Philippe Bas, rapporteur ; M. Manuel Valls, Premier ministre. – Rejet.

Article additionnel avant l’article 1er

Amendement n° 4 de M. Jean Louis Masson. – Rejet.

Article 1er

M. Claude Malhuret

M. Christian Favier

Mme Cécile Cukierman

M. Richard Yung

M. Alain Néri

M. Jean-Pierre Sueur

M. Jean-Yves Leconte

M. Philippe Bonnecarrère

M. Jean Louis Masson

M. Pierre-Yves Collombat

M. Pierre Laurent

Amendements identiques nos 16 de Mme Éliane Assassi, 22 rectifié bis de M. Claude Malhuret, 46 rectifié de Mme Sophie Joissains et 48 rectifié de Mme Esther Benbassa. – Rejet, par scrutin public, des quatre amendements.

Suspension et reprise de la séance

PRÉSIDENCE DE M. Claude Bérit-Débat

4. Mise au point au sujet d’un vote

5. Protection de la Nation. – Suite de la discussion d’un projet de loi constitutionnelle

Article 1er (suite)

Amendement n° 6 de la commission et sous-amendements nos 25 rectifié de M. Claude Malhuret, 23 rectifié de M. Claude Malhuret, 38 rectifié de M. Philippe Bonnecarrère et 24 rectifié de M. Claude Malhuret. – Rectification du sous-amendement n° 25 rectifié et adoption du sous-amendement n° 25 rectifié bis ; retrait des sous-amendements nos 38 rectifié et 23 rectifié ; rejet du sous-amendement n° 24 rectifié ; adoption de l’amendement modifié.

Amendement n° 70 rectifié de M. Jacques Mézard. – Devenu sans objet.

Amendement n° 7 de la commission et sous-amendements nos 28 rectifié de M. Claude Malhuret, 21 de M. Jean Louis Masson, 26 rectifié de M. Claude Malhuret et 27 rectifié de M. Claude Malhuret. – Retrait des sous-amendements nos 28 rectifié, 26 rectifié et 27 rectifié ; rejet du sous-amendement n° 21 ; rectification de l’amendement et adoption de l’amendement n° 7 rectifié.

Amendement n° 49 rectifié de Mme Esther Benbassa. – Devenu sans objet.

Amendement n° 32 rectifié bis de M. Jean-Yves Leconte. – Devenu sans objet.

Amendement n° 50 rectifié de Mme Esther Benbassa. – Retrait.

Amendement n° 19 de M. Jean Louis Masson. – Devenu sans objet.

Amendement n° 33 rectifié bis de M. Jean-Yves Leconte. – Devenu sans objet.

Amendement n° 51 rectifié de Mme Esther Benbassa. – Devenu sans objet.

Amendement n° 8 de la commission et sous-amendement n° 41 rectifié de M. Philippe Bonnecarrère. – Retrait du sous-amendement ; rectification de l’amendement et adoption de l’amendement n° 8 rectifié.

Amendement n° 66 rectifié de M. Jacques Mézard. – Devenu sans objet.

Amendement n° 12 de la commission. – Adoption.

Amendement n° 9 de la commission et sous-amendements nos 81 de M. Jacques Mézard, 77 de M. Jean Louis Masson et 39 rectifié de M. Philippe Bonnecarrère. – Adoption du sous-amendement n° 81 ; retrait du sous-amendement n° 39 rectifié, le sous-amendement n° 77 n'étant pas soutenu ; adoption de l’amendement modifié.

Amendement n° 67 rectifié de M. Jacques Mézard et sous-amendement n° 78 de M. Jean Louis Masson. – Retrait de l’amendement, le sous-amendement devenant sans objet.

Amendement n° 68 rectifié de M. Jacques Mézard et sous-amendement n° 80 de M. Jean Louis Masson. – Retrait de l’amendement, le sous-amendement devenant sans objet.

Amendement n° 69 rectifié de M. Jacques Mézard. – Devenu sans objet.

Amendement n° 59 de Mme Éliane Assassi. – Devenu sans objet.

Renvoi de la suite de la discussion.

6. Ordre du jour

compte rendu intégral

Présidence de M. Gérard Larcher

Secrétaires :

Mme Frédérique Espagnac,

Mme Valérie Létard.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quatorze heures trente.)

1

Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

Hommage à Guy-Pierre Cabanel, ancien sénateur

M. le président. Monsieur le Premier ministre, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, c’est avec tristesse que nous avons appris hier soir le décès de notre ancien collègue Guy-Pierre Cabanel. (Mmes et MM. les sénateurs ainsi que M. le Premier ministre et M. le garde des sceaux se lèvent.)

Sénateur de l’Isère de 1983 à 2001, Guy-Pierre Cabanel présida le groupe du Rassemblement démocratique et social européen de 1995 à 2001, fonctions au cours desquelles il eut l’occasion de côtoyer le président Claude Estier, dont nous avons évoqué la mémoire hier.

Docteur en médecine, il fut un grand professeur d’université, crédité de près de deux cents publications scientifiques et de soixante-dix directions de thèses de doctorat. Il occupa le poste de doyen de la faculté de médecine de Grenoble de 1969 à 1974.

Guy-Pierre Cabanel s’engagea en politique au sein du parti radical et fut élu député de l’Isère en 1973, mandat qu’il conserva jusqu’en 1981. Élu conseiller général de l’Isère en 1982 et maire de Meylan en 1983, il rejoignit la même année la Haute Assemblée, où il siégea jusqu’en 2001.

Pendant ces dix-huit années de mandat, il fut membre de la commission des affaires étrangères, de la commission des finances et de la commission des lois. Homme de dialogue et de consensus, il incarnait parfaitement la singularité et l’état d’esprit qui font la marque historique et permanente du groupe du Rassemblement démocratique et social européen du Sénat, qu’il présida durant six années.

Au sein de cette assemblée, on se rappelle notamment de ses travaux sur le placement sous bracelet électronique. À la suite de son rapport remis en 1995 en tant que parlementaire en mission et intitulé Pour une meilleure prévention de la récidive, il déposa une proposition de loi en juin 1996, qui aboutit à la loi du 19 décembre 1997 consacrant le placement sous surveillance électronique comme modalité d’exécution des peines, loi qui est toujours en vigueur. C’est lui le « père » du bracelet électronique.

On se souvient aussi du rapport qu’il a signé avec Jean-Jacques Hyest au nom de la commission d’enquête sénatoriale sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France intitulé Prisons : une humiliation pour la République, rapport qui continue de faire référence aujourd’hui et qui est malheureusement encore d’actualité, comme en témoignent les travaux plus récents de Jean-René Lecerf.

Au nom du Sénat tout entier, je veux assurer sa famille et ses proches, ainsi que le président et les membres du groupe auquel il a appartenu, de notre compassion sincère.

Je vous propose d’observer quelques instants de silence en sa mémoire. (Mmes et MM. les sénateurs ainsi que M. le Premier ministre et M. le garde des sceaux observent un moment de recueillement.)

3

 
Dossier législatif : projet de loi  constitutionnelle de protection de la Nation
Discussion générale (suite)

Protection de la Nation

Discussion d’un projet de loi constitutionnelle

Discussion générale (début)
Dossier législatif : projet de loi  constitutionnelle de protection de la Nation
Question préalable

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi constitutionnelle, adopté par l’Assemblée nationale, de protection de la Nation (projet n° 395, rapport n° 447).

Dans la discussion générale, la parole est à M. le Premier ministre. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

M. Manuel Valls, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, il y a quatre mois, notre pays a été frappé par le terrorisme islamiste, frappé dans sa chair, frappé une nouvelle fois, moins d’un an après la tuerie de Charlie Hebdo, l’assassinat d’une policière municipale à Montrouge et l’attaque de l’Hyper Cacher.

Notre pays a été frappé sur son sol. Il est frappé à l’étranger. Mes pensées vont vers tous ceux lâchement abattus, il y a quelques semaines, à Ouagadougou et, dimanche, en Côte d’Ivoire. Ce pays ami, comme la Tunisie, le Mali, le Burkina Faso, est visé parce qu’il est un symbole de la démocratie et de la réconciliation en Afrique. La France est pleinement, totalement, aux côtés de ses amis ivoiriens !

Notre pays a été frappé, mais c’est toute l’Europe qui vit sous la menace. L’intervention, hier, des forces de l’ordre belges et la traque en cours, liées directement aux attentats de Paris, nous le rappellent.

La cible des terroristes est chaque fois la même : les valeurs démocratiques, la liberté, l’idéal de tolérance, de respect, notre cohésion nationale et, donc, le principe de laïcité. La cible, c’est ce que nous sommes. Je pense en particulier à notre jeunesse.

Il y a quatre mois, jour pour jour, le chef de l’État, au lendemain de l’horreur, s’adressait à Versailles à tous les représentants de la Nation réunis en Congrès. Ce jour-là, jour d’unité, chacun s’est levé et a applaudi pour dire notre engagement commun à assurer la sécurité de nos compatriotes, à mener cette guerre qui nous a été déclarée.

C’est cette même unité qui a présidé à l’adoption, dès le 20 novembre, de la prorogation de l’état d’urgence – un texte adopté dans cette chambre à l’unanimité. Et le 9 février, à une large majorité, vous avez voté une nouvelle prolongation, jusqu’au 26 mai.

Cette même unité, les députés de la majorité et de l’opposition l’ont démontrée lorsqu’ils ont adopté ensemble, à plus de trois cinquièmes des voix, le projet de loi constitutionnelle qui vous est soumis à présent. Oui, dans l’hémicycle, droite et gauche, malgré les débats en leur sein – tout le monde les connaît –, ont su dépasser les clivages et se rassembler ! C’est ce même chemin que nous devons prendre ici.

Mesdames, messieurs les sénateurs, l’exigence d’aujourd’hui est exactement la même que celle qui prévalait il y a quatre mois. Rien ne serait pire que d’avoir la mémoire courte, de céder à cette fâcheuse tendance de notre époque, celle qui veut qu’un événement chasse l’autre. N’oublions pas l’état d’esprit de novembre. Ne laissons jamais retomber – nos compatriotes ne le comprendraient pas – cette exigence d’efficacité contre la menace terroriste et cette exigence d’unité, une unité sans faille.

Car la menace est plus forte que jamais. Depuis leurs bastions de Syrie, d’Irak ou du Yémen, depuis certaines zones de repli au Maghreb ou au Sahel, Daech – l’État islamique –, Al-Qaïda ou AQMI et leurs succursales sont à l’offensive, embrigadant de jeunes combattants, asservissant les peuples, détournant des richesses, spoliant les populations, pratiquant la contrebande pour se financer. Leur volonté, c’est d’étendre leur emprise territoriale et de déstabiliser les États. C’était le but de l’attaque menée, la semaine dernière, depuis la Libye, contre la ville tunisienne de Ben Gardane ou encore, je l’ai évoquée, de la fusillade de Bassam en Côte d’Ivoire.

L’ennemi, ce sont ceux qui pillent, violent, tuent, réduisent en esclavage ; ceux qui, là-bas, commettent des attentats et en planifient d’autres sur notre sol.

L’ennemi, ce sont aussi ces individus embrigadés, ces cellules plus ou moins autonomes, plus ou moins organisées, qui peuvent agir ici, en France, au cœur de notre société. Ce sont ces ressortissants français, radicalisés, imbibés de propagande, prêts à prendre les armes pour frapper d’autres Français, prêts à retourner les armes contre leur propre pays.

À ce jour – le ministre de l’intérieur cite régulièrement ces chiffres –, plus de 2 000 Français ou individus résidant en France ont été recensés pour leur implication dans les filières djihadistes syro-irakiennes. Depuis le début de l’insurrection en Syrie, plus d’un millier d’entre eux ont rejoint cette zone de combat. Plus de 600 s’y trouvent toujours, dont environ un tiers de femmes ainsi que de nombreux mineurs, et 167 y ont trouvé la mort.

La justice et les services de police agissent sans relâche : depuis le début de l’année – Bernard Cazeneuve rappelait ce chiffre ce matin en conseil des ministres –, 74 personnes ont été interpellées au titre de leur implication dans la mouvance djihadiste ; 28 d’entre elles ont été placées en détention provisoire.

Face au terrorisme islamiste, nous devons agir à la racine, en frappant militairement au Sahel et au Levant.

Nous agissons en renforçant les moyens, les effectifs de nos forces de l’ordre, de nos services de renseignement et de justice, en mobilisant nos soldats dans le cadre de l’opération Sentinelle, en luttant, bien sûr, contre la radicalisation et en adaptant notre droit. Nous l’avons fait, ensemble, au Parlement, en votant des dispositions renforçant l’efficacité de la lutte antiterroriste et en donnant – enfin ! – un véritable statut légal aux techniques de renseignement, assorti du contrôle nécessaire. Nous continuons de le faire, notamment à travers le projet de loi porté par le garde des sceaux, lui aussi adopté par une large majorité à l’Assemblée nationale, et que vous examinerez très prochainement. Je ne doute pas, là encore, que le Sénat prendra toute sa part, comme il l’a déjà fait. Je pense aux dispositions contenues dans la proposition de loi portée par Philippe Bas et Michel Mercier.

Adapter notre droit, c’est aussi adapter notre Constitution.

Le projet de loi qui vous est soumis prévoit, dans son article 1er, l’insertion dans la Constitution d’un nouvel article, l’article 36-1, concernant l’état d’urgence. Il s’agit de donner à ce régime de crise un fondement incontestable. Je rappelle que le Conseil d’État a lui-même souligné, en décembre dernier, l’intérêt juridique de cette modification constitutionnelle.

L’état d’urgence est le régime de crise le plus fréquemment utilisé sous la Ve République. Vous l’aviez justement constaté dans un rapport produit par votre assemblée au mois de février. Il serait incohérent de ne pas l’inscrire dans notre loi fondamentale, au même titre que les régimes prévus aux articles 16 et 36 de la Constitution. Ce n’est pas qu’une question de cohérence formelle. La Constitution, cette règle que nous nous fixons souverainement, ce texte qui garantit les droits des individus et qui fonde la démocratie, pouvait-elle rester muette sur l’état d’urgence ? Non !

Cette inscription, qui avait déjà été souhaitée voilà quelques années par le comité présidé par Édouard Balladur, apportera davantage de garanties. Les dispositions relatives à l’état d’urgence ne pourront plus être modifiées par la loi ordinaire. Désormais, ses motifs et ses conditions de déclaration, sa durée initiale et les modalités de sa prorogation seront fixés dans la Constitution, de même que les conditions dans lesquelles le Parlement contrôlera sa mise en œuvre.

Je le dis ici, comme je l’ai dit devant l’Assemblée nationale, l’état d’urgence n’est pas contraire à l’État de droit, à nos libertés fondamentales. C’est une modalité d’application de l’État de droit. Inscrire dans la Constitution ce régime dérogatoire et provisoire, aujourd’hui prévu par la loi, c’est conforter notre démocratie.

La semaine dernière, votre commission des lois a examiné le texte tel qu’il a été adopté par l’Assemblée nationale. Elle s’est prononcée en faveur de plusieurs amendements, qui seront présentés en séance publique par le président-rapporteur Philippe Bas ; nous en débattrons. Ces amendements visent à modifier le projet existant sur plusieurs points.

Tout d’abord, ils rappellent les prérogatives de l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, même si je tiens à souligner le contrôle strict exercé par la justice administrative sur les mesures mises en œuvre depuis le 14 novembre dernier.

Ensuite, ils prévoient la possibilité pour le Parlement de débattre, à tout moment, en séance publique, de l’état d’urgence, le cas échéant en examinant une proposition de loi visant à y mettre fin.

En outre, ils limitent à trois mois la durée maximale de prorogation, contre quatre mois dans la version adoptée par l’Assemblée nationale.

Enfin, ils prévoient que les mesures prises en application de l’état d’urgence seront définies par une loi organique, et non par une loi ordinaire.

Je rappelle d’ailleurs que ces mesures, en particulier les perquisitions administratives et les assignations à résidence, seront précisées et mieux encadrées par un projet de loi – un avant-projet a déjà été rendu public – qui vous sera soumis à l’issue de cette procédure de révision constitutionnelle. Nous poursuivrons ainsi la modernisation de la loi de 1955, initiée avec le projet de loi adopté le 20 novembre dernier. Cette modernisation est nécessaire, en particulier au regard de la mise en œuvre actuelle de l’état d’urgence. Il faut l’adapter à la menace et au monde actuels.

Ces nouvelles dispositions créeront des mesures de contrainte individualisées et amélioreront le régime juridique des perquisitions administratives. Elles prendront bien évidemment en compte les exigences que le Conseil constitutionnel a fixées dans sa décision du 19 février dernier à propos des copies de données informatiques réalisées lors des perquisitions administratives. Cette décision, par ailleurs, lève définitivement, me semble-t-il, l’interrogation sur la nécessité de la constitutionnalisation de l’état d’urgence.

Nous examinerons, Jean-Jacques Urvoas et moi-même, tous ces amendements dans un esprit constructif, dès lors qu’ils seront conformes aux principes qui ont guidé notre travail sur cette révision constitutionnelle.

Mesdames, messieurs les sénateurs, mardi dernier, avec le garde des sceaux, j’ai également exposé devant votre commission des lois la position du Gouvernement concernant l’article 2 de ce projet de loi.

Nous abordons ces débats dans le même esprit que lors des discussions à l’Assemblée nationale : celui du rassemblement autour des valeurs qui fondent notre vie en société, celui aussi de l’unité nationale. C’est en gage de cette unité nationale que le Président de la République a proposé la déchéance de nationalité, qui était demandée, faut-il le rappeler, dans les rangs de l’opposition.

Le texte qui vous est soumis est le fruit de débats très riches, passionnés, ce qui est bien normal dès lors qu’on aborde ces sujets. Des débats qui, en fin de compte, ont répondu à cette question : qu’est-ce pour nous, dans notre héritage, dans notre tradition, une nation ?

La réponse, ce n’est pas seulement le droit du sang ou du sol ; c’est d’abord une exigence permanente qui vaut pour chacun d’entre nous. Être français, appartenir à la communauté nationale, ce n’est pas seulement partager une langue – même si c’est beaucoup – ou un territoire : c’est avoir une histoire et un destin communs ; c’est partager un même amour de la patrie ; c’est un serment sans cesse renouvelé au pacte républicain, aux valeurs qui le fondent – Liberté, Égalité, Fraternité –, qui doivent bien sûr s’incarner dans les faits et dans les politiques publiques.

Notre conception de la Nation ne peut pas être à géométrie variable. Elle s’applique de la même manière que l’on soit mononational ou plurinational, né français ou naturalisé. C’est cela, le sens de l’article 2, un sens que le Gouvernement assume, en étant pleinement conscient de la gravité attachée à toute privation de nationalité – en la matière, il n’y a pas de place pour la légèreté. Car écarter de la communauté nationale un individu sans autre nationalité, c’est prendre le risque de l’apatridie !

Je veux aborder ce sujet très directement, sans détour, avec franchise.

Le Gouvernement a d’abord voulu exclure ce risque en limitant la déchéance de nationalité aux seuls binationaux – c’était le sens de l’intervention du Président de la République le 16 novembre –, comme le proposent, à nouveau, par amendements, certains d’entre vous. Mais, vous le savez, il y a eu un débat, des voix se sont fait entendre, sur divers bancs de l’Assemblée nationale et, bien au-delà, dans le débat public. Certains ont même dit que ce débat durait trop, mais c’est l’agenda de toute réforme constitutionnelle. En outre, ces questions sont graves : comment la France ne pourrait-elle pas aborder ces questions franchement, lucidement, alors que les Français, au mois de janvier 2015, se sont plus que jamais emparés de ces valeurs de la République et que, au lendemain des attentats du 13 novembre, ils se sont de nouveau emparés pleinement de ce qu’est la Nation ?

Des voix se sont élevées pour contester la distinction faite entre les Français commettant des actes terroristes, selon qu’ils aient ou non une seconde nationalité.

Face à la violence de l’attaque, face à la barbarie des attentats qui ont frappé notre pays, tous considèrent, à raison, que le risque d’apatridie ne peut en aucune manière affranchir de cette sanction ceux qui, avec les armes, ont déchiré, ont rompu le pacte républicain. C’est d’ailleurs ce que le Sénat avait considéré comme sage en 1998, à un moment où la menace terroriste n’était pourtant pas ce qu’elle est aujourd’hui.

C’est pourquoi, après ces débats, le Gouvernement a proposé non plus d’exclure, mais de limiter ce risque d’apatridie.

Le limiter, d’abord, par les conditions posées par l’article 2 pour prononcer la déchéance de nationalité : condamnation pénale préalable, ce que n’exige pas la convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie, convention que nous souhaitons ratifier ; limitation aux crimes et délits – c’est ce que prévoyait le texte initial proposé par le Gouvernement, et non pas la version du Conseil d’État, et l’Assemblée nationale a modifié celui-ci, sur proposition de l’opposition – constitutifs d’atteinte à la vie de la Nation ; ajout de la possibilité pour le juge de prononcer la déchéance des droits attachés à la nationalité afin de proportionner la réponse de l’État à la dangerosité des individus concernés.

Limiter le risque d’apatridie, ensuite, dans l’avant-projet de loi rendu public : je l’ai indiqué à votre commission des lois, la semaine dernière, ce texte d’application opère deux choix très importants.

En premier lieu, il définit ce qui constitue une atteinte à la vie de la Nation : ce sont les crimes et délits constitutifs d’actes terroristes ou attentatoires aux intérêts fondamentaux de la Nation, prévus au livre IV du code pénal. Pour les délits, seuls les plus graves ont été retenus, ceux qui sont passibles d’une peine de dix ans d’emprisonnement. C’est d’ailleurs cohérent – et il faut de la cohérence sur ces sujets – avec les six déchéances prononcées depuis 2014 – à la suite d’actions engagées par moi, lorsque j’étais ministre de l’intérieur, puis par Bernard Cazeneuve –, toutes pour des délits d’association de malfaiteurs à visée terroriste. Ces mesures de déchéance de la nationalité concernaient des binationaux et n’avaient soulevé alors aucune remarque ou contestation particulière.

En second lieu, le texte d’application modifie le régime de la déchéance, pour en faire une peine complémentaire. Nous proposons ainsi que la compétence pour prononcer une sanction qui aujourd’hui revient à l’autorité administrative, toujours après avis conforme du Conseil d’État, ressortisse à l’autorité judiciaire.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le Gouvernement a bien noté les amendements déposés par Philippe Bas et Michel Mercier, qui proposent, au contraire, de figer l’état du droit actuel jusque dans la Constitution. Je respecte le bicaméralisme, je respecte profondément le Sénat (Marques de satisfaction sur les travées du groupe Les Républicains.) et je connais son indépendance. Il est libre, faut-il le rappeler – et encore davantage dans le cadre d’une révision constitutionnelle, qui, pour aboutir, nécessite un vote conforme des deux chambres, puis une majorité des trois cinquièmes au Congrès – de proposer, d’amender, d’enrichir tout texte. Aucun texte n’est à prendre ou à laisser. Mais nous sommes au début de ce débat, ici, au Sénat, et je veux vous poser directement ces questions : quelles sont les intentions de la majorité sénatoriale ? Quel message est ici envoyé aux Français ? (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Hubert Falco. C’est le débat qui le dira !

M. Manuel Valls, Premier ministre. Souhaitez-vous vraiment remettre en cause une décision qui a su rassembler, à l’Assemblée nationale, les deux grandes familles politiques ? Dans quel but ?

Ces questions, je vous les pose, et je ne doute pas un seul instant que vous y répondrez. Je le dis ici très tranquillement, très sereinement : c’est une très lourde responsabilité !

Monsieur le président Bas, monsieur le ministre Mercier, mesdames, messieurs les sénateurs, j’ai entendu la remarque : il ne sert à rien – évitons les sophismes – d’abriter cette posture derrière les propos du Président de la République devant le Congrès. (Exclamations ironiques sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Ce n’est pas une posture !

M. Manuel Valls, Premier ministre. Ces propos, tous ici, nous les avons entendus et, tous ici, nous savons que le chef de l’État a confié au Parlement – c’est son rôle de constituant…

M. Michel Mercier. Tout à fait !

M. Manuel Valls, Premier ministre. … et c’est l’honneur et la responsabilité de la démocratie – la tâche d’élaborer un consensus.

Ce consensus, à défaut duquel il ne saurait y avoir de révision, nous l’avons construit à l’Assemblée nationale : Gouvernement, majorité, mais aussi une très large part de l’opposition.

Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission des lois. Ah bon ?

M. Manuel Valls, Premier ministre. Ce n’est pas un « compromis entre députés de gauche à l’intérieur du groupe socialiste de l’Assemblée nationale », comme j’ai pu l’entendre ce matin sur une radio. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Jean-Baptiste Lemoyne. Quand même un peu !

M. Manuel Valls, Premier ministre. Le texte qui vous est soumis aujourd’hui, ce n’est plus celui du Gouvernement, ce n’est pas celui du groupe majoritaire de l’Assemblée nationale, ce n’est pas la victoire d’un camp sur un autre ; ce texte est le fruit d’un consensus responsable, méticuleux et exigeant. Et c’est le résultat – en tout cas pour ce qui concerne l’Assemblée nationale – d’un pas que chaque camp a su faire vers l’autre !

Vous le savez, ce consensus a été difficile, parfois douloureux, dans ma propre famille politique, comme dans les groupes d’opposition. Je m’y suis profondément et personnellement engagé, parce que je pense qu’il est important de construire ce type de consensus. Et plus des trois cinquièmes des députés l’ont adopté,…

M. Philippe Dallier. Ceux qui ont voté !

M. Manuel Valls, Premier ministre. … de la majorité comme de l’opposition, avec, bien sûr, des différences, des divisions au sein de chaque famille. Tous ont su se dépasser. Alors, je regrette profondément, à ce stade, que cette construction collective ne puisse pas être confortée au Sénat.

À l’Assemblée nationale, nous avons cherché et construit un accord ; au Sénat, encore une fois à ce stade, vous ne l’avez pas cherché. Avec personne ! Et je m’en étonne. Vous refusez ainsi, à ce stade, sur la base de ce qu’elle a voté, un accord avec l’Assemblée nationale. Or, vous le savez parfaitement – parlons-nous directement –, votre proposition ne sera jamais adoptée par une majorité de députés. (Exclamations ironiques sur les travées du groupe Les Républicains.)

Je serai très direct : l’amendement adopté par votre commission des lois prend le contre-pied du consensus. Je ne vois pas là de respect de la parole du Président de la République… (Rires sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Roger Karoutchi. Pourtant, on fait tout ce qu’on peut…

M. Manuel Valls, Premier ministre. Je vous remercie de vous faire le meilleur porte-parole du Président de la République, monsieur Karoutchi, mais laissez-moi en sourire un tout petit peu. Je croyais que vous portiez ici la parole d’un ancien Président de la République. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Hubert Falco. Votre remarque est déplacée dans ce débat !

M. Manuel Valls, Premier ministre. Je dis cela en souriant…

Face à cette position, je veux exposer les raisons qui ont justifié le choix du Gouvernement, en accord avec les trois cinquièmes des députés, car je veux vous convaincre de participer à la construction de ce consensus.

M. Bruno Retailleau. C’est bien parti…

M. Manuel Valls, Premier ministre. C’est bien parti, force est de le reconnaître…

M. Bruno Retailleau. C’est un problème de méthode !

M. Manuel Valls, Premier ministre. La première raison, c’est le souci d’efficacité. La peine de déchéance sera prononcée immédiatement, au moment même de la condamnation, par des juges spécialisés dans la lutte antiterroriste, notamment par la Cour d’assises spéciale.

La deuxième raison, c’est le respect de l’exigence d’individualisation de la peine. Je l’ai dit, la déchéance de nationalité est une peine lourde de conséquences, qui nécessite un examen au cas par cas. C’est l’essence même de la justice pénale d’individualiser la sanction. Bien évidemment, la déchéance, comme dans le droit actuel, sera donc dépourvue d’automaticité.

Enfin, la troisième raison, c’est la volonté de construire, au sein d’un régime unifié, une sanction globale, prononcée en même temps que la peine principale par les mêmes juges – et non plus tard, par une autorité administrative différente – disposant de tous les éléments de fait et de droit.

Ainsi, lorsque le juge écartera la déchéance de la nationalité, parce qu’il considérera cette sanction comme disproportionnée, il disposera encore de la déchéance des droits attachés à la nationalité pour compléter la peine principale d’emprisonnement avec toute la fermeté nécessaire.

Certes, ces privations de droits existent déjà dans le code pénal, mais pour certaines avec des durées limitées. Nous proposons ainsi d’ajouter aux peines complémentaires une nouvelle peine – la déchéance de nationalité – et de leur conférer à toutes un caractère définitif. Le Conseil constitutionnel l’autorise, compte tenu de la gravité des infractions visées, sous réserve bien entendu d’ouvrir une possibilité de relèvement, ce que nous proposons au terme d’un délai de dix ans à compter de la condamnation.

Mesdames, messieurs les sénateurs, la solution proposée par le Gouvernement est respectueuse de l’État de droit, puisqu’elle place au centre du dispositif l’autorité judiciaire, qui seule pourra prononcer la sanction de déchéance, au terme d’un procès équitable, respectueux des droits de la défense et garant de l’individualisation de la sanction.

Cette solution est également respectueuse de la tradition républicaine, qui a fait de la déchéance une peine prononcée par le juge pénal, notamment en 1927, sous le gouvernement d’union nationale de Raymond Poincaré.

Cette solution est respectueuse, enfin, des droits fondamentaux de la personne. L’apatridie, ce n’est pas, comme je l’ai entendu, une mort civile, une éternelle errance. Il faut ici rappeler que la France, en ratifiant le 8 mars 1960 la convention de New York du 28 septembre 1954, a reconnu un statut protecteur aux apatrides.

C’est au nom d’une certaine idée de la Nation que le Gouvernement a abouti à la rédaction de l’article 2. Je ne peux donc imaginer que la majorité sénatoriale ne soit pas au rendez-vous.

Ne nous trompons pas de combat ! Prenons garde de construire des oppositions inutiles, voire factices. En particulier, il ne faut pas construire d’opposition inutile sur la question du rôle de l’autorité judiciaire. Je sais que, sur toutes les travées, s’exprime le souci de préserver l’État de droit et de ne pas céder sur le terrain de la protection des libertés et des droits fondamentaux – c’est d’ailleurs la tradition du Sénat. Mais, alors, comment expliquer le choix d’une déchéance de nationalité prononcée seulement contre certains terroristes, par l’autorité administrative – le ministre de l’intérieur –, et seulement pour des crimes, et non plus pour les délits terroristes graves ? Comment expliquer que nous préférons cela à une déchéance de nationalité, prononcée par un juge pénal, avec possibilité de relèvement, avec toutes les garanties du droit, en toute transparence, y compris pour les délits d’association de malfaiteurs à visée terroriste qui abritent les organisateurs des actes terroristes ?

Aujourd’hui, devant vous, je réitère la proposition faite mardi dernier à votre commission des lois : inscrire dans la Constitution la compétence de l’autorité judiciaire pour prononcer la déchéance de nationalité. Réfléchissons bien ensemble : fermer cette porte, c’est, au fond, renoncer au seul compromis possible entre l’exigence d’égalité et le refus de l’apatridie, l’exigence de sécurité et de liberté, l’exigence d’efficacité et de respect des droits.

Le Gouvernement est prêt à cette réaffirmation du rôle de l’autorité judiciaire, parce c’est ainsi que doit répondre une Nation sûre de ses valeurs à ceux qui sont déterminés jusqu’à la mort à répandre la terreur.

Mesdames, messieurs les sénateurs, cette révision constitutionnelle, c’est une des réponses que notre nation a voulu apporter aux attaques qui lui ont été portées. Je comprends, bien sûr, qu’il puisse y avoir des débats. Sur un sujet aussi important, qui touche à notre texte suprême, ils sont légitimes, ils honorent même notre démocratie. Mais, dans un tel moment, face à la menace qui pèse sur notre pays, face aux ferments de la division que certains veulent instiller, il ne faut pas perdre l’essentiel de vue : l’unité des Français.

Les Français attendent de nous que nous sachions rester rassemblés, que nous parvenions, ensemble, à trouver un chemin commun. Ce dont les Français ne veulent plus, ce sont les postures, qui ne font que diviser.

Après l’Assemblée nationale, c’est à vous, mesdames, messieurs les sénateurs, d’envoyer ce message qui dit quelles sont nos valeurs, quel est notre État de droit, quelle est notre conception de la Nation. Le Gouvernement est toujours disponible pour trouver le consensus nécessaire, loyalement et franchement, sans jouer et sans nous perdre. À vous, donc, à votre tour, de rappeler ce qui fait notre force. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur quelques travées du RDSE. – M. Philippe Bonnecarrère applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)

M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, rapporteur. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, au moment de présenter les quelques réflexions que m’inspire ce projet de révision constitutionnelle, je ne peux oublier l’ambition qui lui a été assignée par le Président de la République, qui en a pris l’initiative devant nous, le 16 novembre dernier : manifester dans notre loi fondamentale le pacte qui unit les Français dans la lutte contre le terrorisme après les deux vagues d’attentats criminels qui ont endeuillé la France, en janvier et en novembre 2015. Cette unité est nécessaire, elle marque la détermination de la représentation nationale et, au-delà, la détermination du peuple français lui-même à vaincre ce mal absolu.

En proclamant l’état d’urgence, le Gouvernement que vous dirigez, monsieur le Premier ministre, a pris la bonne décision. Le Sénat, de son côté, a pris ses responsabilités, en renforçant les pouvoirs du ministre de l’intérieur et des préfets et en prorogeant, à deux reprises, l’état d’urgence. Notre assemblée a d’ailleurs constamment été au rendez-vous de la lutte contre le terrorisme : nous avons soutenu la loi du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme, la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, avant même les deux vagues d’attentats que j’ai rappelées, et la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, dont j’ai été rapporteur.

Nous pouvons tous témoigner de la mobilisation du Sénat pour doter l’État de nouveaux instruments de lutte contre le terrorisme et de défense des intérêts fondamentaux de la Nation.

De nouveau, le 20 novembre dernier et le 19 février de cette année, quand il s’est agi d’apporter notre soutien à l’état d’urgence, le Sénat n’a pas marchandé son appui. C’est dire que nous n’avons pas de leçons à recevoir en ce qui concerne l’unité de la représentation nationale dans la lutte contre le terrorisme. (Vifs applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur plusieurs travées de l'UDI-UC.)

Le Sénat est soucieux d’efficacité en matière de lutte contre le terrorisme, mais il tient à ce que cette efficacité, la plus grande possible, soit acquise dans le respect de l’État de droit. C’est pourquoi nous veillons à consolider les garanties inscrites dans nos textes. Pour chacune des lois que j’ai citées, tel a été le cas. C’est d’ailleurs la marque de fabrique de notre assemblée que de vouloir préserver les libertés et l’État de droit. (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur plusieurs travées de l’UDI-UC.)

M. Philippe Dominati. Il faut le rappeler !

M. Philippe Bas, rapporteur. Devant la gravité de la situation à laquelle la France était confrontée depuis les attentats de janvier, puis de novembre 2015, l’état d’urgence a été déclaré.

Le 16 novembre 2015, le Président de la République a réuni la représentation nationale à Versailles et a annoncé la révision constitutionnelle dont nous débattons aujourd’hui pour permettre « aux pouvoirs publics d’agir contre le terrorisme de guerre, en conformité avec les principes de l’État de droit ». Jugeant l’article 16 et l’état de siège inadaptés à la situation, il a considéré que « cette guerre d’un autre type, face à un adversaire nouveau, appelle un régime constitutionnel permettant de gérer l’état de crise », ajoutant qu’il fallait « disposer d’un outil approprié afin que des mesures exceptionnelles puissent être prises pour une certaine durée sans recourir à l’état d’urgence ni compromettre l’exercice des libertés publiques ».

Le Président de la République a également fait part à la représentation nationale réunie à Versailles de sa décision de proposer au Parlement l’extension de la peine de déchéance de nationalité pour acte de terrorisme aux Français de naissance possédant une autre nationalité, selon ses termes mêmes. Postérieurement à son discours, il a décidé d’intégrer cette réforme à la révision constitutionnelle.

Le 23 décembre, c’est donc un texte reflétant fidèlement les intentions du Président de la République, qui a été délibéré en conseil des ministres, avant d’être examiné par l’Assemblée nationale en début d’année.

La question s’est posée à nous tous de savoir si cette inscription tant de l’extension de la déchéance de nationalité que du régime de l’état d’urgence dans la Constitution correspondait à une nécessité juridique impérieuse. C’est pourquoi je vous avais proposé, monsieur le Premier ministre, comme vous en avez le pouvoir, de saisir le Conseil constitutionnel de la première loi prorogeant l’état d’urgence, ce que vous n’avez pas souhaité faire à l’époque. Cette saisine nous aurait pourtant permis d’en avoir le cœur net beaucoup plus tôt.

M. Philippe Bas, rapporteur. Heureusement, grâce à la procédure des questions prioritaires de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel s’est prononcé à trois reprises sur le régime de l’état d’urgence, comme il l’avait d’ailleurs déjà fait en 1985, mais de manière plus limitée : il a apporté toutes les garanties nécessaires, comme on pouvait le penser, sur sa constitutionnalité.

Il n’y a donc pas de nécessité juridique impérieuse d’inscrire ce régime dans la Constitution. Pourquoi le ferions-nous alors ?

Si nous sommes prêts à le faire, c’est parce que nous sommes sensibles à l’exigence d’inscrire dans la Constitution, qui est le pacte fondamental unissant tous les Français, les moyens de la lutte contre le terrorisme. Néanmoins, nous voulons qu’un certain nombre de garanties soient apportées par le pouvoir constituant sur la mise en œuvre de l’état d’urgence, afin qu’il ne puisse pas en être fait de mauvais usage, ce qui n’est pas le cas actuellement, je m’empresse de le dire. À partir du moment où cette révision constitutionnelle n’est pas absolument nécessaire, autant faire en sorte qu’à tout le moins elle soit utile ! (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur certaines travées de l'UDI-UC.) C’est tout le sens du travail de la commission des lois.

Concernant la déchéance de la nationalité, la question est plus délicate. Nous sommes tout à fait d’accord avec ce qu’a dit le Président de la République s’agissant de la nécessité d’étendre cette possibilité aux criminels terroristes français de naissance ayant une autre nationalité. Actuellement, seuls les Français ayant acquis cette nationalité pendant leur vie y sont exposés. Il s’agit donc d’unifier ce régime.

Le Président de la République a souhaité apporter une limite à l’extension de la déchéance de nationalité, considérant qu’il ne fallait pas créer d’apatrides. L’Assemblée nationale n’a pas suivi la position du Gouvernement et du Président de la République sur ce point et a adopté d’autres dispositions. C’est son droit.

Je dois dire que, tout comme pour l’état d’urgence, l’inscription de la déchéance de nationalité dans la Constitution ne s’impose pas avec la force de l’évidence. (M. Gérard Longuet et Mme Sophie Primas applaudissent.) Néanmoins, je suis sensible à l’examen qu’a fait de cette question le Conseil d’État. Je considère donc qu’il vaut mieux prendre cette garantie, à titre de précaution, plutôt que de se retrouver dans la situation où il n’y aurait pas d’extension de la déchéance de nationalité du tout. C’est la raison pour laquelle la commission des lois a accepté d’entrer dans le raisonnement que nous proposent le Président de la République et, à sa suite, le Gouvernement, en adoptant une disposition permettant l’extension de la déchéance de nationalité.

Reste que nous avons refusé de permettre la création d’apatrides. La raison en est que cette mesure serait parfaitement inefficace du point de vue de la lutte contre le terrorisme. En effet, on imagine souvent que, grâce à la déchéance de nationalité, on va pouvoir expulser un étranger qui s’est rendu coupable de crimes graves. Oui, on doit pouvoir le faire, mais seulement s’il a une autre nationalité ! En revanche, s’il est apatride, il faut le garder sur le territoire national, car la France a des engagements internationaux très clairs : elle doit appliquer la protection qui est celle du régime de l’apatridie.

M. Philippe Bas, rapporteur. J’ajoute, monsieur le Premier ministre, que le débat a été, de mon point de vue, rendu plus opaque par les déclarations du Gouvernement. Vous ne pouvez pas à la fois renoncer à ce qui était au cœur de l’initiative du Président de la République, à savoir empêcher l’apatridie dans la disposition constitutionnelle, et nous dire que vous allez poser cette garantie dans un texte subordonné, que ce soit à l’occasion de l’adoption d’une loi ordinaire ou à l’occasion de l’adoption d’une loi autorisant la ratification d’un traité. S’il s’agit d’une garantie fondamentale, celle-ci doit figurer dans le texte constitutionnel. Or c’est bien vous qui nous invitez à réviser la Constitution !

M. Philippe Bas, rapporteur. Soyons cohérents ! Nous ne révisons pas la Constitution pour inscrire les garanties essentielles dans des lois ordinaires ou dans des lois autorisant la ratification d’une convention. (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)

M. Philippe Bas, rapporteur. J’ajoute que le texte adopté par l’Assemblée nationale sur cette seule question comporte une latitude pour le législateur de demain, latitude qui ne laisse pas d’inquiéter les défenseurs des libertés publiques. En effet, au lieu de circonscrire strictement la possibilité pour le législateur du futur d’autoriser des déchéances de nationalité, il l’a étendue comme on n’aurait pas pu imaginer de le faire sans cette révision constitutionnelle. J’y insiste, cette dernière doit nous protéger pour l’avenir et protéger les générations futures, ce qui ne peut passer par des textes qui étendent à l’excès la possibilité pour le législateur de porter atteint à des principes fondamentaux. Je refuse que cette révision constitutionnelle soit la porte ouverte, demain, à des excès ! (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains.)

M. Didier Guillaume. Manque de confiance dans le Parlement !

M. Philippe Bas, rapporteur. La commission des lois a adopté un certain nombre d’amendements en étant fidèle à ce qui fait la vocation même de notre assemblée : la défense des libertés.

S’agissant de l’état d’urgence, nous avons tenu à préciser que les mesures prises dans ce cadre, comme l’exige déjà le Conseil constitutionnel, doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées.

Nous avons également souhaité définir avec précision les pouvoirs du Parlement. Ainsi, il ne suffit pas de dire qu’il se réunit de plein droit, encore faut-il indiquer ce qu’il a le droit de faire : par exemple, mettre fin à tout moment à l’état d’urgence. La commission des lois, à l’unanimité, tient beaucoup à cet aspect de la question.

Enfin, puisque le débat a lieu aujourd’hui, après avoir déjà eu lieu à de nombreuses reprises à l’occasion de tous les textes qui nous ont été soumis sur la lutte contre le terrorisme, j’ai souhaité – la commission des lois m’a suivi – qu’il soit fait référence à l’article 66 de la Constitution dans la mise en œuvre de l’état d’urgence. Nous ne pouvons pas déroger aussi à cet article au seul motif que nous élaborons un régime de pouvoirs exceptionnels.

S’agissant de la déchéance de nationalité, nous respectons son régime actuel, à savoir la nécessité d’un décret en Conseil d’État pour la prononcer.

Qui vous a fait reproche, monsieur le Premier ministre, d’avoir signé des décrets prononçant la déchéance après avis conforme du Conseil d’État ? Qui vous a dit que le Conseil d’État n’avait pas convenablement rempli son rôle en vérifiant que les conditions étaient réunies ? Pourquoi changer ce système ?

L’acquisition de la nationalité française est une décision de souveraineté ; la perte ou la déchéance de la nationalité française aussi ! (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur plusieurs travées de l'UDI-UC.)

Il est exact que nous n’avons pas inscrit les délits parmi les causes possibles de la déchéance de nationalité, mais je vais vous en donner l’explication, monsieur le Premier ministre. Elle est très simple.

Dans la proposition de loi dont nous avons débattu, nous avons décidé que les infractions les plus graves en matière de terrorisme devaient être désormais qualifiées de crimes et donc être assorties de peines de prison beaucoup plus lourdes. Nous ne voulons pas que le législateur du futur s’arroge le droit de déchoir de sa nationalité un délinquant qui serait passible d’une peine d’un an d’emprisonnement. Il nous paraît tout à fait essentiel que la déchéance de nationalité soit réservée à la sanction d’infractions extrêmement graves.

Mme Isabelle Debré. Très bien !

M. Philippe Bas, rapporteur. C’est la raison pour laquelle nous avons été tout à fait intransigeants sur ce point.

Enfin, il nous semble indispensable que la déchéance de nationalité soit prononcée à l’issue d’une condamnation définitive. Tant que les voies de recours ne sont pas épuisées, il ne doit pas être question de prononcer la déchéance de nationalité.

Monsieur le Premier ministre, le Sénat se prononcera en toute indépendance, comme vous l’avez vous-même souligné, mais nous n’avions pas besoin de votre autorisation pour cela… (Rires et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Didier Guillaume. Ce n’est pas très élégant ! C’est même bas !

M. Philippe Bas, rapporteur. Il le fera en fonction de ses propres convictions, comme, semble-t-il, l’Assemblée nationale l’a fait elle aussi. C’est la condition d’un dialogue équilibré et respectueux entre nos deux assemblées.

Nous ferons aboutir cette révision constitutionnelle non pas en renonçant à nos convictions, mais en posant clairement les principes qui inspirent notre vote et nos amendements.

Le compromis intervenu à l’Assemblée nationale est avant tout un compromis entre le Gouvernement et le groupe majoritaire à l’Assemblée nationale…

M. Didier Guillaume. Il y avait aussi Sarkozy ! Vous l’oubliez un peu facilement !

M. Philippe Bas, rapporteur. J’ai entendu beaucoup de députés à l’Assemblée nationale exprimer leurs attentes très fortes à l’égard du Sénat. Ceux-là n’ont accepté de se prononcer sur la révision constitutionnelle que parce que nous avions pris l’engagement de réécrire le texte. Ils ont vis-à-vis de nous une très forte attente, que nous ne souhaitons naturellement pas décevoir. (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains et de l’UDI-UC.)

M. Philippe Bas, rapporteur. Monsieur le Premier ministre, je vous prie de bien vouloir m’excuser, mais vous avez utilisé un terme que je vous demande de retirer : il n’y a pas eu de consensus à l’Assemblée nationale !

J’ai bien noté les divisions qui ont opposé le Gouvernement au groupe majoritaire, puis les divisions des membres de ce groupe majoritaire entre eux. Il y a eu un compromis, ce qui n’est pas la même chose qu’un consensus… (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains.)

M. Didier Guillaume. Et les divisions entre Juppé, Sarkozy, Fillon ?

M. Philippe Bas, rapporteur. Quand bien même il y aurait eu un consensus à l’Assemblée nationale, je vous rappelle les règles de la révision constitutionnelle, qui sont sages, et selon lesquelles tous les pouvoirs publics constitutionnels doivent être d’accord : le Président de la République, qui prend l’initiative ; le Gouvernement, qui le lui propose et qui défend le texte ; l’Assemblée nationale, qui l’adopte ; le Sénat, qui, à son tour ou avant l’Assemblée nationale, selon qu’il est saisi en premier ou en second, adopte le projet de loi. Il y a donc là quatre institutions qui doivent se mettre d’accord et qui sont à égalité de droits.

M. Bernard Fournier. Très bien !

M. Philippe Bas, rapporteur. Ensuite, le Président de la République doit soumettre le texte, s’il est adopté en termes identiques, au référendum. C’est la règle de droit commun, mais, s’il ne souhaite pas faire souscrire le pays directement à la révision constitutionnelle, il peut y échapper en convoquant le Congrès, selon une formule subsidiaire et dérogatoire. Il lui appartient de choisir en fonction de la préférence qu’il manifeste.

Monsieur le Premier ministre, il s’agit non d’un pas que chaque camp doit faire en direction de l’autre, comme vous l’avez dit, mais d’un pas que chaque assemblée doit faire en direction de l’autre et que chacun des quatre pouvoirs publics constitutionnels doit faire en direction des autres.

En ce qui nous concerne, nous assumerons pleinement nos responsabilités, comme nous l’avons toujours fait, pour lutter contre le terrorisme avec plus d’efficacité et dans le respect de l’État de droit. (La plupart des membres du groupe Les Républicains se lèvent et applaudissent longuement – Applaudissements sur plusieurs travées de l'UDI-UC.)

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : projet de loi  constitutionnelle de protection de la Nation
Discussion générale

M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable.

Question préalable

M. le président. Je suis saisi, par Mme Assassi et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, d'une motion n° 1 rectifié.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi constitutionnelle, adopté par l’Assemblée nationale, de protection de la Nation (n° 395, 2015-2016).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.

La parole est à M. Pierre Laurent, pour la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. Pierre Laurent. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, si le groupe CRC vous demande aujourd’hui de voter la motion tendant à opposer la question préalable qu’il a déposée, c’est parce qu’il est grand temps de mettre un terme à ce sinistre débat sur la révision constitutionnelle qui n’a cessé, depuis quatre mois, d’abîmer la France et l’unité des Français.

Quatre mois perdus à tenter de justifier un projet de révision constitutionnelle…

M. Jean-Pierre Leleux. Ce n’est pas faux !

M. Pierre Laurent. … dont l’efficacité face aux menaces terroristes n’a cessé d’être contestée par les voix les plus illustres et les plus diverses, et dont la dangerosité pour nos libertés fondamentales a été amplement démontrée.

Quatre mois au cours desquels la Commission nationale consultative des droits de l’homme, qui s’est autosaisie du projet de révision constitutionnelle puisque le Gouvernement n’avait pas daigné l’en saisir, a rendu le 18 février dernier un avis unanime pour recommander « l’abandon pur et simple de la révision constitutionnelle ».

Cet abandon, nous vous demandons aujourd’hui de le voter pour sauver l’honneur de la République, mes chers collègues. N’oublions pas l’appel de Mme la garde des sceaux Christiane Taubira (Exclamations ironiques sur les travées du groupe Les Républicains.) à propos de la déchéance : « Souhaitons que la gauche n’ait pas à assumer d’avoir inscrit dans la Constitution une marque pareille. »

Quatre mois qui n’ont servi qu’à une chose : élargir le champ de manœuvres propice à toutes les confusions, tous les amalgames sur la nature des menaces et les moyens de les combattre, laissant toujours plus de place aux discours de haine.

Oui, mes chers collègues, revenons au plus vite au seul débat qui vaille : comment protéger les Français face aux menaces qui ont frappé notre pays en 2015 ? Comment agir dans le monde pour stopper l’engrenage des guerres qui nourrissent les logiques assassines ? Et stoppons cette machine à broyer nos principes de liberté, d’égalité et de fraternité que constituent la constitutionnalisation de l’état d’urgence et la déchéance de la nationalité !

Souvenons-nous des propos déjà prononcés par Marine Le Pen après les attaques perpétrées par Mohamed Merah : « Combien de Mohamed Merah dans les bateaux, les avions, qui chaque jour arrivent en France remplis d’immigrés ? » ; « Combien de Mohamed Merah parmi les enfants de ces immigrés non assimilés ? »

Ici même, mon collègue et ami Jack Ralite lui répondait par ces mots : « La peur s’est installée, ou plutôt a été installée. Comme le disait Franklin Roosevelt […] : “la seule chose dont nous devons avoir peur, c’est de la peur elle-même.” »

Ne cédons pas à l’idéologie de la peur et revenons au débat pour la protection de nos droits indissociables à la sûreté et à la liberté. Oui, ne cédons pas à la peur et à la haine qui viennent de brunir les urnes en Allemagne ou, plus près de nous, dans les travées d’un amphithéâtre de l’université Paris-Dauphine, qui ont libéré lundi soir un flot nauséabond fait d’amalgames et de rejets parce que la maire de Paris ose vouloir installer dans cet arrondissement de 170 000 habitants un centre d’hébergement d’urgence pour 200 personnes, le seul qui existerait dans cet arrondissement ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, ainsi que sur quelques travées du groupe socialiste et républicain.)

Oui, sortons au plus vite de ces dangereux chemins de traverse qui vous conduisent à vous disputer sur cette lugubre alternative : la déchéance pour tous, qui ouvre la voie à l’apatridie, ou la déchéance raciste pour les seuls binationaux.

L’année 2015 a été terrible pour la France. Nous avons subi des attaques terroristes meurtrières. Nous avons tous perdu un ami, un proche, une connaissance. Nous sommes tous concernés.

Ces attaques frappent beaucoup d’autres pays, et nous pensons à toutes les victimes à travers le monde. Mais nous pensons plus que jamais que le projet de révision constitutionnelle ne constitue en rien, bien au contraire, la réponse adaptée.

Avec l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution, en plus de l’article 16 et des dispositions de l’article 36 sur l’état de siège, la France serait l’un des seuls pays à étendre à ce point les pouvoirs exceptionnels du Président de la République, l’un des seuls dont la Constitution inclurait trois régimes d’exception dérogatoires aux libertés fondamentales.

Ce qui est visé, quoi que vous en disiez, c’est bien le recours possible à un état d’urgence permanent. Le vote de la loi relative au renseignement, la révision avancée du code de procédure pénale, la révision de notre doctrine d’emploi des forces armées sur le territoire national, confirmée ici même hier par le ministre de la défense, complètent la mise en place d’une nouvelle doctrine sécuritaire qui dessine un Patriot Act à la française, à l’opposé des assurances que vous donniez à la représentation nationale au lendemain des attentats de Charlie Hebdo. Vous vous êtes ralliés à ce que vous assuriez refuser.

La constitutionnalisation envisagée n’est pas la sécurisation juridique que vous prétendez. Elle consacre le recul des protections judiciaires de nos libertés, comme l’ont noté de nombreux magistrats et spécialistes de notre droit.

De ce point de vue, l’évolution des dispositions prévues sur la déchéance de nationalité nous inquiète au plus haut point. Outre leur caractère évidemment totalement inefficace en matière de lutte contre le terrorisme, elles entachent gravement notre loi fondamentale.

Alors que les dispositions légales relatives à la nationalité ne figurent pas dans la Constitution et relèvent toutes des articles 17 à 33 du code civil, qui précisent les différentes façons d’accéder à la nationalité française, de la perdre ou d’en être déchu, la nationalité entrerait donc dans la Constitution par la porte de sortie honteuse de la déchéance. Quel triste symbole pour tous ceux qui aiment la France ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

Quant à étendre la possibilité de déchéance à un délit « constituant une atteinte grave à la vie de la Nation », l’historien Patrick Weil a donné l’alerte à plusieurs reprises : « Étendre une sanction aussi grave à de simples délits, catégorie la plus vaste de notre droit pénal qui englobe notamment les délits d’opinion, c’est ouvrir la porte à ce qu’un jour, pour des raisons d’opinion politique, syndicale ou de divergence d’idées avec un pouvoir autoritaire, un Français puisse être déchu de sa nationalité. »

Quant à la déchéance pour les seuls binationaux, elle est indigne. Elle n’est que le masque d’un discours xénophobe, maniant l’amalgame entre terroriste et musulman.

N’oublions pas les paroles de Kateb Yacine : « À force de parler de Mohamed qui fut prophète, on oublie le Mohamed chômeur, le Mohamed sans logement, le Mohamed sans abri, le Mohamed sans travail…

M. Bruno Sido. Ce n’est pas vrai !

Mme Éliane Assassi. C’est le poète qui le dit !

M. Pierre Laurent. … et des milliers de Mohamed qui vivent comme des esclaves sous des régimes qui se réclament du prophète Mohamed. »

M. Pierre Laurent. Au lieu d’alimenter la chronique haineuse des boucs émissaires, parlons plutôt des moyens humains à donner au service public de protection des Français, et non des 300 000 emplois dans la fonction publique qu’il faudrait à nouveau supprimer. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

Parlons plutôt de nos responsabilités dans la recherche de la paix.

Parlons plutôt, comme vient de le faire Daniel Pennac, « des victimes de guerre ». Je le cite : « D’hommes et de femmes, d’enfants, qu’on bombarde, qu’on fusille, qu’on torture, qu’on terrorise, qu’on affame, dont on a détruit les villes, dont on a brûlé les maisons, qui ont déjà perdu un père, un frère, des parents, des amis. Nous devons parler des rescapés qui fuient sur des routes qui ne sont même plus des routes, pour sauver leurs vies qui ne sont presque plus des vies. Ce sont de ces gens-là que nous devons parler, n’est-ce pas ? De ces gens dont nous pourrions faire partie, qui pourraient être moi, toi, vous.

« Nous.

« Mais qui sont eux. » « Eux », dans le discours de bien trop de responsables politiques de notre pays ! (Mêmes mouvements.)

Que fait la France dans l’Union européenne face à la crise humanitaire sans précédent ? Le Liban, la Jordanie, la Turquie, la Grèce, l’Allemagne déploient des moyens sans commune mesure avec les nôtres pour accueillir des millions de réfugiés. Que fait la France ? Où est notre voix ?

Permettez-moi pour conclure de citer le poète palestinien Ashraf Fayad, mis à l’honneur à Paris ces jours-ci, en ce printemps des poètes :

« On dit que tu as bon espoir

« de réussir à voler

« et de défier le trône

« D’abroger les ablutions de la nuée »

Oui, pour que les nuées se dispersent à jamais, nous serions bien inspirés d’écouter la voix d’Ashraf Fayad, dont la peine vient d’être commuée, en Arabie Saoudite, d’une condamnation à mort en une peine de huit ans de prison et de 800 coups de fouet pour « apostasie », plutôt que celle du prince saoudien récemment décoré à Paris. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. Roger Karoutchi. Ce n’est pas nous…

M. Pierre Laurent. Oui, nous avons bon espoir que cette révision constitutionnelle, qui n’apporte aucune protection ou solution aux habitants et visiteurs de notre pays, soit abandonnée sans délai, car elle n’est digne ni de la France ni de ses valeurs.

Pour assurer la sécurité des Français et du monde, les sénatrices et les sénateurs du groupe CRC pensent qu’il y a une autre alternative que la déchéance de nationalité ou la mise en place de l’état d’urgence dans la Constitution ; ils vous demandent, mes chers collègues, de mettre un terme sans délai à l’examen de ce texte probablement sans avenir. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – M. Pierre-Yves Collombat applaudit également.)

(Mme Jacqueline Gourault remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE Mme Jacqueline Gourault

vice-présidente

Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?

M. Philippe Bas, rapporteur. Je voudrais rappeler à M. Pierre Laurent, et peut-être ainsi le rassurer, que la révision de la Constitution dont nous discutons ne comporte strictement aucune mesure nouvelle qui puisse être confiée au Gouvernement pour renforcer ses pouvoirs.

M. Charles Revet. Tout existe déjà !

M. Philippe Bas, rapporteur. C’est peut-être le paradoxe de cette révision constitutionnelle d’ailleurs,…

M. Pierre-Yves Collombat. Paradoxale, effectivement !

M. Philippe Bas, rapporteur. … puisque nous inscrivons dans la Constitution l’état d’urgence, mais que nous ne changeons rien à son périmètre.

Quant à la déchéance de nationalité, sujet auquel je tiens, elle existe déjà dans notre droit, mais elle est limitée aux seuls Français qui ont acquis pendant leur vie la nationalité française : il s’agit de l’étendre, extension qu’a soutenue la commission des lois. On aurait pu songer à l’étendre autrement,…

M. Philippe Bas, rapporteur. … mais le Gouvernement nous a dit toute son inquiétude s’il passait par la loi ordinaire. Il a souhaité l’inscrire dans la Constitution, et nous l’avons suivi.

En réalité, il ne s’agit pas de donner des moyens d’action supplémentaires au Gouvernement, ce qu’heureusement nous avons fait à plusieurs reprises par la loi ordinaire. Nous disposons ainsi d’un arsenal de mesures juridiques que le projet de loi qui reprend très largement les termes de la proposition de loi que j’ai eu l’honneur de présenter avec Michel Mercier et qui vient d’être adopté à l’Assemblée nationale a encore renforcé.

Ne nous trompons donc pas de débat. L’inscription dans la Constitution de l’état d’urgence n’induit pas de danger, mais introduit au contraire des garanties supplémentaires dont la commission des lois propose l’adoption.

De ce fait, monsieur Laurent, je sais que vous ne retirerez pas votre motion, mais j’invite notre assemblée à la rejeter pour que nous puissions discuter de ce texte et de toutes les avancées que la commission des lois a proposé d’y introduire. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe Les Républicains.)

Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Manuel Valls, Premier ministre. Monsieur le sénateur Pierre Laurent, j’ai entendu vos propos : je les respecte. J’ai également perçu votre passion et votre émotion.

Nous faisons face à une menace et à des attaques sans précédent. En 2015, plus de 140 de nos compatriotes ont été tués dans différents attentats. Quatre ont encore perdu leur vie en Côte d’Ivoire.

Je sais que, sur toutes les travées du Sénat comme sur tous les bancs de l’Assemblée nationale, comme, de manière générale, l’immense majorité des Français, vous, les élus, êtes rassemblés pour faire face à cette menace. Et le rôle du Gouvernement, sous l’autorité de Président de la République, est, bien sûr, de tout faire pour assurer la protection de nos concitoyens – je vais y revenir.

Le Président de la République a considéré, au lendemain des attentats du 13 novembre, qu’il fallait créer les conditions de cette unité. C’était le sens d’ailleurs de son adresse, devant le Congrès réuni le 16 novembre à Versailles, aux représentants de la Nation et, à travers eux, à tous nos compatriotes.

J’ai déjà eu l’occasion de le dire ici, après le 13 novembre, dans les quarante-huit heures qui ont suivi, nous ne savions pas comment les choses allaient se passer dans notre pays. Personne ne le savait. C’était la deuxième attaque que nous subissions, et elle était bien plus violente que celle que nous avions subie en janvier. Il y avait un choc, un choc terrible. Nous étions à quelques semaines des élections régionales. Nous sentions bien que la réaction ne pouvait pas être la même que celle que nous avions eue, collectivement, au mois de janvier, après les attentats contre Charlie Hebdo, contre cette policière municipale de Montrouge ou contre l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes.

Je pense que le Président de la République, par son intervention, par ses propositions – même si, bien sûr, chacun n’adhérait pas forcément à telle ou telle –, a créé ce 16 novembre les conditions de l’unité nationale. D’ailleurs, les parlementaires, presque tous, ont ressenti cela en se levant et en applaudissant le chef de l’État, qui, à ce moment-là, incarnait la nécessaire réponse face à l’attaque terroriste.

Mme Catherine Procaccia. « Incarnait » ? Il ne l’incarne plus ?

M. Manuel Valls, Premier ministre. Il y a plusieurs manières de répondre à une telle attaque, parmi lesquelles, bien sûr, les mesures de sécurité, mais le chef de l’État a estimé, et cela me paraissait aussi indispensable, qu’il fallait inscrire une partie de cette réponse dans la Constitution.

La constitutionnalisation de l’état d’urgence est un sujet majeur, plusieurs fois débattu, vous le savez. Elle a été demandée par le comité Vedel en 1993 et, je le rappelais il y a un instant, par le comité présidé par Édouard Balladur en 2008, sans qu’à l’époque cette proposition soit retenue. Dois-je ici à nouveau rappeler, comme je l’ai fait en d’autres lieux, le constat formulé par le comité Balladur ? Le comité s’étonnait que deux états de crise, celui de l’article 16 et l’état de siège, figurent dans la Constitution, tandis que le troisième, amené à être utilisé plus fréquemment sous la VRépublique – ça a été le cas – ne l'est pas.

Constitutionnaliser l’état d’urgence pour mieux garantir son encadrement par la loi fondamentale, dans le cadre de notre État de droit, oui, monsieur Laurent, c’est assurer davantage nos libertés !

Vient ensuite la question de la déchéance de la nationalité.

Je rappellerai uniquement que la déchéance de nationalité est une sanction républicaine. Créée en 1848, d’abord contre les esclavagistes, elle a été chaque fois utilisée ensuite avec le souci impérieux de punir les ennemis de la République : en 1915, en 1917, en 1927, en 1938, en 1945 ; plus récemment, en 1973, en 1993, en 1996, en 2006.

Je vous vois sourire, monsieur Laurent, parce que vous pensez à une autre période, mais cette période n’était pas la République. C’était Vichy, et, précisément, quand le général de Gaulle, en 1945, rétablit ces dispositions, il le fait au nom de la République. Puis il y a eu les lois de 2003 et de 2006.

Ce qu’affirme cette sanction, en négatif, c’est que le fondement de la République est le serment qui lui est chaque fois renouvelé. C’est cela, d’une certaine manière, la fraternité, car, la République en partage, ce n’est pas seulement le sang ni seulement le sol. Quand ce serment est brisé, cassé, parce que les armes ont été retournées contre la France, alors, oui, le lien est rompu, et il y a une logique à ce que l’on soit déchu de la nationalité.

Il ne s’agit pas de chercher des boucs émissaires, de mettre en cause tel ou tel. Un tel objectif peut, évidemment, exister dans l’esprit de certains, mais il n’est en aucun cas dans l’esprit des républicains.

C’est une décision très grave, et c'est la raison pour laquelle le Conseil d'État a estimé que la Constitution devait l’encadrer. Voilà le sens de ces mesures – même si elles soulèvent, bien sûr, beaucoup de questions.

L’autre réponse, monsieur Laurent, et c’est là qu’il y a, je vous le dis avec le plus grand respect, un manque de cohérence de votre part, est que ce n’est pas une nouvelle doctrine sécuritaire, un Patriot Act

Mme Éliane Assassi. Je ne suis pas américaine !

M. Manuel Valls, Premier ministre. Moi non plus, mais je veux rappeler, sans chercher la moindre excuse, que les Américains, quand ils ont adopté cette loi, qui a été critiquée et là-bas et en Europe, l’ont fait quelques jours, quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001. Nous avons toujours, notamment quand il s’agit des Américains, une grande propension à juger rapidement. Les États-Unis n’en restent pas moins une très grande démocratie. Je ne défendrai jamais cette loi, mais je veux le rappeler : elle est intervenue après les attentats du 11 septembre.

Eh bien, nous, nous avons fait un choix différent. Vous parlez de nouvelle doctrine sécuritaire : non ! Par respect de la Constitution et de l’État de droit, chaque fois, ce choix, nous l’avons fait devant le Parlement. Je me permets de rappeler que j’ai présenté la première des deux lois antiterroristes ici, au Sénat, tirant d’ailleurs les leçons de Toulouse et de Montauban – je ne prononce jamais le nom des terroristes –, sur la base du travail qui avait déjà été engagé par le précédent gouvernement.

M. Michel Mercier. C’est vrai !

M. Manuel Valls, Premier ministre. Ont ainsi été adoptées en 2012, par mes soins et avec le soutien de l’immense majorité des sénateurs comme des députés, la loi relative à la sécurité et à la lutte antiterroriste, puis, en 2014, avec Bernard Cazeneuve, la loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, parce que nous devons être capables d’évoluer, face, par exemple, à la place qu’internet a prise dans les attaques contre la France et d’autres pays.

Nous avons fait adopter une loi relative au renseignement, pour lequel nous n’avions pas de cadre juridique. Comme la plupart de vos amis, pas plus que les autres de ces lois, vous n’avez voté celle-ci, alors qu’elle garantit, elle aussi, les droits fondamentaux et a, bien sûr, reçu l’aval du Conseil constitutionnel. Sur le seul point qui avait été censuré, une autre loi sur le renseignement, rédigée sur la base d’une proposition de loi, a été adoptée.

Vous avez cité la loi sur la procédure pénale, mais soyez complet : entamé par l’ancienne garde des sceaux, le travail sur ce texte se poursuit aujourd'hui avec Jean-Jacques Urvoas. Adoptée elle aussi par l’Assemblée nationale à une très large majorité, cette loi va venir ici au Sénat. Elle rejoint de nombreuses propositions qui ont été formulées par les sénateurs Philippe Bas et Michel Mercier. C’est en effet dans le consensus ou en tentant de rassembler le plus largement possible qu’il faut avancer au fil des compromis, et ce dans le respect du droit des libertés par le juge, qu’il soit judiciaire ou administratif.

Sur ces questions-là, je pense que nous pouvons cheminer ensemble sans nous accuser mutuellement de mettre en cause la République.

Vous avez raison sur un point : nous devons être très attentifs. Mais, je vous le dis franchement, en rappelant les mots des uns et des autres, c’est à tort, me semble-t-il, que vous renvoyez en permanence la responsabilité de la situation vers l’islam, comme si cette religion en portait la seule responsabilité. Oui, l’islam a une responsabilité importante, celle de marquer le plus clairement et le plus nettement possible la différence entre l’islam, tel qu’il est pratiqué en France par l’immense majorité de nos concitoyens, et celui qui est pratiqué par ceux qui s’en réclament pour commettre ces attentats et ces actes particulièrement odieux.

Moi, je ne présente pas, au nom du Gouvernement, une loi de révision constitutionnelle qui contiendrait des moyens variables en fonction de la religion de tel ou tel. Cette loi, je la défends pour protéger tous les Français, parce que ceux qui ont été attaqués, ceux qui ont été tués à Paris le 13 novembre étaient de toutes les confessions. Ils pratiquaient toutes les religions, ils appartenaient à toutes les générations et ils étaient de toutes les couleurs !

Monsieur Pierre Laurent, je suis aussi républicain que vous ! Je suis aussi attaché que vous à la République, à la démocratie, aux droits fondamentaux de mon pays ! Je suis aussi attaché à la gauche que vous et je suis autant de gauche que vous ! (Exclamations ironiques sur les travées du groupe CRC.)

M. Manuel Valls, Premier ministre. Je n’accepterai donc aucune leçon dans ce domaine-là ! (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain.) Je n’accepterai aucune leçon, parce qu’il est trop facile de monter à la tribune du Sénat pour y délivrer des leçons sur la sécurité des Français sans voter aucune loi destinée à protéger nos compatriotes ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

Mme Éliane Assassi. Ce ne sont pas des leçons ! C’est un point de vue !

Mme la présidente. La parole est à M. Christian Favier, pour explication de vote.

M. Christian Favier. Je ne saurais reprendre ici en deux minutes trente tout l’argumentaire développé par mon collègue Pierre Laurent, que je partage. Il n’y a pas lieu en effet de délibérer sur ce projet de loi constitutionnelle, pour deux raisons essentielles.

Je considère que la réforme de la Constitution qui nous est proposée est inutile pour notre sécurité et grave pour notre démocratie.

Par-delà tous les discours et les différents avis qui s’expriment légitimement, il faut, me semble-t-il, revenir à l’essentiel, qui consiste à nous demander quelle est l’utilité du texte qui nous est proposé aujourd’hui. Or, on le sait, il n’est pas nécessaire d’inscrire l’état d’urgence dans notre Constitution, car, comme nous venons d’en faire l’expérience, nos lois nous ont permis de prendre sans difficulté les mesures indispensables face à la situation dramatique que nous venons de subir. Rien dans ce qui nous est proposé aujourd’hui ne renforcera nos capacités à combattre le terrorisme.

Il est tout autant inutile d’inscrire la déchéance de nationalité dans notre Constitution, car chacun reconnaît que cette mesure, qui n’est nullement dissuasive, sera totalement inefficace.

De plus, par-delà leur inutilité, ces deux modifications constitutionnelles sont également dangereuses pour notre République.

L’inscription de l’état d’urgence laisse penser que notre État de droit serait un frein à notre combat contre le terrorisme, alors que, au contraire, il faut le réaffirmer, c’est la liberté qui est notre meilleure arme pour garantir notre sécurité face au fanatisme djihadiste. Notre République ne peut combattre ceux qui l’attaquent en renonçant à ses valeurs.

Il est également dangereux pour notre République d’inscrire dans sa Constitution la déchéance de nationalité, pour certains Français binationaux, comme le propose le texte de la commission des lois, car c’est remettre en cause l’un de ses fondements essentiels : l’égalité de tous les citoyens.

Pour toutes ces raisons, essentielles à nos yeux, je me prononce en faveur de l’adoption de la motion tendant à opposer la question préalable et contre cette réforme qui divise notre peuple au lieu de le rassembler. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

Mme la présidente. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, pour explication de vote.

M. Pierre-Yves Collombat. Vous vous en doutez bien, les membres du RDSE ont des positions diverses face à cette motion tendant à opposer la question préalable. Pour ma part, je n’interviendrai qu’au nom de ceux qui la voteront. S’y ajouteront, je pense, par l’esprit, ceux qui ne la voteront pas, non parce qu’ils sont contre ce que je vais dire, mais parce qu’ils estiment qu’il faut débattre. C’est un peu la position qui a été exprimée tout à l’heure.

Face à un danger grave, qu’est-on en droit d’attendre d’un gouvernement démocratique ? Eh bien, qu’il prenne des mesures efficaces pour faire cesser le péril en réduisant au strict minimum, dans le temps comme en intensité, les mesures réduisant les libertés publiques et privées.

La constitutionnalisation de l’état d’urgence et celle de la déchéance de nationalité, telle qu’elle nous revient de l’Assemblée nationale, est-elle de ce type ? Ma réponse est clairement non ! Non, parce qu’elle n’ajoute aucune arme nouvelle significativement plus efficace à l’arsenal dont nous disposons déjà pour lutter contre le terrorisme.

J’en viens à l’état d’urgence, qui a été proclamé, puis prorogé par deux fois. Le ministre de l’intérieur ici présent nous a expliqué à plusieurs reprises par le menu l’important bénéfice qu’en ont tiré les services de sécurité tout en précisant dans le même temps que les accrocs aux libertés publiques et personnelles ont été aussi rares que rapidement corrigés.

Comme l’indiquait, dès janvier 2016, dans son excellent rapport, la commission de suivi de l’état d’urgence de l’Assemblée nationale, alors présidée par l’actuel garde des sceaux, l’intérêt essentiel de la proclamation de l’état d’urgence tient à l’effet de surprise ainsi créé, effet rapidement épuisé. Je le cite : « Arrêter l’état d’urgence ne sera pas synonyme de moindre protection car en réalité l’essentiel de l’intérêt de ce que l’on pouvait attendre de ces mesures semble, à présent, derrière nous. […] De fait, l’effet de surprise s’est largement estompé et les personnes concernées se sont pleinement préparées elles aussi à faire face à d’éventuelles mesures administratives. Ces phénomènes d’extinction progressive de l’intérêt des mesures de police administrative se lisent d’ailleurs dans les chiffres, qui montrent bien plus qu’un essoufflement. »

Quant à la déchéance de nationalité, comme l’ont souligné Robert Badinter, Pierre Joxe, Patrick Weil, Pierre Rosanvallon et de nombreux autres, elle est déjà possible par la simple application du code civil, éventuellement au prix de modifications identiques à celles que rendrait nécessaires la loi qu’on nous demande.

Qui peut croire que l’on « terrorisera les terroristes » potentiels en les menaçant de les déchoir d’une nationalité qu’ils exècrent ?

Rarement la question préalable n’aura été aussi justifiée : il n’y a pas lieu de débattre, puisque les moyens juridiques dont nous disposons déjà permettent d’atteindre les objectifs du projet de loi constitutionnelle du Gouvernement. J’ai cru comprendre que telle était sensiblement la position du président de la commission des lois, qui en tire toutefois des conclusions pratiques différentes. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – M. Robert Hue applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. François Zocchetto, pour explication de vote.

M. François Zocchetto. Je me bornerai à faire deux remarques pour expliquer l’opposition de notre groupe à cette motion.

D’abord, la lutte contre le terrorisme implique bien évidemment une réaction, y compris sur le plan législatif. Je ne vois donc pas pourquoi nous nous priverions de débattre.

Ensuite, le Sénat ne va quand même pas se priver de son rôle de constituant sur un sujet aussi important. Au nom de quoi devrions-nous laisser à l’Assemblée nationale le rôle unique de modifier éventuellement la Constitution ? Nous aussi nous voulons débattre ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC.)

Mme la présidente. La parole est à M. Bruno Retailleau, pour explication de vote.

M. Bruno Retailleau. Sans aucune surprise, mon groupe rejettera la motion, pour les raisons largement et excellemment développées par Philippe Bas, que j’aurai, avec quelques autres, l’occasion de développer à mon tour tout à l’heure. (Applaudissements sur quelques travées du groupe Les Républicains.)

Mme la présidente. Je mets aux voix la motion n° 1 rectifié, tendant à opposer la question préalable.

Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi constitutionnelle.

En application de l'article 59 du règlement, le scrutin public ordinaire est de droit.

Je rappelle également que l’avis de la commission est défavorable, de même que celui du Gouvernement.

Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.

Le scrutin est ouvert.

(Le scrutin a lieu.)

Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.

(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)

Mme la présidente. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 178 :

Nombre de votants 342
Nombre de suffrages exprimés 341
Pour l’adoption 23
Contre 318

Le Sénat n’a pas adopté.

Discussion générale (suite)

Question préalable
Dossier législatif : projet de loi  constitutionnelle de protection de la Nation
Contribution du groupe CRC à la discussion générale

Mme la présidente. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Michel Mercier. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC.)

M. Michel Mercier. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, monsieur le garde des sceaux, monsieur le ministre de l’intérieur, mes chers collègues, je voudrais essayer de répondre à deux questions.

La première me semble essentielle : faut-il réviser la Constitution ? Si la réponse est positive, que faut-il y inscrire ?

Comme il vient d’être dit, une loi relative à l’état d’urgence existe déjà. D'ailleurs, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, vous vous en servez tous les jours : c’est la loi de 1955, modifiée en novembre dernier. Le Conseil constitutionnel a indiqué que les principales mesures mises en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence – les perquisitions ou les assignations à résidence – n’étaient pas contraires à la Constitution. Nous avons donc un instrument législatif efficace.

S’agissant de la perte ou de la déchéance de la nationalité, les articles 23-7 et 25 du code civil vous donnent les moyens d’agir. Vous nous avez rappelé, monsieur le Premier ministre, que vous-même et le ministre de l’intérieur aviez pris, à plusieurs reprises, des décrets après avis conforme du Conseil d’État pour prononcer des déchéances de nationalité. Nous avons donc là aussi les outils législatifs.

Mes chers collègues, ne sommes-nous que des législateurs aujourd'hui ? Si tel est le cas, M. Badinter a raison : il suffit de modifier d’un mot l’article 25 du code civil. Or, sur proposition du Gouvernement, le Président de la République ayant fait un choix, nous sommes une partie du pouvoir constituant.

Si l’on se place de ce point de vue, il est évident que ce ne sont pas les lois, prises une par une, dont il nous faut parler. Le ministre de l’intérieur a devant lui le code civil, qui compte plusieurs milliers d’articles. Je pense que tous sont conformes à la Constitution. Ce n’est donc pas la question de la conformité de la loi à la Constitution qui se pose. Nous avons à nous demander s’il faut encadrer des mesures particulièrement graves par la Constitution. Faut-il construire un cadre dans lequel s’exerceront les pouvoirs que l’État doit mettre en œuvre en période exceptionnelle ? Faut-il construire un cadre dans lequel les pouvoirs publics prononceront, d’une façon ou d’une autre, la déchéance de nationalité ? C’est à ces questions que nous devons d’abord répondre.

Je pense que ces mesures sont suffisamment graves et lourdes de conséquences pour les libertés publiques pour que nous répondions : oui, il faut réviser la Constitution ! C’est en tout cas la raison qui me fait accepter d’entrer dans ce processus. Nous devons construire un cadre pour préserver les libertés et faire en sorte que le législateur agisse dans ce cadre. Je suis sûr que tous les républicains seront d’accord avec moi.

Réviser la Constitution est la seule hypothèse dans laquelle le Sénat dispose d’un pouvoir égal à celui de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle, monsieur le Premier ministre, que c’est un pouvoir constitutionnel complet.

M. Manuel Valls, Premier ministre. Je le sais bien !

M. Michel Mercier. Je n’en doute pas, monsieur le Premier ministre, toutefois, il faut non seulement le savoir, mais surtout mettre en pratique ce principe, ce qui est plus difficile ! (Sourires.)

Dans ce cadre institutionnel, le Sénat se doit de prendre ses responsabilités de constituant. C’est extrêmement important. Imaginez seulement que l’une des deux assemblées, amenée à se prononcer sur une révision constitutionnelle, décline sa responsabilité, prétende ne rien faire et laisse l’autre assemblée agir à sa guise ! On ne peut avancer en marchant sur une seule jambe : l’enjeu de la révision constitutionnelle est trop grave et c’est à nous aussi de participer à la construction d’une telle réforme. (Applaudissements sur quelques travées de l'UDI-UC.)

Le système bicaméral, monsieur le Premier ministre, exige un accord, un consensus entre les deux assemblées. Tout à l’heure, vous avez fait montre à notre encontre d’un certain sens de la provocation, que l’on admet bien volontiers. Je vous répondrai pour ma part sans provocation, mais en restant pleinement conscient de vos devoirs constitutionnels.

Il est tout à fait normal que l’Assemblée nationale ait apporté sa réponse au problème posé. Il est de même tout à fait normal que le Sénat apporte la sienne. Dès lors, c’est à vous, monsieur le Premier ministre, qui, en tant que chef du Gouvernement, avez proposé au Président de la République la réforme constitutionnelle que nous examinons, qu’il appartient de construire le consensus si vous voulez que le Congrès se réunisse. En effet, c’est votre rôle constitutionnel. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.) Quant à nous, nous souhaitons aller à Versailles pour plusieurs raisons.

Par ailleurs, il serait bon, monsieur le Premier ministre, que le projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature, qui a été adopté par le Sénat en 2013, voit le jour. M. le garde des sceaux nous a annoncé son inscription très prochaine à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. Le 5 avril !

M. Michel Mercier. En effet, si nous adoptons le projet de loi de réforme pénale – et nous le ferons –, qui renforce considérablement les pouvoirs du parquet et doit ainsi nous permettre de sortir de l’état d’urgence, il faut en retour que le parquet soit irréprochable.

Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission des lois. Absolument !

M. Michel Mercier. Nous attendons donc, monsieur le Premier ministre, que vous construisiez ce consensus. Vous ne pouvez pas nous dire : l’Assemblée a pris position, alignez-vous ! En toute honnêteté, nous aligner, nous ne savons pas le faire ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.) À titre personnel, je ne serais pas centriste si je savais m’aligner ! (Rires sur les mêmes travées.) Or je suis centriste jusqu’au plus profond de moi-même. Dès lors, monsieur le Premier ministre, ne l’espérez pas !

Quoi qu’il en soit, si vous voulez que nous participions à l’élaboration d’un consensus, c’est là encore à vous qu’il appartient d’en décider.

Alors, si nous voulons avancer, que faut-il faire figurer dans cette révision constitutionnelle ?

Il ne faut pas y mettre ce qui relève de la loi. Celle-ci doit se conformer à la Constitution, mais elle est faite pour s’adapter au temps. La Constitution, en revanche, sert à affirmer des valeurs permanentes de la République. Il s’agit donc, non pas d’introduire telle ou telle disposition pratique dans la Constitution, mais bien de fixer le cadre dans lequel le Parlement et le Gouvernement peuvent prendre les mesures exigées par les circonstances.

La question de l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution est en fin de compte assez simple. Je voudrais d’abord souligner que, depuis que l’état d’urgence a été mis en œuvre par le Président de la République et prorogé, à deux reprises, par le Parlement, un vrai contrôle en a été exercé par le Conseil d’État et, plus largement, par le juge administratif. Le Conseil d’État a affiné sa jurisprudence en matière de contrôle. En particulier, le juge des référés du Conseil d’État a montré qu’il allait jusqu’au bout du pouvoir que la loi lui donne : il a en effet reconnu, en quelque sorte, un droit à l’audience pour toutes les personnes affectées par des mesures spécifiques prises dans le cadre de l’état d’urgence.

Néanmoins, c’est le rôle de la Constitution d’organiser les relations entre les pouvoirs publics et de déterminer ce que fait le Parlement, le Gouvernement et comment cela fonctionne. Et c’est ce que le rapporteur propose d’inscrire dans la Constitution : on ne va pas évoquer les perquisitions, les assignations à résidence, on va parler des relations des pouvoirs publics entre eux. Tout cela doit se faire en respectant la compétence de l’autorité judiciaire. En un mot, réformer la Constitution, c’est accorder des garanties, veiller à ce que les libertés publiques, dans les temps de crise, soient respectées plus encore que d’habitude, et c’est notre réponse aux terroristes. Oui, on combat le terrorisme, mais avec les armes de la démocratie et pas n’importe comment. Tel est le sens profond, selon moi, de la révision constitutionnelle. Il s’agit non pas d’inscrire dans la Constitution la loi, ce qui n’aurait pas de sens, mais de déterminer nos valeurs, les règles dans le cadre desquelles on combattra le terrorisme.

Pour ce qui est de la nationalité, la question paraît plus complexe, mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas, surtout si chacun va au bout de sa vérité.

Quels problèmes sont posés par la déchéance ou la perte de nationalité ? J’emploie ces deux termes, car, dans un certain nombre d’arrêts, le Conseil d’État a indiqué que les deux notions revenaient au même.

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. Non !

M. Michel Mercier. On peut tout à fait ne pas en convenir, monsieur le garde des sceaux, dans la mesure où chacune est détaillée dans une section spécifique du code civil, sections que je connais assez bien.

En fait, deux grands problèmes se posent : la relation entre les personnes et l’État, puis la relation entre l’État et les personnes. La nationalité se trouve au croisement du droit public et du droit privé, des questions personnelles et du rôle souverain de l’État. Pour ce qui concerne l’apatridie et sa prévention – c’est sur ce point que je fonderai mes positions –, nos textes ne comportent peut-être pas un principe général, mais il existe un usage républicain constant.

Ainsi, aux termes de l’article 23-7 du code civil, une personne qui se montre déloyale vis-à-vis de l’État dont elle est le national peut perdre la nationalité de cet État si elle a la nationalité d’un autre État : il n’y a donc pas d’apatridie possible !

Aux termes de l’article 25 du même code, si quelqu’un a été condamné pour un crime ou un délit grave portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, il peut être déchu de sa nationalité à la condition que cette déchéance n’ait pas pour résultat de le rendre apatride. Cette disposition résulte de la loi du 16 mars 1998, défendue par Mme Guigou.

On peut donc constater un continuum dans notre droit, un principe républicain essentiel.

Le texte qui nous est présenté aujourd’hui ne comporte rien d’autre. Voilà pourquoi il vous serait facile, monsieur le Premier ministre, de construire avec nous ce consensus. Vous nous affirmez qu’on réglera le problème par la ratification future d’une convention internationale qui devrait peut-être permettre un certain flou.

Toutefois, pour parvenir au résultat que vous appelez de vos vœux, il faudrait que quelqu’un propose d’enlever des articles 23-7 et 25 du code civil l’interdiction de créer des apatrides en cas de perte ou de déchéance de la nationalité. Je reste persuadé que quiconque proposera cela n’est pas encore né !

Ce principe de prévention de l’apatridie existe dans notre droit : autant le dire clairement. En effet, ce n’est pas la ratification d’une convention internationale qui changera quoi que ce soit. Aujourd’hui, les seules obligations qui s’imposent à nous en matière de prévention et d’interdiction de l’apatridie sont des règles de droit interne, non des règles de droit international : nous n’avons encore ratifié aucune convention internationale qui nous interdirait de faire des apatrides.

J’évoquerai à présent un second point, peut-être moins important, mais à coup sûr plus symbolique. Il s’agit de savoir comment prononcer la déchéance et qui doit le faire.

Vous nous expliquez, monsieur le Premier ministre, que ce sera une sorte de peine complémentaire, annexe à une condamnation pénale définitive, et qui sera prononcée par le juge judiciaire.

Pour ma part, je ne partage pas ce sentiment. Selon moi, l’État, ou plutôt le pouvoir exécutif – je n’ignore pas que l’autorité judiciaire aussi représente l’État –, quand il octroie au citoyen la nationalité française, lui accorde en même temps sa protection.

Michelet a clairement exprimé cette idée, quoique d’une façon quelque peu romantique.

M. Didier Guillaume. Ça fait du bien, le romantisme ! (Sourires.)

M. Michel Mercier. Nous nous souvenons tous de cette phrase : « Français de toute condition, de toute classe et de tout parti, retenez bien une chose, vous n’avez sur cette terre qu’un ami sûr, c’est la France. » Voilà le sens de la nationalité !

C’est pourquoi on ne peut ôter la nationalité par une décision prise, après la condamnation, lors d’une audience supplémentaire d’une cour d’assises spéciale. Non, c’est bien le Premier ministre, par décret pris après avis conforme du Conseil d’État, qui doit prendre cette décision : il s’agit en effet d’une position forte et essentielle.

Pas d’apatridie !

Hannah Arendt expliquait que l’apatridie permettait les atteintes les plus graves aux droits fondamentaux des individus. Nous n’irons pas jusque-là ! Respecter le pouvoir exécutif, qui protège les citoyens, constitue aussi selon moi une piste qu’il faut creuser.

Voilà, mes chers collègues, les raisons pour lesquelles la majorité des membres de mon groupe et moi-même voterons les propositions que nous a faites M. Philippe Bas, au nom de la commission des lois. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Éliane Assassi. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

Mme Éliane Assassi. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, les attaques que notre pays et notre peuple ont subies aux mois de janvier et de novembre 2015 ont été d’une rare violence. Cette violence barbare et les images d’un Paris meurtri et atteint en son cœur resteront à jamais gravées dans nos mémoires. Nos pensées vont aujourd’hui encore vers les familles endeuillées et vers celles et ceux qui pansent toujours leurs plaies.

Chaque jour, chaque semaine, cette violence affecte d’autres pays : la Côte d’Ivoire, de nouveau la Turquie et hier la Belgique. Cette violence, souvent vécue en direct par nos compatriotes, est profondément anxiogène.

Elle est pourtant réelle et elle a un nom : Daech, avec des groupes fanatisés qui ont fait de la mort leur outil de propagande le plus efficace ; Daech, qui porte la responsabilité de la vague de violence à laquelle est confrontée une partie croissante du monde.

Cet islamisme radical n’est pas apparu sans raison historique. Il ne se développe pas sans soutien. Agiter la peur sans expliquer la source du mal ni proposer une feuille de route pour mettre fin à cette crise du Proche et du Moyen-Orient qui déteint aujourd’hui sur le continent africain est inefficace et, à terme, dangereux pour la démocratie.

La présente révision constitutionnelle n’apporte aucune réponse à la crise internationale qui risque d’embraser cette région ; elle est à mille lieues d’une réponse à l’écho que trouve le fanatisme religieux auprès d’individus souvent exclus, sans repères culturels et en quête d’une reconnaissance que personne jusqu’à présent ne leur a offerte.

Monsieur le Premier ministre, il faut bien le reconnaître, le débat que vous avez relayé avec ardeur évolue aujourd’hui en pleine confusion.

Dans un premier temps, sous le choc des événements, les habitants de notre pays ont soutenu des dispositions dont ils ne maîtrisaient pas forcément les tenants et les aboutissants, tant leur complexité est indéniable. À l’heure actuelle, ils se sont détournés de votre projet, lassés par tant de manœuvres politiciennes.

Finalement, monsieur le Premier ministre, qui veut aujourd’hui de votre projet de loi constitutionnelle ?

Mes chers collègues, les deux principaux articles de ce texte peuvent paraître sans point commun. Néanmoins, ils partagent le même ADN. Ils ont en commun la peur que j’évoquais voilà un instant : pour ce qui concerne l’article 1er, la peur du quotidien et de la menace annoncée, sinon martelée ; s’agissant de l’article 2, la peur de l’autre.

Nous débattons aujourd’hui de cette révision constitutionnelle alors même que, depuis 1986, plus de vingt lois censées protéger notre pays contre le terrorisme ont été adoptées. Quelles ont a été leur efficacité, leur utilité à terme ?

L’inefficacité et l’inutilité sont deux reproches qui sont souvent sur les lèvres des nombreux détracteurs de votre projet de loi constitutionnelle, monsieur le Premier ministre. Or ces détracteurs sont présents sur toutes nos travées, y compris sur celles de votre propre parti.

Peut-être, avant de vous précipiter, dans un contexte peu propice à la réflexion, aurait-il fallu écouter, consulter, comprendre et sans doute raisonner « dans le silence des passions », comme le recommandait Jean-Jacques Rousseau.

Le premier article de votre texte, monsieur le Premier ministre, procède à la constitutionnalisation de l’état d’urgence.

La justification que vous en avez donnée, celle de la sécurisation d’un état d’exception, a vite été balayée par la plupart des observateurs et des professeurs de droit constitutionnel. Devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, vous avez même, si je puis me permettre, vendu la mèche, en déclarant : « Conférer une base constitutionnelle à l’état d’urgence, c’est consolider les mesures de police administrative définies par la loi de 1955. »

Le professeur Olivier Beaud, auditionné par la commission des lois, l’a affirmé sans ambages : « La constitutionnalisation n’est pas innocente : loin d’encadrer les conditions de l’état d’urgence, elle permet d’aller plus loin dans la répression et aggrave les atteintes aux libertés. »

En résumé, l’intégration de l’état d’urgence dans la Constitution couperait l’herbe sous le pied à d’éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité ou à d’autres recours en le plaçant au sommet de la hiérarchie des normes. En dehors de ce double objectif – affichage d’un volontarisme sécuritaire et sanctuarisation constitutionnelle –, cette disposition s’avère inutile.

À deux reprises, en 1985 et en 2015, le Conseil constitutionnel a estimé que l’article 34 de la Constitution permettait la mise en place d’un tel état d’exception. Monsieur Bas, vous qui êtes président de la commission des lois et rapporteur sur ce texte, avez longuement démontré la reconnaissance multiple de la conformité à la Constitution de l’état d’urgence. Néanmoins, vous avez conclu votre démonstration, de manière sibylline, par ces mots : « À l’évidence, cela éclaire d’un jour nouveau le projet de révision constitutionnelle, qui ne peut s’autoriser d’une nécessité impérieuse tirée des exigences de la lutte contre le terrorisme, les moyens légaux à la disposition du Gouvernement dans le cadre de l'état d'urgence ayant été consolidés par le juge constitutionnel. »

Avec vous, monsieur le rapporteur, je m’interroge sur la volonté du Gouvernement de faire valider par anticipation, du point de vue constitutionnel, une extension du champ de l’état d’urgence, extension comprise dans l’avant-projet d’application des dispositions constitutionnelles relatives à l’état d’urgence.

En revanche, je ne vous suis plus du tout quand, après avoir démontré avec un brio certain l’inutilité, voire le danger, de l’article 1er du présent projet de loi constitutionnelle, vous justifiez en fin de compte son adoption au nom du respect de l’unité nationale. Votre affection bien connue pour les libertés publiques et leur respect semble stoppée par une exigence démagogique et, surtout, par le point de vue que vous partagez avec le Gouvernement quant à la nécessité d’affirmer l’ordre libéral dans notre pays. (Exclamations amusées sur les travées du groupe Les Républicains.)

Sur les dispositions mêmes de l’article 1er, je ferai quelques brèves remarques.

Un point important, que j’ai mentionné lors de l’une des auditions de la commission des lois, n’a pas, me semble-t-il, été approfondi : pour la première fois, l’ordre public trouve sa place dans le corps même de la Constitution, et ce sans aucune qualification. Le respect de la jurisprudence constitutionnelle aurait pour le moins exigé que soit mentionné que tout en assurant le respect de l’ordre public, l’État doit respecter les libertés publiques.

La proposition de la commission des lois de réintroduire le juge judiciaire dans ce dispositif est un pas dans le bon sens. Elle ne peut néanmoins combler l’absence de toute référence écrite au nécessaire respect des libertés.

La référence au « péril imminent » comme élément déclencheur de l’état d’urgence a toujours frappé par son imprécision. Son inscription dans la Constitution renforce encore ce sentiment : la comparaison avec les pouvoirs exceptionnels prévus à l’article 16 est révélatrice. Ces derniers ne peuvent être déclenchés que dans des conditions très précises, alors que l’état d’urgence a un caractère de mesure d’exception préventive très aléatoire et donc arbitraire.

L’état d’urgence n’a pas sa place dans la Constitution, car il est une arme mal définie et donc dangereuse aux mains du pouvoir exécutif. Il doit demeurer à sa place dans la hiérarchie des normes.

Faut-il rappeler que les constituants de 1958 n’ont pas cru bon d’intégrer dans leur rédaction la loi de 1955 et l’état d’urgence qu’elle créait ?

Je souhaite par ailleurs évoquer le contrôle parlementaire ainsi que la durée de l’état d’urgence. Comme nous l’avons indiqué le 20 novembre 2015 et encore le 9 février dernier, un véritable contrôle parlementaire doit conférer aux assemblées le pouvoir d’interrompre cet état d’exception.

Nous estimons que ce droit doit être expressément prévu dans la Constitution. Il ne doit pas, en outre, être accordé aux seules majorités parlementaires. Les groupes minoritaires et d’opposition doivent pouvoir proposer l’interruption de l’état d’urgence : cela me semble crucial pour l’exercice de la démocratie. Nous proposerons en conséquence des amendements en ce sens.

Enfin, il nous paraît nécessaire d’interdire toute révision constitutionnelle durant une telle période, qui assure au pouvoir exécutif des pouvoirs plus considérables encore qu’en temps normal.

Mes chers collègues, c’est regrettable, mais l’état d’urgence est dans l’air du temps. Nos sociétés n’évoluent pas vers plus de démocratie. La violence sociale et la violence économique sont là. Les puissants ont besoin de garder les mêmes pouvoirs. Faciliter la mise en œuvre de l’état d’urgence, voire rendre celui-ci permanent, répond à cette exigence.

Nous légiférons non pas pour les semaines à venir, mais pour des décennies. Méditez ce point avant de voter l’article 1er.

L’autre enjeu, c’est la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité. Monsieur le Premier ministre, cette proposition, qui a pris au dépourvu tous les parlementaires réunis en Congrès le 16 novembre dernier, à commencer par vos propres amis, ainsi que vos propres ministres, a occupé le débat politique durant des semaines pour aboutir à une confusion totale qui préfigure, je l’espère, sa disparition pure et simple.

L’annonce de François Hollande plaçait la nationalité au cœur du débat sur le terrorisme. C’était pour vous et pour beaucoup d’autres une terrible erreur, car l’exigence pour la France meurtrie par les attentats était le rassemblement et certainement pas la division.

Au Congrès, le chef de l’État n’a pas évoqué la constitutionnalisation de cette mesure. Pourquoi avoir opté pour cette solution lourde de conséquences ? Monsieur le Premier ministre, quelle était la motivation d’une telle décision qui tourne le dos aux valeurs républicaines et aux valeurs de la gauche ?

Introduire dans la Constitution la question de la nationalité, c’est s’inscrire dans les pas de la droite qui, en 1993, a réintroduit la déchéance dans le code civil. Est-ce à la gauche, que vous affirmez représenter, d’agir ainsi ?

Monsieur le Premier ministre, qu’avez-vous recherché ? Un coup politique ? Cela n’a duré qu’un temps, et vous le savez bien. Aujourd’hui, le débat politique est ailleurs, avec la formidable mobilisation contre le projet de loi de destruction du code du travail. S’agit-il de faire peur aux terroristes ? Ce n’est pas sérieux, et vous le savez bien également. Ces fanatiques brûlent leur passeport et assez souvent se détruisent eux-mêmes en commettant leurs folles attaques.

Vous avez indiqué à l’Assemblée nationale vouloir poursuivre « un objectif très concret : éloigner durablement de notre territoire les individus dangereux constituant une menace avérée. » Cet argument démagogique s’écroule devant l’argumentation serrée de M. Badinter lui-même. L’ancien garde des sceaux et ancien président du Conseil constitutionnel l’explique simplement : « Les terroristes survivants, arrêtés, car la déchéance concerne les criminels, seront condamnés à de très lourdes peines de sûreté et demeureront de ce fait sur le sol national, en prison. »

En fin de compte, monsieur le Premier ministre, l’objectif est-il d’« offrir » à d’autres pays ces terroristes ? Refusons-nous d’assumer ce que finalement, vous devez l’admettre, notre société a enfanté ?

La raison – peut-être la seule en dehors toujours de ce regrettable souci d’affichage et de communication – est la nécessité de passer outre un principe fondamental des lois de la République rappelé par le Conseil d’État, celui-ci interdisant de déchoir les Français de naissance de leur nationalité. En effet, par rapport au droit commun existant, principalement l’article 25 du code civil, la grande innovation consiste à pouvoir déchoir de sa nationalité un Français né en France.

Monsieur le Premier ministre, que s’est-il passé entre le début de l’année 2015, quand vous évoquiez l’apartheid social, la détresse des quartiers populaires comme l’une des sources du malaise pouvant alimenter le terreau du terrorisme, et aujourd’hui, votre attitude actuelle faisant de la nationalité l’une des réponses à ce terrorisme ?

Surtout, ne nous donnez pas de leçon de courage face à l’agression. Les communistes, comme beaucoup d’autres, ont, au cours de leur histoire, montré leur attachement à la France et à son peuple, mais ils ont toujours lié ce combat à celui pour la liberté, la solidarité et l’émancipation humaine.

Votre premier texte, qui ne visait que la déchéance de nationalité des binationaux, a soulevé un tollé, car vous inscriviez dans le marbre de la Constitution la division. Devant la colère jusque dans vos propres rangs, vous avez reculé pour mieux vous enfoncer dans l’erreur, en proposant la déchéance pour tous, tout en sachant – le débat le démontrera – que seuls les binationaux seront finalement concernés, sous peine de créer des apatrides, ce que vous refusez par ailleurs.

Ce débat se perd dans des méandres juridiques, qui confinent parfois à la tartuferie, alors que tant d’autres questions mériteraient un grand débat national, à commencer par l’emploi, la lutte contre la finance et la refondation de l’Europe.

Mme la présidente. Veuillez conclure, ma chère collègue.

Mme Éliane Assassi. Monsieur le Premier ministre, vous avez accusé certains de vos opposants et une partie de la gauche de s’égarer au nom de grandes valeurs. Comment pouvez-vous, vous qui évoquez si souvent la République, contester ainsi la défense des valeurs qui sont justement constitutives de la République ? Aujourd’hui, la situation dans laquelle vous vous trouvez est telle que vous devez, dans cette enceinte comme à l’Assemblée nationale, obtenir à tout prix le soutien de la droite, droite qui pour une part hésite même à vous suivre dans cette voie dangereuse.

Bien évidemment, mes camarades et moi-même aurons l’occasion de poursuivre cette argumentation lors de l’examen des articles et des amendements, qu’ils aient été déposés par notre groupe ou par d’autres. Reste, monsieur le Premier ministre, que le groupe CRC ne pourra pas voter en faveur de ce projet de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme la présidente. La parole est à M. Didier Guillaume.

M. Didier Guillaume. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, cela a été rappelé, le 16 novembre dernier, il y a quatre mois, jour pour jour, les parlementaires étaient réunis en Congrès à Versailles.

Le débat que nous abordons aujourd’hui est fondamental à double titre : il s’inscrit dans la lignée de ce qui s’est passé à la fois le 13 novembre et le 16 novembre dernier. Comme l’a fait le Premier ministre et d’autres intervenants après lui, il nous faut nous replonger à la source de ce qui nous conduit à réviser la Constitution. Dans les heures qui viennent, nous devrons nous souvenir de l’esprit de Versailles. Oui, il existe un esprit de Versailles, celui de la France debout, celui de tous les parlementaires luttant, unanimes, contre le terrorisme.

Permettez-moi de rappeler quelques faits, en particulier le contexte dans lequel s’est tenu le Congrès de Versailles. Le 13 novembre dernier et les jours qui ont suivi, le pays était traumatisé : ces attentats terribles ont provoqué une nuit d’effroi ; on ignorait encore le nombre de morts, le bilan humain était incertain. Bien plus, nos valeurs étaient mises à mal, les terroristes ayant attaqué notre cadre de vie. Nous ne savions pas si ces attaques allaient continuer, s’arrêter et combien de victimes seraient à déplorer.

Les témoignages que nous avons eus, directement pour ce qui concerne les membres du Gouvernement, par voie de presse s’agissant de nous, ont montré à quel point l’horreur avait frappé notre sol. Ce fut un week-end de grande inquiétude. Ce drame a été d’une violence inimaginable, qui nous a tous touchés et glacés.

Durant cette période, l’exécutif a été omniprésent. Le chef de l’État s’est rendu sur place et a montré sa grande capacité à affronter ces événements. Le Premier ministre, les membres du Gouvernement ont géré cette situation avec maestria.

Rappelons-nous l’incroyable gravité de nos conversations, lorsque le président du Sénat a contacté les présidents de groupe pour les tenir au courant de ce qui se passait. Rappelons-nous l’effroi de tout un peuple, les mesures qui ont été prises, la convocation des principaux responsables politiques et parlementaires à l’Élysée le dimanche qui a suivi, l’annulation du congrès annuel des maires.

Oui, le pays a été touché en son cœur. Nous sommes passés près, me semble-t-il, d’une rupture de notre pacte républicain. (M. Pierre Laurent s’exclame.) Nous avons été quelques-uns à relever ce danger voilà quatre mois, lors de la réunion du Parlement en Congrès. Il était important de ne pas laisser germer chez certains de nos concitoyens le moindre discours de haine contre telle ou telle catégorie de Français, en fonction de sa religion, de ses origines, de ses convictions, de sa différence.

Notre pays était au bord de la rupture et il fallait une réaction à la hauteur du traumatisme. L’exécutif l’a eue.

Au Congrès de Versailles, moins de trois jours après les attaques, le chef de l’État a apporté aux Français des réponses qui, à mon sens, ont permis d’éviter cette rupture ; il a joué un rôle d’unificateur de la Nation. Et nous nous sommes tous levés et avons applaudi. Nous l’avons fait, parce que son discours constituait une réponse aux actes de guerre, un programme de renforcement de notre protection, une célébration patriotique utile et nécessaire, et non parce qu’il comportait ou ne comprenait pas telle ou telle phrase. Il s’agissait non pas tant d’approuver ce discours en tant que tel, mais de montrer que le chef de l’État, par son intervention, prenait la mesure de ce risque pour la Nation.

À ce moment-là, le Congrès de Versailles a été utile à notre pays, utile pour faire face, utile pour garder une unité, alors que le terrorisme nous ébranlait. Oui, après le Congrès, cette réforme constitutionnelle est utile. Il est important de montrer que l’unité des parlementaires fait écho à l’unité des Français.

Le Congrès de Versailles était une étape nécessaire. Sa traduction en actes était incontournable. Le Sénat a prolongé l’état d’urgence une première fois, puis une nouvelle fois dernièrement, à une très large majorité. L’Assemblée nationale a fait de même, notamment en adoptant récemment le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale.

Nous le constatons, la représentation nationale est capable de faire preuve d’unité quand l’essentiel est en jeu. Cette réforme constitutionnelle s’inscrit dans cette trajectoire. En constitutionnalisant l’état d’urgence, elle garantit la solidité et l’utilisation de ce régime d’exception.

Les guerres ont changé de forme, les réponses de notre République doivent aussi changer. C’est le sens de l’article 1er du présent projet de loi.

J’en viens à l’article 2, qui suscite le plus débat, à droite comme à gauche. Le groupe socialiste et républicain n’est d’ailleurs pas unanime et, pour certains de ses membres, c’est un cas de conscience ; c’est leur libre choix. Un amendement, soutenu par une trentaine de mes collègues, vise ainsi à supprimer cet article. Dans tous les groupes politiques, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, les positions ne sont pas unanimes, mais, sur de tels sujets, il faut tenter de se rassembler.

Je le dis : je suis favorable au fait que des terroristes condamnés soient sanctionnés par une déchéance de nationalité.

Nous sommes nombreux à soutenir la volonté du Président de la République : on peut acquérir une nationalité, mais aussi la perdre lorsque l’on se retourne contre sa Nation.

Pour être adoptée, une réforme constitutionnelle appelle une majorité non partisane. Il faut obtenir les trois cinquièmes des votes du Parlement, c'est-à-dire, au Sénat, ceux du groupe socialiste et républicain, du groupe Les Républicains, etc. Nous pourrions y parvenir, mais l’amendement de la commission des lois, dans sa rédaction actuelle, pose problème, empêchant ce rassemblement et l’obtention des trois cinquièmes.

Nous le savons très bien, rétablir explicitement la mention de binationaux ou de plurinationaux dans l’article 2 nous diviserait et rendrait cette réforme impossible. L’Assemblée nationale ne l’accepterait pas et nous ne l’accepterions pas non plus.

Pour Philippe Bas, le Sénat n’a pas à faire un copier-coller du texte de l’Assemblée nationale et, pour Michel Mercier, il n’a pas à s’aligner sur l’Assemblée nationale. L’inverse est tout aussi vrai : ce qui vaut pour la Haute Assemblée vaut pour l'Assemblée nationale ! (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission des lois. Nous sommes au Sénat !

M. Didier Guillaume. Soyons honnêtes, si nous voulons que cette réforme constitutionnelle ait lieu, il faudra, si la rédaction proposée par la commission des lois du Sénat est retenue, que l’Assemblée nationale modifie l'article 2.

Mme Éliane Assassi. On l’enlève !

M. Didier Guillaume. Dans le cas contraire, ne nous racontons pas d’histoire, la majorité des trois cinquièmes sera impossible ; il n’y aura pas d’accord transpartisan, donc il n’y aura pas de Congrès !

Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission des lois. À qui la faute ?

M. Philippe Bas, rapporteur. Il peut y avoir un référendum !

M. Didier Guillaume. Appelons un chat un chat !

Certains veulent peut-être, pour diverses raisons, qu’il n’y ait pas de Congrès, d’autres au contraire en souhaitent un. En tout cas, telle est la réalité.

C’est la raison pour laquelle, au nom de mon groupe, monsieur le président du Sénat, après avoir écouté avec attention toutes vos déclarations, je souhaite vous lancer un appel solennel.

Si vous le jugez utile, vous pourriez convoquer rapidement les présidents des groupes qui sont favorables à cette réforme constitutionnelle et veulent qu’elle ait lieu, afin de préparer une réunion avec nos homologues de l’Assemblée nationale.

Dans ce genre de débat, qui vise une révision constitutionnelle, tout doit se passer dans l’hémicycle. Ce n’est pas en rédigeant un texte dans cette enceinte, un texte à l'Assemblée nationale, et en faisant jouer la navette parlementaire que nous y parviendrons. Je suis de ceux qui pensent que les parlementaires, lorsqu’ils endossent leur rôle de constituants, ne peuvent pas sauter à la corde au gré des amendements et des versions qui sont examinés à l'Assemblée nationale ou au Sénat.

Monsieur le président du Sénat, si vous acceptez cette proposition, nous pourrions avancer pour trouver, non pas un consensus, comme l’a dit Michel Mercier, mais un compromis.

Les moments que nous avons vécus ont fracturé et divisé le pays et plongé nombre de nos concitoyens dans le doute. Ils intiment aux parlementaires constituants que nous sommes, réunis en vue de la réforme constitutionnelle, de tout faire pour aller au bout de nos convictions, des valeurs qui nous sont chères, celles de la République. Il nous faut montrer que, quand la France est attaquée, quand la patrie est en danger, comme nos grands anciens, nous sommes capables de nous rassembler au nom des valeurs cardinales de notre République. (Applaudissements sur la plupart des travées du groupe socialiste et républicain.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, monsieur le garde des sceaux, monsieur le ministre de l’intérieur, mes chers collègues, le 13 novembre dernier, la France a été frappée par les attentats les plus meurtriers perpétrés depuis la Seconde Guerre mondiale : 130 personnes y ont perdu la vie. L’ampleur et la violence de ces événements nous ont rappelé, de la manière la plus douloureuse qui soit, la vulnérabilité de notre démocratie face à la menace terroriste.

Réunis en Congrès à Versailles le 16 novembre dernier, nous étions convaincus de l’urgence d’agir efficacement contre cette menace, pour assurer la sécurité de nos concitoyens. Le Président de la République y a prononcé devant nous, et à l’adresse du pays, un discours grave et fort, mais dont l’esprit et le vocabulaire ont pu surprendre certains. Il n’est qu’à le citer : « Nous sommes dans une guerre contre le terrorisme djihadiste, qui menace le monde entier et pas seulement la France. »

De quelle « guerre » parlait le Président de la République ? Les criminels qui s’en prenaient à nous étaient donc des « soldats » ? Des soldats de quel État ? Devions-nous reconnaître à Daech la dignité d’un État ?

Dans ce même discours, François Hollande préconisait une réforme de la Constitution afin de permettre « aux pouvoirs publics d’agir contre le terrorisme de guerre, en conformité avec les principes de l’État de droit ». De cette mise en scène est né le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, qui nous réunit aujourd’hui.

Une première question vient à l’esprit : est-ce bien le rôle d’une Constitution d’organiser la lutte contre le terrorisme ? Elle se trouve bientôt suivie d’une autre : est-il légitime d’y insérer deux nouveaux articles qui, à cet égard même et de l’aveu de tout observateur sensé, ne seront d’aucune portée pratique ?

Pour Nils Muižnieks, commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, « les terroristes se nourrissent des peurs. Ils veulent nous faire croire que nous devons choisir entre libertés et sécurité. Or une démocratie n’a pas à faire ce choix. Un État démocratique doit s’opposer à la barbarie du terrorisme en évitant d’affaiblir l’État de droit et le respect des droits de l’homme. Ne pas réussir à trouver cet équilibre serait une victoire pour les terroristes. » C’est exactement ce que nous voulons.

Au lieu de chercher à comprendre, non pour excuser, mais pour agir efficacement et pallier nos propres faiblesses, nous continuons d’empiler les lois liberticides, comme nous l’avons fait après les attaques du mois de janvier 2015, sans pour autant – hélas ! – empêcher la tragédie du 13 novembre dernier. En effet, ces lois ne sont qu’une parade politique qui rassure uniquement l’exécutif et certains politiciens soucieux de ne pas rater leur réélection si par malheur un autre attentat se produisait, et beaucoup moins nos concitoyens que l’« état de guerre » proclamé plongent dans la paralysie et la peur.

D’un même mouvement, l’exécutif tente de « divertir » ainsi le peuple, au sens pascalien, d’autres problèmes aussi urgents, comme le chômage.

L’article 1er du présent texte qui a pour objet de constitutionnaliser l’état d’urgence viserait, d’une part, à renforcer les garanties des droits fondamentaux et des libertés publiques et, d’autre part, à adapter ce régime d’exception à la « nouvelle » menace terroriste. Ces arguments, répétés comme un mantra lors des débats à l’Assemblée nationale, sont peu convaincants.

De quelle garantie s’agit-il ? En fait, en gravant dans le marbre de la Constitution la possibilité pour le législateur de fixer les « mesures de police administrative » que les « autorités civiles » pourront mettre en œuvre en violation des libertés et des droits fondamentaux, c’est au contraire l’arbitraire du pouvoir législatif qui est ainsi constitutionnalisé.

Quant à l’idée selon laquelle constitutionnaliser l’état d’urgence permettrait d’adapter ce régime à la menace terroriste actuelle, elle paraît pour le moins contradictoire. L’état d’urgence est, et doit rester, une mesure temporaire prise pour répondre à un péril imminent. Or il me semble que le terrorisme auquel nous faisons face est, pour reprendre l’analyse du politologue Bernard Manin, une menace épisodique, mais par nature permanente.

J’ajouterai que le terrorisme peut être comparé à l’hydre de Lerne de la mythologie antique, ce monstre aux multiples têtes qui repoussaient à mesure qu’on les coupait. S’imaginer pouvoir dissuader d’agir, par l’accumulation de dispositions législatives, des personnes qui n’ont ni foi ni loi relève de la gageure et trahit une paresse de l’esprit.

Que nos gouvernants mettent tant d’énergie à modifier en vain notre Constitution témoigne du peu de respect qu’ils ont non seulement pour la Constitution elle-même, mais aussi pour le législateur en faisant perdre à celui-ci un temps précieux qu’il pourrait employer à d’autres objectifs cruciaux, comme sortir le pays du marasme économique.

Si ce projet avait émané de la droite, la gauche l’aurait critiqué avec véhémence. (Rires et exclamations sur plusieurs travées du groupe Les Républicains.)

Mme Esther Benbassa. Il me paraît en outre d’autant plus vide de sens que nous devrons débattre bientôt d’un énième projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale.

Associé à l’article 2, l’article relatif à l’état d’urgence contribue à plomber un peu plus un climat social déjà délétère, loin de cette « unité nationale » qu’il est peut-être sage de souhaiter, facile de proclamer, mais beaucoup plus difficile de réaliser.

Qui peut croire que l’article 2, qui constitutionnalise la menace d’une déchéance de nationalité, va nous protéger de terroristes qui n’ont que faire de leur nationalité et de leur passeport ?

Dois-je rappeler le clivage qu’a créé cet article aussi bien à droite qu’à gauche ? Cet article a provoqué un tel clivage parce qu’il ne s’agit plus en l’espèce d’opinions partisanes. L’enjeu est d’une autre nature : il s’agit d’une atteinte aux valeurs cardinales de notre République.

Il me semble que M. le Premier ministre n’est pas gêné outre mesure par l’absence de portée pratique de cette disposition, pourvu que le symbole y soit. C’est un peu ce que pensaient hier les partisans de la peine de mort : une fois qu’on était parvenu à leur démontrer son inutilité, il y avait encore le symbole ! Et de quel symbole parlons-nous en l’occurrence ? D’un symbole négatif source de division ! Il semble que, pour certains de nos gouvernants, l’histoire singulière de notre pays ne compte pour rien.

L’acrobatie rhétorique à laquelle on s’est livré en supprimant la mention des binationaux, juste pour obtenir le vote des députés, n’y changera rien. Personne n’a été dupe. Cet article ne concerne que les binationaux, et pas les uninationaux, sauf à fabriquer des apatrides, ce que les traités signés par la France interdisent.

Quelle catégorie de citoyens de seconde zone crée-t-on ici ? Comment parler encore d’unité nationale ? Au nom de cette unité, réellement souhaitée, le général de Gaulle, à la sortie de la guerre, dans une France meurtrie, préféra pour les collaborateurs actifs l’indignité nationale à la déchéance. Là, il y avait un symbole fort. Ne pourrions-nous pas opter pour la même démarche ?

Pourquoi ne pas consacrer tous nos efforts à nous mobiliser autour de la prévention et de la réduction des menaces que le terrorisme fait peser sur notre corps social, en y mettant à la fois plus d’intelligence et plus de pragmatisme ? Pourquoi modifier notre Constitution, dans laquelle doivent se reconnaître des millions de Français, en y insérant un article scélérat inspiré de l’extrême droite qui ne s’appliquera au mieux qu’à une poignée d’individus ne méritant certainement pas d’être même mentionnés dans la charte fondatrice de notre République ? Avons-nous pensé à l’usage que pourrait en faire cette extrême droite si un jour elle arrivait au pouvoir ?

M. Philippe Bas, rapporteur. Ce serait la fin des haricots !

Mme Esther Benbassa. Comme le résume très bien l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la CNCDH, en constitutionnalisant la déchéance de nationalité, « ce sont les fondements mêmes du pacte républicain qui se voient remis en cause, alors que, non sans paradoxe, cette remise en cause est l’un des objectifs poursuivis pas les auteurs d’actes de terrorisme ».

Exécutif, législateurs, acteurs de la société civile, il nous incombe aujourd’hui, en mémoire des victimes, de ne pas céder à la facilité ni à un douteux confort intellectuel. L’inflation législative n’est rien d’autre. Des lois oui, mais en nombre raisonnable, et raisonnables elles-mêmes, associées à un grand nombre d’autres outils de compréhension et d’action contre le terrorisme.

Pour ces motifs, le groupe écologiste s’opposera à la constitutionnalisation des deux mesures dont nous débattons. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – M. Gaëtan Gorce applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Philippe Adnot.

M. Philippe Adnot. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, l’ambition du présent texte était de rassembler la Nation compte tenu de la gravité de la situation liée au terrorisme.

Rassembler est une noble ambition, j’y participerai en votant les textes nous permettant de mieux lutter contre le terrorisme, comme celui qui nous a été présenté ce matin en commission des finances concernant le crime organisé et le terrorisme.

S’agissant de ce projet de loi constitutionnelle et des articles 1er et 2, nous devons nous poser les questions suivantes : sont-ils utiles ? Sont-ils nécessaires ?

L’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution est-elle nécessaire ? La pratique nous fait la démonstration du contraire. Le Parlement, aujourd'hui, apprécie, dégage les moyens. Pour ma part, je ne voterai pas cette inscription, convaincu que cet ajout comporte plus d’inconvénients que d’avantages, et que la Constitution, dans la durée, a fait ses preuves.

La déchéance de nationalité est déjà possible à l’heure actuelle. Je partage la volonté de la commission des lois de ne pas créer d’apatride, mais ce texte n’apporte rien de nouveau. Je ne le voterai donc pas.

Est-il susceptible de freiner un tant soit peu le terrorisme ? Si le sujet n’était pas si grave, cela ferait sourire. Évidemment, cela ne servira à rien et, au contraire, cela nous éloigne des vrais sujets qui pourraient éventuellement contraindre et inquiéter les terroristes, qu’ils soient adultes ou en herbe.

En guise d’exemple, monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre de l’intérieur, je vous poserai une question : savez-vous combien de djihadistes continuent à toucher le RSA pendant qu’ils sont partis mener leur combat ?

Vous ne le savez pas, car les caisses d’allocations familiales autorisent quatre-vingt-onze jours passés à l’étranger sans contrôle, et Pôle emploi, trente-cinq jours. De surcroît, les inscriptions s’opèrent désormais par internet, et peuvent très bien être réalisées depuis l’étranger. Chacun peut s’interroger sur cette situation tout de même assez absurde.

Je pourrais ajouter que l’un des proches des terroristes du Bataclan a pu continuer à toucher le RSA pendant six mois, tout en étant en prison au Maroc. Ce sont des faits, indiscutables, qui doivent nous conduire à nous interroger.

Ce que je veux dire, monsieur le Premier ministre, c’est que, au-delà des symboles, il vaudrait mieux essayer de faire peur aux terroristes en leur indiquant que leur engagement aura aussi des conséquences sur leur environnement proche, ce qui n’est pas le cas aujourd'hui.

Parce que je crois qu’il n’est pas nécessaire de modifier la Constitution, je ne voterai pas ce texte, ni dans cet hémicycle ni à Versailles.

Parce que je ne crois pas à la portée d’une déchéance qui est déjà possible aujourd’hui, je ne voterai pas ce texte, ni dans cet hémicycle ni à Versailles.

Je voterai en revanche les textes permettant d’améliorer la lutte contre le terrorisme, encore qu’il vaudrait sans doute mieux appliquer sereinement, concrètement notre arsenal législatif disponible. Je ne pense pas que l’ajout permanent de textes nouveaux soit la solution à nos problèmes. La France a besoin d’actes concrets et non de décisions qui nous divisent artificiellement. (Applaudissements sur certaines travées du groupe Les Républicains. – M. Pierre-Yves Collombat applaudit également)

Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, moins d’un an après l’attentat visant Charlie Hebdo, le 13 novembre, un groupe terroriste comprenant en son sein des nationaux français a commis un acte monstrueux, anéantissant des vies innocentes au moment où ces victimes exprimaient leur appétit de vivre, un acte destiné à frapper la France en son cœur, la France et son image insupportable pour ceux qui prétendument au nom de Dieu ont pour croyance la haine et l’intolérance.

La France, dans un élan spontané d’unité nationale, a exprimé d’une seule voix dans chaque commune, dans chaque ville son rejet de tels actes et son attachement aux valeurs fondamentales de la République. L’union sacrée, un siècle après, a toujours le même sens : c’est la révolte contre l’agression à l’encontre de la Nation et de ses enfants.

Le chef de l’État, quelques heures après l’odieux attentat, a réuni le Parlement en Congrès. Il a eu raison de provoquer ce moment au cours duquel, au-delà des sensibilités diverses, la représentation nationale a fait bloc dans l’émotion. Les applaudissements et La Marseillaise chantée à l’unisson consacraient ce moment fort sans préjuger d’initiatives à venir.

Passé ce moment, fallait-il transposer cette émotion dans un texte constitutionnel ? L’union était faite dans l’opinion ; était-il opportun de risquer de la fissurer par des propositions potentiellement clivantes et un débat coupé des préoccupations des Français ?

Dans mon intervention devant le Congrès, j’avais clairement affirmé « l’impérieuse nécessité, plutôt que de légiférer constamment en réaction aux événements, d’appliquer les lois existantes dont l’arsenal est la plupart du temps suffisant ». J’ajoutais : « aujourd’hui, nos concitoyens n’attendent pas de nouvelles lois, mais de l’action en exécution des lois existantes de la République ». Nos concitoyens veulent de la sécurité, de l’emploi, du pouvoir d’achat.

Nous comprenons la volonté exprimée par l’exécutif, à commencer par vous, monsieur le Premier ministre, qui avez su faire face dans l’épreuve avec M. le ministre de l’intérieur, de rassembler et de rassurer les Français, et l’on peut comprendre ce texte constitutionnel comme un message à nos concitoyens. Cependant, ce message a-t-il aujourd’hui la capacité d’être un instrument de rassemblement et d’unité ? N’est-il pas devenu un instrument de division à l’intérieur même de chacune des familles politiques de la Nation ?

Face à ces questions, le groupe que j’ai l’honneur de présider émettra une réponse majoritairement négative sur l’ensemble du texte, quelle que soit sa version. Certains de ses membres souhaitent pouvoir adresser un message de soutien au Gouvernement ou tout simplement restent convaincus de l’opportunité de ce texte. Ces expressions diverses sont profondément respectables.

Je vais maintenant exposer les raisons pour lesquelles mon groupe n’approuve pas majoritairement le projet de révision de la Constitution sous ses diverses formulations. J’ouvrirai préalablement une parenthèse importante pour dire au président Philippe Bas le respect que nous avons pour la qualité de son rapport et l’amélioration qu’il constitue par rapport au texte issu des travaux de l’Assemblée nationale.

M. Philippe Bas, rapporteur. Merci !

M. Jacques Mézard. Soyons clairs, pour nombre d’observateurs et de citoyens, ce débat est devenu vicié. Il ne serait pas sain de jouer à qui piège l’autre, d’autant que, in fine, mes chers collègues, le piège se refermera sur tous !

Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission des lois. Tout à fait !

M. Jacques Mézard. La Constitution a besoin de stabilité. Il n’est pas indispensable que chaque Président de la République laisse à la postérité un grand monument, un article de la Constitution, ou les deux.

Et si la Constitution justifie une évolution, celle qui est urgente, c’est de rétablir un équilibre des pouvoirs dans cette République où le pouvoir est trop concentré à l’Élysée et dans les mains de la haute fonction publique, où le contre-pouvoir sera donc de plus en plus celui de la rue et des réseaux sociaux, à défaut d’un Parlement fort et indépendant.

Nous avons aussi le devoir de répondre à la question : pourquoi des Français ont-ils commis ces actes barbares ? Nous avons le devoir, dans la durée, de donner un sens concret au besoin de mixité sociale, de résoudre l’équation d’une faillite éducative, de nous interroger sur la politique menée par l’Occident au Moyen-Orient et au Maghreb.

On peut multiplier les lois pénales, les sanctions, chasser ces criminels de la communauté nationale, croyez-vous que cela effraiera des êtres prêts à se faire exploser ? Leur comportement est d’abord le prix de l’inculture, de l’illettrisme, et disons-le, en France, de la montée insuffisamment contrôlée des communautarismes, incompatibles avec la République une, indivisible et laïque. Pour nous, il ne saurait exister de concession avec le communautarisme, qui est le poison moderne de notre société.

Monsieur le Premier ministre, je tiens à saluer votre position quant aux dérives de l’Observatoire de la laïcité,…

M. Roger Karoutchi. Très bien !

M. Jacques Mézard. … mais il est urgent que certains se consacrent à la transition énergétique et non à la transition communautariste !

Que chacun vive sa religion ou son athéisme dans la sphère privée en pleine liberté, mais notre société, notre nation n’ont en aucun cas à adapter leurs règles ou coutumes aux injonctions de quelque religion que ce soit !

Lorsque le Gouvernement a mis en place l’état d’urgence, il nous a trouvés à ses côtés. La vraie difficulté est d’en sortir sans l’instaurer dans la loi de tous les jours. Lorsque le Gouvernement consacre de nouveaux moyens humains et matériels à la lutte antiterroriste, nous sommes à ses côtés ; c’est cela qu’attendent les Français, non la constitutionnalisation de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité.

Nous considérons majoritairement que ce projet de loi constitutionnelle est inutile, peut-être délétère. On ne peut passer sous silence les positions critiques de très nombreux universitaires, de juristes, d’anciens présidents du Conseil constitutionnel, ni les obstacles et conséquences à l’échelon international des traités signés et non ratifiés ; je pense également aux réactions de pays concernés par le nombre important de binationaux.

Revenons à l’origine de ce projet de loi, soyons précis ! Que disait le chef de l’État à Versailles ? Qu’il fallait « disposer d’un outil approprié afin que des mesures exceptionnelles puissent être prises pour une certaine durée sans recourir à l’état d’urgence ni compromettre l’exercice des libertés publiques. » Copie rejetée par le Conseil d’État et donc première contradiction avec le Congrès de Versailles : on met l’état d’urgence dans la Constitution !

Quant à la déchéance de nationalité, le Président de la République n’a aucunement parlé de sa constitutionnalisation dans le discours applaudi par nous tous. Évitez l’argument selon lequel, ayant applaudi à Versailles, nous étions d’accord sur ce projet : ce n’est pas la réalité !

Quant au Conseil d’État, rappelons que, en 2008, il s’était opposé au projet de constitutionnalisation de l’état d’urgence proposé par le comité Balladur.

Devant la commission des lois, le président Sauvé a souligné son opposition à l’extension de la déchéance aux délits et, en réponse à l’une de mes questions, il a déclaré : « Faut-il une révision constitutionnelle ? Ce n’est pas nécessaire au regard du principe d’égalité. Mais le Conseil d’État a considéré qu’il y aurait un risque suffisamment sérieux à s’en dispenser. » Il a ajouté : « Dans la question qui nous était posée, l’apatridie était exclue. Le problème est donc absent de notre avis. »

Dans ces conditions, se prévaloir de la bénédiction du Conseil d’État est pour le moins téméraire, voire spécieux !

Monsieur le président de la commission des lois, s’il fallait bâtir un socle pour rejeter ce projet de loi constitutionnelle, on trouverait le béton le plus solide dans votre rapport.

Permettez-moi de vous citer des extraits de votre excellent travail, figurant à la page 104 et suivantes de votre rapport : « Première question : cette révision constitutionnelle est-elle nécessaire ? Si nous étions des universitaires appelés à donner un point de vue juridique, nous aurions les plus grands doutes. Mais il ne s’agit pas ici que de droit. » Cela pourrait d’ailleurs m’inquiéter !

Sur le refus de consultation du Conseil constitutionnel en amont sur la conformité de la loi de 1955 à la Constitution, vous ajoutez : « Néanmoins, le Conseil constitutionnel a depuis été saisi à trois reprises par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité. Il avait, auparavant, déjà estimé que la Constitution de 1958 n’avait pas pour effet implicite d’abroger l’état d’urgence ; cette fois, il a jugé conformes à la Constitution les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence depuis novembre, qu’il s’agisse des assignations à résidence, des limitations apportées à la liberté de réunion et de manifester ou des perquisitions ; seule la possibilité de saisir des données informatiques a été censurée, car jugée trop intrusive.

« Par conséquent – ajoutez-vous –, l’état d’urgence ne présente clairement aucun risque d’inconstitutionnalité. »

M. Philippe Bas, rapporteur. Exactement !

M. Jacques Mézard. Malgré cela, vous acceptez la constitutionnalisation pour mieux encadrer l’état d’urgence et empêcher que l’on déroge à des garanties fondamentales. Vous vous livrez ainsi, permettez-moi de le dire, à une remarquable acrobatie intellectuelle.

M. Pierre-Yves Collombat. Oui, remarquable !

M. Jacques Mézard. Elle ne saurait pourtant effacer les objections de nos meilleurs constitutionnalistes, même si nous souscrivons à vos excellents amendements.

M. Philippe Bas, rapporteur. Merci !

M. Jacques Mézard. Entendu par la commission, le professeur Olivier Beaud a déclaré : « Prétendre justifier la constitutionnalisation de l’état d’urgence par un renforcement de l’État de droit, c’est absurde ! » Il a ajouté : « Comme les juristes qui s’y sont essayés l’ont constaté, il est très difficile de limiter un pouvoir d’exception. » Réfléchissons à cela !

Il a indiqué également : « Il y a une contradiction entre l’état d’urgence, mesure temporaire qui doit répondre à une menace temporaire, et le nouveau terrorisme, qui est une menace épisodique, mais par nature permanente. » C’est le fond de ce débat, il est impératif de réfléchir à cette question.

Revenons à vos propos, monsieur le président Bas. Je vous cite de nouveau : « La question de la déchéance de nationalité est plus délicate. Comme pour l’état d’urgence, on peut la trancher en invoquant l’absence de nécessité juridique. Le Conseil d’État s’est borné à soulever un risque d’inconstitutionnalité ; seul le Conseil constitutionnel en est juge. À la vérité, je crois ce risque faible.[…] Par conséquent – ajoutez-vous –, l’inscription de cette mesure dans la Constitution ne répond pas à un besoin. » Vous l’écrivez ! Et vous poursuivez : « Je suis donc plus embarrassé pour la déchéance de nationalité que pour l’état d’urgence : admettre son inscription dans la Constitution me demande un effort. »

De grâce, assez de souffrances et d’efforts, mes chers collègues ! (Rires et applaudissements.)

Souscrivons à la très sage analyse de Robert Badinter : « Il n’est point besoin enfin de recourir à une révision constitutionnelle. Il suffirait au Parlement de remplacer dans l’article 25 du code civil la référence à celui “qui a acquis la qualité de Français” par la mention “tout Français” ». C’est le chemin de la sagesse !

Mes chers collègues, les Romains, lorsqu’ils voulaient écarter de la communauté des citoyens, utilisaient la damnatio memoriae, en effaçant le souvenir de la personne concernée de la mémoire collective.

M. Jean Bizet. C’est exact !

M. Jacques Mézard. N’est-ce pas plus sage que d’infliger une sanction de déchéance, laquelle sera reçue comme une décoration par les terroristes ?

En nous souvenant toujours des faits odieux et de la souffrance des victimes, faisons que les assassins tombent sous les balles de nos forces de sécurité, ou, pris vifs, expient dans les quartiers de haute sécurité, mais que leur nom même rejoigne définitivement la pénombre. Cela vaudra toutes les déchéances.

Pour conclure, je dirai un mot sur le travail de notre Haute Assemblée, quel que soit le vote final. Le Sénat a su exprimer sa capacité de réflexion, le recul qu’il sait prendre par rapport aux effets médiatiques et son attachement viscéral à la défense des libertés publiques et individuelles. Il montre ainsi à ceux qui veulent le supprimer ou le dévitaliser que son existence est consubstantielle aux principes qui ont fondé notre République. (Applaudissements sur les travées du RDSE, du groupe CRC, de l’UDI-UC et du groupe Les Républicains. – Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudit également)

Mme la présidente. La parole est à M. Bruno Retailleau. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Bruno Retailleau. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, oui, nous sommes en guerre, parce que l’on a déclaré la guerre à la France depuis l’étranger. Certains l’oublient trop vite, voire considèrent que le terme « guerre » est trop fort, trop militaire.

« Vous ne vous intéressez peut-être pas à la guerre, mais la guerre s’intéresse à vous ! » écrivait Trotski. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. David Assouline. Et ce n’est pas moi qui l’ai cité !

M. Bruno Retailleau. Ces propos ont été repris par Jean-Yves Le Drian. (Sourires.)

M. Alain Chatillon. C’est pire encore !

M. Bruno Retailleau. En d’autres termes, vous pouvez souhaiter ignorer vos ennemis, jusqu’au moment où eux décident de ne pas vous ignorer. Nous y sommes, évidemment.

Oui, nous sommes en guerre. La menace est là, elle est planétaire et, sur notre sol, elle est plus aigüe que jamais – les uns et les autres l’ont suffisamment rappelé –, elle est permanente et durable. Il faut nous armer sur tous les plans, y compris sur le plan juridique. Nous ne devons avoir qu’une seule obsession : la protection des Français et de la France face à cette barbarie, face à cette « fiction monstrueusement cohérente », pour citer, après Michel Mercier, Hannah Arendt.

C’est ce que nous avons entendu faire, monsieur le Premier ministre, en soutenant tous les textes de lutte contre le terrorisme, soit pas moins d’une demi-douzaine. Jamais la majorité sénatoriale ne vous a manqué, dès lors qu’il s’agissait de l’intérêt supérieur du pays. Jamais !

C’est avec le même esprit de responsabilité que nous avons accueilli, voilà très exactement quatre mois, les propositions du Président de la République. Sa déclaration contenait la proposition, qui nous avait alors surpris, de révision constitutionnelle, avec ses deux volets : l’état d’urgence et la déchéance de nationalité.

Concernant le premier volet, nous avons bien sûr eu quelques doutes, mais pas d’hésitation sur le fond, parce que mon groupe a toujours considéré qu’il n’existait pas d’opposition entre, d’une part, les libertés publiques et, d’autre part, l’ordre public. La liberté et la sécurité ne sont pas sœurs ennemies, elles sont sœurs siamoises !

Nos doutes, notre hésitation, Philippe Bas vient d’en rappeler magistralement les causes. Fallait-il une réforme de la Constitution ? Je me rends à ses arguments, comme à ceux que contient l’avis du Conseil d’État.

En revanche, concernant le second volet, la déchéance de nationalité, la situation a été différente. Le débat s’est très vite enflammé. J’y reviens un instant pour expliquer aussi complètement que possible la position de mon groupe et par souci de convaincre.

Je voudrais d’abord remercier le président de la commission des lois, Philippe Bas, et Michel Mercier. La rédaction de l’article 2 du projet de loi constitutionnelle issue des travaux de la commission s’est faite à deux mains, je le sais bien. Elle émane donc non pas de l’un ou l’autre de nos groupes, mais de la majorité sénatoriale entière, qui vous prouvera qu’elle est largement unie sur ce texte.

M. David Assouline. La gauche l’est aussi !

M. Bruno Retailleau. Elle a une portée symbolique, qui a souvent été convoquée, comme si cela devait minimiser cette réforme. Naturellement, personne dans cet hémicycle ne pense qu’on lutte contre le terrorisme à coups de révision constitutionnelle ! Il faut simplement y regarder de plus près.

Le prétendu État islamique, Daech, mène une guerre militaire, mais aussi une guerre symbolique. Symbolique, comme le carnage du Bataclan, comme le carnage de l’Hyper Cacher, comme le carnage de Charlie Hebdo. Symbolique aussi, comme ces mises en scène macabres et morbides de décapitations, symbolique encore, comme ces jeunes Français qui brûlent leur passeport et qui en font un feu de joie !

M. David Assouline. C’est bien qu’ils se moquent de leur nationalité !

M. Bruno Retailleau. Le symbole est important. Nous aurions bien tort d’abandonner le monopole de sa puissance à nos ennemis, à Daech.

Étymologiquement, le symbole est ce qui relie, ce qui produit du lien social, au moment même où notre société en manque tant et au moment, précisément, où les terroristes tentent de disloquer la communauté nationale par leurs attaques. N’ayons pas une conception uniquement matérialiste de notre appartenance à cette communauté nationale. Souvenons-nous des mots de John Gardner : « Le monde est un interminable défilé de symboles. »

Bien sûr, la déchéance de nationalité ne concernera – heureusement ! – que quelques individus, mais elle s’adresse à tous les Français, parce qu’elle nous renvoie à la conception que nous avons de notre être collectif, de notre pacte républicain. Je m’y arrête un instant.

Cette déchéance n’est pas une création juridique récente, monsieur le garde des sceaux, vous le savez mieux que quiconque. Elle est apparue dès la première constitution de septembre 1791 et elle est toujours présente, même incomplète, dans notre code civil. Ses traces anciennes sont donc toujours actuelles. Elles sont signifiantes : elles renvoient à ce que nous sommes.

Mes chers collègues, nous sommes non seulement la Nation dont la conscience d’elle-même est la plus ancienne, mais également celle qui a inventé une conception de cet être collectif. Nous sommes une nation civique. Qu’est-ce que cela signifie ? Que nous n’accordons rien à la naissance, mais tout à l’adhésion, au consentement ; rien à l’hérédité, mais tout, encore, à la volonté.

La nation civique n’est pas la nation ethnique, laquelle est fondée exclusivement sur le droit du sang. Elle est une nation élective, qui s’adresse à tous les hommes, quelles que soient leur race, leur religion, leur condition sociale. Renan avait eu cette phrase : « L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion ». C’est important en particulier pour notre langue, dont l’histoire est si belle.

Lorsque l’on se réfère à ce que nous sommes, à la République, nous évoquons son métabolisme. Depuis longtemps, et j’espère encore pour longtemps, même s’il fonctionne incomplètement aujourd’hui, ce métabolisme transforme un individu en citoyen. C’est cela, notre pacte national, c’est ainsi que fonctionne notre être collectif.

Je prétends que nos ennemis nous offrent une chance de reprendre fièrement conscience de nous-mêmes. C’est évidemment en revenant aux origines, à ce que nous sommes, que nous pouvons comprendre que la déchéance de nationalité est, en quelque sorte, un prolongement, certes tragique et dramatique, de notre conception de la nation civique.

Elle est moins une sanction que le constat d’une rupture consommée par celui qui commet l’acte. (M. Gérard Longuet opine.) Si, finalement, mes chers collègues, il est juste que la qualité de français puisse s’acquérir par le droit du sol, il est également parfaitement légitime qu’elle puisse se perdre par le prix du sang, le sang versé par les Français massacrés ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi qu’au banc des commissions.)

Il reste, c’est vrai, une difficulté, que j’aborderai, monsieur le Premier ministre, comme vous l’avez fait dans votre proclamation : sans détour et avec franchise. Il s’agit de l’apatridie.

Je souhaite, non pas vous convaincre, mais expliquer notre position, afin de lever un certain nombre de préventions. La première concerne l’égalité. À l’Assemblée nationale, plus que dans cette enceinte, vous avez clairement exprimé que cette question vous heurtait et vous avez dit : pour que les responsabilités soient égales pour chacun, il doit y avoir aussi égalité devant la sanction.

Toutefois, il n’y a pas aujourd’hui d’égalité devant la sanction ! Il n’y a pas d’égalité devant le code civil : pour les binationaux, s’agissant de la nationalité, il est question d’acquisition et non la naissance. La différence entre les binationaux et les mononationaux, c’est que, demain, la déchéance de nationalité priverait les seconds de toute patrie, alors que les premiers en auraient toujours une. Le concept d’égalité est donc inopérant. (M. le Premier ministre sourit.) Vous souriez !

M. Manuel Valls, Premier ministre. En effet !

M. Bruno Retailleau. Vous sourirez moins en relisant l’avis du Conseil d’État, et c’est sa teneur que je viens de développer !

En d’autres termes, monsieur le Premier ministre, je le dis avec conviction, car je souhaite vous en convaincre, cette passion de l’égalité peut nous égarer.

La deuxième prévention touche à l’efficacité. Philippe Bas l’a excellemment dit tout à l’heure, vous aussi, j’utiliserai d’autres termes : neuf Français sur dix aujourd’hui – autant dire le bon sens populaire – sont favorables à la déchéance de nationalité, parce qu’ils la considèrent comme le prélude à l’expulsion. Vous l’aviez dit également devant l’Assemblée nationale : le but recherché, c’est l’éloignement du territoire des individus les plus dangereux.

Mais lorsque l’on crée un apatride, celui-ci reste sur le sol national, là est le problème ! Non seulement il n’est pas expulsable, mais, en plus, il bénéficie des droits très protecteurs que lui confère la convention de 1954 que la France a signée et ratifiée. Avec un tel raisonnement, nous nous prenons donc les pieds dans le tapis !

Il serait tout de même très paradoxal, au moment même où l’ONU, par le biais du Haut-Commissariat pour les réfugiés, développe un programme pour réduire le nombre d’apatrides sur dix ans, que la France, pays des droits de l’homme, envoie un signal contraire en ouvrant cette possibilité ! Vous essayez d’empêcher cela par des conventions internationales, mais, Philippe Bas et Michel Mercier l’ont montré, vous ne parviendrez pas à l’éviter totalement.

Enfin, l’argument qui nous semble le plus solide, c’est la référence au discours du Président de la République. Lorsqu’il s’est exprimé au Congrès, il nous a surpris.

M. Gérard Longuet. Il a surpris tout le monde !

M. Bruno Retailleau. Il a prononcé cette phrase : « La déchéance de nationalité ne doit pas avoir pour résultat de créer des apatrides. » Aussitôt, nous avons dit que le Sénat, en assemblée responsable, accueillerait et étudierait le texte. Très vite, avec le président du Sénat, nous avons fixé une ligne rouge : la création d’apatrides. Nous n’en avons jamais bougé.

Nous avons toujours tenu la position de l’engagement du Président de la République, qui nous a proposé un pacte. Cher Jacques Mézard, c’est ainsi qu’il faut comprendre les mots de Philippe Bas. Il ne s’agit pas seulement de faire du droit ; c’est une question éminemment politique, celle de l’unité nationale.

Mme Nicole Bricq. Ah, tout de même !

M. Bruno Retailleau. Je sais ce que vous cherchez à obtenir, avec cette attitude un peu provocatrice.

M. Jean-Claude Lenoir. C’est le mot !

M. Bruno Retailleau. Vous ne pouvez pourtant pas proclamer votre amour du bicamérisme tout en nous demandant de nous aligner sur l’Assemblée nationale ! Ce n’est pas possible ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Gilbert Barbier applaudit également.)

M. Didier Guillaume. Le contraire est également vrai !

M. Bruno Retailleau. Vous ne pouvez pas non plus exprimer le respect, sans doute sincère, que vous avez pour le Sénat tout en parlant de posture. C’est non pas une posture, mais une conviction, je vous l’assure. Nous l’avons maintes fois proclamé : nous ne voulons pas l’apatridie.

En d’autres termes, et pour conclure, je veux redire que nous avons une seule ligne. Nous tenons à cette unité nationale. Nous voulons protéger les Français. Notre ligne, c’est l’engagement du Président de la République, tout l’engagement du Président de la République, et rien que l’engagement du Président de la République. Nous sommes absolument tenus par le discours et par le pacte de Versailles.

Aujourd’hui, rien, pas une petite querelle, pas un petit calcul ne doit nous détourner du seul combat qui vaille. Rien ne doit affaiblir notre volonté déterminée, commune et énergique de protéger les Français de la barbarie islamique et de promouvoir l’unité du pays, l’unité de la France ! (Mmes et MM. les sénatrices et les sénateurs du groupe Les Républicains se lèvent et applaudissent. – Applaudissements sur les travées du groupe de l'UDI-UC et au banc des commissions. – M. Gilbert Barbier applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Roger Karoutchi.

M. Roger Karoutchi. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, le Sénat réfléchit et travaille. En matière de révision constitutionnelle, il est sur un pied d’égalité avec l’Assemblée nationale.

Monsieur le Premier ministre, permettez-moi de rappeler que la révision constitutionnelle de 2008, que j’ai conduite sous l’autorité du Président de la République Nicolas Sarkozy et de François Fillon, n’est passée qu’à une voix de majorité.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. Merci à Jack Lang ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Roger Karoutchi. À l’époque, nous n’avions pas exactement procédé comme vous. Vous soulignez en effet la responsabilité considérable qui incombe à la droite sénatoriale, mais peut-être eût-il mieux valu, avant que le Président de la République ne fasse ses annonces, ouvrir un dialogue au sein de votre propre parti afin de dégager un consensus. (Très bien ! et applaudissements sur les mêmes travées.)

M. Didier Guillaume. Chacun porte sa croix !

M. Roger Karoutchi. Monsieur Guillaume, je vous remercie de m’écouter sans m’interrompre, comme je l’ai fait lors de votre intervention.

Pour réunir une majorité des trois cinquièmes, le meilleur moyen est de rassembler sa base avant d’aller chercher des voix auprès d’autres partis. Je ne comprends pas bien le raisonnement consistant à essayer de convaincre la droite et le centre de cet hémicycle de voter ce texte, en arguant que les choses seraient plus compliquées à l’Assemblée nationale. D’un point de vue politique, si cette réforme échoue, ce sera simplement parce qu’elle a été mal préparée, mal gérée, mal négociée à l’intérieur de votre propre parti. (Applaudissements sur quelques travées du groupe Les Républicains.)

Les parlementaires de droite et du centre, comme l’ensemble des parlementaires, mais aussi des éditorialistes ne partagent pas les mêmes conceptions. Faut-il ou ne faut-il pas inscrire l’état d’urgence et la déchéance de nationalité dans la Constitution ? Initialement, je n’en étais pas convaincu. Juridiquement, comme le président Bas l’explique très honnêtement dans son rapport, il y a des arguments pour et des arguments contre, et il ne sert à rien de nous mitrailler d’arguments dans un sens ou dans l’autre.

En revanche – à cet égard, je partage pleinement les propos de Bruno Retailleau –, j’ai pour ma part accepté l’idée que ces dispositions soient inscrites dans la Constitution, non que cela s’impose d’un point de vue juridique ou qu’il s’agisse d’une nécessité démocratique et constitutionnelle, mais parce que, lorsque le pays est attaqué, lorsque des Français sont abattus, monsieur le président Bas, on ne fait pas de juridisme excessif en matière de riposte. Lorsqu’un individu pouvant avoir la nationalité française tue des Français, brûle le drapeau français, refuse d’appartenir à la nation française, il est normal que la nation française se défende. Et elle se défend, monsieur le ministre de l’intérieur, grâce aux lois que vous avez fait adopter, et que chacun, à droite et au centre de cet hémicycle, a votées, mais elle se défend aussi en s’interrogeant sur la signification de la Nation.

Monsieur Retailleau, je ne sais pas s’il y a une nation civique, mais je déplore que plus personne ne parle des fondements de la Nation, de ce destin collectif, de cette solidarité, de cette unité qui la font vivre. Il faut que tous les Français menacés se le disent, appartenir à la nation française constitue une fierté, une adhésion. Loin de résulter simplement de la naissance, cette appartenance se construit, s’illustre tous les jours.

Lorsque des individus ne veulent pas du drapeau français, tuent des Français uniquement parce qu’ils sont français et sans autre conviction que la volonté de tuer, je ne vois pas pourquoi ces gens-là devraient appartenir à la nation française. Alors, oui !, je suis favorable à la déchéance de nationalité dans ces cas-là ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre de l’intérieur, nous devons donner plus de moyens à la police, à la gendarmerie, à l’armée et à la douane pour obtenir plus de résultats. Les Français doivent être sûrs que tout est mis en œuvre pour les défendre et pour les protéger. Or pour beaucoup de Français, et je le comprends très bien, l’inscription ou non dans la Constitution de la déchéance de nationalité est moins fondamentale que l’assurance d’être protégés.

Pour autant, je le dis franchement, je ne suis pas un adepte du précepte selon lequel il ne faudrait pas toucher à la Constitution. Si tout va bien, dans sept ans la Constitution de 1958 sera le fondement du régime politique le plus durable en France depuis deux cent trente-cinq ans. Or elle a subi bien des révisions !

Il faut défendre notre Constitution en ce qu’elle préside aux fondements et à l’équilibre des pouvoirs, mais il faut aussi savoir la réviser si nous voulons qu’elle évolue au rythme de la société ou des menaces. Monsieur le président Bas, même si l’inscription de l’état d’urgence ou de la déchéance de nationalité dans la Constitution ne me paraît pas forcément utile, je n’y suis pas hostile. La Constitution doit refléter l’état de la société, et peut-être sera-t-elle amenée à évoluer de nouveau dans cinq ou dix ans. Elle est certes le fondement de nos institutions, elle est au-dessus de la loi, mais elle ne doit pas être statufiée pour autant. La Constitution n’est pas la statue du Commandeur ! C’est un élément de vie de la Nation.

Ce n’est pas la Constitution qui fait la Nation, c’est la Nation qui fait la Constitution. Ce n’est pas la Constitution qui garantit la sécurité des Français, ce sont les moyens qui seront affectés par le Gouvernement à la justice, au ministère de l’intérieur et à l’ensemble des forces.

Monsieur le Premier ministre, au Sénat se déroule un débat normal entre les élus de gauche et de droite. Et j’en suis sûr, monsieur Guillaume, il n’y a pas plus d’unité à gauche qu’ailleurs…

M. Didier Guillaume. Je l’ai dit !

M. Roger Karoutchi. Par définition, ce débat est important pour chacun d’entre nous.

Si je ne suis pas d’accord avec tout ce qui figure dans le rapport du président Bas, je voterai néanmoins le texte de la commission. Pourquoi ? Parce qu’il y va de ma responsabilité.

Monsieur le Premier ministre, vous ne pouvez pas nous demander de voter conforme le texte adopté par l’Assemblée nationale après bien des contorsions en agitant la menace d’un chaos dont la responsabilité incomberait alors au Sénat !

Veuillez m’excuser de vous le rappeler, la responsabilité du Président de la République et du Gouvernement est entière, dans la mesure où cette proposition de révision constitutionnelle n’a pas été précédée des consultations nécessaires. Le débat est d’autant plus compliqué à l’Assemblée nationale et au Sénat avec les forces politiques qui ne vous soutiennent pas que les forces politiques qui vous soutiennent normalement ne sont pas derrière vous !

Notre responsabilité de parlementaires, quelles que soient les travées sur lesquelles nous siégeons, est d’affirmer aux Français qu’ils peuvent compter sur leur représentation nationale pour les défendre et pour faire en sorte qu’ils ne se sentent pas constamment menacés. Ils attendent non pas l’annonce d’une révision constitutionnelle, mais que nous leur montrions qu’ils peuvent compter sur les pouvoirs publics.

La France est menacée, mais elle a le droit d’être fière d’elle-même et de disposer de la nationalité française. On ne défend pas la Nation uniquement par des dispositions juridiques, on la défend en étant fier d’être Français ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)

Mme la présidente. La parole est à M. Alain Richard.

M. Alain Richard. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, le Sénat délibère alors que, il faut continuer à nous en convaincre, le pays est dans une situation de danger intense et durable. L’attaque qui a été portée contre notre système démocratique aura des répliques, car elle a des racines politiques que nous savons profondes.

Dans ce contexte, et comme plusieurs orateurs l’ont dit, dans la durée, la Nation doit renforcer ses défenses, et elle entend le faire conformément à ses principes fondateurs. Les citoyens, nous le savons tous, le comprennent.

Beaucoup dans cette enceinte évoquent les fondements de l’État républicain. Or le premier, le plus central de ces fondements, est évidemment la volonté inébranlable de cet État républicain de se défendre contre les agressions, et cela fait partie de notre tradition depuis la Révolution française.

Nous délibérons donc sur l’état d’urgence. Son inscription dans la Constitution a pour finalité de faire figurer dans celle-ci des garanties contre des extensions indues des pouvoirs de contrainte, alors que nous jugeons pourtant leurs extensions nécessaires en situation de danger. Il y a encore un débat sur l’équilibre entre ces pouvoirs et ces garanties ; des propositions émanant du rapporteur ont été largement approuvées au sein de la commission des lois. Nous aurons des discussions approfondies, mais je crois que nous ne sommes pas éloignés d’un accord d’ensemble sur le contenu de l’article 1er et que nos points de vue pourront converger.

En revanche, le débat est beaucoup plus ardu sur la déchéance de nationalité des criminels condamnés. En effet, c’est d’eux qu’il s’agit, mais nous ne parlons pas de la déchéance de nationalité d’un point de vue abstrait.

En quoi est-ce nécessaire ? L’exigence de défense de notre communauté nationale est partagée. La sanction de privation de la nationalité est un complément logique de la sanction pénale frappant le coupable d’actes meurtriers visant la Nation en tant que telle.

Cela nous renvoie à ce que nous pensons, fondamentalement, de notre nationalité, qui est la reconnaissance d’un état de fait, d’une filiation, d’un lieu de naissance ou correspond à une décision en cas d’acquisition. Elle confère des droits personnels concrets.

Mais la nationalité, ce n’est pas seulement posséder des papiers, c’est aussi être membre d’une communauté nationale, avec le devoir d’en être solidaire sur l’essentiel. Pour cette raison, de nombreux membres de cette assemblée, siégeant sur toutes les travées de l’hémicycle, jugent qu’il est cohérent d’appliquer la sanction de déchéance de nationalité à ceux qui, au terme d’un procès équitable, seront reconnus coupables de crime portant atteinte à la vie de la Nation.

Pour cette raison d’ailleurs, il est légitime – nous serons sans doute partagés sur ce point – de se poser la question de la limitation de la portée de cette sanction aux cas de crimes, car il s’agit d’une sanction majeure, extrême, qui suppose le respect d’un principe de gradation des sanctions.

Certains d’entre vous, mes chers collègues, souhaitent écarter cette sanction en lui préférant l’indignité nationale. Je vous ferai part de deux objections. D’une part, la déchéance de nationalité figure déjà parmi les pouvoirs de l’État pour des cas graves et, d’autre part, l’indignité nationale aurait sur les condamnés des effets personnels aussi, voire plus lourds que la perte de nationalité, puisque la sanction s’étendrait ainsi à certains droits familiaux, civiques, professionnels et patrimoniaux. Pour autant, elle n’aurait pas cette dimension de principe de la mise à l’écart de la communauté qui est la réponse adaptée aux crimes contre la Nation.

Notre pays fait partie des très nombreuses démocraties respectueuses des droits humains qui se sont donné le droit d’appliquer la sanction de la déchéance. Si l’on partage cette position, et nous sommes nombreux dans cet hémicycle, il faut trancher la question qui est en réalité la seule qui nous sépare aujourd’hui : quel critère de nationalité peut permettre de soumettre un condamné à cette peine complémentaire, ou au contraire l’en exonérer ? Face à deux condamnés placés sur le même banc des accusés, cette sanction doit-elle être applicable seulement à celui qui est binational, ou également à celui qui n’a que la nationalité française ?

Comme bon nombre de mes collègues et après des réflexions approfondies, je défends la solution retenue par une majorité à l’Assemblée nationale – je dis bien « une majorité », car, bien qu’il existe en leur sein des divisions, une majorité des deux principaux groupes de l’Assemblée nationale a adopté l’article 2 –, c'est-à-dire la perte de nationalité applicable aux binationaux, mais aussi aux mononationaux. Les deux criminels susvisés seraient ainsi traités également. Ils seraient d’ailleurs comptables devant les deux catégories de citoyens, uninationaux ou binationaux, qu’ils auraient pareillement agressés.

De ce fait, dans des cas de condamnation lourde et justifiée, l’un des intéressés serait placé en situation d’apatridie, ce qui est conforme au droit international. La convention de 1961 sur la réduction – non sur la suppression – des cas d’apatridie – le texte de la convention s’en explique bien –, ratifiée par une grande majorité d’États démocratiques, prévoit explicitement que, dans des conditions légales, un État signataire peut décider, à la suite d’un procès équitable, de priver de la nationalité l’un de ses ressortissants.

Certes, cela place le condamné devant certaines incapacités, mais moindres, j’y insiste, que celles qui sont prévues dans le cas d’indignité nationale. Ce n’est ni une privation générale des droits fondamentaux ni un cas de mort civile, comme cela a été dit, de façon insuffisamment informée. L’apatride a des droits en France. Notre pays est même parmi ceux qui respectent le mieux les principes fixés par la convention des Nations unies à cet égard.

En réalité, le condamné devenu apatride et celui qui, après déchéance, serait réduit à sa seconde nationalité se trouveraient légalement en France après avoir purgé leur peine de prison dans une situation peu différente : celle d’un résident étranger ayant des droits personnels, mais dont le droit au séjour en France pourrait être, dans des limites fixées par la loi, remis en cause par l’autorité légitime.

Tels sont les motifs qui me conduisent avec bon nombre de mes collègues à chercher à convaincre le Sénat d’adopter, en la modifiant sur certains points, la solution de déchéance applicable à l’ensemble des condamnés sans différenciation.

Permettez-moi pour terminer d’exprimer mon approbation envers l’initiative du Gouvernement qui, suivant en cela la suggestion de certains d’entre nous, a appelé l’Assemblée nationale à voter en faveur du projet de loi organique relatif aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature adopté par le Sénat. Ce texte consacre l’indépendance statutaire des procureurs, dont le rôle est si décisif pour la défense de notre État de droit, et complète me semble-t-il de façon cohérente la réforme actuellement en cours portant sur la protection de la Nation.

Chers collègues, nous sommes nombreux à souhaiter exprimer en révisant notre Constitution la détermination du peuple français à défendre son intégrité et sa sécurité en s’appuyant sur le droit. Sur plusieurs points clés du projet de loi constitutionnelle, nous savons que nos positions sont convergentes ou proches. Il reste un sujet principal qui nous partage, comme il a partagé nos collègues de l’Assemblée nationale. Les points de vue sont différents, mais, à mon sens, non inconciliables quand on approfondit la réflexion et l’écoute mutuelle.

J’appelle l’ensemble du Sénat, comme il a su le faire en bien des temps d’épreuve, à chercher intensément, entre républicains, la voie de la meilleure défense de la cohésion nationale ! Et pardonnez-moi ces propos dépourvus d’habileté. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à M. François Bonhomme.

M. François Bonhomme. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, ce fut évident pour nous tous, le Congrès de Versailles fut un moment solennel, un moment fort où le Président de la République annonça sa volonté de réviser notre Constitution, afin de l’adapter à la réalité nouvelle du péril et de la menace.

Comme vous l’avez dit, monsieur le Premier ministre, notre pays est en guerre. Jamais la France n’a été visée de la sorte. Aujourd’hui, beaucoup s’interrogent sur l’opportunité juridique de cette révision constitutionnelle, alors que les deux principaux articles du projet de loi constitutionnelle renvoient à des mesures déjà prévues et encadrées dans notre droit positif.

Depuis la loi de 1955, les différents textes relatifs à l’état d’urgence encadrent clairement les conditions de procédure de sa mise en œuvre. Au demeurant, le Conseil constitutionnel a admis l’existence de l’état d’urgence et a clairement déclaré celui-ci conforme à la Constitution.

Dès lors, pourquoi inscrire ce dispositif dans la Constitution ? Telle est la question lancinante.

Au-delà du symbole fort, cette inscription donnerait aux pouvoirs publics une légitimité renforcée. Au-delà de la garantie, de la légitimité et de l’encadrement constitutionnels dont bénéficierait alors ce mécanisme, elle permettrait de renvoyer à une loi organique le soin de prévoir le régime respectif de l’état de crise et de sa mise en œuvre.

Le nouvel article 36-1 de la Constitution adopté par l’Assemblée nationale renforce et aménage les conditions de déclenchement de l’état d’urgence et renvoie à un futur projet de loi d’application l’énoncé des mesures dérogatoires pouvant être prises durant l’application de celui-ci.

Le Sénat peut saluer – et il doit le faire ! – le travail de la commission des lois, particulièrement de son président et rapporteur, Philippe Bas, reprenant les principes énoncés le 16 novembre dernier à Versailles. Les amendements que défendra notre collègue sont les bienvenus en ce qu’ils visent à fixer des limites aux pouvoirs de police administrative, à accroître les prérogatives de contrôle du Parlement, du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État et de l’autorité judiciaire, et à limiter dans le temps le délai maximal de prorogation de l’état d’urgence.

Ce faisant, le Sénat est dans son rôle essentiel en assurant cette pondération.

Concernant la question de la déchéance de nationalité, le Conseil constitutionnel s’est prononcé à deux reprises sur la procédure et a déclaré conforme à la Constitution une telle déchéance, tout en précisant qu’il s’agissait bien là d’une sanction.

Par ailleurs, cette disposition n’a pas été considérée comme étant contraire à nos engagements internationaux.

La démarche du Gouvernement est donc inédite : elle s’inscrit davantage dans le registre de la prévention, en anticipant une éventuelle décision contraire du Conseil constitutionnel.

Ainsi en est-il de l’engagement pris par le Président de la République devant le Congrès qui prévoyait de compléter l’article 34 de notre Constitution pour habiliter expressément le législateur à fixer les conditions dans lesquelles un Français de naissance qui détient une autre nationalité peut être déchu de la nationalité française. Cette rédaction prévenait le risque d’apatridie. Mais le débat qui s’est ensuivi à l'Assemblée nationale s’est fait dans la confusion.

Pourquoi avoir accepté, monsieur le Premier ministre, que les députés prennent le contre-pied de la position annoncée par le Président de la République lors du Congrès ?

Il n’est plus question de Français de naissance, ni de condition de binationalité. Face à cette nouvelle rédaction, vous avez pris l’engagement devant les députés de ratifier la convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie et de prévoir, dans la loi ordinaire, que la déchéance de nationalité ne pourra être prononcée si elle a pour effet de rendre l’intéressé apatride.

Très franchement, vous nous donnez un peu le tournis ! Vous posez dans la Constitution un grand principe, que vous vous empressez ensuite de corriger par la voie d’une loi, qui plus est, ordinaire ! Tout cela manque de clarté. Là encore, inspirez-vous, monsieur le Premier ministre, de la position de la commission des lois qui est empreinte de responsabilité !

Malgré tous ces arguments, je n’aurais pas de scrupule, pour peu que vous l’entendiez et que vous l’acceptiez, à soutenir l’esprit des projets du Président de la République issus du Congrès de Versailles et les projets eux-mêmes. Ne nous enfermons pas dans le juridisme excessif, comme l’a souligné Roger Karoutchi !

M. François Bonhomme. C’est pourquoi j’apporterai mon soutien au Gouvernement, y compris contre certaines organisations faisant profession de défendre les droits de l’homme, usant et abusant de leur droit de recours, et qui sont réduites aux slogans imbéciles crachés par les haut-parleurs des camions syndicaux tels que : « État d’urgence, État policier ! »

Mme Éliane Assassi. Respectez les organisations syndicales et salariées !

M. François Bonhomme. Oui, je soutiens aussi le Gouvernement contre certains collectifs autoproclamés gardiens de nos libertés, amalgamant ce projet de loi constitutionnelle au produit équivalent « aux périodes les plus sombres de notre histoire », syntagme funeste et ressassé jusqu’à l’indigestion.

On ne peut pas dire sérieusement qu’on « instrumentalise les peurs et nos émotions ». En l’espèce, je veux signaler à Mme Benbassa et à M. Laurent que la peur est bien légitime. Mme Benbassa, qui est cultivée, sait bien que la philosophie nous apprend que la peur est heuristique, c'est-à-dire qu’elle sert parfois à découvrir ce que l’on ne voyait pas avant que l’événement ne survienne.

M. François Bonhomme. Face aux monomaniaques de l’État policier et à ceux qui abusent de parallèles douteux, on doit pouvoir dire que les libertés essentielles ne sont pas mises en cause.

Tous ces réflexes pavloviens finissent par manquer l’essentiel : la nécessité, face à l’irruption d’une telle violence sur notre territoire, de protéger la Nation.

Monsieur le Premier ministre, il y aurait sans doute beaucoup à dire sur les sinuosités, les contorsions, les incohérences à force de revirements contenus dans ce texte, …

M. Daniel Raoul. Il faut conclure !

M. François Bonhomme. … ponctué et illustré par la démission bruyante du précédent garde des sceaux, les dissensions de votre majorité et la réécriture de l’article 2. Mais, au bout du compte, tout cela est anecdotique, car l’unité nationale n’impose à personne de renoncer à ses convictions, mais appelle, je crois, comme cela a été souligné, à l’esprit de responsabilité.

Ce devoir d’unité nous incombe, c’est la meilleure garantie pour assurer la sécurité de notre pays. Ce faisant, il vous revient, monsieur le Premier ministre, de créer les conditions de nature à faire prévaloir ce pacte national, ce précisément parce que les principes constitutifs de la France ont été mis en cause. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Bariza Khiari.

Mme Bariza Khiari. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, le combat pour l’égalité des droits, contre les discriminations et la justice sociale est au cœur de mon parcours politique et de mon mandat.

La France souffre de ses inégalités sociales et de ses fractures de plus en plus criantes. Pour réduire ces inégalités-là, il est impératif de sacraliser l’égalité des droits. Toute faiblesse dans l’égalité formelle augmenterait le ressenti des inégalités qui sont bien réelles.

Le terrorisme, l’idéologie djihadiste s’engouffrent dans ces fractures pour nous tuer, nous affaiblir, nous déstabiliser et nous diviser encore plus.

Je me prononcerai sur ce projet de loi constitutionnelle non avec émotion, alors que je pourrais le faire pour différents motifs, mais avec raison, à l’aune de deux termes utilisés par le Gouvernement : efficacité et unité.

Je suis favorable à l’article 1er relatif à l’état d’urgence. Cet article rassemble une majorité au Parlement. Les amendements de Jean-Yves Leconte et d’Alain Duran visent à apporter des garanties aux libertés publiques, souci partagé par la commission des lois. Leur adoption confortera l’unité, sans rien retirer de leur efficacité.

En revanche, je suis hostile à la déchéance de nationalité, quelle que soit la version retenue. Il s’agit d’une mesure cannibale, néfaste et clivante. Elle nous épuise, elle nous dévore. Elle nous oblige à choisir entre loyauté et conviction, tout en renonçant, quel que soit le choix, et à l’efficacité et à l’unité.

Dans le temps qui m’est imparti, je n’avancerai que trois arguments.

Premier argument, la déchéance existe dans notre droit depuis deux siècles, comme cela a été rappelé. Elle est aujourd’hui prévue par plusieurs articles du code civil, avec un champ d’application limité. Le Conseil d’État a reconnu que l’extension de la déchéance aux terroristes nés français présentait un risque d’inconstitutionnalité.

Quand une mesure n’est pas constitutionnelle, cela n’implique pas pour autant qu’il faille modifier la Constitution au forceps, avec, comme choix impossible, l’apatridie ou la discrimination envers les binationaux. Ce choix n’est pas acceptable pour un constituant, dès lors qu’il est établi par les promoteurs mêmes du texte que la déchéance ne serait que symbolique. Il s’agirait ici de sacrifier l’égalité sur l’autel d’un symbole ni efficace ni unitaire.

Mon deuxième argument vient de l’incertitude totale concernant le périmètre du dispositif et les conséquences relatives à l’apatridie, sans même entrer dans les problèmes d’application pratique et diplomatique.

Enfin, le troisième argument tient à l’ajout des délits. Rien, à ce stade, ne nous prémunit à l’avenir contre une modification des délits éligibles à la déchéance.

Nous sommes bel et bien empêtrés dans un labyrinthe où les impasses sont autant juridiques que politiques : juridiques avec la rupture d’égalité entre les Français, ceux qui sont nés français, et politiques, avec le retrait de la binationalité dans un texte en trompe-l’œil pour calmer un camp et le rajout des délits pour en satisfaire un autre.

Mais, mes chers collègues, ce n’est pas avec cette mesure que nous allons combattre le terrorisme. Bien au contraire ! C’est en nous appuyant sur notre socle de valeurs républicaines qui fonde la primauté de la citoyenneté sur l’identité et sur l’égalité, qui reste le seul combat qui vaille, que nous y parviendrons.

Malgré un examen de ce texte sous toutes ses coutures, il y aura bel et bien une rupture d’égalité entre ceux qui sont nés français.

Enfin, adopter l’article 2 revient à donner une belle victoire à ceux qui attaquent notre art de vivre et nos valeurs. C’est aussi donner des arguments supplémentaires à ceux qui disent à des jeunes qu’ils veulent embrigader : « Voyez, nous vous l’avions bien dit, vous êtes français, mais pas trop ! » Personnellement, je me refuse à leur donner cette victoire.

L’unique sortie raisonnable serait, mes chers collègues, de renoncer à cette disposition, que nous avions dénoncée fortement quand elle avait été proposée par d’autres, certes, pour être honnête jusqu’au bout, dans un autre contexte.

Telles sont les raisons de mon opposition de principe à l’inscription de la déchéance de nationalité dans la Constitution. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC et du RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Grand.

M. Jean-Pierre Grand. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, il convient de rappeler à cette tribune que la Constitution n’est pas une loi ordinaire, que l’on peut modifier au gré des circonstances. Or c’est malheureusement ce que vous nous proposez, monsieur le Premier ministre, une révision constitutionnelle de circonstance, à la fois dangereuse et inutile.

Vous l’estimez politiquement motivée après les attentats commis en France par des organisations terroristes islamistes internationales, dont nous connaissons la stratégie. C’est une erreur. Leur stratégie consiste à déstabiliser politiquement les nations les plus fortes et à conquérir par les armes les plus faibles.

Cette réforme constitutionnelle permettra immanquablement aux stratèges de l’horreur de véhiculer un message de victoire politique pour avoir contraint la France à ouvrir un débat qui divise le Parlement et affaiblit le Gouvernement.

Trouvez-vous normal, mes chers collègues, que la France, quatrième puissance mondiale, placée aujourd’hui en état d’urgence, se sente contrainte de réviser à la hâte sa Constitution pour lutter contre le terrorisme, ce que ne fait aucune autre nation occidentale agressée ?

Voilà pourquoi j’estime cette réforme dangereuse. Malheureusement, elle est en plus inutile et inefficace, et elle ouvre des débats malsains.

L’état d’urgence, reconnu par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, est encadré par le Parlement, qui en contrôle sa durée et son application. Son inscription dans la Constitution ne présentera pas plus d’intérêt que d’inconvénient, mais ne saurait justifier à elle seule une convocation du Congrès à Versailles.

Monsieur le Premier ministre, je ne puis tout de même passer sous silence l’article 89 de la Constitution, aux termes duquel « aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire. »

Le Président de la République et le Gouvernement – vous-même l’avez aussi fait précédemment, dans cet hémicycle, monsieur le Premier ministre – ont parlé de « guerre » et pris acte ainsi d’une atteinte à l’intégrité de notre territoire. Je ne souhaite pas pour autant ouvrir ce débat, mais il faut rappeler cette disposition constitutionnelle.

À l’article 2 du présent projet de loi constitutionnelle, vous inscrivez la déchéance de nationalité pour les auteurs de crimes et délits terroristes. Pensez-vous vraiment, monsieur le Premier ministre, que menacer les terroristes de perdre leur nationalité française soit de nature à les dissuader de commettre des attentats en France ? La réalité, la vraie, la seule, c’est qu’il n’y a pour des terroristes que quatre cas de figure : soit ils se donnent la mort, soit ils sont abattus, soit ils sont en cavale, soit ils sont capturés. Dans ce dernier cas, l’efficacité passe non pas par la déchéance de nationalité, mais par une peine ne leur permettant plus de récidiver. C’est une peine de réclusion criminelle à perpétuité réelle qu’attendent les Françaises et les Français, au premier rang desquels les victimes du terrorisme.

Ce débat, nous l’avons déjà eu dans cet hémicycle lors de l’examen de la proposition de loi présentée par le président de la commission des lois, et nous le poursuivrons dans quelques jours avec celui du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale. J’aurai alors l’occasion de rappeler mon attachement à la mise en place d’une peine à perpétuité incompressible réelle.

Dans votre projet de loi constitutionnelle, monsieur le Premier ministre, un autre sujet divise profondément le Parlement et l’opinion publique, quelle que soit, vous l’avez compris, l’évolution sémantique, juridique, technique et politique de la rédaction de l’article 2. Pour ma part, j’estime que le droit du sol est toujours remis en cause.

Le processus de réforme constitutionnelle est engagé devant nos assemblées pour aboutir à Versailles par un vote solennel du Parlement réuni en Congrès. Aujourd'hui, la Haute Assemblée et la commission des lois proposent une amélioration substantielle du texte. Aussi, malgré toutes les réserves que j’ai exprimées, j’accepterai cette étape, qui honore le Sénat de la République. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur quelques travées de l'UDI-UC. – M. Pierre-Yves Collombat applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Alain Anziani.

M. Alain Anziani. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, à l’issue de la discussion générale, il me semble que nous sommes d’accord sur beaucoup de points.

D’abord, nous nous rejoignons pour saluer la fermeté du Gouvernement face à la barbarie. C’est à l’unanimité que nous lui avons rendu ici hommage.

Ensuite, nous nous accordons à admettre qu’il appartient au Gouvernement de rechercher toutes les solutions possibles pour lutter contre le terrorisme, parmi lesquelles une au moins suscite débat, je veux parler de la déchéance de nationalité.

La déchéance de nationalité n’est pas une invention récente, comme cela a été rappelé. Elle a même été souvent soutenue par l’ancienne majorité, qui, en 2010, avait voulu l’étendre, dans le cadre d’un texte relatif à l’immigration, à d’autres personnes que celles qui sont aujourd'hui concernées.

Par ailleurs, nous convenons également tous que le droit actuel permet de régler cette question. L’article 25 du code civil prévoit la déchéance de la nationalité pour les binationaux. On oublie toujours l’article 23-7 du même code, aux termes duquel la déchéance de la nationalité est également prévue sous certaines conditions pour ceux qui sont nés en France. Nous disposons donc de l’arsenal juridique nécessaire, même s’il faudrait sans doute, comme l’a souligné Robert Badinter, actualiser ces dispositions.

En outre, nous sommes même peut-être d’accord – j’en suis moins certain, mais, à vous écouter les uns les autres, il me semble que c’est le cas ! – pour reconnaître que, au fond, la déchéance de nationalité ne fera pas reculer le terrorisme, car peu de terroristes trembleront à l’idée de perdre la nationalité française.

Sur quels sujets avons-nous donc des divergences ? Sur deux points : un point juridique et un autre plus politique.

Le premier point juridique est simple : le code civil suffit-il à permettre la déchéance de nationalité ?

On le sait, le Conseil d’État a notamment indiqué qu’il était nécessaire de constitutionnaliser la déchéance de nationalité.

Pour ma part, j’entends ce que dit le Conseil d’État. Mais j’entends aussi les analyses d’un éminent ancien président du Conseil constitutionnel qui a toute ma confiance et qui, je le crois, a toute la vôtre, mes chers collègues : selon Robert Badinter, il n’est pas nécessaire de constitutionnaliser la déchéance de la nationalité. Je m’en remets à son opinion.

Notre seconde divergence, la plus importante, est politique. Chacun reconnaît l’inutilité juridique et l’inefficacité face au terrorisme de la constitutionnalisation de la déchéance de la nationalité. Mais ce serait, nous dit-on, un « symbole » ; au cours de ce débat, il a été abondamment question de symboles. M. Retailleau en a ainsi vanté les vertus dans une intervention par ailleurs remarquable, expliquant que la communauté n’existerait pas sans eux. Certes. Mais la communauté a plusieurs symboles ! Et c’est bien là que réside la difficulté !

Un symbole peut en chasser un autre. En l’occurrence, le symbole de la déchéance de la nationalité peut très bien chasser celui de l’unité des Français, qui est beaucoup plus important.

Mes chers collègues, je vous invite à refuser une machinerie diabolique qui nous obligera un jour ou l’autre à choisir entre la séparation des Français en deux catégories, ceux qui sont nés en France et ceux qui ont acquis la nationalité française, ou l’acceptation de l’apatridie. Je ne veux pas de cette machinerie diabolique qui nous placera nécessairement face à une telle alternative !

Ne l’oublions pas, en 2010, le Sénat a fait preuve d’une grande sagesse en refusant l’extension de la déchéance de la nationalité, mesure qui avait ensuite été abandonnée. Je crois que nous pourrions, nous aussi, refuser aujourd’hui l’inscription de la déchéance de la nationalité dans la Constitution ! (Applaudissements sur quelques travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe CRC.)

(M. Gérard Larcher remplace Mme Jacqueline Gourault au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. Gérard Larcher

M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.

M. Manuel Valls, Premier ministre. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je salue la qualité des interventions des différents orateurs – mais ce n’est pas étonnant de la part du Sénat, ni d'ailleurs de l’Assemblée nationale – et le niveau auquel chacun a voulu situer son propos.

Je n’ai aucun doute sur la volonté de l’ensemble des membres de la Haute Assemblée et de toutes les formations politiques de notre pays de faire face au terrorisme ; du reste, il n’y a eu presque aucun propos en sens contraire.

Au cours des dernières décennies, la France a déjà connu des moments particulièrement graves. Pour la plupart d’entre nous, nous ne les avons pas vécus. Le moment, sans doute, de basculement s’est produit à la sortie de la guerre d’Algérie. Plus tard, d’autres tensions ont pu sembler mettre en cause le destin du régime politique, comme en 1968. Nous avons aussi déjà été confrontés au terrorisme, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, sous les présidences de François Mitterrand et Jacques Chirac ; on l’oublie parfois, mais ces périodes furent particulièrement éprouvantes

Mais la situation actuelle est, je le crois, d’une autre nature – en ce sens, elle nous oblige à une réflexion toute particulière –, du fait même du terrorisme auquel nous devons faire face.

Au mois de novembre 2012, lors de la présentation du projet de loi relatif à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme, j’avais évoqué ici un ennemi « intérieur et extérieur », non pas pour désigner telle ou telle catégorie de nos concitoyens, mais pour décrire une réalité, avec les mots que l’on utilise dans d’autres pays.

De fait, la menace terroriste vient de l’extérieur, sous une forme organisée et planifiée – nous l’avons malheureusement subie – depuis la Syrie, ce qui a justifié l’intervention de la France au Levant. Mais le terrorisme se nourrit aussi de la radicalisation, qui concerne non pas quelques individus, mais des centaines, voire des milliers.

Madame Assassi, je n’ai jamais refusé d’expliquer les causes ; nous les connaissons. Comme vous, je suis un élu de territoire populaire de la banlieue parisienne. Mais de tels phénomènes ne sont pas dus uniquement à la situation économique et sociale ou au sentiment d’exclusion. Les racines sont beaucoup plus profondes. Elles touchent au cœur même de notre nation, à ce que nous sommes ; M. Retailleau l’a également dit.

Il ne s’agit pas d’un terrorisme venu de l’extérieur avec des motifs éminemment politiques, comme, chez nous, celui d’Action directe et, ailleurs, celui de la bande à Baader ou des Brigades rouges.

Ce terrorisme-là s’est ancré dans une relation, ou dans une non-relation avec ce que nous sommes, au nom d’un islam totalement dévoyé. L’objectif n’est pas de mettre en cause l’État, de changer le régime ou d’exprimer une revendication territoriale, contrairement à ce que nous avons connu en Irlande ou au Pays basque espagnol.

Il s’agit de détruire ce que nous, Français, sommes – la France est un pays, non pas différent des autres, mais dont l’histoire singulière a suscité un sentiment d’appartenance à la Nation qui remonte très loin, au-delà même de la République –, avec une volonté d’attaquer nos valeurs, qui sont universelles.

Ces groupes terroristes s’attaquent donc aussi à des pays qui, avec beaucoup de courage, empruntent ou ont décidé d’emprunter le chemin de la démocratie, de la liberté et de la laïcité. Je pense à la Tunisie et à plusieurs autres pays d’Afrique dont les situations sont parfois très difficiles, comme le Mali, le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire, qui a réussi un processus de réconciliation, même s’il est fragile.

Voilà le terrorisme auquel nous devons faire face ! C’est celui d’un pseudo-état, un proto-État, installé en Syrie et en Irak : l’État islamique.

Cela nous oblige à nous demander comment répondre à ce terrorisme qui s’attaque à ce que nous sommes. Bien sûr qu’il faut répondre avec les moyens de l’État ! Nous le faisons en permanence. Sans doute même n’avons-nous jamais autant légiféré et donné de moyens à nos forces de sécurité et à nos armées que depuis 2012, en raison de la nature de la menace extérieure et intérieure. Il faut aussi mobiliser la société.

Toutefois, parce que l’on s’attaque au cœur même de ce que nous sommes, il faut une réponse à la hauteur. Aucun d’entre nous n’a prétendu que la déchéance de la nationalité ferait renoncer un terroriste ! D’ailleurs, ni la peine de mort, qui n’existe plus dans notre pays, ni la prison à vie, ni n’importe quel article du code pénal n’empêchent les terroristes d’agir, puisqu’ils veulent mourir en tuant des Français.

Il s’agit bien d’un acte symbolique, mais qui a aussi son efficacité. Parce que nous sommes Français, nous connaissons la force des symboles !

M. Manuel Valls, Premier ministre. On ne peut pas nier cette évidence : nous avons besoin de ces symboles ! Utilisons-les !

Nous avons presque tous salué la réponse des Français aux attentats de janvier 2015, notamment lors de la manifestation du 11 janvier, lorsqu’ils ont brandi le drapeau tricolore, se sont réapproprié la devise de la République et ont chanté La Marseillaise. Nous avons aussi vu leur réaction aux attentats du 13 novembre dernier. Nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas besoin des symboles et de leur force !

D’ailleurs, la déchéance de la nationalité, qui, contrairement à certaines affirmations, est bien dans notre tradition républicaine, a déjà été utilisée pendant la Première Guerre mondiale, au lendemain de celle-ci et lors de périodes où notre pays faisait face à certaines menaces.

Mesdames, messieurs les sénateurs, comme Alain Richard l’a rappelé, ce débat concerne seulement des terroristes. (Mme Nicole Bricq acquiesce.) D’ailleurs, j’ai une véritable incompréhension intellectuelle. Je le dis à mes amis politiques : en menant une telle bataille au nom de grands principes, c’est vous qui confondez binationaux et terroristes ! C’est vous qui commettez cette confusion mentale et intellectuelle particulièrement dangereuse ! Seuls les terroristes sont concernés ! (Applaudissements sur quelques travées du groupe socialiste et républicain et sur plusieurs travées de l’UDI-UC et du groupe Les Républicains. – Exclamations sur de nombreuses travées du groupe socialiste et républicain. – Vives protestations sur les travées du groupe CRC.)

Mme Éliane Assassi. Voilà qui n’est pas très rassembleur !

M. Manuel Valls, Premier ministre. Laissez-moi m’exprimer avec les convictions et les passions qui sont les miennes, celles d’un républicain, comme chacun d’entre vous ! Essayez plutôt d’argumenter !

Mme Éliane Assassi. Et vous de rassembler !

M. Manuel Valls, Premier ministre. Depuis le début, je cherche le rassemblement ! Depuis que j’ai soumis cette proposition au Président de la République, comme la Constitution m’y invitait, ma mission est de mettre en œuvre ce qu’il a décidé en son âme et conscience et qu’il a annoncé le 16 novembre dernier, deux jours après les attentats.

M. Karoutchi a eu raison de le souligner, ce projet de révision constitutionnelle n’a rien à voir avec une révision constitutionnelle préparée par un comité, comme celle de 2008, qui est intervenue dans des conditions très différentes. Cette fois, il s’est agi de répondre deux jours après !

Comme je l’ai rappelé dans mon intervention liminaire, le Président de la République a considéré qu’il fallait créer les conditions de l’unité et du rassemblement, alors que nous étions en état de choc. Nombre d’entre vous ont participé le dimanche aux réunions à l’Élysée avec le Président de la République. Chacun était en état de choc. Personne ne savait très bien de quelle manière les choses pouvaient basculer ; la division pouvait l’emporter. Or, j’en ai la conviction, le discours prononcé par le Président de la République devant le Congrès a créé les conditions de l’unité, que les Français ont imposée.

Lorsque, le mardi, au cours d’une séance de questions au Gouvernement à l’Assemblée nationale, de vieilles pratiques ont réapparu, les Français qui suivaient la retransmission sur France 3 les ont immédiatement condamnées. Cela a suffi pour que l’unité s’impose à l’Assemblée nationale dès le lendemain et au Sénat le surlendemain. Cette unité était indispensable, d’autant que l’assaut contre le groupe des terroristes qui avaient organisé les attentats et qui se préparaient sans aucun doute à en commettre d’autres avait lieu au même moment à Saint-Denis.

Depuis ces premiers jours, je cherche à réaliser l’unité, ce qui n’est jamais une tâche aisée. Mais je crois à la force des symboles. J’ai essayé de vous le dire avec le plus de conviction possible.

Je comprends tous les débats qui peuvent surgir. D’ailleurs, depuis le début de cette discussion, qui a commencé au mois de décembre dernier, nous nous trouvons face à une difficulté et à une contradiction. Comme ne pas cibler uniquement des binationaux ? J’ai entendu cette question, même si je considère qu’il s’agit non des « binationaux » dans leur ensemble, mais de terroristes ayant une autre nationalité. Et comment éviter de créer des apatrides ? C’est tout le débat.

Mesdames, messieurs les sénateurs de la majorité sénatoriale, je souhaite que nous trouvions un chemin au cours de cette discussion, comme dans la discussion qu’il y aura nécessairement ensuite entre le Sénat, l’Assemblée nationale et le Gouvernement.

Je rejoins M. Guillaume. Contrairement à ce qui s’est passé à l’Assemblée nationale, je n’ai pas eu le sentiment au Sénat d’une vraie discussion entre majorité et opposition. Je n’ai jamais demandé au Sénat de s’aligner. (Si ! sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains.) Mais non ! Essayons d’avoir un débat qui ne soit pas convenu ! C’est ce à quoi je m’efforce !

À l’Assemblée nationale, nous avons essayé de trouver un chemin. Oui, il y avait un débat, et même une fracture chez les socialistes sur la déchéance de la nationalité ; cela n’a échappé à personne. Cela étant, un débat, d’une autre nature certes, mais d’une intensité équivalente, agitait aussi les députés Les Républicains. Je suis évidemment convaincu qu’il portait sur le fond des enjeux, et qu’il n’y avait pas forcément d’éléments extérieurs… Nous avons cheminé ensemble pour réunir non seulement une majorité dans les deux camps politiques, mais aussi une majorité des trois cinquièmes de l’Assemblée nationale !

Le Sénat est libre, indépendant. Aucun d’entre nous n’a imaginé un seul instant qu’il voterait le projet de loi constitutionnelle dans les mêmes termes que l’Assemblée nationale. Avec les présidents Bartolone et Larcher, nous avons toujours prévu qu’il y aurait nécessairement des rendez-vous. Seulement, comme je vous l’ai indiqué tout à l’heure – je pense que mon propos était suffisamment clair –, si la rédaction du Sénat s’éloigne trop de celle des députés, notamment sur la binationalité, je ne vois pas comment nous pourrons trouver les voies d’un accord avec l’Assemblée nationale.

M. Didier Guillaume. C’est évident !

M. Manuel Valls, Premier ministre. Le texte du Gouvernement a évolué.

Sur tous les sujets qui ont été évoqués, par exemple le rôle du juge judiciaire, la binationalité ou l’apatridie, les points de vue, s’ils ne sont pas irréconciliables, sont particulièrement difficiles à rapprocher.

À plusieurs reprises, M. le ministre de l’intérieur et moi-même lorsque j’étais ministre de l’intérieur – je ne doute pas que M. le garde des sceaux fera de même – avons travaillé avec le Sénat sur des textes pour lesquelles la Constitution n’impose pourtant pas un vote conforme.

M. Bruno Retailleau. Parce que nos propositions étaient bonnes ! (Sourires.)

M. Manuel Valls, Premier ministre. Elles sont toujours excellentes, monsieur Retailleau ! (Nouveaux sourires.)

Nous avons toujours eu le souci d’avancer ensemble, majorité et opposition, notamment sur les questions touchant à la sécurité du pays. Le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, que l’Assemblée nationale a examiné voilà quelques jours, est un bel exemple. Je ne doute pas qu’il sera enrichi par le Sénat.

Je suis convaincu que nous allons devoir vivre plusieurs années avec cette menace terroriste d’un genre nouveau. Cela nous obligera à des efforts particulièrement massifs pour soutenir nos forces de sécurité, nos forces armées et la justice de notre pays. Nous devrons consacrer des moyens considérables à l’éducation nationale et à l’ensemble des processus de lutte contre la radicalisation.

Quels que soient les choix des Français l’année prochaine, j’espère que cheminerons ensemble, car c’est un combat de longue haleine ; l’état du monde nous le montre tous les jours. De surcroît, il faudra dégager aux échelons français et européen des moyens considérables pour aider certains pays, au Levant comme en Afrique.

Face à ce défi, je n’ai qu’une passion, une conviction : l’unité. Non pas l’unité factice, qui consisterait à dire : «Tous derrière la même idée ». L’unité. Les Français sont peut-être las de ce débat, mais ils sont intéressés !

J’entends les reproches que M. Laurent et les membres de son groupe m’adressent. Mais eux-mêmes n’ont voté pratiquement aucune des mesures que nous avons proposées pour améliorer la sécurité des Français.

M. Pierre Laurent. Parce que vous n’écoutez aucun de nos arguments !

M. Manuel Valls, Premier ministre. Vous n’avez voté aucune des lois antiterroristes ou sur le renseignement ! C’est ce qui m’inquiète dans votre position.

Face aux défis du monde et de la France, je pense que, sur la question de la sécurité de notre pays et sur notre conception de la Nation, nous devons nous unir.

Le Président de la République, en reprenant, il est vrai, une idée défendue plutôt par l’opposition ces dernières années, mais adaptée à la menace terroriste, a fait un geste particulièrement important au service de l’unité, marquant ainsi notre volonté de rassemblement.

Pour ma part, malgré ce qui sépare aujourd’hui le texte adopté par l’Assemblée nationale et la position de la commission des lois du Sénat, je souhaite que nous essayions d’avancer. Je respecterai les choix du Sénat, mais je veux que tout se passe dans une transparence totale et que l’Assemblée nationale, le Sénat et le Gouvernement puissent ensuite cheminer ensemble.

Mais attention à ce que les prises de position des uns et des autres ne finissent pas par nous empêcher d’emprunter cette voie ! Je pense très sincèrement que les Français ne nous le pardonneraient pas. Cela vaut pour le Gouvernement comme pour Parlement ! C’est ensemble que nous devons avancer.

Voilà ce que je tenais à dire à tous les orateurs qui se sont exprimés au cours de cette discussion générale tout à fait passionnante. C’est ce message qui me paraît le plus important : soyons à la hauteur de l’attente et de l’exigence des Français, et maintenons une unité forte face au terrorisme ! C’est un combat qui va durer.

Nous avons besoin de toutes les forces, aussi bien des forces de sécurité comme des symboles. Qu’est-ce qu’être Français aujourd’hui ? Par ce débat, nous avons prouvé que nous sommes un grand peuple ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur quelques travées de l'UDI-UC.)

Contribution du groupe CRC à la discussion générale

Discussion générale
Dossier législatif : projet de loi  constitutionnelle de protection de la Nation
Demande de renvoi à la commission

Complément au discours de Mme Éliane Assassi, présidente du groupe CRC :

[En complément et conclusion de mon intervention, j'affirme qu'avec François Hollande vous avez heurté celles et ceux attachés à notre République et à ses valeurs, et tout particulièrement les femmes et hommes de gauche, jeunes et moins jeunes. La lutte contre le djihadisme de Daech, contre son action à l'étranger et son influence dans notre pays exige tout autre chose qu'une révision opportuniste et qui porte atteinte à l'idéal républicain lui-même. Cette mise à mal de nos principes fondateurs constitue une victoire pour Daech et ce seul argument devrait rendre nécessaire le retrait de votre projet.]

M. le président. La discussion générale est close.

Nous passons à la discussion de la motion tendant au renvoi à la commission.

Demande de renvoi à la commission

Contribution du groupe CRC à la discussion générale
Dossier législatif : projet de loi  constitutionnelle de protection de la Nation
Article additionnel avant l’article 1er

M. le président. Je suis saisi, par M. Masson, d'une motion n°76.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l’article 44, alinéa 5, du règlement, le Sénat décide qu’il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale le projet de loi constitutionnelle, adopté par l’Assemblée nationale, de protection de la Nation (n° 395, 2015-2016).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

Aucune explication de vote n’est admise.

La parole est à M. Jean Louis Masson, pour la motion.

M. Jean Louis Masson. À mon sens, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui devrait restreindre les cas de binationalité et mieux encadrer le communautarisme, deux facteurs qui peuvent conduire à la radicalisation et à l’extrémisme.

Or l’éventuelle inscription dans la Constitution de la déchéance de nationalité pour les binationaux coupables de terrorisme a fait l’objet des tergiversations du Président de la République et suscité de multiples polémiques. La gauche, en particulier, a fait semblant de s’indigner en prétendant qu’une telle mesure serait discriminatoire sous prétexte qu’elle créerait une catégorie de Français de seconde zone.

En fait, la binationalité est un choix. Ce n’est pas une fatalité ! Personne n’oblige à avoir deux nationalités. Celui qui se trouve dans cette situation n’y est pas contraint : il peut renoncer à sa seconde nationalité. Si les intéressés ne le font pas, c’est parce qu’ils y trouvent divers avantages, par exemple une protection sociale ou juridique supplémentaire ou, comme par le passé pour les citoyens franco-algériens, un moyen de se soustraire au service militaire. Ainsi, la binationalité permet à une catégorie de Français de profiter du système. Il n’est alors pas choquant qu’il y ait aussi des inconvénients !

Par ailleurs, la nationalité suppose une obligation de loyauté du ressortissant à l’égard de son pays. Lorsque deux États se trouvent dans une situation conflictuelle, il y a à l’évidence des problèmes quant à la fiabilité des binationaux concernés. Par exemple, la position d’un binational franco-allemand en 1939 aurait été très ambiguë. C’est d’ailleurs ce qu’a très bien compris l’Algérie – j’approuve tout à fait son gouvernement à cet égard –, qui vient de réformer sa Constitution pour exclure les binationaux des postes de responsabilité au sein de l’administration algérienne.

Il est donc logique que de nombreux pays interdisent ou limitent les cas de double nationalité. La France elle-même avait d’ailleurs ratifié la convention du Conseil de l’Europe sur la réduction des cas de binationalité en 1977. De même, plusieurs pays de l’Union européenne limitent la double nationalité de leurs citoyens.

Ainsi, lorsque l’Allemagne a élargi les modalités d’acquisition de la nationalité allemande dans le sens du droit du sol en 2000, elle a mis en place une obligation d’option de nationalité pour les enfants nés en Allemagne de parents étrangers. À leur majorité, ceux-ci doivent choisir entre la nationalité allemande et leur autre ou leurs autres nationalités, faute de quoi ils sont réputés renoncer à la nationalité allemande.

En Autriche, sauf cas particulier, une personne qui n’est pas née autrichienne ne peut pas acquérir la nationalité autrichienne sans perdre d’office sa nationalité d’origine.

Pour moi, ceux qui deviennent français doivent faire un choix clair d’adhésion à la collectivité nationale. Plus précisément, il s’agit de mettre fin à la possibilité de binationalité pour ceux qui, nés en France de parents étrangers, acquièrent la nationalité française par naturalisation, par mariage ou à leur majorité. Cela ne vise pas l’interdiction pure et simple de la double nationalité, qui doit rester possible par la naissance.

À mon avis, deux mesures seraient donc pertinentes.

La première concernerait les enfants nés en France de parents étrangers qui deviennent français à leur majorité. Sur le modèle du droit allemand, il faudrait leur demander de choisir entre la nationalité d’un pays tiers et la nationalité française. Une exception pourrait être prévue au profit des ressortissants d’un pays de l’Union européenne.

La deuxième concernerait les personnes acquérant la nationalité française, par naturalisation ou par mariage. Elles devraient alors renoncer à leur autre nationalité. Là encore, on pourrait prévoir une exception au profit des ressortissants d’un pays de l’Union européenne.

Mes chers collègues, s’il y avait eu de telles dispositions dans le code de la nationalité française, on ne serait pas là à couper les cheveux en quatre pour savoir si on doit cibler explicitement les binationaux ou si on doit le faire sans le dire. De toute manière, on cible les binationaux : le texte adopté par l’Assemblée nationale revient à les cibler. À titre personnel, je suis très clairement favorable à ce qu’on les vise explicitement !

Parallèlement à la problématique de la binationalité, il faut aussi réagir face aux communautarismes, en particulier le communautarisme musulman, qui fait peser de graves menaces sur notre société. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que les auteurs des récents attentats terroristes étaient tous des extrémistes musulmans radicalisés dans une logique communautariste.

L’article 1er de la Constitution assure « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Il devrait aussi réaffirmer les devoirs de chacun et interdire que, sous couvert d’origine, de race ou de religion, certains prétendent s’exonérer du respect le plus élémentaire des règles de vie dans notre société.

La surenchère de certains élus qui instrumentalisent leur complaisance à l’égard du communautarisme musulman pour en faire un fonds de commerce électoral amplifie encore plus les dérives en la matière. Ainsi, sous prétexte de répondre à des exigences religieuses, on accorde des dérogations en totale contradiction avec le principe de laïcité : piscines à horaires séparés pour les hommes et les femmes ; menus halal dans les cantines scolaires ; refus de la mixité pour les cours de sport à l’école ; port du voile par des agents des services publics…

Il n’est alors pas étonnant qu’un tel laxisme entraîne une escalade des exigences et des comportements : refus de l’autorité hiérarchique sous prétexte qu’elle est exercée par une personne de sexe différent ; refus d’employés de cantine d’être en contact avec certains aliments ; interruption du travail pour faire la prière… Et il existe bien d’autres exemples !

Lors de sa réunion du 3 février 2016, la commission des lois du Sénat a examiné les amendements déposés sur une proposition de loi constitutionnelle relative à la laïcité. À cette occasion, et au terme d’un long débat, la commission des lois s’est opposée à ce que l’on précise que le respect de la règle commune s’impose à tous. Selon les partisans de ce refus, il conviendrait de privilégier une soi-disant « laïcité apaisée » et de ne pas exacerber le repli communautariste des musulmans. Ce refus est une erreur : le laxisme généralisé favorise le développement du communautarisme musulman, qui sert ensuite de terreau au terrorisme islamiste !

Le fait de s’opposer aux empiétements des communautarismes au motif que la règle commune s’applique à tous doit concerner aussi bien la vie publique que la vie privée. Cela prémunirait en particulier tout employeur privé et tout service public contre l’obligation d’adapter ses prestations ou ses règles pour tenir compte des prescriptions religieuses exigées par certains salariés ou certains usagers.

Le texte que nous examinons passe à côté des vrais problèmes. À cet égard, je qualifierais de « symbolique » l’article 2 du projet de loi. Mais encore faut-il qu’il conserve le symbole qu’il représente ! Or, pour moi, le symbole touche précisément au problème des binationaux. Si nous reculons sur ce point, cela veut dire que nous cautionnons le communautarisme et le comportement de personnes modérément solidaires de la collectivité nationale. Ce serait tout à fait désastreux ! Pour ma part, je ne voterai pas en faveur de l’article 2 s’il ne fait pas explicitement référence au problème des binationaux !

Globalement – je partage l’avis de beaucoup de mes collègues sur ce point –, le texte que nous examinons n’apporte rien de plus dans la lutte contre le terrorisme. Si l’on veut vraiment non pas dissuader le terrorisme – on ne le peut pas –, mais empêcher le recrutement de nouveaux terroristes, c’est le communautarisme qu’il faut combattre, parce que le communautarisme conduit à des replis identitaires qui permettent l’enrôlement de terroristes !

C’est par exemple sur les lois d’acquisition de la nationalité, donc par rapport aux binationaux, que l’on devrait agir. Ce serait certainement beaucoup plus utile. Je le répète : le gouvernement algérien a très bien agi en marquant la différence entre un « 100 % national » et un « 50 % algérien et 50 % d’une autre nationalité ». Nous devrions faire de même en France !

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Philippe Bas, rapporteur. Mes chers collègues, je voudrais souligner que les travaux de la commission des lois ont été très approfondis. Notre commission s’est réunie à deux reprises sur ce texte, ce qui nous a permis d’avancer. Certes, monsieur le Premier ministre, nous n’avons pas repris à l’identique le texte adopté par l’Assemblée nationale.

Pour autant, je dois dire que l’Assemblée nationale ne s’est pas préoccupée des conditions de vote au Sénat quand elle a adopté son propre texte. Je ne lui en fais d’ailleurs pas reproche. J’ai bien compris que le dialogue entre le Gouvernement et sa majorité avait été difficile. Nous ne pouvions donc pas exiger que l’on ajoute à cette complexité la prise en compte par anticipation de nos débats.

L’opposition parlementaire à l’Assemblée nationale a fait son devoir. Elle a pris ses responsabilités en faisant en sorte qu’un texte puisse être adopté. Si elle ne l’avait pas fait, nous ne serions pas réunis aujourd’hui pour délibérer sur ce projet de révision constitutionnelle. Par son vote, elle a donc permis que le processus se poursuive.

Je tiens à assurer M. le Premier ministre et M. Masson que la commission des lois du Sénat a recherché le plus large accord possible parmi ses membres. Je remercie d’ailleurs tous les orateurs de la minorité sénatoriale qui se sont succédé à la tribune au cours de la discussion générale d’avoir bien voulu le souligner.

Je crois que nous sommes assez proches d’une entente générale sur l’état d’urgence, sur la base des amendements que j’ai proposés.

En revanche, il est exact que nous sommes plus éloignés d’un accord unanime du Sénat s’agissant de la déchéance de nationalité pour les criminels ayant commis une atteinte grave à la vie de la Nation. Cependant, la position de la commission des lois du Sénat est plus proche des annonces du Président de la République, des dispositions confirmées par le Conseil d’État et du texte adopté par le conseil des ministres que le texte issu des travaux de l’Assemblée nationale !

Encore ne faudrait-il pas exagérer la distance entre la position de la commission des lois du Sénat et le texte adopté par l’Assemblée nationale ! M. Alain Richard a bien fait de le signaler tout à l’heure. La différence ne porte que sur une exception à la possibilité de prononcer la déchéance de nationalité, celle qui conduirait à créer des apatrides. De plus, cette différence d’appréciation concerne seulement le niveau du texte à modifier pour éviter de créer des situations d’apatridie. En effet, M. le Premier ministre a bien voulu nous communiquer le texte d’application qu’il prendrait si cette révision constitutionnelle était adoptée par le Parlement, voire par référendum. Or ce texte précise que la loi ne conduirait pas à créer des apatrides. D’ailleurs, aujourd’hui, elle ne permet pas d’en créer.

Monsieur Masson, je fais ce commentaire général pour vous montrer à quel point le travail de la commission des lois, à laquelle vous appartenez d’ailleurs, a été approfondi. Si vous aviez pu participer à ses travaux la semaine dernière comme ce matin, nous aurions également pu entendre au sein de la commission des lois ce que vous venez de dire à la tribune ! (Sourires.) Nos collègues auraient pu bénéficier de l’éclairage intéressant que vous avez bien voulu leur apporter ! (Nouveaux sourires.)

En tout état de cause, je dois vous le dire, la motion de procédure que vous défendez est particulièrement malvenue, compte tenu du travail très poussé qui a été réalisé en commission. Je ne vois pas comment notre travail pourrait être amélioré – il peut sans doute l’être dans l’absolu ; ne soyons pas présomptueux – par de nouvelles délibérations de la commission.

En défense des travaux de nos collègues de la commission, je rappelle que plus de dix-sept d’entre eux se sont exprimés au cours de la discussion générale. La commission des lois était quasiment au complet à l’occasion des débats sur ce texte, parce que chacun en mesurait l’importance.

Je ne crois donc pas qu’il soit utile de revenir devant la commission des lois pour poursuivre l’examen d’un texte qui a déjà été très approfondi ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission des lois. Très bien !

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Manuel Valls, Premier ministre. Avis défavorable.

M. le président. Je mets aux voix la motion n° 76, tendant au renvoi à la commission.

(La motion n'est pas adoptée.)

M. le président. En conséquence, nous passons à la discussion des articles.

projet de loi constitutionnelle de protection de la nation

Demande de renvoi à la commission
Dossier législatif : projet de loi  constitutionnelle de protection de la Nation
Article 1er (début)

Article additionnel avant l’article 1er

M. le président. L'amendement n° 4, présenté par M. Masson, est ainsi libellé :

Avant l’article 1er

Insérer un article additionnel ainsi rédigé :

Après le premier alinéa de l’article 1er de la Constitution, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

« Le respect de la règle commune s’impose à tous. Nul individu, nul groupe ne peut se prévaloir de son origine, de sa race ou de sa religion pour s’en exonérer ou en être exonéré. »

La parole est à M. Jean Louis Masson. (Exclamations sur certaines travées.)

M. Jean Louis Masson. Je reprends mot pour mot un amendement présenté par M. le président de la commission des lois lors d’une réunion de la commission consacrée à l’examen de la proposition de loi constitutionnelle sur la laïcité que j’évoquais tout à l’heure. J’espère que le M. le président de la commission des lois pourra en souffler un mot au rapporteur du présent projet de révision constitutionnelle, afin que celui-ci partage son point de vue sur le sujet…

Par cet amendement, que j’avais trouvé excellent lors de sa présentation en commission, on pose le problème d’une certaine cohérence de notre société vis-à-vis des communautarismes. Je pense qu’il faut réagir très fermement face à ces communautarismes. Il faut une laïcité très claire et très forte, et non de petits accommodements soutenus par tous ceux dont le communautarisme, notamment le communautarisme musulman, est un fonds de commerce électoral !

Cet amendement permet de clarifier les choses. Il tend à préciser que tout le monde doit s’inscrire dans une logique de solidarité et d’unité nationales sans distinction de race, d’origine ou de religion, mais également sans s’isoler ou jouer contre l’intérêt de la Nation. C’est la raison pour laquelle je le crois important.

Je remercie une nouvelle fois M. le président de la commission des lois d’avoir à l’époque pris l’excellente initiative de proposer à la commission des lois, à laquelle je participais, d’adopter cet amendement. Je lui rappelle d’ailleurs que je l’avais soutenu très activement.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Philippe Bas, rapporteur. Sur le fond, je ne puis qu’être d’accord avec le contenu de cet amendement. Il reprend exactement la rédaction d’un amendement que j’avais moi-même présenté à la commission des lois lors de l’examen d’un autre texte de révision constitutionnelle. Je signale simplement à M. Masson que j’avais retiré cet amendement de ma propre initiative, à la suite d’un débat très approfondi au sein de la commission qui m’avait fait sentir que les choses n’étaient pas mûres pour son adoption.

Comme beaucoup d’entre nous, je tiens le communautarisme pour la forme la plus perverse de la subversion des institutions de la République. Je crois donc qu’il importe de donner un coup d’arrêt au communautarisme, mais surtout de créer une référence claire pour nos élus, notamment les maires, pour les chefs de nos établissements scolaires, pour les directeurs de nos hôpitaux et pour les chefs d’entreprise, lorsqu’ils sont confrontés à des revendications communautaristes.

Je pense que ce débat nécessaire doit avoir lieu. La complaisance à l’égard des revendications communautaristes est l’un des ferments des dérives idéologiques qui peuvent conduire jusqu’au fanatisme et, dans certains cas – exceptionnels, heureusement ! –, jusqu’au terrorisme.

C’est la raison pour laquelle je prends cet amendement très au sérieux, tout en vous disant, cher collègue, qu’il n’y a pas lieu d’en délibérer à la faveur d’un débat portant sur un autre sujet, débat dont j’ai pu observer qu’il était déjà suffisamment compliqué.

La commission a donc émis un avis défavorable sur cet amendement, qui ne préjuge en rien de l’intérêt qu’elle lui porte.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la justice. L’avis du Gouvernement est défavorable.

Outre le fait que cet amendement est sans lien direct avec le projet de loi constitutionnelle, M. Masson connaît parfaitement la jurisprudence du Conseil constitutionnel de novembre 2004, selon laquelle « les dispositions de l’article 1er de la Constitution […] interdisent à quiconque de se prévaloir de ses convictions religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. »

Le Gouvernement estime donc que la jurisprudence du Conseil constitutionnel rend inutile cet amendement.

M. le président. La parole est à M. Jean Louis Masson, pour explication de vote.

M. Jean Louis Masson. Je ne peux pas accepter que l’on dise que cet amendement n’a rien à voir avec le texte.

M. le rapporteur vient d’expliquer que le communautarisme conduit à l’extrémisme et, dans certains cas, au terrorisme ! Or ce projet de loi de révision constitutionnelle est explicitement dirigé contre le terrorisme. Lutter contre le communautarisme, notamment le communautarisme musulman, c’est lutter contre les bases du recrutement des terroristes actuels ! (Exclamations sur les travées du groupe socialiste et républicain.) Il y a donc une véritable logique à présenter mon amendement sur ce texte.

Je ne ferai pas l’injure de rappeler au président de la commission des lois, rapporteur de ce texte, ce qu’il sait déjà : des projets de révision constitutionnelle de ce type se présentent seulement tous les cinq ou six ans. Le fait de ne pas vouloir discuter d’un amendement ayant trait aux liens du terrorisme avec ses bases de recrutement revient à reporter à la Saint-Glinglin l’évolution de notre Constitution et la clarification nécessaire sur ce sujet.

C’est la raison pour laquelle je maintiens mon amendement, même si je suis le seul à le voter !

M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° 4.

(L’amendement n’est pas adopté.)

Article additionnel avant l’article 1er
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Article 1er (interruption de la discussion)

Article 1er

Après l’article 36 de la Constitution, il est inséré un article 36-1 ainsi rédigé :

« Art. 36-1. – L’état d’urgence est décrété en Conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.

« La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces événements.

« Pendant toute la durée de l’état d’urgence, le Parlement se réunit de plein droit.

« L’Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l’état d’urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures. Les règlements des assemblées prévoient les conditions dans lesquelles le Parlement contrôle la mise en œuvre de l’état d’urgence.

« La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée, qui ne peut excéder quatre mois. Cette prorogation peut être renouvelée dans les mêmes conditions. »

M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret, sur l’article.

M. Claude Malhuret. Je plains sincèrement M. le Premier ministre, qui est chargé depuis quatre mois d’assurer le service après-vente d’une mauvaise idée. (Sourires sur quelques travées du groupe Les Républicains.) Le plus dur pour lui, c’est que cette idée n’est même pas la sienne. C’est celle d’un Président de la République qui, une fois de plus, a voulu être trop habile et s’est gravement trompé.

On ne change pas la Constitution sous le coup de l’émotion, sous le coup de la colère, sur un coup de tête ou, pire encore, sur un coup de « com’ ». Parce qu’il s’agit évidemment d’un coup de « com’ » ! (Très bien ! et applaudissements sur quelques travées du groupe Les Républicains.)

Je ne vais pas perdre de temps à répéter pour la millième fois qu’il n’y a aucun besoin de constitutionnaliser ni l’état d’urgence ni la déchéance de nationalité, puisqu’ils sont déjà validés par le Conseil constitutionnel. La « loi de protection de la Nation », comme on l’appelle, n’apportera aucune protection supplémentaire à personne.

Voilà quatre ans que le Président de la République cherche son Congrès. Le 16 novembre 2015, il a cru trouver le Graal avec cette révision qui présentait un double avantage : le poser en père de la Nation réunie, lui qui n’a fait que diviser depuis quatre ans, jusque dans son propre parti, et détourner le débat des questions qui fâchent, c’est-à-dire celles sur les « ratés » qui ont permis le 7 janvier, puis le 13 novembre.

Or ce sont ces questions qu’il faudrait poser pour pouvoir répondre au terrorisme par des actes, et non par des lois. Depuis 2014, nous avons examiné deux lois contre le terrorisme, deux lois sur le renseignement, puis une révision constitutionnelle aujourd’hui, et nous débattrons dans quelques jours d’une nouvelle loi contre le crime organisé et le terrorisme.

Un proverbe breton dit : « Ce n’est pas avec un tambour qu’on attrape les lièvres » ! Prétendre lutter contre les terroristes par une révision qui ne change rien, c’est comme chercher à attraper les lièvres avec un tambour : c’est de l’incantation !

Parce qu’elle ne changera rien par rapport à l’existant, cette révision est inutile. Parce qu’elle oblige depuis quatre mois le Premier ministre, les ministres de la justice et de l’intérieur et tous leurs services et nous-mêmes, parlementaires, à distraire pour une vaine discussion des centaines d’heures de la tâche qu’attendent les Français, à savoir la lutte contre le terrorisme, elle est nuisible.

Si je plains le Premier ministre, c’est évidemment pour une dernière raison : toutes ces heures passées, toute cette énergie déployée, toute cette salive dépensée risquent de ne pas servir à grand-chose, puisqu’il est de moins en moins probable que ce Congrès ait lieu ! (Très bien ! et applaudissements sur plusieurs travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. Christian Favier, sur l’article.

M. Christian Favier. Par cet article 1er, le Gouvernement et la commission des lois du Sénat nous proposent d’introduire dans la Constitution un nouveau dispositif restreignant les libertés publiques individuelles et collectives en cas de crise grave.

À aucun moment dans le texte qui nous est soumis, il n’est fait mention d’actes de terrorisme de manière explicite, alors que c’est précisément cette menace qui justifierait l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution. Aussi sommes-nous en droit de comprendre que l’état d’urgence pourrait être déclaré pour un tout autre motif. En fait, cette impression est confirmée par le nouveau texte, qui dispose que c’est « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » qu’un tel ensemble de mesures pourraient être prises. Tout dépend donc des circonstances et de l’interprétation qu’en aura alors le Gouvernement.

Par ailleurs, sans faire de sémantique, chacun sait que « péril imminent » ne signifie ni « désordre assuré » ni « péril avéré ». Cette interprétation est d’ailleurs confirmée dans le deuxième alinéa de ce que serait ce nouvel article constitutionnel. En effet, il y est précisé que l’état d’urgence peut être déclaré pour « prévenir » un péril, et non pas seulement pour « y faire face ». Le flou est donc bien la règle avec cet article, qui, sous couvert d’un argumentaire fondé sur la nécessité de la lutte contre le terrorisme, met en place un dispositif dérogatoire au droit commun qui pourra s’appliquer en des circonstances relativement indéterminées.

Le risque de banalisation de l’état d’urgence est alors bien réel. C’est ce que nous craignons. C’est pourquoi nous contestons sa constitutionnalisation, d’autant plus que cet état d’urgence s’applique actuellement, on le sait, sans rencontrer d’obstacle constitutionnel. D’ailleurs, le Conseil constitutionnel lui-même a déclaré à plusieurs reprises, notamment au mois de janvier 1985, la compatibilité de l’état d’urgence avec la Constitution.

L’inscription de ce nouvel article dans la Constitution ne présente donc aucune utilité pour lutter efficacement contre le risque terroriste. En revanche, cet article est dangereux pour nos libertés publiques. Il n’apporte aucune garantie supplémentaire s’agissant des dispositions législatives actuelles ou à venir concernant, par exemple, le droit à manifester, les assignations à résidence, les perquisitions, le rôle et la place de la justice. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman, sur l’article.

Mme Cécile Cukierman. L’état d’urgence n’est pas un état anodin. Il bouleverse les équilibres de notre État de droit, la séparation des pouvoirs, les libertés fondamentales. Depuis sa mise en œuvre, au mois de novembre dernier, après les monstrueuses attaques qui ont touché notre pays, des vies ont été bouleversées, des dérives constatées, parfois même condamnées, notamment pendant sa prolongation.

La constitutionnalisation de l’état d’urgence n’est pas une affaire de juristes. C’est une question éminemment politique, dont les citoyens doivent se saisir, malgré le caractère complexe des enjeux, une complexité très souvent entretenue. Il est de notre devoir de parlementaires de « déminer » la peur légitime de nos concitoyens, et certainement pas de l’alimenter. Or la constitutionnalisation de l’état d’urgence y contribue fortement.

Notre arsenal législatif est déjà très important, cela a été rappelé. Les deux mesures phares mises en avant, perquisitions et assignations à résidence, existent dans notre droit pénal antiterroriste. Certes, elles existent différemment. Et c’est justement dans cette différence que se trouve la dangerosité des mesures proposées.

Sur les assignations à résidence, la justice pénale est armée dans les situations les plus graves, mais cela se fait dans un cadre procédural clair, avec un juge indépendant.

L’état d’urgence a engendré des abus, comme l’a prouvé l’utilisation de ses dispositions contre les militants de la COP 21. Enfin, rappelons que les 3 000 perquisitions ont donné matière à l’ouverture de quatre enquêtes antiterroristes !

Les mesures restrictives de liberté ne peuvent et ne doivent être prises que dans un cadre clair, à l’issue d’une procédure contradictoire. C’est finalement l’inverse qui nous est proposé dans cet article 1er. En ce sens, il nous apparaît dangereux pour nos libertés individuelles et collectives. Nous ne pouvons pas le soutenir. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Richard Yung, sur l’article.

M. Richard Yung. Je voterai l’article 1er tel qu’il est présenté.

Nous faisons face aux circonstances exceptionnelles que vous connaissez. Pour la première fois depuis dix ans, il a fallu déclarer l’état d’urgence, puis voter sa prolongation, en février, ce que nous avons fait, pour la très grande majorité d’entre nous.

L’inscription de cette mesure d’exception dans notre loi fondamentale renforce l’État de droit. C’est, me semble-t-il, le premier argument en sa faveur. En constitutionnalisant les circonstances et les modalités de déclenchement et de prorogation de l’état d’urgence, nous nous assurons que des législateurs moins scrupuleux que nous ne le sommes aujourd’hui ne le dénaturent pas un jour en modifiant simplement la loi ordinaire.

Cette réforme conforte la Constitution dans son rôle de garant des libertés. Elle offre de multiples garanties fondamentales, en assurant notamment un rôle important de contrôle au Parlement. Une commission se réunit chaque semaine pour faire le point sur la mise en œuvre des mesures exceptionnelles. C’est un progrès considérable.

Si la Constitution évoque les pouvoirs exceptionnels du Président de la République à l’article 16 et l’état de siège à l’article 36, l’état d’urgence n’y est pas mentionné. L’inscrire dans notre texte fondateur constitue donc une amélioration nécessaire et une modernisation indispensable, alors qu’il s’agit de l’état d’exception le plus utilisé sous la Ve République.

Pour l’ensemble de ces raisons, je voterai l’article 1er.

M. le président. La parole est à M. Alain Néri, sur l’article.

M. Alain Néri. Pour ma part, je pense que, face à des situations exceptionnelles, il faut des mesures exceptionnelles. Personne ne comprendrait que l’on n’ait pas la volonté de faire face avec la plus grande rigueur et la plus grande fermeté lorsque la République est en danger. C’est pourquoi je voterai l’article 1er du projet de révision constitutionnelle.

Toutefois, je comprends que plusieurs de nos collègues puissent éprouver des inquiétudes quant à nos libertés. Comme notre ami Richard Yung vient de le souligner, dans certaines circonstances, on pourrait avoir des gouvernements moins bien intentionnés que le nôtre, ce qui rendrait des dérives possibles.

À partir du moment où l’état d’urgence est inscrit dans la Constitution, loi fondatrice de la République, il convient d’adopter les plus grandes précautions de rédaction.

Je voterai l’article 1er, mais j’ai cru comprendre qu’il serait possible de l’améliorer en cours de discussion.

Ainsi, l’amendement, dont je suis cosignataire, de Jean-Yves Leconte pourrait, s’il était adopté, apaiser les inquiétudes de certains de nos collègues. Il tend à préciser que les mesures de police administrative prises dans le cadre de l’état d’urgence sont fixées par une loi organique, et non ordinaire. Cela permettrait que le Conseil constitutionnel soit systématiquement saisi et puisse vérifier en amont si les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence correspondent bien à la gravité de la situation et sont adaptées.

La discussion permettra peut-être d’enrichir l’article 1er. En tout état de cause, je le voterai, en rappelant que la République, quand elle est assaillie, doit être défendue avec fermeté, rigueur et courage !

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, sur l’article.

M. Jean-Pierre Sueur. La constitutionnalisation de l’état d’urgence a un très grand mérite.

Comme vient de le rappeler Richard Yung, l’état de siège comme l’article 16 sont inscrits dans la Constitution, alors le dispositif dérogatoire le plus utilisé sous la Ve République est l’état d’urgence. Il me paraîtrait donc cohérent que celui-ci fût inscrit dans la Constitution.

Une telle inscription présente un avantage, notamment au regard du respect des libertés publiques auxquelles nous sommes tous profondément attachés : inscrit dans la Constitution, l’état d’urgence pourra être encadré par une loi organique, comme le propose la commission des lois du Sénat.

Nous sommes tous obnubilés, et même hantés, par cette horreur qu’est le terrorisme et par le fait que la menace existe. C’est pourquoi nous avons été nombreux à voter l’instauration de l’état d’urgence et son prolongement.

Toutefois, nous ne pouvons pas aller vers un état d’urgence permanent. J’y vois un argument supplémentaire en faveur de l’adoption du texte qui nous est proposé. L’article 1er précise les conditions dans lesquelles l’état d’urgence est instauré, mis en œuvre et prolongé.

Monsieur le président de la commission des lois, j’ajouterai que les apports de notre commission me semblent, pour l’essentiel, positifs, en ce qu’ils confortent les droits du Parlement. Nous avons été très attentifs à cette question. Sur votre initiative, notre commission a créé une instance de suivi. Et les garanties que notre commission propose d’inscrire dans la Constitution, toujours sur votre initiative, sont très importantes du point de vue des droits du Parlement.

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, sur l'article.

M. Jean-Yves Leconte. En 2015 et 2016, ce furent malheureusement l’Indonésie, le Burkina Faso, le Mali, la Russie, la Côte d’Ivoire, l’Égypte, la Turquie, le Cameroun, l’Iran, le Pakistan – et la liste est longue – qui furent frappés par le terrorisme. Mais la France, lors des attentats de janvier et de novembre 2015, a bénéficié d’un élan d’émotion et de solidarité internationale sans pareil.

Cette solidarité nous oblige aujourd’hui dans notre manière de réagir aux faits et à la menace. Nous devons être exemplaires, eu égard à ce que nous sommes. Le maintien de l’État de droit dans un tel contexte de menaces constitue donc un défi. Dans ce cadre, la France doit montrer l’exemple. Efficacité sur la sécurité, exemplarité sur les libertés : tel est l’enjeu du moment !

La Constitution prévoit actuellement deux états d’exception : l’article 16 et l’état de siège.

Comme nous l’avons vu le 19 février dernier, sans inscription dans la Constitution de l’état d’urgence, les dispositions pouvant être prises par le Parlement ne bénéficient pas d’une sécurité juridique complète.

Aussi, à la fois pour mettre à disposition de l’exécutif un arsenal administratif lui permettant de prévenir toute menace dans le cadre d’un état d’exception, proportionné et encadré, et pour affirmer le rôle du Parlement dans l’encadrement de cet état d’exception et le suivi de sa mise en œuvre, il est important que l’état d’urgence soit inscrit dans la Constitution.

Il me semble préférable que le constituant décide aujourd’hui de l’encadrement à donner aux mesures administratives qui seront demain décidées par le législateur, au lieu de dépendre des limites que le juge constitutionnel pourrait fixer progressivement. Il est de notre responsabilité de constituant de le faire !

L’inscription dans la Constitution de l’état d’urgence m’apparaît donc comme une évolution positive pour la démocratie et la protection des libertés. Elle permet en outre d’apporter des garanties quant au rôle du Parlement dans le cadre de l’état d’exception.

Je soutiens donc l’inscription de cet état d’exception, mais je présenterai un certain nombre d’amendements dans la discussion.

M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère, sur l'article.

M. Philippe Bonnecarrère. « Essayons d’avancer », disait M. le Premier ministre voilà quelques minutes…

Nous sommes réunis pour effectuer notre travail de constituant. Monsieur le garde des sceaux, vous qui représentez à cette heure le Premier ministre, ne nous privez pas de cette liberté et de cette responsabilité ! Ne nous confisquez pas cette révision constitutionnelle !

Certes, vous nous avez expliqué qu’il n’y avait pas de texte à prendre ou à laisser. Mais c’était pour exprimer l’idée qu’il n’y a point de salut hors du texte de l’Assemblée nationale !

N’instrumentalisez pas plus ce débat, mes chers collègues porte-parole de notre majorité sénatoriale. Notre majorité existe ; elle est diverse.

Au sein de notre Haute Assemblée, je suis loin d’être le seul à vouloir prendre position sur le texte constituant, sur les améliorations qui peuvent lui être apportées, ni pour ni contre un camp.

Dans l’esprit du discours du Président de la République à Versailles, à la hauteur de la situation, qui nous a engagés quand nous nous sommes levés et que nous avons chanté ensemble La Marseillaise, j’entends m’en tenir à l’unité nationale. Je souhaite donc voter les articles 1er et 2 de ce projet de révision constitutionnelle, ici, comme, demain, à Versailles.

Je n’ai pas la prétention de réécrire l’article 1er. Mais, monsieur le président de la commission des lois, ouvrez la porte à d’autres amendements que ceux de la commission lorsqu’ils tendent à proposer de meilleures garanties et s’inscrivent – cela me semble être le cas de tout ou partie des cinq amendements ou sous-amendements que je défendrai tout à l’heure – dans, selon vos termes, la « marque de fabrique » du Sénat en matière de préservation des libertés publiques.

Je veux espérer que certains de ces amendements pourront emporter votre soutien, afin de chasser le risque d’instrumentalisation du débat, souligné par M. le Premier ministre. Je le souhaite évidemment à tort…

M. le président. La parole est à M. Jean Louis Masson, sur l'article.

M. Jean Louis Masson. Il est clair que si nous voulons vraiment lutter contre le terrorisme, il faut prendre le mal à la racine ; il faut réagir de manière très ferme contre les dérives communautaristes, qui sont le terreau de la radicalisation. (Marques d’exaspération sur les travées du groupe CRC.) Sans cela, les extrémistes musulmans d’aujourd'hui bénéficieront d’une base de recrutement leur permettant de renouveler et d’accroître encore leurs effectifs. La situation ne pourrait alors qu’aller en empirant.

C’est pourquoi il faut refuser tout communautarisme et favoriser au contraire l’assimilation des étrangers. Ceux qui s’établissent en France doivent se conformer à notre mode de vie en société. C’est à eux de s’adapter à nous, et non à nous de nous adapter à eux !

Comme je l’ai dit lors d’une précédente intervention, de nombreux flux d’immigration ont été exemplaires par le passé. Ce fut le cas des Italiens, des Polonais, des Portugais ou des boat-people du Sud-Est asiatique, qui sont massivement arrivés chez nous voilà une trentaine d’années. Ces immigrés sont tous devenus de bons Français. (Exclamations sur les travées du groupe CRC.)

Ce constat positif ne s’applique malheureusement pas à d’autres formes d’immigration.

En la matière, il est regrettable que cette situation soit encouragée par de nombreux responsables politiques qui instrumentalisent le communautarisme islamiste et l’utilisent comme un fonds de commerce électoral. Je l’ai déjà dit, je le répète, car notre classe politique a aussi une responsabilité en la matière : si l’on fait preuve de laxisme, si l’on cautionne les dérives, il ne faut pas s’étonner, après, d’avoir du terrorisme !

Cet article me paraît pertinent. Mais, à mon avis, il ne va pas assez loin.

M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, sur l'article.

M. Pierre-Yves Collombat. Lors de la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable, j’ai insisté sur le fait que la constitutionnalisation de l’état d’urgence ne rendrait pas plus efficace notre arsenal de lutte contre le terrorisme. J’ajoute maintenant que cette opération n’est pas seulement inutile ; elle constitue une atteinte manifeste aux libertés publiques et privées !

L’état d’urgence signifiant la restriction des libertés publiques et personnelles, constitutionnaliser l’état d’urgence, c’est constitutionnaliser la réduction des libertés publiques et personnelles, au nom d’événements qui pourraient survenir, mais dont on ignore quelle forme ils prendront, à la différence, par exemple, des conditions requises pour la mise en œuvre de l’article 16 de la Constitution.

Sans même poser la question de savoir qui, du juge administratif ou du juge judiciaire, est le plus sensible à la défense des libertés, je ferai remarquer que le premier, qui intervient après coup, n’offre pas les mêmes protections que le second, qui doit autoriser. Certes, une fois la perquisition, la retenue administrative contrainte passées, il est rassurant de voir des condamnations par le tribunal administratif. Mais ce n’est pas vraiment satisfaisant.

Si on avait réellement voulu conforter la protection des libertés, on aurait au moins tenté de limiter l’usage des mesures restrictives de liberté à l’objectif ayant présidé à l’instauration de l’état d’urgence, en l’espèce la menace terroriste. Or ce n’est pas le cas. Il est toujours question de « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » au sens large, ce qui, au nom du manque d’effectifs de police, permet de mettre dans le même panier les présumés terroristes et les éventuels empêcheurs de COP 21.

À ceux qui, vendant la mèche et donnant la vraie raison de la constitutionnalisation de l’état d’urgence, nous expliquent qu’on entend ainsi rassurer les Français – ils ne comprendraient pas que l’on ne donne pas un parfum d’éternité à l’état d’urgence –, je conseille de relire l’excellent rapport de la commission des lois de l’Assemblée nationale, alors présidée par Jean-Jacques Urvoas, que j’ai déjà mis à contribution.

On y trouvait la réflexion suivante : « […] accorder à une législation d’exception une fonction préventive, c’est placer la norme et l’exception comme une alternative. La législation d’exception n’est pas une simple alternative à celle des temps normaux. C’est une véritable dérogation seulement justifiée par l’évidence. Le grand dérangement qu’elle entraîne ne peut donc être que d’une brève durée et sans séquelles. »

Autant dire que cette législation d’exception ne saurait être la norme constitutionnelle !

M. le président. La parole est à M. Pierre Laurent, sur l'article.

M. Pierre Laurent. Je profite de cette intervention sur l’article 1er du projet de loi constitutionnelle pour répondre à M. le Premier ministre, qui nous a accusés, quand nous ne votions pas ce type de dispositions, d’être défaillants dans nos exigences en matière de sécurité ; c’est évidemment totalement faux !

Tout d’abord, une politique de sécurité nécessite des moyens.

Je le rappelle, pendant très longtemps, nous avons été les seuls à lancer des alertes sur les conséquences des politiques d’austérité en matière de sécurité. Il a fallu attendre le discours du Président de la République du 16 novembre 2015 pour entendre cette phrase : « Le pacte de sécurité l’emporte sur le pacte de stabilité. »

Qu’attendons-nous désormais – nous continuons à être seuls sur d’autres fronts – pour tirer les conséquences des effets néfastes des politiques d’austérité en matière d’éducation ou de présence des services publics dans les quartiers, afin d’apporter des réponses face à l’« apartheid social », pour reprendre les termes de M. Premier ministre lui-même, après les attentats de Charlie Hebdo ?

Nous avons toujours été présents dans ces débats sur la sécurité. Nous avons toujours défendu des amendements, dans un esprit constructif. Ils visaient très souvent à protéger les libertés publiques fondamentales. Ils ont été systématiquement écartés.

Ce que nous contestons effectivement, c’est l’idée selon laquelle un empilement des lois sécuritaires ferait une politique de sécurité efficace !

Avant même le projet de révision constitutionnelle dont nous discutons aujourd'hui, pas moins de vingt lois sécuritaires ont été adoptées au cours de la dernière décennie ! Pour quel résultat ? Et avec quelle efficacité ? Nous continuons à réclamer une évaluation de ces politiques.

Enfin, à nos yeux, la dimension internationale des problèmes, puisque certains parlent d’attaquer le mal à la racine, exige un changement de politique extérieure.

C’est pourquoi nous ne cessons de demander un débat plus sérieux et une évaluation des conséquences de nos choix de politique internationale, notamment s’agissant des interventions extérieures.

On ne peut donc pas nous taxer de défaillance ou nous accuser de ne pas être au rendez-vous dès lors qu’il s’agit de débattre sérieusement des politiques de sécurité. Cela ne tient pas la route ! Je tenais à le souligner, compte tenu des propos tenus tout à l’heure. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. Je suis saisi de quatre amendements identiques.

L'amendement n° 16 est présenté par Mmes Assassi et Cukierman, M. Favier et les membres du groupe communiste républicain et citoyen.

L'amendement n° 22 rectifié bis est présenté par MM. Malhuret, Grand, Bignon et Portelli, Mme Garriaud-Maylam, M. Barbier et Mme Goy-Chavent.

L'amendement n° 46 rectifié est présenté par Mmes Joissains et N. Goulet.

L'amendement n° 48 rectifié est présenté par Mmes Benbassa, Aïchi, Blandin et Bouchoux et MM. Dantec, Desessard, Gattolin, Labbé et Poher.

Ces quatre amendements sont ainsi libellés :

Supprimer cet article.

La parole est à Mme Éliane Assassi, pour présenter l’amendement n° 16.

Mme Éliane Assassi. Au-delà de notre refus de la sacralisation de cet état d’exception dans la Constitution, nous avons rappelé, avec d’autres, l’inutilité d’une telle démarche.

J’ai pris le soin de noter l’analyse approfondie de M. le rapporteur, qui, après avoir rappelé la constitutionnalité avérée de l’état d’urgence, tel qu’il existe aujourd'hui, s’est interrogé sur les objectifs du Gouvernement.

S’il s’agit de sécuriser l’état d’urgence existant, l’inscription au sommet de la hiérarchie des normes n’a aucun intérêt. En effet, en 1985, en 2015 ou tout récemment encore, à l’occasion de l’examen de questions prioritaires de constitutionnalité, ou QPC, le Conseil constitutionnel a validé la constitutionnalité de l’état d’urgence.

En revanche, si l’objectif est d’effectuer une forme de révision préventive, permettant d’assurer la constitutionnalité d’une future extension du champ de l’état d’urgence, par le biais, en particulier, des lois d’application, cela ne nous paraît pas acceptable, du point de vue, bien entendu, des principes politiques, mais également au plan juridique. Toute tentative pour éviter ainsi de recours futurs sous forme de QPC nous semble relever de la manipulation des institutions.

Monsieur le garde des sceaux, si vous cherchez à sécuriser l’état d’urgence dans sa définition actuelle, vous pouvez dès à présent retirer l’article 1er du projet de révision constitutionnelle !

À tout le moins, inspirez-vous d’un précédent ! En 2008, M. Fillon, alors Premier ministre, s’est plié à l’avis du Conseil d’État en retirant la constitutionnalisation de l’état d’urgence. La mesure était pourtant préconisée par le comité Balladur, qui était chargé de réfléchir à une réforme des institutions, aboutissant à la révision constitutionnelle de juillet 2008.

J’ose le dire : si vous persistez dans cette voie, c’est qu’il doit y avoir anguille sous roche !

Nous le voyons bien, la référence au « péril imminent », notion très floue, comme élément déclencheur de l’état d’urgence fait courir un risque d’état d’urgence permanent. Le péril évoqué, la menace djihadiste, peut être écarté par une mobilisation tout autre, à l’échelle internationale et sur le plan intérieur.

Enfin, nous légiférons pour les années à venir. Comme je l’ai demandé dans mon intervention générale, qui pourra s’appuyer sur la Constitution pour utiliser l’état d’urgence ? La question reste posée, et elle pourrait malheureusement le rester longtemps…

M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret, pour présenter l'amendement n° 22 rectifié bis.

M. Claude Malhuret. De nombreux gouvernements pourraient revendiquer la palme des projets de loi inutiles…

Mais proposer d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution, alors qu’il est en vigueur, qu’il a été prolongé à deux reprises et que, le 22 décembre dernier, le Conseil constitutionnel a jugé les neuf premiers alinéas de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence conformes à la Constitution, c’est une grande première ! Cela donne à votre gouvernement une bonne chance de figurer dans le Guinness Book des records, monsieur le garde des sceaux !

La seule justification d’une inscription dans la Constitution serait d’apporter des modifications, des précisions ou des garanties à la loi de 1955. Mais vous ne proposez rien de tout cela. L’article 1er, que nous examinons, reprend mot pour mot les très vagues conditions de déclenchement figurant dans cette loi.

La dernière mouture du texte que vous nous proposez, après en avoir tenté dix autres, prévoit que la loi « fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces événements ».

Le Conseil constitutionnel sera donc dans l’impossibilité de tirer de cette révision le moindre élément permettant ou lui imposant un début de commencement d’ébauche de modification de sa jurisprudence.

Comme dans la publicité, c’est la révision qui fait « pschitt » ! D’ailleurs, cela n’a rien d’étonnant, puisqu’il s’agit précisément d’un coup de pub !

La constitutionnalisation de l’état d’urgence ne changera rien à la lutte contre le terrorisme et, par conséquent, à la protection de la Nation. Si la prévention du terrorisme passait par des lois, les quatre lois sur le terrorisme et le renseignement votées depuis 2014 auraient apporté la preuve de leur efficacité. Cette preuve, nous l’attendons encore, hélas !

Il existe désormais un trop-plein de textes en la matière. Vous nous proposez de l’augmenter.

En France, quand on ne sait pas quoi faire, on peut toujours réviser la Constitution ! Ni les Anglais après les attentats de Londres, ni les Américains après le 11 septembre, ni les Espagnols après les événements de Madrid ne l’ont fait. Mais, chez nous, il nous faut des symboles, des serments, pour reprendre certains propos du Premier ministre. Il faut montrer que l’on se bouge. Ce n’est pas du socialisme ; ce n’est pas de l’antiterrorisme ; ce n’est même pas de l’activisme. C’est du « bougisme » !

Monsieur le garde des sceaux, l’état d’urgence est dans la loi, et il y est très bien. Laissez-le donc là où il est !

M. le président. La parole est à Mme Sophie Joissains, pour présenter l'amendement n° 46 rectifié.

Mme Sophie Joissains. Comme l’indiquait Jean-Pierre Grand précédemment, l’article 89 de la Constitution dispose qu’« aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire ». Or, depuis plusieurs mois, les membres du Gouvernement répètent à l’envi que nous sommes en guerre. J’aimerais donc savoir si nous sommes, ou non dans ce cas.

Le constituant a été sage. Il prévoyait les conséquences néfastes de la panique, de l’affolement, de l’indignation, bref de l’émotion, voire de la manipulation.

J’ai voté l’état d’urgence, et je suis convaincue de sa nécessité actuelle.

L’état d’urgence figure dans la loi. C’est un régime d’exception dont nous avons besoin. Il fonctionne. Il est à sa place. L’introduire dans la Constitution n’entraînera aucune amélioration ou efficacité du dispositif antiterroriste. Le comble, c’est que nous le savons tous !

En revanche, et le Premier président de la Cour de cassation s’en est fait l’écho voilà quelques jours devant la commission des lois, ce texte déséquilibrera durablement le système de la séparation des pouvoirs, tel qu’il est organisé au sein de notre loi fondamentale, et affaiblira l’autorité judiciaire, donc la garantie des libertés individuelles. Cette crainte est vive. Elle est partagée par l’ensemble du monde judiciaire. Imaginons un instant ce qu’un outil similaire dans la Constitution pourrait permettre demain à un autre type de gouvernement. Rappelons-nous les résultats électoraux de ces dernières années et les difficultés des partis dits « républicains ». Cela nous interroge.

Tout cela intervient alors que la loi fonctionne et qu’elle fonctionne correctement… Oui, nous avons tous applaudi au Congrès. Maintenant, sachons nous arrêter !

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour présenter l'amendement n° 48 rectifié.

Mme Esther Benbassa. Beaucoup a été dit sur cet article 1er, qui constitutionnalise l’état d’urgence, notamment sur son absence de pertinence juridique. Le groupe écologiste, dont je porte la voix aujourd’hui, s’oppose à cet article et en demande la suppression, pour de multiples raisons.

D’abord, il nous paraît tout à fait inapproprié de procéder à une constitutionnalisation de l’état d’urgence alors que nous sommes toujours sous le régime de cet état d’exception.

Ensuite, rappelons que, dans sa décision du 22 décembre dernier, le Conseil constitutionnel a jugé que cette constitutionnalisation n’était pas indispensable, considérant que « la Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence ».

Enfin, l’argument, avancé comme un mantra par le Gouvernement, de la nécessité de constitutionnaliser pour mieux encadrer nous semble pour le moins inopérant. Ainsi, les conditions du déclenchement de l’état d’urgence sont définies de manière extrêmement large, ce qui nous semble constituer une grave régression. Comme j’ai eu l’occasion de le dire, seule la volonté de conférer une stabilité à un régime d’exception en y apportant des limitations générales aurait pu constituer un motif légitime de constitutionnalisation. Or la volonté gouvernementale est strictement inverse. Il s’agit d’introduire une base constitutionnelle à de futures dispositions plus attentatoires aux libertés que celles qui figurent déjà dans le régime issu de la loi du 20 novembre 2015. Pour reprendre la formule du professeur Olivier Beaud, avec cette disposition, c’est un « statut constitutionnel donné à l’arbitraire ».

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Philippe Bas, rapporteur. Je répondrai individuellement aux auteurs de ces amendements, qui ont tous invoqué des motifs différents pour proposer la suppression de l’article 1er.

Mme Assassi a souligné qu’il fallait développer d’autres types d’actions que celles qui sont mises en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence. C’est tout à fait exact ! Mais cela n’exclut pas la nécessité de garantir l’ordre, de rechercher les malfaiteurs qui pourraient s’associer pour commettre des attentats, de les punir, mais aussi de développer des actions internationales. Je ne crois pas que cela constitue un motif suffisant pour refuser l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution.

M. Malhuret a indiqué que le texte dont nous sommes saisis ne comporte pas de garantie supplémentaire par rapport à celles qui sont prévues, et éventuellement insuffisantes, dans la loi de 1955, plusieurs fois modifiée. C’est exact. Et c’est la raison pour laquelle la commission des lois s’est mise au travail pour que, si cette révision constitutionnelle n’est pas réellement justifiée par une nécessité impérieuse pour donner au Gouvernement les moyens de la lutte contre le terrorisme, elle soit au moins utile pour nous garantir contre des abus de pouvoir dans la mise en œuvre de l’état d’urgence.

C’est ainsi que nous avons ajouté un certain nombre de garanties concernant notamment les pouvoirs du Parlement : la capacité pour lui de faire cesser à tout moment l’état d’urgence s’il en décide ainsi, y compris hors des sessions ; l’exigence que la loi sur l’état d’urgence et les mesures de l’état d’urgence soient strictement adaptées, nécessaires et proportionnées, sous le contrôle, pour les unes, du juge administratif, et, pour les autres, du juge constitutionnel ; la référence à l’article 66 de la Constitution : il ne pourra pas être dit que l'on peut y déroger pendant la mise en œuvre de l’état d’urgence. Cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant !

La crainte de notre excellente collègue Sophie Joissains qu’un futur gouvernement ne puisse se servir de cette disposition constitutionnelle pour porter atteinte aux libertés ne me semble pas fondée. Si nous adoptons les amendements que la commission des lois m’a demandé de présenter, c’est exactement le contraire qui se produira !

Aujourd’hui, aucune garantie constitutionnelle n’est expressément posée dans la Constitution contre des abus qui pourraient être créés par des modifications de la loi de 1955 relative à l’état d’urgence. Je souhaite que la loi sur l’état d’urgence devienne demain une loi organique, afin que sa conformité à la Constitution soit obligatoirement examinée par le Conseil constitutionnel. Ainsi, à supposer qu’il y ait une majorité de parlementaires en faveur de mesures que l’on qualifierait de liberticides, le législateur ne pourra plus les prendre, du fait des garanties qui figureront dans la Constitution !

C’est la raison pour laquelle je souhaitais vous faire revenir sur votre amendement de suppression. En réalité, les garanties se trouvent plutôt du côté de la constitutionnalisation. C’est tout le sens du travail que nous avons réalisé ensemble au sein de la commission des lois.

Madame Benbassa, nous travaillons ici malgré l’état d’urgence, librement et sans contrainte. Rien ne peut nous empêcher de faire vivre notre démocratie pendant l’état d’urgence. Au contraire ! Montrons à la face du monde que la vie démocratique continue ! Et la vie démocratique, ce sont les élections régionales, qui se sont tenues quelques semaines après ces terribles attentats de Paris et de Saint-Denis, mais c’est aussi le fait de continuer à légiférer dans tout domaine. Aucune raison ne justifie que nous ne puissions pas également réviser la Constitution, comme l’a souhaité le chef de l’État.

Sachez-le bien, si nous adoptons les amendements que la commission a retenus, nous entérinerons des garanties supplémentaires face au risque que pourrait comporter un usage abusif de l’état d’urgence. C’est la raison pour laquelle la commission est hostile à l’ensemble de ces amendements.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. Le Gouvernement est évidemment hostile aux amendements de suppression, qui vont à l’encontre de notre volonté de convaincre le Sénat de voter la constitutionnalisation de l’état d’urgence pour renforcer l’État de droit. C’est précisément sur ce point que je voudrais articuler mon propos.

Comme l’a indiqué M. Mercier, la Constitution est une protection. Les éléments qui y figurent garantissent les libertés. C’est la raison pour laquelle le cadre normatif est renforcé. Cela explique que la constitutionnalisation de l’état d’urgence soit réclamée par les deux comités ayant déjà travaillé sur la modernisation de la Ve République. M. le Premier ministre a évoqué tout à l’heure le comité Balladur, mais, je veux le rappeler, le comité Vedel avait déjà formulé la même proposition en 1993.

Ces avis devraient rassurer les sénateurs qui s’inquiètent sur le déséquilibre, à l’intérieur de l’État de droit, entre ordre administratif et ordre judiciaire. Le comité Balladur comptait parmi ses membres une personnalité très importante, voire très influente, le Premier président de la Cour de cassation, qui était à l’époque Pierre Drai. Celui-ci avait pesé pour l’inscription dans la Constitution d’une procédure déjà mise en œuvre, car l’état d’urgence avait déjà été utilisé. À l’époque, la critique consistait à se demander pourquoi la Constitution ne prévoyait pas de dispositions pour protéger les libertés dans de telles circonstances. Il fallait donc assécher les dérives potentielles de l’état d’urgence en intégrant des garanties dans la Constitution.

D’ailleurs, cette argumentation a ensuite été reprise par nombre d’universitaires.

On a souvent évoqué Olivier Beaud, qui a été auditionné par la commission des lois. Ce professeur d’université éminemment respectable participe à la réflexion de la doctrine. Mais quasiment tous les universitaires qui ont pris position se sont prononcés en faveur de la constitutionnalisation. Je mentionnerai par exemple Anne Levade, professeur à Créteil, Denys de Béchillon, professeur à Pau, Pascal Jan, professeur à Bordeaux, Jean-Éric Gicquel, professeur à Rennes, mais aussi Jean-Philippe Derosier, professeur à Rouen, etc. Je pourrais dresser une liste extrêmement longue. Hormis Olivier Beaud, tous les universitaires qui ont publié des tribunes – je ne fais pas parler ceux qui n’ont rien dit – ont justement appelé à la constitutionnalisation au rang de la protection des libertés.

Par ailleurs, au sein du Conseil de l’Europe, il existe une commission, la Commission de Venise, qui a justement vocation à s’assurer de l’articulation entre la démocratie et le droit au sein du Conseil. Cette commission, composée de juristes, d’universitaires et de techniciens, est venue en France voilà quelques semaines observer notre sujet du moment, à savoir l’état d’urgence et le risque que cet état pouvait faire peser sur les libertés. Elle vient de rendre son avis, saluant l’initiative de la France de constitutionnaliser l’état d’urgence.

La Commission de Venise a d’ailleurs eu une position constante à cet égard, considérant que les états d’exception – l’état d’urgence est bien un état d’exception, comme je l’ai d’ailleurs indiqué dans le rapport cité par Pierre-Yves Collombat – doivent faire l’objet d’un encadrement constitutionnel pour accroître les garanties contre d’éventuels abus dans leur utilisation.

C’est aussi ce que pense le Gouvernement, et c’est ce que souligne la commission des lois, ce dont je la remercie.

Par conséquent, le Gouvernement est extrêmement défavorable aux amendements de suppression qui viennent d’être présentés.

M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret, pour explication de vote.

M. Claude Malhuret. Tout le monde s’étripe depuis quatre mois sur la déchéance de nationalité, et l’état d’urgence semble faire consensus.

Pourtant, en deux ans seulement, nous avons eu deux lois antiterroristes, deux lois sur le renseignement, la révision d’aujourd’hui, et nous aurons demain la réforme du code pénal, qui consiste en fait à prolonger l’état d’urgence sans le dire. De mois en mois, les libertés publiques s’effilochent une à une, comme les feuilles d’un artichaut !

Les algorithmes des boîtes noires surveillent désormais tous les internautes. Les services de renseignement disposent désormais de plus de pouvoir que les magistrats. Ce n’est pas moi qui le dis ; c’est le juge antiterroriste Marc Trévidic qui parle de « pouvoirs exorbitants ». Des militants écologistes sont interpellés dans le cadre d’un état d’urgence pourtant officiellement dirigé contre les terroristes, etc.

Et tout le monde laisse faire, en vertu du raisonnement selon lequel les gens qui n’ont rien à cacher n’ont pas à avoir peur du renforcement des mesures exceptionnelles. Or, se moquer des mesures de police administrative parce qu’on n’a rien à cacher, c’est comme n’avoir rien à faire de la liberté d’expression parce qu’on n’a rien à dire ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

Monsieur le garde des sceaux, vous ne cessez de brandir le Conseil d’État et le comité Balladur pour soutenir votre décision. Cela appelle deux remarques.

D’une part, vous êtes bien sélectifs dans vos choix. La principale institution concernée en la matière n’est pas le Conseil d’État ; c’est le Conseil constitutionnel. Or celui-là, vous ne le citez pas, car il a expressément précisé que la Constitution actuelle permet déjà ce que vous voulez lui ajouter. Et vous ne retenez des avis du Conseil d’État que ce qui apporte de l’eau à votre moulin. Vous oubliez de dire que cette juridiction avait jugé inopportune la proposition du comité Balladur d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution en 2008.

D’autre part, il est un peu gros d’affirmer que la constitutionnalisation de l’état d’urgence permettra d’offrir des garanties. Je comprends le discours du président de la commission des lois, qui explique que la commission cherchait à apporter des garanties et des précisions. Mais le texte initial du Gouvernement et celui qui nous arrive de l’Assemblée nationale n’en prévoyaient absolument aucune. Je suis donc quelque peu stupéfait de vous entendre plaider aujourd’hui pour des garanties constitutionnelles n’ayant jamais figuré dans les textes que vous avez soutenus !

M. le président. La parole est à M. Jean Louis Masson, pour explication de vote.

M. Jean Louis Masson. Je ne suis pas persuadé que cet article apporte beaucoup d’améliorations en termes d’efficacité concrète dans la lutte contre le terrorisme. J’ai déjà longuement expliqué ce que j’en pensais.

À mon avis, c’est plus en luttant contre le communautarisme qu’en modifiant la Constitution que nous combattrons plus efficacement le terrorisme.

Cependant, ne pas voter cet article 1er, c’est envoyer un signal d’encouragement aux terroristes ! Il faut prendre cette dimension symbolique en compte. Si nous ne réagissons pas, si nous reculons sous différents prétextes, nos ennemis seront confortés dans leurs choix et verront que notre société, qui n’a déjà pas le courage de lutter contre le communautarisme, n’a même pas la force de marquer le coup contre le terrorisme.

Symboliquement, il est extrêmement important, pour l’appréhension et la vision qu’en auront tous les extrémistes musulmans et autres terroristes potentiels, de manifester la détermination du Parlement et de la Nation à lutter contre le terrorisme.

C’est la raison pour laquelle, même s’il est vrai que d’autres mesures auraient été beaucoup plus utiles pour éradiquer non seulement le terrorisme, mais aussi les racines du terrorisme dans la communauté musulmane, je voterai l’article 1er.

M. le président. La parole est à Mme Laurence Cohen, pour explication de vote.

Mme Laurence Cohen. Les arguments du garde des sceaux et du président de la commission des lois ne me convainquent pas.

Nous l’avons vu, et cela a été confirmé par plusieurs interventions, l’application des mesures d’urgence, leurs conséquences sur les droits humains des personnes ciblées et le nombre infime d’instructions auxquelles elles ont donné lieu soulèvent de graves questions. Étaient-elles réellement nécessaires et proportionnelles pour prévenir de futurs attentats terroristes ? C’est pourtant l’objectif que le Gouvernement a affiché à l’origine en déclarant l’état d’urgence, puis le motif qu’il a invoqué ensuite pour en justifier la prorogation.

Amnesty International s’est entretenue avec plusieurs personnes dont la vie quotidienne et les droits humains ont été gravement affectés par l’état d’urgence. Je vous invite à prendre connaissance de son rapport intitulé Des vies bouleversées. L’impact disproportionné de l’état d’urgence en France. Les témoignages de personnes assignées à résidence, perquisitionnées ou témoins de ces mesures sécuritaires sont édifiants. L’une d’entre elles dit : « Ils ont cassé les portes, ils sont rentrés dans la mosquée avec leurs chaussures et ont jeté le Coran par terre. » Une autre explique : « On vous condamne sans vous juger, sans vous donner la possibilité de vous défendre. » Une troisième livre ce témoignage : « On a tous eu l’impression que c’était une parodie de justice. Les audiences avaient lieu juste pour la forme. »

Qui pourrait aujourd’hui contredire de telles dérives ? Personne ! Et je n’ai donné que trois exemples… Je vous invite vraiment à prendre connaissance du rapport.

Dénoncer les dérives est une chose ; agir pour les stopper en est une autre. Or l’état d’urgence les porte en elles. Ce sont des syndicalistes policiers qui nous ont alertés sur ce problème. À la lumière de ce qu’ils nous ont dit, l’illusion selon laquelle on pourrait encadrer ces dérives disparaît.

Constitutionnaliser l’état d’urgence revient à le placer au même niveau dans la hiérarchie des normes juridiques que les libertés et droits fondamentaux, notamment ceux qui sont consacrés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Les pouvoirs d’exception et les libertés fondamentales sont ainsi mis dans un rapport d’égalité normative, comme l’a souligné la Commission nationale consultative des droits de l’homme, dans son avis sur le projet de révision constitutionnelle.

À la lecture de l’exposé des motifs du projet de révision constitutionnelle, nous craignons de comprendre ce à quoi ce nouvel article 36-1 de la Constitution est, en réalité, destiné. Et cette inquiétude se concrétise déjà malheureusement largement dans le projet de réforme de la procédure pénale, qui a été adopté et aggravé par l’Assemblée nationale et sera bientôt soumis au Sénat.

M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, pour explication de vote.

M. Jacques Mézard. Pour ma part, je voterai ces amendements de suppression. S’ils ne sont pas adoptés, je voterai les amendements présentés par M. le rapporteur, qui tendent à améliorer le texte issu de l’Assemblée nationale.

J’entends beaucoup parler de « symboles ». Mais nous ne sommes pas là pour faire du symbole ! Nous sommes là pour établir la loi, et même, en l’occurrence, la Constitution, c’est-à-dire la norme suprême, la règle de droit qui organise les relations dans la société.

Je peux entendre que la constitutionnalisation de l’état d’urgence soit un moyen de garantir les libertés, mais c’est un peu l’histoire de l’œuf et de la poule !

Quoi qu’il en soit, l’inscription de telles dispositions dans la Constitution ne me semble pas aller dans le bon sens.

M. le garde des sceaux affirme qu’une majorité d’universitaires sont favorables à cette mesure. En réalité, les avis sont, à tout le moins, partagés.

Mais il y a danger à constitutionnaliser ce qui relève à l’heure actuelle de mesures d’exception. La Constitution en prévoit déjà deux : l’article 16 et l’état de siège.

Souvenons-nous que l’état d’urgence a été créé en 1955, lors des « événements » d’Algérie, parce qu’on ne voulait pas appliquer l’état de siège pour ne pas dire qu’il s’agissait d’une guerre ! Voilà quelle est l’origine d’une telle disposition.

Aujourd’hui, on prétend que la constitutionnalisation de l’état d’urgence est un progrès. Dans le « consensus » auquel l’Assemblée nationale est parvenue – d’ailleurs, c’est assez original ; d’ordinaire, ce n’est pas si fréquent ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.) –, la rédaction retenue ne présente pas beaucoup de garanties ; c’est le moins que l’on puisse dire. Pour ma part, je ne pense pas que ce soit un progrès. Je pense même que c’est l’inverse !

L’état d’urgence permet à l’autorité administrative, c’est-à-dire au pouvoir civil, de prendre des mesures contraires aux libertés et à la liberté individuelle, sans autorisation préalable de qui que ce soit.

Certes, on nous rétorque que le juge administratif pourra sanctionner telle ou telle décision a posteriori. Mais qu’adviendra-t-il s’il procède dans un délai de six mois, de deux ou de trois ans ? Les mesures adoptées ne seront pas neutres sur le front des libertés !

On a déjà pu observer les difficultés qui découlent de la notion de « péril imminent ». J’y reviendrai.

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Godefroy, pour explication de vote.

M. Jean-Pierre Godefroy. Je serais naturellement tenté d’aller dans le sens indiqué par les auteurs de ces quatre amendements de suppression, suivant ainsi les avis émis par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la CNCDH, par Robert Badinter et par de nombreux constitutionnalistes. Les motivations des auteurs de ces amendements sont tout à fait justifiées, et les arguments de M. Mézard sont tout à fait recevables.

Toutefois, l’adoption de ces amendements de suppression ferait tomber tous les autres amendements portant sur l’article 1er.

M. Jean-Pierre Godefroy. Je vais donc m’abstenir et réserver mon vote. Si l’article 1er n’est pas supprimé, je me prononcerai en fonction du sort qui sera fait à certains des amendements suivants, notamment ceux de Jean-Yves Leconte.

Monsieur le rapporteur, j’ai cru comprendre que vous étiez assez sensible aux arguments de notre collègue. J’écouterai avec intérêt les avis de la commission et du Gouvernement les concernant.

Encore une fois, je serais plutôt pour la suppression de l’article, mais je souhaite que la Haute Assemblée puisse discuter de l’ensemble des amendements déposés. Je prendrai ma décision définitive à l’issue de leur examen.

M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, pour explication de vote.

M. Pierre-Yves Collombat. Nous l’avons tous bien compris, le véritable motif de la constitutionnalisation de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité, c’est l’envie d’envoyer un message ! Dès lors, il faut bien trouver des raisons à mettre en avant…

Tout d’abord, on nous a vendu l’argument du « risque d’inconstitutionnalité. » Les uns le confirmaient quand les autres le contestaient. Il y a tout de même un certain temps que l’état d’urgence est en vigueur, et le Conseil constitutionnel s’est prononcé. Visiblement, ce risque n’existe pas.

On nous a ensuite dit – c’est tout de même extraordinaire ! – qu’il fallait constitutionnaliser pour « sécuriser » !

M. Pierre-Yves Collombat. Comme l’ont fait observer plusieurs de mes collègues, on ne voit pas bien en quoi le texte présenté permettrait une « sécurisation »…

Si on avait trouvé une formulation permettant d’éviter l’arrestation au nom de l’état d’urgence de personnes autres que des terroristes présumés, cela aurait effectivement été une sécurisation, car la rédaction actuelle n’est pas du tout satisfaisante.

Pourquoi voter ces amendements de suppression ?

Premièrement, les dispositions en question sont inutiles. Nous avons déjà les outils pour agir.

Deuxièmement, on risque de transformer l’exception en permanence. J’en conviens, ce serait une solution de facilité pour certains services. Mais la différence entre un État démocratique et un État qui ne l’est pas, c’est qu’il est plus compliqué d’apporter des réponses et d’assurer la sécurité dans le premier. La complexité n’est évidemment pas l’objectif en soin, mais c’est le prix de la démocratie !

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Bosino, pour explication de vote.

M. Jean-Pierre Bosino. Comme en témoigne la teneur de nos débats, rares sont ceux, parmi nous, qui sont convaincus de la nécessité d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution.

Pour transformer radicalement le texte et, éventuellement, apporter des garanties d’ordre juridique, il faudrait obtenir que le soutien de nos collègues députés envers un certain nombre de nos amendements. C’est loin d’être acquis, vu que le Gouvernement a encore une – petite – majorité à l’Assemblée nationale…

Ainsi que cela a été souligné à plusieurs reprises, le texte est dangereux et potentiellement liberticide. À la différence de l’état de siège, et même des dispositions de l’article 16, dont, je le précise, nous contestons l’existence, l’état d’urgence, dans sa définition actuelle, est flou, imprécis. De ce fait, il peut être engagé assez facilement.

Monsieur le garde des sceaux, le professeur Beaud, que vous avez cité, a déclaré devant notre commission : « Mais l’idée de péril imminent, de menace, est une condition très lâche qui ouvre la voie aux manipulations politiques : les services de défense et de renseignement pourront toujours l’invoquer, en s’appuyant, qui plus est, sur des informations secrètes. Avec une telle notion, on risque de mettre en place un état d’urgence permanent. »

Dès lors, pour éviter toute mauvaise surprise, le seul choix est évidemment la suppression de ce dérapage constitutionnel.

M. Bas nous donne lui-même dans son rapport les arguments pour écarter cette constitutionnalisation hâtive et dangereuse. Cela a été dit et répété.

Pour notre part, nous appelons à une autre forme d’unité nationale : celle de la raison et de la démocratie contre l’obscurantisme djihadiste !

J’invite le Sénat à faire ce choix en adoptant les amendements de suppression de l’article 1er !

M. le président. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann, pour explication de vote.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. À l’instar de mon collègue Jean-Pierre Godefroy, je m’abstiendrai sur ces amendements de suppression, et je réserverai mon vote final, qui dépendra de l’approbation, ou non, des amendements de Jean-Yves Leconte.

Il y a clairement un doute quant à l’opportunité d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution. Certains estiment que cette mesure n’est en rien nécessaire. D’autres jugent qu’elle pourrait l’être.

Bien entendu, on ne peut pas arguer que personne ne contestera jamais ces mesures sous prétexte qu’elles n’ont pas été contestées jusqu’à présent.

Pour autant, si ces dispositions sont inscrites dans la Constitution, il faut que les balises du droit, par le biais de la loi organique et de l’intervention du juge, permettent de renforcer les contrôles. Ne les affaiblissons surtout pas !

M. le président. Je mets aux voix les amendements identiques nos 16, 22 rectifié bis, 46 rectifié et 48 rectifié.

J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe CRC.

Je rappelle que l'avis de la commission est défavorable, de même que celui du Gouvernement.

Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.

Le scrutin est ouvert.

(Le scrutin a lieu.)

M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.

(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)

M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 179 :

Nombre de votants 344
Nombre de suffrages exprimés 334
Pour l’adoption 39
Contre 295

Le Sénat n'a pas adopté.

Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures quarante-cinq.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à vingt heures cinq, est reprise à vingt et une heures quarante-cinq, sous la présidence de M. Claude Bérit-Débat.)

PRÉSIDENCE DE M. Claude Bérit-Débat

vice-président

M. le président. La séance est reprise.

Article 1er (début)
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Discussion générale

4

Mise au point au sujet d’un vote

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, avant la suspension de séance, lors du scrutin public n° 179 portant sur les amendements identiques nos 16, 22 rectifié bis, 46 rectifié et 48 rectifié tendant à la suppression de l’article 1er du projet de loi constitutionnelle, M. Poher souhaitait voter contre.

M. le président. Acte est donné de cette mise au point, ma chère collègue. Elle sera publiée au Journal officiel et figurera dans l’analyse politique du scrutin.

5

Article 1er (interruption de la discussion)
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Article 1er (début)

Protection de la Nation

Suite de la discussion d’un projet de loi constitutionnelle

M. le président. Nous reprenons l’examen du projet de loi constitutionnelle, adopté par l’Assemblée nationale, de protection de la Nation.

Discussion générale
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Article 1er (interruption de la discussion)

Article 1er (suite)

M. le président. Dans la discussion des articles, nous poursuivons l’examen de l’article 1er.

Je suis saisi de deux amendements faisant l'objet d'une discussion commune.

L'amendement n° 6, présenté par M. Bas, au nom de la commission, est ainsi libellé :

Alinéa 2

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Art. 36-1. – L’état d’urgence est décrété en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire national, en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Bas, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Aux termes de la loi de 1955, deux motifs peuvent justifier la déclaration de l’état d’urgence.

Le premier, qui a été invoqué à d’assez nombreuses reprises depuis 1955, est l’existence d’un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public.

Le second, en revanche, n’a jamais joué, et il est pour ainsi dire tombé en désuétude : l’état d’urgence peut être déclaré en cas de calamité publique. Dans cette hypothèse, la clause des circonstances exceptionnelles permet à l’administration de prendre les mesures qui s’imposent pour faire face à la situation, et si une catastrophe engendre un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, on retrouve le premier cas de figure.

À l’heure d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution, il nous semble plus rigoureux de tirer les conséquences de l’inutilité complète de ces dispositions de l’article 1er de la loi de 1955, en retenant pour seul motif pouvant justifier la déclaration de l’état d’urgence l’existence d’un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public.

Je souligne que cette notion a été parfaitement clarifiée par la jurisprudence, en particulier dans la période récente, via des décisions du Conseil constitutionnel.

M. le président. Le sous-amendement n° 25 rectifié, présenté par MM. Malhuret, Grand, Bignon et Portelli et Mme Garriaud-Maylam, est ainsi libellé :

Amendement n° 6, dernier alinéa

Après le mot :

ministres,

insérer les mots :

après consultation officielle par le Premier ministre des présidents des assemblées,

La parole est à M. Claude Malhuret.

M. Claude Malhuret. À mon sens, la clarification proposée par M. le rapporteur est tout à fait bienvenue.

La Constitution de 1958 garantit, depuis plus de cinquante-sept ans, les équilibres politiques et la stabilité de notre République. Le général de Gaulle n’avait pas jugé bon d’y inscrire les dispositions de la loi de 1955.

Modifier la Constitution est un acte fort, qui ne doit pas être entrepris à la légère, sous le coup de l’émotion ou par calcul politique. C’est pourtant ce que nous sommes en train de faire, et je le regrette.

La Constitution doit définir les règles relatives au fonctionnement régulier des pouvoirs publics, à la séparation des pouvoirs, au fonctionnement de l’autorité judiciaire. Elle doit également énoncer les libertés fondamentales et leurs garanties. C’est dans cette optique que la commission des lois a travaillé, comme l’a expliqué son président.

C’est la raison pour laquelle le comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, dit « comité Balladur », auquel le Gouvernement se réfère volontiers quand cela l’arrange, avait proposé, dans son rapport, un encadrement accru du maintien des pouvoirs exceptionnels.

Si nous avions travaillé dans un autre contexte, et non sous le coup de l’émotion ou de ce que l’on croit être la pression de l’opinion, nous aurions entrepris, comme le comité Balladur le suggérait, de réfléchir à l’encadrement de tous les états d’exception : état d’urgence, état de siège, mise en œuvre de l’article 16.

Il n’en est pas ainsi, et nous ne discutons aujourd’hui que d’un cas, discussion au demeurant inutile puisque le Conseil constitutionnel estime que l’état d’urgence est autorisé par la Constitution actuelle.

Toutefois, puisque l’on a décidé de constitutionnaliser l’état d’urgence, autant en profiter pour accroître les garanties qui l’entourent. Tel est le sens du présent sous-amendement, qui vise à ce que les présidents des assemblées soient consultés par le Premier ministre avant que l’état d’urgence ne soit décrété en conseil des ministres.

M. le président. Le sous-amendement n° 23 rectifié, présenté par MM. Malhuret, Grand, Bignon et Portelli et Mme Garriaud-Maylam, est ainsi libellé :

Amendement n° 6, dernier alinéa

Remplacer les mots :

péril imminent

par les mots :

danger clair et présent

La parole est à M. Claude Malhuret.

M. Claude Malhuret. Tout à l’heure, j’ai entendu Philippe Bas affirmer que la notion de « péril imminent » était désormais précisément définie.

Pour moi, cette notion est sinon dangereuse, parce que nous ne sommes pas dans la situation de certains pays que j’ai connus au cours de ma carrière, où son utilisation justifiait tous les états d’urgence, tous les coups d’État, du moins problématique. Elle est susceptible d’ouvrir la voie à un certain nombre de stratagèmes ou de manipulations, d’autant que, pour invoquer un péril imminent, on se réfère généralement à des informations fournies par les services de renseignement, couvertes par le secret défense.

Nous ne trouverons pas de rédaction idéale, j’en suis conscient. Il me semble toutefois préférable de remplacer la notion de « péril imminent » par celle de « danger clair et présent », notamment pour obliger le Gouvernement et le Président de la République à expliquer de façon beaucoup plus précise et circonstanciée la nature du danger encouru.

M. le président. Le sous-amendement n° 38 rectifié, présenté par MM. Bonnecarrère et Kern, est ainsi libellé :

Amendement n° 6, dernier alinéa

Remplacer les mots :

péril imminent

par les mots :

danger public exceptionnel menaçant la vie de la Nation et

La parole est à M. Philippe Bonnecarrère.

M. Philippe Bonnecarrère. Je soutiens la révision constitutionnelle et j’ai indiqué tout à l’heure que je m’inscrivais dans la tradition de défense des libertés publiques qui constitue la marque de fabrique du Sénat.

Je souscris à l’amendement n° 6 de la commission des lois visant à exclure la référence à la « calamité publique ». La rédaction actuelle du texte me semble toutefois poser encore une difficulté.

Un « péril imminent » suppose un événement non encore advenu. Or il doit résulter « d’atteintes graves à l’ordre public », c’est-à-dire d’événements qui se sont déjà produits. Une telle définition, qui s’inscrit dans deux temporalités différentes, me paraît ambiguë. La pratique montre d’ailleurs que ce n’est pas le péril imminent, mais les atteintes graves à l’ordre public, qui ont, historiquement, justifié l’état d’urgence.

C’est pourquoi je propose de remplacer « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » par « danger public exceptionnel menaçant la vie de la Nation et résultant d’atteintes graves à l’ordre public ». Cela répond à la logique de protection des libertés publiques que j’évoquais.

Trois arguments militent en faveur de l’adoption de ma proposition.

Premièrement, cette rédaction est parfaitement conforme à l’avis du Conseil d’État, d’abord sensible à la référence à l’ordre public.

Deuxièmement, cette terminologie reprend les dispositions de l’article 15 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la CEDH, qui fait référence au danger public menaçant la vie de la Nation.

Troisièmement, vous avez fait référence tout à l’heure à un avis de la Commission de Venise, monsieur le garde des sceaux. J’ai consulté ce document, dont je n’avais pas connaissance au moment de rédiger mon amendement, et il s’avère que l’alinéa 101 de l’avis de la Commission de Venise est exactement conforme à la rédaction que je propose.

M. le président. Le sous-amendement n° 24 rectifié, présenté par MM. Malhuret, Grand, Bignon et Portelli, Mme Garriaud-Maylam et M. Barbier, est ainsi libellé :

Amendement n° 6, dernier alinéa

Remplacer les mots :

l’ordre public

par les mots :

la vie de la Nation

La parole est à M. Claude Malhuret.

M. Claude Malhuret. Le motif d’ordre public me semble trop large. Il est susceptible d’être invoqué dans de multiples circonstances et s’apprécie différemment selon le contexte, l’époque et parfois même les mœurs, comme le rappelle la jurisprudence du Conseil d’État.

Il me semble préférable, comme l’expliquait notre collègue Philippe Bonnecarrère, de se fonder sur le critère prévu à l’article 15 de la CEDH, qui fait autorité, cette convention ayant été ratifiée par la France.

J’ajoute que l’article 2 du projet de loi, relatif à la déchéance de nationalité, établit implicitement un lien entre terrorisme et atteinte grave à la vie de la Nation.

M. le président. L’amendement n° 70 rectifié, présenté par MM. Mézard, Collombat, Amiel, Arnell, Barbier, Bertrand, Castelli, Collin, Esnol, Fortassin, Guérini et Hue, Mmes Jouve, Laborde et Malherbe et MM. Requier et Vall, est ainsi libellé :

Alinéa 2

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Art. 36-1. – L’état d’urgence est décrété en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, en cas d’un péril imminent pour la vie de la Nation résultant d’atteintes graves et constatées à l’ordre public.

La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. La question de la définition de l’état d’urgence et des motifs de sa mise en œuvre est absolument fondamentale, ce qui explique nos interrogations et nos inquiétudes sur la constitutionnalisation de l’état d’urgence. La notion de péril imminent peut être interprétée de manière extrêmement large, comme l’expérience le démontre. Ainsi, en 2005, le président Chirac l’avait invoquée à la suite des incidents graves survenus dans les banlieues.

Nous avons donc considéré, tout en relevant qu’il n’était pas opportun de constitutionnaliser l’état d’urgence, qu’il était nécessaire que ce péril imminent ait été constaté. Nous ne faisons aucun procès d’intention à quelque gouvernement que ce soit, ancien, présent ou futur, mais nous ne voulons pas que l’exécutif, induit en erreur par les services de renseignement, puisse déclencher l’état d’urgence de manière injustifiée.

C’est pourquoi il nous semble indispensable de préciser que le péril imminent doit résulter d’atteintes graves et constatées à l’ordre public, afin que des présomptions de péril imminent ne puissent pas suffire à déclencher l’état d’urgence.

Cette rédaction, sans résoudre tous les problèmes, permettrait un progrès important au regard du risque que représente la constitutionnalisation de l’état d’urgence.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Philippe Bas, rapporteur. La commission est favorable au sous-amendement n° 25 rectifié, sous réserve qu’il soit de nouveau rectifié, afin de supprimer les mots « officielle par le Premier ministre ».

La mise en œuvre de l’état d’urgence s’effectue en effet par décret en conseil des ministres, c’est-à-dire par décret du Président de la République. Il paraît donc souhaitable que ce soit le chef de l’État qui consulte les présidents des assemblées, sans qu’il soit pour autant nécessaire de le préciser expressément.

À cette condition, il a semblé à la commission des lois que le dispositif de ce sous-amendement constituait une garantie supplémentaire. Il faut pouvoir faire vite et, même si le terme « officiel » n’a pas un sens juridique très précis, ne pas rigidifier la procédure au niveau constitutionnel. Dans la nuit du 13 au 14 novembre dernier, le conseil des ministres étant convoqué, il était relativement aisé, pour le Président de la République, de prendre l’attache du président de l’Assemblée nationale ou de celui du Sénat, par tout moyen. Le plus important est que cette consultation ait lieu. Moyennant cette modification de rédaction, l’avis de la commission sera favorable.

En revanche, je vous demande de bien vouloir retirer le sous-amendement n° 23 rectifié, monsieur Malhuret. À défaut, la commission émettra un avis défavorable. Je sais qu’il est difficile de trouver des qualifications permettant d’offrir davantage de garanties que la notion de « péril imminent », mais celle de « danger clair et présent » me semble plutôt plus faible. À tout prendre, il vaut mieux conserver la condition du « péril imminent », qui me paraît plus exigeante que celle du simple danger.

Monsieur Bonnecarrère, vous avez déposé un certain nombre d’amendements ou de sous-amendements, dont plusieurs recoupent ceux qui ont été adoptés par la commission.

J’aurai l’occasion, tout à l’heure, de donner un avis favorable à l’un d’entre eux, qui me semble ajouter aux garanties que nous avons souhaité introduire dans ce texte. Toutefois, dans le prolongement des arguments que je viens de développer concernant le sous-amendement n° 23 rectifié, la condition de « péril imminent » me semble, à tout prendre, plutôt plus exigeante que celle de « danger », fût-il exceptionnel et menaçant la vie de la nation. En outre, la notion de péril imminent a déjà donné lieu à des appréciations jurisprudentielles. Si nous adoptons une autre formulation, ce sera un saut dans l’inconnu, et nous ne savons pas si les contours qui seront donnés à cette nouvelle notion par les jurisprudences du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État seront plus restrictifs ou, au contraire, plus étendus que ceux du « péril imminent ». Dans ces conditions, la sagesse recommande de conserver la notion de « péril imminent ».

C’est la raison pour laquelle je me permets, monsieur Bonnecarrère, de vous faire la même demande qu’à M. Malhuret.

S’agissant du sous-amendement n° 24 rectifié, la notion d’ordre public s’enseigne en première année de droit. Ses contours sont donc bien définis, et assez larges, il est vrai.

Vous avez raison de le souligner, monsieur Malhuret : la notion d’ordre public offre des souplesses qui permettent au Gouvernement de faire face à des situations que l’on ne peut pas prévoir à l’avance. Je dois toutefois insister sur un point essentiel : la justification du décret instaurant l’état d’urgence est contrôlée par le Conseil d’État. La loi qui, éventuellement, prorogera l’état d’urgence pourra elle aussi faire l’objet, soit au moment de sa promulgation, soit par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité, d’un examen par le Conseil constitutionnel. S’il est constaté que le Gouvernement ou le législateur ont adopté une conception trop extensive de l’ordre public et que l’état d’urgence n’est pas justifié, la censure tombera immédiatement. Ce serait donc un bien grand risque, pour l’exécutif comme pour le législateur, de prononcer l’état d’urgence sans raison valable.

Il est difficile de dire à l’avance si la notion de « vie de la Nation » sera interprétée plus largement ou de façon plus restrictive que celle d’« ordre public ». Ce concept est en tout cas moins connu que celui d’ordre public. Aussi je demande le retrait du sous-amendement n° 24 rectifié, mon cher collègue. À défaut, l’avis de la commission ne pourra être que défavorable.

Enfin, monsieur Mézard, l’amendement n° 70 rectifié tend à caractériser le « péril imminent » par référence à la « vie de la Nation ». Il a pu se produire, dans le passé, que l’état d’urgence soit proclamé d’une manière qui a été considérée comme justifiée, alors que la vie de la Nation n’était pas interrompue ni menacée. Vous souhaitez certainement restreindre les possibilités de recourir à l’état d’urgence par rapport au droit positif. Je ne peux m’associer à cette démarche.

La commission des lois a rejeté cet amendement. Il serait préférable que vous acceptiez de le retirer, mon cher collègue. Sinon, la commission des lois émettra un avis défavorable.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la justice. Le Gouvernement est réservé sur le sous-amendement n° 25 rectifié, pour ne pas dire qu’il y est défavorable. Deux états d’exception sont pour l’heure constitutionnalisés ; le Gouvernement propose qu’il y en ait un troisième, et nous essayons, sans qu’il y ait de vérité révélée en la matière, de rechercher une sorte de parallélisme des formes.

Aux termes de l’article 16 de la Constitution, le Parlement est consulté, par le biais des présidents des chambres, parce que le fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu. Dans ce cas, le constituant de 1958 a estimé qu’il était utile d’interroger le pouvoir législatif.

Dans le cas de l’état d’urgence, il n’y a pas d’interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics. De surcroît, les dispositions de la loi de 1955 ont déjà été intégrées et vous y avez ajouté le contrôle parlementaire, qui, selon nous, suffit amplement à associer le Parlement, au-delà d’ailleurs d’une simple consultation.

Sur les autres sous-amendements, le Gouvernement partage le point de vue exprimé excellemment par M. Bas. Là encore, certaines notions peuvent parfois apparaître imprécises, alors qu’en réalité elles sont bien définies par les jurisprudences, notamment celle des tribunaux administratifs. Je pense en particulier à la notion d’« atteintes graves à l’ordre public », très bien fixée par la jurisprudence du Conseil d’État, voire par celle du Conseil constitutionnel, qui a fait de la prévention des atteintes graves à l’ordre public un objectif à valeur constitutionnelle. Par conséquent, la référence à cette notion est source de sécurité juridique.

La notion de « péril imminent » a une vocation préventive, mais j’attire votre attention, mesdames, messieurs les sénateurs, sur le fait que le péril imminent doit naître d’atteintes graves à l’ordre public, qui est donc une notion bien définie. Dans ces conditions, le Gouvernement n’est pas convaincu qu’il soit utile de préciser cette formulation, comme certains d’entre vous le proposent.

Par exemple, le sous-amendement n° 38 rectifié tend à remplacer les mots « péril imminent » par les mots « danger public exceptionnel menaçant la vie de la nation ». Or le péril imminent peut ne concerner qu’une partie du territoire et de la population, et non la Nation tout entière. Ainsi, un précédent gouvernement a décrété l’état d’urgence sur le seul territoire de la Nouvelle-Calédonie. Il nous semble donc que la rédaction actuelle du texte est suffisamment sécurisée pour qu’il ne soit pas nécessaire d’introduire les précisions proposées, qui seraient à mon sens davantage source de confusion que de clarification : je le dis avec beaucoup d’humilité car, en la matière, il n’existe ni argument d’autorité ni vérité absolue.

Par conséquent, le Gouvernement sollicite lui aussi le retrait de ces sous-amendements ; à défaut, il émettra un avis défavorable.

Pour les mêmes raisons, le Gouvernement est défavorable à l’amendement n° 6 de la commission visant à supprimer le motif de calamité publique pour justifier la déclaration de l’état d’urgence. De notre point de vue, la référence à cette notion a une vocation « curative ». Certes, il n’y a jusqu’à présent jamais été recouru pour justifier l’instauration de l’état d’urgence, mais on peut parfaitement imaginer que, en cas d’accident technologique ou d’épidémie particulièrement fulgurante, cela puisse se révéler nécessaire. Par conséquent, il ne nous semble pas souhaitable de supprimer cette possibilité, qui pourrait s’avérer utile pour faire face à une crise civile de très grande ampleur. Le Gouvernement ne peut que constater, à regret, son désaccord avec le rapporteur sur ce point.

Enfin, dans le même esprit, l’amendement n° 70 rectifié ne nous paraît pas non plus compléter utilement la rédaction actuelle du texte. L’avis est donc défavorable.

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Bas, rapporteur. Monsieur le garde des sceaux, en cas d’accident nucléaire, de tsunami ou autre calamité publique, le Gouvernement n’aura nul besoin de procéder à des assignations à résidence ou à des perquisitions ! La notion d’atteintes graves à l’ordre public, dont vous avez rappelé le contenu, parfaitement circonscrit par la jurisprudence, permettrait tout à fait de justifier la mise en œuvre de l’état d’urgence pour limiter la liberté de réunion, de manifestation, ou prendre un certain nombre de mesures d’ordre général en cas de catastrophe naturelle. Par ailleurs, le Gouvernement dispose d’autres moyens d’agir. Votre réponse ne peut donc nous convaincre.

M. le président. La parole est à M. Alain Richard, pour explication de vote.

M. Alain Richard. Pour éclairer le vote du Sénat à la suite de débats qui ont eu lieu en commission et qui se sont poursuivis ici, je voudrais que soit levé un doute sur la notion de troubles graves à l’ordre public dans le cas de la mise au jour d’un complot.

Imaginons que, deux jours avant le 13 novembre, les services aient détecté les mouvements des commandos et que le Gouvernement ait ainsi acquis la quasi-certitude de l’imminence d’un attentat. Certes, on peut supposer que, si les indices sont suffisants, le pouvoir judiciaire interviendra immédiatement. Mais, dans la zone grise, dans l’hypothèse où le pouvoir exécutif acquiert, dans le cadre de l’exercice de sa mission de prévention, la conviction qu’il existe un risque élevé de commission d’un attentat, cette circonstance peut-elle être considérée - j’ai pour ma part tendance à le croire - comme constitutive d’un trouble grave à l’ordre public ? Dans la négative, l’objet même de l’état d’urgence se trouverait évidemment fragilisé.

Cela étant, je reconnais que c’est quelque peu solliciter le vocabulaire et les notions juridiques que de considérer qu’une telle circonstance, pourtant révélatrice d’un péril imminent, constitue un trouble grave à l’ordre public…

Que des individus accumulent des armes, des explosifs, louent des véhicules en vue de la commission d’attentats est en soi un trouble grave à l’ordre public. Pourrait-on considérer que celui-ci est suffisamment caractérisé pour justifier l’instauration de l’état d’urgence ? C’est à mon avis une question sur laquelle le Sénat doit être éclairé.

J’indique que le groupe socialiste et républicain, tout en partageant une partie de l’argumentation du Gouvernement, considère que l’adoption de l’amendement de la commission visant à supprimer la référence à la notion de calamité publique renforcerait la crédibilité de la réforme constitutionnelle. En effet, ce sont les autres pouvoirs de police administrative générale ou spéciale à la disposition du Gouvernement qui permettent de faire face à une calamité publique ; ce n’est que si celle-ci donne lieu, par exemple, à des pillages qu’il y a trouble grave à l’ordre public.

M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. Dans le cas d’école que vous nous soumettez, monsieur le sénateur, où le Gouvernement est informé par ses services de l’imminence d’un attentat, c’est à la voie judiciaire qu’il est immédiatement recouru. La menace d’un péril imminent suffit-elle à justifier la déclaration de l’état d’urgence ?

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. De mon point de vue, la réponse est non. C’est d’ailleurs pour cette raison que la loi de 1955 ne constitue pas la porte ouverte à l’instauration de l’état d’urgence en toutes circonstances ! Il faut que le péril imminent, dont l’état d’urgence vise à prévenir les conséquences, résulte d’atteintes graves à l’ordre public. Or, dans le cas d’espèce que vous soulevez, monsieur le sénateur, il n’y a pas encore eu d’atteintes à l’ordre public et, par conséquent, l’état d’urgence ne peut pas être décrété. La seule voie d’action est judiciaire.

M. le président. La parole est à M. Jean Louis Masson, pour explication de vote.

M. Jean Louis Masson. L’amendement de la commission est à mon sens tout à fait satisfaisant. On peut être pour ou contre l’état d’urgence, mais les combats d’arrière-garde visant à en réduire artificiellement la portée me semblent assez inutiles.

Pour le reste, la question de savoir si l’on doit retenir le mot « péril » ou le mot « danger » ne me paraît pas vraiment fondamentale.

Certes, on met en avant la jurisprudence, mais chacun sait ce qu’il en est en la matière : les positions des tribunaux peuvent varier en fonction des circonstances. Aussi me semblerait-il plus simple d’adopter en l’état l’amendement de la commission, dont la rédaction est facile à comprendre et à interpréter, plutôt que d’en compliquer ou d’en édulcorer le dispositif au travers de ces différents sous-amendements.

M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, pour explication de vote.

M. Jacques Mézard. Les explications que vient de donner M. Richard montrent la difficulté d’inscrire ces éléments dans la Constitution. Que le Gouvernement dispose d’indices lui donnant à croire à l’imminence de la commission d’un attentat peut-il justifier la déclaration de l’état d’urgence ? Dans une telle hypothèse, il existe des procédures, en particulier judiciaires, qui permettent d’intervenir directement et immédiatement.

Par ailleurs, je suis en parfait accord avec la commission quand elle propose la suppression de la référence à la notion de calamité publique pour justifier la déclaration de l’état d’urgence. Cette discussion est d’ailleurs révélatrice de ce qui est sous-jacent à ce projet de loi constitutionnelle : considérer qu’un gouvernement pourrait décréter l’état d’urgence en cas de calamité publique n’a aucun sens, monsieur le garde des sceaux. Je le dis comme je le pense ! S’il s’agit de réprimer des actes de pillage consécutifs à une calamité publique, il existe d’autres moyens d’intervenir.

En tout cas, vos explications ne m’ont pas convaincu. Si vous persistiez à vouloir maintenir cette référence dans le texte, cela signifierait que vous voulez absolument élargir, dans la Constitution, le champ du recours à l’état d’urgence, dans des conditions telles que cela confirmerait toutes les inquiétudes que nous sommes très nombreux à nourrir ici. (Marques d’approbation sur les travées du groupe CRC. – M. Jean-Pierre Godefroy applaudit.)

M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret, pour explication de vote.

M. Claude Malhuret. Tout d’abord, monsieur le président, j’accepte de rectifier le sous-amendement n° 25 rectifié dans le sens souhaité par M. le rapporteur. Ce qui m’importe, c’est que les présidents de chaque assemblée soient consultés, officiellement ou d’une autre façon.

M. le président. Je suis donc saisi d’un sous-amendement n° 25 rectifié bis, présenté par MM. Malhuret, Grand, Bignon et Portelli et Mme Garriaud-Maylam, et ainsi libellé :

Amendement n° 6, dernier alinéa

Après le mot :

ministres,

insérer les mots :

après consultation des présidents des assemblées,

Veuillez poursuivre, mon cher collègue.

M. Claude Malhuret. Par ailleurs, vous estimez que le mot « péril » est plus fort que le mot « danger ». Je ne vois aucune objection à remplacer, dans le texte du sous-amendement n° 23 rectifié, le second par le premier.

En revanche, je tiens à la substitution des mots « clair et présent » à l’adjectif « imminent ». M. Mézard s’est exprimé sur ce sujet de manière beaucoup plus précise que je ne saurais le faire. La notion de « péril imminent » implique celle de présomption, qui est discutable, sujette à interprétation, alors que la démonstration du caractère « clair et présent » d’un péril suppose des preuves concrètes.

Peut-être accepterez-vous, monsieur le rapporteur, de faire la moitié du chemin, afin que nous puissions trouver un compromis ? Dans cet esprit, je propose de retenir la formulation « péril clair et présent ».

Enfin, je vous remercie de m’avoir indiqué que c’est en première année de droit que l’on étudie la notion d’ordre public. Je vous signale cependant que j’ai fait quelques années de droit et que, si l’on me connaît surtout en tant que médecin, je suis également avocat…

Si je propose, par le sous-amendement n° 24 rectifié, de substituer l’expression « la vie de la Nation » aux termes « l’ordre public », c’est, là aussi, parce qu’il me semble qu’il faut resserrer les critères pour le recours à ces pouvoirs exceptionnels plutôt que les élargir. La notion d’ordre public, comme je l’ai expliqué tout à l’heure, est très large et peut être interprétée de différentes façons. L’expression « vie de la Nation » étant d’interprétation plus stricte, elle me paraît préférable. Elle figure d’ailleurs à l’article 2 du texte, relatif à la déchéance de nationalité.

M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère, pour explication de vote.

M. Philippe Bonnecarrère. La formulation proposée au travers du sous-amendement n° 38 rectifié est juridiquement étayée et répond aux préoccupations exprimées par notre collègue Alain Richard, mais j’admets bien volontiers que, par hypothèse, elle n’a pu être examinée par le Conseil constitutionnel.

Ne voulant pas ajouter un facteur de risque ou proposer de faire un saut dans l’inconnu, pour reprendre une formule employée par M. le rapporteur, je retire ce sous-amendement, d’autant que vous avez eu, monsieur Bas, la courtoisie de manifester votre intérêt pour certains des amendements que je défendrai par la suite.

M. le président. Le sous-amendement n° 38 rectifié est retiré.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Bas, rapporteur. Monsieur Malhuret, je vous remercie d’avoir fait un pas dans ma direction, mais je crains un déséquilibre si vous n’en faites pas un second… (Sourires.) Maintenant que vous admettez que le mot « péril » est préférable au mot « danger », j’aimerais pouvoir vous convaincre des vertus du qualificatif « imminent ». Un péril « clair et présent » s’oppose-t-il à un péril « opaque et absent » ? Un péril « imminent » est un péril très présent ! Je vous accorde qu’il ne s’est pas encore réalisé, mais il en va de même d’un péril « clair et présent » !

Je vous invite donc, mon cher collègue, à prolonger l’effort que vous avez déjà consenti en retirant votre sous-amendement n° 23 rectifié. (Rires sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. Je mets aux voix le sous-amendement n° 25 rectifié bis.

(Le sous-amendement est adopté.)

M. le président. Monsieur Malhuret, retirez-vous le sous-amendement n° 23 rectifié ?

M. Claude Malhuret. Les compromis proposés par le président de la commission des lois sont quelque peu particuliers, puisqu’il m’explique qu’il m’incombe de faire l’ensemble du chemin… En d’autres termes, ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable. (Sourires.)

Je ne me battrai pas sur ce point, mais je persiste à penser que les termes « clair et présent » sont préférables à l’adjectif « imminent ». Néanmoins, mon sous-amendement n’ayant guère de chances d’être adopté étant donné l’avis défavorable de la commission, je le retire.

M. le président. Le sous-amendement n° 23 rectifié est retiré.

Je mets aux voix le sous-amendement n° 24 rectifié.

(Le sous-amendement n'est pas adopté.)

M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 6, modifié.

(L'amendement est adopté.)

M. le président. En conséquence, l'amendement n° 70 rectifié n'a plus d'objet.

Je suis saisi de dix amendements faisant l'objet d'une discussion commune.

L'amendement n° 7, présenté par M. Bas, au nom de la commission, est ainsi libellé :

Alinéa 3

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Les mesures pouvant être prises pour prévenir ce péril sont strictement adaptées, nécessaires et proportionnées.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Bas, rapporteur. Il s’agit de créer une garantie supplémentaire, qui permettra un contrôle approfondi par le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel, chacun dans l’ordre de ses compétences, de la décision de mettre en œuvre l’état d’urgence et des mesures prises dans le cadre de ce dernier.

C’est ce que l’on appelle le « triple test » : pour être conformes à notre droit, les mesures doivent être à la fois adaptées, nécessaires et proportionnées. En inscrivant ce principe dans la Constitution, nous donnerons au juge les moyens d’empêcher tout abus de droit dans le cadre de l’état d’urgence.

Je précise que ces notions ont non seulement déjà été forgées par nos plus hautes juridictions, mais qu’elles ont également cours dans tous les principaux pays qui connaissent un régime analogue à l’état d’urgence.

En adoptant cet amendement, nous fortifierons le contrôle juridictionnel.

M. le président. Le sous-amendement n° 28 rectifié, présenté par MM. Malhuret, Grand, Bignon et Portelli et Mme Garriaud-Maylam, est ainsi libellé :

Amendement n° 7, dernier alinéa

Remplacer le mot :

prévenir

par le mot :

combattre

La parole est à M. Claude Malhuret.

M. Claude Malhuret. M. le président de la commission des lois m’a obligé, il y a un instant, à faire la totalité du chemin plutôt que la moitié. Je me vois maintenant contraint d’aller au-delà de la ligne d’arrivée : ce sous-amendement étant de coordination avec le sous-amendement n° 23 rectifié, que j’ai retiré, je le retire également.

M. le président. Le sous-amendement n° 28 rectifié est retiré.

Le sous-amendement n° 21, présenté par M. Masson, est ainsi libellé :

Amendement n° 7, dernier alinéa

Après le mot :

sont

rédiger ainsi la fin de cet alinéa :

proportionnées à celui-ci.

La parole est à M. Jean Louis Masson.

M. Jean Louis Masson. Ce sous-amendement, qui porte sur la syntaxe, ne change rien sur le fond à l’amendement de la commission.

Une mesure proportionnée doit bien évidemment l’être à quelque chose,…

M. Philippe Bas, rapporteur. C’est mathématique !

M. Jean Louis Masson. … en l’occurrence, au péril.

M. le président. Le sous-amendement n° 26 rectifié, présenté par MM. Malhuret, Grand, Bignon et Portelli, Mme Garriaud-Maylam et M. Pinton, est ainsi libellé :

Amendement n° 7, dernier alinéa

Compléter cet alinéa par une phrase ainsi rédigée :

Une loi organique précise leurs conditions d’application.

La parole est à M. Claude Malhuret.

M. Claude Malhuret. Les états d’exception sont choses sérieuses, choses graves. Dès lors que l’on inscrit l’état d’urgence, qui emporte évidemment la prise de mesures restrictives des libertés individuelles, dans la Constitution, il est nécessaire que les dispositions arrêtées dans ce cadre soient soumises automatiquement au contrôle du Conseil constitutionnel. Cela implique l’intervention d’une loi organique.

C’est d’ailleurs ce que recommandait le comité Balladur, auquel le Gouvernement se réfère très souvent pour justifier l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution.

De surcroît, cette formulation, par sa concision inspirée par le comité Balladur, est beaucoup plus élégante et adaptée, me semble-t-il, à un texte constitutionnel. En tout cas, elle apporte de bien meilleures garanties.

M. le président. Le sous-amendement n° 27 rectifié, présenté par MM. Malhuret, Grand, Bignon et Portelli et Mme Garriaud-Maylam, est ainsi libellé :

Amendement n° 7, dernier alinéa

Compléter cet alinéa par une phrase ainsi rédigée :

Une loi précise leurs conditions d’application.

La parole est à M. Claude Malhuret.

M. Claude Malhuret. Il s’agit d’un sous-amendement de repli par rapport au précédent. Il convient que, pour le moins, une loi précise les conditions d’application des mesures pouvant être prises.

M. le président. L'amendement n° 49 rectifié, présenté par Mmes Benbassa, Aïchi, Blandin et Bouchoux et MM. Dantec, Desessard, Gattolin, Labbé et Poher, est ainsi libellé :

Alinéa 3

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Une loi organique fixe les mesures que les autorités civiles peuvent prendre pour directement prévenir ce péril ou faire face à ces événements, dans le respect des compétences qui appartiennent par nature à l’autorité judiciaire.

La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Notre amendement de suppression de l’article 1er ayant été rejeté, nous proposons d’entourer du moins la constitutionnalisation de l’état d’urgence d’un maximum de garanties.

En premier lieu, l’amendement n° 49 rectifié vise à garantir que la loi fixant les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sera de nature organique. Ce point nous paraît essentiel, une loi organique étant obligatoirement soumise au contrôle du Conseil constitutionnel.

En deuxième lieu, il tend à prévoir que les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence devront avoir un lien direct avec les événements ou le péril imminent ayant justifié la déclaration de l’état d’urgence. Plusieurs abus ont été constatés récemment, notamment des assignations à résidence à l’occasion de la COP 21 ou des interdictions de déplacement de supporters de football.

Enfin, il a pour objet de maintenir la compétence de l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle.

M. le président. Les amendements nos 32 rectifié bis et 50 rectifié sont identiques.

L'amendement n° 32 rectifié bis est présenté par M. Leconte, Mme Lienemann, MM. Masseret, Cabanel, Duran, Durain, Néri et Mazuir et Mme Khiari.

L'amendement n° 50 rectifié est présenté par Mmes Benbassa, Aïchi, Blandin et Bouchoux et MM. Dantec, Desessard, Gattolin, Labbé et Poher.

Ces deux amendements sont ainsi libellés :

Alinéa 3

Remplacer les mots :

La loi

par les mots :

Une loi organique

La parole est à M. Jean-Yves Leconte, pour présenter l’amendement n° 32 rectifié bis.

M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le garde des sceaux, vous avez évoqué tout à l’heure l’avis de la Commission de Venise sur ce texte. Certes, il n’est pas cinglant, mais il n’est pas aussi favorable que vous l’avez indiqué. Disons qu’il peut se résumer par la formule « peut mieux faire ».

La Commission de Venise relève en particulier qu’il est indispensable d’accroître les garanties contre d’éventuels abus. Elle insiste sur la nécessité d’un contrôle constitutionnel de l’ensemble des dispositions prises dans le cadre de l’état d’urgence. Enfin, elle souligne qu’il est important qu’aucune mesure ne constitue un « chèque en blanc » pour le législateur ou l’exécutif.

Dans cette perspective, le présent amendement a pour objet de prévoir qu’une loi organique fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles pourront prendre dans le cadre de l’état d’urgence.

Cela garantira l’exercice d’un contrôle de constitutionnalité en amont, gage de protection de nos droits et de nos libertés. Ce sera aussi, pour l’exécutif, une sécurité juridique que de mettre en œuvre des mesures ayant fait au préalable l’objet d’un tel contrôle.

Si nous proposons une rédaction différente de celle de la commission, qui prévoit également le recours à une loi organique, c’est parce qu’il nous semble préférable que celle-ci se borne à définir et à encadrer les mesures de police administrative pouvant être prises par les autorités civiles, le reste, en particulier la définition du caractère adapté, nécessaire et proportionné de ces mesures, devant relever de la compétence du législateur. Notre rédaction est plus souple.

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour présenter l’amendement n° 50 rectifié.

Mme Esther Benbassa. Il s’agit d’un amendement de repli par rapport à l’amendement n° 49 rectifié.

Nous souhaitons garantir, a minima, que la loi fixant les mesures pouvant être prises durant l’état d’urgence soit de nature organique. Comme l’a souligné la CNCDH dans son avis du 18 février 2016, « la technique du renvoi à la loi n’est aucunement protectrice, dès lors que la Constitution habilite le législateur à user de son pouvoir discrétionnaire sans l’encadrer par des dispositions matérielles contraignantes ».

Toutefois, M. le rapporteur ayant montré qu’il partageait notre préoccupation, je retire cet amendement au bénéfice du sien.

M. le président. L’amendement n° 50 rectifié est retiré.

L'amendement n° 19, présenté par M. Masson, est ainsi libellé :

Alinéa 3

Supprimer les mots :

de police administrative

La parole est à M. Jean Louis Masson.

M. Jean Louis Masson. À mon sens, il ne faut pas restreindre la portée de la loi dans ce domaine en spécifiant qu’elle n’intervient que pour fixer les mesures de police administrative pouvant être prises par les autorités civiles.

Il faut laisser à la loi la possibilité de fixer des dispositions un peu plus larges dans certains cas d’espèce que nous ne pouvons pour l’heure envisager mais qui pourraient se présenter à l’avenir.

La rédaction qui nous est proposée est à mon avis trop précise et trop restrictive. Nous avons souvent tendance à vouloir prévoir toutes les hypothèses, or des situations difficilement prévisibles aujourd’hui peuvent apparaître en cas d’urgence.

M. le président. L'amendement n° 33 rectifié bis, présenté par M. Leconte, Mme Lienemann, MM. Masseret, Cabanel, Labazée, Durain, Duran, Néri et Mazuir et Mme Khiari, est ainsi libellé :

Alinéa 3

Après le mot :

prendre

insérer les mots :

, dans le respect des compétences dévolues à l'autorité judiciaire par l'article 66 de la Constitution,

La parole est à M. Jean-Yves Leconte.

M. Jean-Yves Leconte. Par cet amendement, nous souhaitons préciser qu’aucune mesure ne peut déroger au respect des compétences dévolues à l’autorité judiciaire par l’article 66 de la Constitution.

Cet amendement reflète une préoccupation partagée par M. le rapporteur et par la Commission de Venise. Il nous semble indispensable d’affirmer que la compétence du juge judiciaire comme protecteur de la liberté individuelle n’est pas négociable.

M. le président. L'amendement n° 51 rectifié, présenté par Mmes Benbassa, Aïchi, Blandin et Bouchoux et MM. Dantec, Desessard, Gattolin, Labbé et Poher, est ainsi libellé :

Alinéa 3

Après le mot :

pour

insérer le mot :

directement

La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. C’est également un amendement de repli par rapport à l’amendement n° 49 rectifié.

Il s’agit ici de garantir que les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence aient un lien direct avec les événements ou le péril imminent ayant mené à son instauration.

Je le répète, de nombreux abus ont été constatés récemment, notamment des assignations à résidence prises dans le cadre de la COP 21 ou des interdictions de déplacement de supporters de football.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans cet hémicycle, l’état d’urgence et les mesures gravement attentatoires aux libertés individuelles qu’il implique ne doivent pas être détournés de leur objectif. Il ne s’agit pas d’un outil supplémentaire de lutte contre la délinquance.

M. le président. L'amendement n° 8, présenté par M. Bas, au nom de la commission, est ainsi libellé :

Après l'alinéa 3

Insérer un alinéa ainsi rédigé :

« Il ne peut être dérogé à la compétence que l'autorité judiciaire tient de l'article 66 pour la protection de la liberté individuelle.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Bas, rapporteur. Cet amendement tend tout simplement à affirmer qu’il ne peut être dérogé à la compétence que l’autorité judiciaire tient de l’article 66 de la Constitution pour la protection de la liberté individuelle.

Il y a eu de nombreux débats sur cette question et, dès novembre dernier, lors de l’examen de la loi autorisant la prorogation de l’état d’urgence et étendant les pouvoirs conférés au Gouvernement pendant cette période, nous avons veillé à ce que les prérogatives du juge judiciaire soient préservées.

Ces prérogatives sont circonscrites au contrôle des mesures privatives de liberté. Je rappelle que l’article 66 de la Constitution dispose que « nul ne peut être arbitrairement détenu » et que « l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle » met en œuvre ce principe.

Il s’agit ici de bien préciser que, malgré le caractère dérogatoire au droit commun des règles mises en œuvre pendant l’état d’urgence, ces dernières ne peuvent aller jusqu’à remettre en cause la compétence conférée à l’autorité judiciaire par l’article 66 de la Constitution en matière de contrôle des mesures privatives de liberté.

Si cet amendement est adopté, son dispositif figurera au nombre des garanties supplémentaires pour la protection de la liberté individuelle sous le régime de l’état d’urgence que le Sénat aura introduites dans le texte.

M. le président. Le sous-amendement n° 41 rectifié, présenté par MM. Bonnecarrère, Kern et Marseille, est ainsi libellé :

Amendement n° 8, alinéa 3

Remplacer les mots :

à la compétence que l’autorité́ judiciaire tient de l’article 66 pour la protection de la liberté́ individuelle

par les mots :

aux contrôles juridictionnels

La parole est à M. Philippe Bonnecarrère.

M. Philippe Bonnecarrère. Je comprends parfaitement la logique développée par M. le président de la commission des lois quand il propose d’apporter des garanties supplémentaires pour la protection des libertés publiques.

Nous le savons tous, les juridictions judiciaires ont exprimé beaucoup de réticences, d’appréhensions ou de critiques à l’occasion des multiples audiences solennelles qui se sont déroulées ces dernières semaines.

L’amendement de la commission des lois tendant à rappeler la prérogative spécifique conférée à l’autorité judiciaire par l’article 66 de la Constitution est, à l’évidence, bienvenu ; il répondra aux préoccupations manifestées par les juridictions judiciaires.

Qu’il me soit cependant permis de faire très respectueusement part à la commission d’une inquiétude concernant l’insertion de cette disposition après l’alinéa 3, relatif aux mesures de police. Je crains que, à trop vouloir préciser les choses, on ne suscite, a contrario, une interrogation quant à la limite des compétences administratives.

Est-ce là, de ma part, l’expression d’une vision excessivement pointilleuse ? Je n’en suis pas tout à fait certain. N’ayant pas l’honneur d’être membre de la commission des lois, j’ai pris soin de lire les comptes rendus de ses travaux. Je dois dire que j’ai été saisi par les explications données par le vice-président du Conseil d’État, d’une part, et par le Premier président de la Cour de cassation, d’autre part. Le débat fut feutré, mais débat il y eut !

Il me semble qu’il existe un vrai risque de contentieux ou d’accélération d’un contentieux dans ce domaine. C’est la raison pour laquelle il me paraîtrait opportun de faire référence aux contrôles juridictionnels au sens large et de renvoyer à la loi organique le soin d’effectuer la répartition.

Telle est la suggestion que je fais très respectueusement à la commission des lois.

M. le président. L'amendement n° 66 rectifié, présenté par MM. Mézard, Collombat, Amiel, Arnell, Barbier, Bertrand, Castelli, Collin, Esnol, Fortassin, Guérini et Hue, Mmes Jouve, Laborde et Malherbe et M. Requier, est ainsi libellé :

Après l'alinéa 3

Insérer un alinéa ainsi rédigé :

« Il ne peut être dérogé à la compétence que l’autorité judiciaire tient de l’article 66 pour la protection des libertés individuelles.

La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Ce débat est extrêmement important, non pas seulement sur le plan symbolique, mais surtout au regard de l’application des principes généraux de notre droit.

Par rapport à l’excellent amendement présenté par M. Bas, celui que je soutiens tend à proposer une modification qui peut paraître mineure, mais qui ne l’est en fait aucunement.

L’amendement de la commission des lois prévoit qu’il ne puisse être dérogé à la compétence que l’autorité judiciaire tient de l’article 66 « pour la protection de la liberté individuelle ». Nous préférons, pour notre part, viser la protection « des libertés individuelles ». Si la différence peut sembler, de prime abord, tout à fait secondaire, elle est en réalité extrêmement importante. Le Premier président de la Cour de cassation lui-même a rappelé devant la commission des lois que la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 faisait de l’autorité judiciaire le garant des libertés individuelles. Est ensuite apparue, au cours des décennies suivantes, notamment du fait de décisions du Conseil constitutionnel, une évolution, qui n’est pas neutre, vers la notion de liberté individuelle.

C’est l’autorité judiciaire, et elle seule, qui doit avoir le dernier mot sur tout ce qui est relatif à la préservation de la liberté : en matière de privation de liberté, il n’y a et il ne doit y avoir qu’un interlocuteur, à savoir le juge judiciaire.

Il me paraît important, monsieur le garde des sceaux, d’écouter le Premier président de la Cour de cassation et la conférence des Premiers présidents de cour d’appel.

M. le président. L'amendement n° 12, présenté par M. Bas, au nom de la commission, est ainsi libellé :

Compléter cet article par un alinéa ainsi rédigé :

« Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article. »

La parole est à M. le rapporteur, pour présenter cet amendement et donner l’avis de la commission sur les amendements qu’elle n’a pas elle-même présentés, ainsi que sur les sous-amendements.

M. Philippe Bas, rapporteur. Comme l’ont souligné tout à l’heure M. Malhuret, Mme Benbassa ou M. Leconte, il est important que la loi qui régit l’état d’urgence soit non pas une loi ordinaire, mais une loi organique. En effet, le Conseil constitutionnel est obligatoirement saisi de toute loi organique. Le Sénat étant toujours partisan de renforcer les garanties pour la protection des libertés fondamentales, nous ne pouvons que souhaiter que le régime de l’état d’urgence soit défini par une loi obligatoirement déférée au Conseil constitutionnel. D'ailleurs, si la loi de novembre dernier prorogeant l’état d’urgence avait été soumise à celui-ci, comme je l’avais demandé au Premier ministre, nous nous serions sans doute épargné bien des débats !

Notre seule divergence avec les collègues que je viens de citer porte sur le lieu d’insertion dans le texte de la mention du recours à la loi organique.

Habituellement, c’est à la fin de l’article que l’on précise quelle sera la nature du texte d’application. Par conformisme, voire par conservatisme, je n’ai pas voulu déroger à cette pratique rédactionnelle.

M. Alain Néri. Cela paraît normal.

M. Philippe Bas, rapporteur. C'est la raison pour laquelle j’émets un avis défavorable sur les amendements qui tendent à insérer ailleurs la référence à la loi organique.

Le sous-amendement n° 21 de M. Masson est assez mathématique, ce qui ne saurait nous étonner ! Il a toutefois l’inconvénient de supprimer les notions de nécessité et d’adaptation des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence, qui me paraissent devoir être conservées. J’émets donc, au nom de la commission, un avis défavorable.

Je suggère à M. Malhuret de retirer le sous-amendement n° 26 rectifié. Nous voulons en fait la même chose et divergeons simplement sur l’emplacement de la mention de la loi organique.

La commission des lois sollicite également le retrait du sous-amendement n° 27 rectifié ; à défaut, l’avis sera défavorable.

L’amendement n° 49 rectifié prévoit certes l’intervention d’une loi organique, mais il comporte aussi un certain nombre de précisions qui soulèvent un débat fondamental.

Au fond, madame Benbassa, vous voulez que, dans le cadre de l’état d’urgence, ne puissent être prises que des mesures ayant un lien avec le traitement des causes de la déclaration de l’état d’urgence. Or le régime de l’état d’urgence, tel que validé par le Conseil constitutionnel, permet la prise de mesures ne se rapportant pas directement aux causes de l’état d’urgence.

Au mois de novembre dernier, des attentats terrifiants ont tétanisé notre pays. En même temps, la vie continuait et un certain nombre d’autres menaces à l’ordre public devaient être prises en compte. Il a fallu à la fois protéger les lieux de réunion, interdire certaines manifestations et accueillir une conférence internationale. Dans cette perspective, l’état d’urgence permet de prendre des mesures qui ne sont pas directement liées à la lutte contre le terrorisme. Ce qui est nécessaire pour lutter contre le terrorisme, c’est le bon emploi des forces, lequel peut exiger de prendre, dans le cadre de l’état d’urgence, des mesures qui n’ont pas trait à la cause de la déclaration de ce dernier.

C'est la raison pour laquelle, tout en reconnaissant l’importance de ce débat, la commission s’est opposée à l’amendement n° 49 rectifié.

Concernant l’amendement n° 32 rectifié bis, monsieur Leconte, il s’agit d’insérer la référence à la loi organique à l’alinéa 3 plutôt qu’à l’alinéa 7, comme le propose la commission : notre différend est bien mince. Si vous acceptiez de retirer votre amendement au profit de celui de la commission, j’en serais très heureux. Il en va de même pour l’amendement n° 33 rectifié bis, très similaire à celui que la commission a adopté.

Monsieur Masson, votre amendement n° 19 est également satisfait par l’amendement n° 7. Je vous invite donc à le retirer.

L’amendement n° 51 rectifié vise lui aussi à poser l’exigence d’un lien direct entre les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence et les causes de la déclaration de ce dernier. L’avis est donc défavorable.

Le sous-amendement n° 41 rectifié tend à englober l’ensemble des contrôles juridictionnels. Toutefois, dans le régime de l’état d’urgence, la question du contrôle des actes de police administrative par la juridiction administrative n’est nullement posée. S’il est utile d’inscrire dans la Constitution une référence à un contrôle juridictionnel, c’est bien pour garantir l’effectivité du contrôle de l’autorité judiciaire sur les mesures privatives de liberté, étant entendu que les mesures simplement restrictives de liberté prises pour des motifs ayant trait à l’ordre public sont contrôlées par la juridiction administrative. C'est la raison pour laquelle je vous propose, monsieur Bonnecarrère, de retirer ce sous-amendement au profit de l’amendement n° 8 de la commission.

Monsieur Mézard, prévoir, à l’instar de l’amendement n° 66 rectifié, que le nouvel article 36-1, que vous ne souhaitez d'ailleurs pas voir inscrit dans la Constitution, qu’il ne peut être dérogé à la compétence que l’autorité judiciaire tient de l’article 66 pour la protection des libertés individuelles suppose de modifier aussi ledit article 66, puisque ce dernier ne fait mention que de la liberté individuelle.

Vous ne pouvez pas opposer la loi du 3 juin 1958, qui a inspiré le pouvoir constituant et débouché sur la Constitution de la Ve République, à cette Constitution même ! Ce n’est pas la loi du 3 juin 1958 qui régit l’organisation des pouvoirs publics constitutionnels : c’est la Constitution de 1958, qui ne mentionne que la liberté individuelle, en lien d'ailleurs avec le principe fondamental de sûreté selon lequel nul ne peut être arbitrairement détenu, figurant dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ce principe s’opposait à la pratique des lettres de cachet, qui permettaient au pouvoir royal d’enfermer sans raison n’importe qui. C’est dans ce seul cadre que l’article 66 de la Constitution, conformément à notre tradition républicaine, a érigé l’autorité judiciaire en gardienne de la liberté individuelle.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. Ces amendements et sous-amendements portent en fait sur trois sujets.

Le premier sujet est le rôle de l’autorité judiciaire, laquelle n’est pas mentionnée, en l’état, dans le texte du Gouvernement.

Deuxième sujet, l’intervention d’une loi organique est-elle ou non nécessaire ?

Le troisième sujet a trait au caractère strictement adapté, nécessaire et proportionné des mesures prises, tel que prévu par l’amendement n° 7 de la commission des lois.

Le Gouvernement n’a pas de désaccord de fond avec l’ensemble de ces propositions. Il souhaite simplement des évolutions sémantiques et rédactionnelles.

Concernant l’amendement n° 7, le Gouvernement n’est pas défavorable au « triptyque » proposé par la commission des lois, mais il souhaiterait que cette réécriture n’amène pas à biffer les notions bien stabilisées de police administrative et d’autorités civiles. Le Conseil constitutionnel a rappelé de manière constante que les mesures de police administrative susceptibles d’affecter l’exercice des libertés constitutionnellement garanties doivent être justifiées par la nécessité de sauvegarder l’ordre public et proportionnées à cet objectif. En outre, le Conseil d’État a rappelé, le 11 décembre dernier, que les mesures de police administrative étaient prises par des autorités civiles.

Pour éviter toute confusion, le Gouvernement souhaiterait que la commission accepte de rectifier son amendement n° 7, afin qu’il prévoie que « la loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces événements. Ces mesures sont adaptées, nécessaires et proportionnées à ces finalités. »

En effet, nous craignons que la rédaction actuelle de l’amendement, supprimant les notions de police administrative et d’autorités civiles, ne crée une source de troubles potentiels dans une répartition assez « carrée » des compétences entre la police administrative et celle qui ne relève pas de l’autorité civile.

En ce qui concerne le recours à une loi organique, constatons d’abord que, actuellement, dans la Constitution, le renvoi à des lois organiques a toujours trait à l’organisation des pouvoirs publics. Tel n’est pas le cas ici : l’état d’urgence ne concerne pas l’organisation des pouvoirs publics stricto sensu.

Si l’objectif visé est que le Conseil constitutionnel puisse exercer un regard sur la loi instaurant l’état d’urgence, je ne vous ferai pas l’affront de vous rappeler qu’il en a déjà largement la faculté, que ce soit avant la promulgation, s’il y a saisine, ou après, par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité. L’actualité démontre d'ailleurs que le Conseil constitutionnel exerce amplement cette compétence, puisqu’il a eu l’occasion de se prononcer sur plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité relatives à l’état d’urgence que nous connaissons depuis la fin du mois de novembre.

L’inconvénient de recourir à une loi organique me paraît tenir à des considérations de temporalité. En effet, un délai incompressible de quinze jours entre l’examen d’un tel texte par chacune des deux chambres doit être respecté. En novembre dernier, si nous avions dû adopter une loi organique, il aurait été impossible au Sénat et à l’Assemblée nationale d’adapter le cadre en sept jours, comme ils l’ont fait, dans les conditions d’urgence qu’impose l’existence d’un péril imminent. Devoir observer un délai de quinze jours nous paraît donc contradictoire avec la notion même d’urgence telle que nous avons pu la ressentir au mois de novembre dernier, nonobstant le fait que le Conseil constitutionnel peut largement exercer un regard, par le biais d’une saisine parlementaire ou de questions prioritaires de constitutionnalité.

Enfin, en ce qui concerne le rôle de l’autorité judiciaire, il s’agit d’un sujet important, évoqué également en dehors de cet hémicycle. Il me semble d'ailleurs que le Sénat doit accueillir un colloque consacré à la place du juge, qui permettra de confronter les points de vue. Le Premier président de la Cour de cassation a lancé un débat extrêmement stimulant, qui sera l’occasion de revenir sur la genèse de l’article 66 de la Constitution, dans laquelle la loi du 3 juin 1958 a joué un rôle déterminant, comme l’a rappelé M. le rapporteur.

La conception française selon laquelle le juge administratif est seul compétent pour connaître de la légalité des décisions prises dans l’exercice de la prérogative de puissance publique par les autorités exerçant le pouvoir exécutif dès lors qu’elles n’entrent pas dans des matières réservées à l’autorité judiciaire constitue une originalité. Elle est bien établie et me paraît avoir démontré son efficacité.

Par ailleurs, l’article 66 de la Constitution confie à l’autorité judiciaire, qu’il qualifie, comme l’a rappelé M. Philippe Bas, de « gardienne de la liberté individuelle », le soin d’assurer le respect du principe selon lequel nul ne peut être arbitrairement détenu.

Le Gouvernement n’est pas hostile à l’adoption d’amendements visant à rappeler ce principe, mais il émet des réserves sur les rédactions proposées, qui lui paraissent s’écarter de manière hasardeuse de celle de l’article 66, en recourant à des notions voisines, mais non identiques. Ainsi, la notion de « protection de la liberté individuelle » ne figure, pour l’heure, dans aucune jurisprudence. Si le Sénat souhaite intégrer dans le projet de loi constitutionnelle la notion d’autorité judiciaire, le Gouvernement suggère de retenir plutôt la formulation suivante : « Il ne peut être dérogé à la compétence que l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, tient de l’article 66. »

Le Sénat reprendrait ainsi exactement les termes de l’article 66, plutôt que d’employer des notions voisines, mais distinctes. Si l’objet de votre amendement n° 8, monsieur le rapporteur, est de renforcer le dispositif de l’article 66, ce qui en soi peut s’entendre, même si, à titre personnel, je ne le crois pas utile, dans la mesure où personne ne propose de toucher à cet article, alors il conviendrait de ne pas trop s’éloigner de la rédaction de ce dernier.

Telles sont les suggestions d’évolution sémantique que je souhaitais formuler.

Madame Benbassa, je ne peux pas vous laisser dire qu’il y aurait eu des abus liés à l’état d’urgence, comme si nous étions dans un système qui relèverait de l’arbitraire. Un certain nombre de décisions ont été rendues par les tribunaux. Je vous renvoie notamment à une décision du Conseil d’État en date du 11 décembre, absolument remarquable tant par sa densité que par sa lisibilité, qualité parfois négligée par les juridictions. Des sanctions ont été prononcées, des décisions apparaissant discutables ont été condamnées. Dès lors, on ne peut affirmer que des abus auraient été commis dans le cadre de l’état d’urgence.

Nous sommes dans un État de droit. Le Gouvernement, que ce soit par le biais du contrôle parlementaire ou par celui des juridictions, rend compte de la légitimité de ses décisions ; M. le ministre de l’intérieur l’exposerait avec bien plus de talent que je ne saurais le faire. J’observe d’ailleurs que le nombre des mesures ayant fait l’objet d’une invalidation est très faible, pour ne pas dire infinitésimal.

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Bas, rapporteur. Je tiens à remercier M. le garde des sceaux. Nous avons gardé, depuis le temps où il était président de la commission des lois de l’Assemblée nationale, de bonnes habitudes de travail, qu’il n’y a pas de raison de remettre en cause.

Je ne crois pas utile, monsieur le garde des sceaux, de préciser dans le texte constitutionnel que les mesures en question sont des mesures de police administrative et qu’elles sont prises par les autorités civiles. La notion d’autorités civiles ne figure nulle part dans la Constitution, celle de police administrative non plus. Nous prévoyons l’adoption d’une loi organique, dans laquelle nous pourrons apporter toutes ces précisions.

Cela étant, je suis sensible à votre préoccupation. Vous préférez inscrire directement dans la Constitution ce qui pourrait figurer dans la loi organique. Je ne suis pas autorisé à faire évoluer la position de la commission des lois, qui n’a pas eu à en délibérer, mais, en ce qui me concerne, je suis tout à fait prêt à aller dans votre sens, monsieur le garde des sceaux, en rectifiant l’amendement n° 7 afin qu’il prévoie que les « mesures de police administrative pouvant être prises par les autorités civiles pour prévenir ce péril sont strictement adaptées, nécessaires et proportionnées ».

M. le président. Je suis donc saisi d’un amendement n° 7 rectifié, présenté par M. Bas, au nom de la commission, et ainsi libellé :

Alinéa 3

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Les mesures de police administrative pouvant être prises par les autorités civiles pour prévenir ce péril sont strictement adaptées, nécessaires et proportionnées.

Veuillez poursuivre, monsieur le rapporteur.

M. Philippe Bas, rapporteur. J’accepte également, pour l’amendement n° 8, la rectification suggérée par M. le garde des sceaux, qui a souligné que la notion de « protection de la liberté individuelle » ne figure pas en tant que telle à l’article 66 de la Constitution et qu’il est préférable, pour ne pas créer de trouble dans l’interprétation que le juge pourrait avoir à faire du nouvel article 36-1, de s’en tenir exactement aux termes de l’article 66. Je pense, monsieur le garde des sceaux, que la rédaction que vous proposez est d’une qualité supérieure à la mienne.

Par conséquent, monsieur le président, je souhaite rectifier l’amendement n° 8, afin qu’il prévoie qu’« il ne peut être dérogé à la compétence que l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, tient de l’article 66 ».

M. le président. Je suis donc saisi d’un amendement n° 8 rectifié, présenté par M. Bas, au nom de la commission, et ainsi libellé :

Après l'alinéa 3

Insérer un alinéa ainsi rédigé :

« Il ne peut être dérogé à la compétence que l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, tient de l’article 66.

Monsieur Masson, le sous-amendement n° 21 est-il maintenu ?

M. Jean Louis Masson. Je maintiens ce sous-amendement, car la terminologie a besoin d’être clarifiée.

M. le président. Je mets aux voix le sous-amendement n° 21.

(Le sous-amendement n’est pas adopté.)

M. le président. Monsieur Malhuret, les sous-amendements nos 26 rectifié et 27 rectifié sont-ils maintenus ?

M. Claude Malhuret. M. le rapporteur m’a contraint tout à l’heure à faire la totalité du chemin qui nous séparait à propos de la notion de « péril imminent ». Profitant de l’énergie cinétique ainsi acquise, je continuerai sur ma lancée en accédant à sa demande de retrait des sous-amendements nos 26 rectifié et 27 rectifié. (Sourires.)

Je voudrais indiquer à M. le garde des sceaux que je ne suis pas d’accord avec lui à propos du recours à une loi organique.

Certes, le Conseil constitutionnel peut être amené à se prononcer à la suite d’une saisine par soixante députés ou soixante sénateurs ou du dépôt d’une question prioritaire de constitutionnalité, mais une loi organique offre davantage de garanties.

Tout d’abord, dans les faits, aujourd’hui, seuls deux groupes, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, sont susceptibles de rassembler soixante députés ou soixante sénateurs pour saisir le Conseil constitutionnel. Les autres groupes ne sont pas en mesure de le faire. C’est un premier problème.

Ensuite, le dépôt d’une question prioritaire de constitutionnalité n’intervient que très en aval de la déclaration de l’état d’urgence.

Enfin, l’adoption d’une loi organique, en cas de désaccord entre l’Assemblée nationale et le Sénat, requiert le vote positif de la majorité des membres de l’Assemblée nationale, et non pas des seuls présents. Cela représente une garantie supplémentaire.

Vous nous dites, monsieur le garde des sceaux, que la loi organique fait perdre du temps dans un contexte d’urgence. Je pense qu’il y a là une confusion.

D’une part, en ce qui concerne la loi organique d’application, nous aurons tout le temps, après le vote de la révision constitutionnelle, en dehors de l’état d’urgence, de procéder à la navette parlementaire dans le respect des délais prévus par la Constitution.

D’autre part, les lois de prorogation de l’état d’urgence sont des lois simples, et non pas organiques.

Mais je retire les sous-amendements, monsieur le président.

M. le président. Les sous-amendements nos 26 rectifié et 27 rectifié sont retirés.

La parole est à M. Alain Richard, pour explication de vote sur l’amendement n° 7 rectifié.

M. Alain Richard. Compte tenu du bien-fondé de cet amendement, puisque c’est en effet l’un des cas dans lesquels nous ajoutons au dispositif actuel en encadrant mieux les prérogatives de l’État pendant l’état d’urgence, il faut le voter ; nous allons le faire.

En revanche, dans le rapprochement des formulations qui a eu lieu entre M. le rapporteur et M. le garde des sceaux, il me semble que l’on peut encore améliorer. En effet, à partir du moment où l’on a précisé que les mesures en question relèvent de la police administrative, il n’y a aucun besoin de préciser qu’elles sont prises par les autorités civiles. Par qui d’autre pourraient-elles l’être ?

Rappelons-nous – c’est un souvenir un peu douloureux – pourquoi le terme d’« autorités civiles » figure dans une loi du 3 avril 1955 : on était alors en situation de guerre civile régionale et le vrai pouvoir était détenu par les militaires. C’est pour cela que les parlementaires, en 1955, ont écrit « autorités civiles », mais, comme le disait M. le rapporteur, cette expression ne figure pas dans la Constitution. Surtout, dès lors que l’on a indiqué qu’il s’agit de police administrative, tout le monde sait quelles sont les autorités constitutionnellement compétentes pour décider sur la police administrative.

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, pour explication de vote.

M. Jean-Yves Leconte. J’aimerais que M. le rapporteur nous apporte un éclairage supplémentaire, à la suite de l’invocation, par M. le garde des sceaux, de l’argument relatif à la temporalité pour s’opposer au recours à une loi organique.

C’est précisément pour lever ces interrogations sur la temporalité que mon amendement n° 32 rectifié bis vise à introduire dès l’alinéa 3 la mention d’une loi organique. Comme l’indiquait notre collègue Claude Malhuret, la loi organique fixant les mesures administratives pouvant être prises durant l’état d’urgence doit bien sûr être adoptée en amont de la déclaration de celui-ci.

Dès lors, il me semble nécessaire de mentionner la loi organique à l’alinéa 3, et non à la fin de l’article 1er. Sinon, comment les mesures prises pendant l’état d’urgence pourraient-elles être proportionnées ? En tout état de cause, ce ne serait pas le Parlement qui déciderait, mais bien l’exécutif, le législateur n’ayant alors compétence que pour proroger ou non l’état d’urgence.

La loi organique est absolument indispensable : il faut un contrôle en amont et de la sécurité juridique. Il convient d’éviter que le contrôle de constitutionnalité repose sur une éventuelle question prioritaire de constitutionnalité. Constitutionnaliser l’état d’urgence est nécessaire pour assurer le respect des droits et des libertés dans tous les cas.

M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. Je voudrais répondre à M. Malhuret.

Je ne veux pas laisser accroire que la question prioritaire de constitutionnalité intervient très longtemps après la promulgation d’une loi. En l’espèce, l’état d’urgence a été déclaré le 14 novembre et la première question prioritaire de constitutionnalité a été déposée à la mi-décembre. L’ensemble des sujets soulevés avaient été purgés à la fin du mois de janvier dernier. Les délais sont donc relativement brefs.

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour explication de vote.

Mme Esther Benbassa. Monsieur le garde des sceaux, vous affirmez qu’il n’y a pas eu d’abus. Or, avant de devenir ministre, lorsque vous étiez à la tête du comité de suivi de l’état d’urgence de l’Assemblée nationale, vous avez vous-même déclaré qu’il était temps de mettre fin à l’état d’urgence. Je ne me souviens pas des mots exacts que vous aviez alors employés, mais tel en était le sens général.

M. Pierre-Yves Collombat. C’est bien cela !

Mme Esther Benbassa. En outre, monsieur le garde des sceaux, il suffit de consulter l’observatoire de l’état d’urgence mis en place par le journal Le Monde ou de prendre connaissance des observations d’associations comme la Ligue des droits de l’homme pour constater qu’il y a tout de même eu des abus. Les quelque 3 000 perquisitions effectuées ont débouché sur seulement quatre ou cinq procédures, sans parler des assignations à résidence injustifiées.

Enfin, contrairement à ce que vous avez pu affirmer, monsieur le garde des sceaux, M. Beaud n’est pas le seul professeur de droit à s’être opposé à la constitutionnalisation de l’état d’urgence, loin de là.

Je vous invite à vous garder, dans vos réponses, de recourir à des affirmations quelque peu cavalières.

M. le président. La parole est à M. Alain Néri, pour explication de vote.

M. Alain Néri. Ce débat très riche se déroule dans un excellent climat.

En fin de compte, monsieur le garde des sceaux, ce que vous recherchez, comme nous, c’est un rapprochement général des positions, afin que nous puissions déboucher sur un texte susceptible de recueillir l’assentiment des trois cinquièmes de la représentation nationale.

Des interventions des uns et des autres, il ressort clairement que nous nous accordons sur la nécessité d’une loi organique. Dès lors, monsieur le garde des sceaux, je propose que l’on soumette sur ce point au vote du Sénat une proposition claire : plus c’est simple, plus c’est clair, plus c’est facile à comprendre ! Je suis persuadé qu’un large accord pourra alors être trouvé. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément », disait Boileau !

M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. Je n’ai jamais dit, madame Benbassa, qu’il fallait mettre fin à l’état d’urgence ; j’ai déclaré, le 16 janvier dernier, que l’essentiel de ces mesures me paraissait devoir être derrière nous : l’essentiel ne signifie pas la totalité. Quand mes paroles engagent la fonction que j’occupe, je suis particulièrement attentif aux mots que j’emploie ! J’étais, dans le cas d’espèce, rapporteur du comité de suivi de l’état d’urgence de l’Assemblée nationale et je ne parlais pas en mon nom personnel.

Dans le même ordre d’idées, je n’ai jamais dit que M. Beaud était le seul à s’être opposé à la constitutionnalisation de l’état d’urgence ; j’ai simplement affirmé que la grande majorité de la doctrine était favorable à celle-ci. Dossier en main, je suis prêt à vous le démontrer !

M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° 7 rectifié.

(L’amendement est adopté.)

M. le président. En conséquence, les amendements nos 49 rectifié, 32 rectifié bis, 19, 33 rectifié bis et 51 rectifié n’ont plus d’objet.

Monsieur Bonnecarrère, le sous-amendement n° 41 rectifié est-il maintenu ?

M. Philippe Bonnecarrère. Non, je le retire, monsieur le président.

M. le président. Le sous-amendement n° 41 rectifié est retiré.

La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, pour explication de vote sur l'amendement n° 8 rectifié.

M. Pierre-Yves Collombat. Mes chers collègues, pardonnez-moi d’avoir l’esprit de l’escalier, mais l’enchaînement des amendements est tellement bizarre que l’on a du mal à suivre !

Mme Éliane Assassi. C’est vrai !

M. Pierre-Yves Collombat. Avant d’évoquer l’amendement n° 8 rectifié proprement dit, je souhaite revenir rapidement sur deux points.

Tout d'abord, je tiens à rappeler ce que M. le garde des sceaux, alors président de la commission des lois de l’Assemblée nationale, écrivait dans son rapport : « La législation d’exception n’est pas une simple alternative à celle des temps normaux. C’est une véritable dérogation, seulement justifiée par l’évidence. Le grand dérangement qu’elle entraîne ne peut donc être que d’une brève durée et sans séquelles. » (M. le garde des sceaux acquiesce.) Cela signifie que cette législation ne doit tout de même pas durer trop longtemps et que, peut-être, la constitutionnalisation n’est pas nécessaire. Mais passons…

J’en viens à ce dont nous avons déjà discuté et dont nous continuons à débattre : l’effort de la commission des lois du Sénat pour donner un contenu à ce que le Gouvernement nous a dit être son objectif, à savoir encadrer l’exercice de l’état d’urgence.

Il est un élément avec lequel je reste en désaccord avec le rapporteur et, peut-être, l’assemblée dans son ensemble, alors que je suis en accord avec les propositions d’Esther Benbassa : l’un des éléments de l’encadrement de l’état d’urgence, c’est faire en sorte que l’on ne puisse pas utiliser ce dernier pour faire n’importe quoi.

On me répond manifestations, effectifs à disposition, etc. Non ! On peut très bien interdire les manifestations. Nous avons les moyens de faire respecter l’ordre public sans invoquer l’état d’urgence. Ce n’est pas parce que ces manifestations ont lieu pendant que l’état d’urgence est déclaré que l’on doit utiliser les exceptions et les facilités que donne l’état d’urgence. C’est l’un des problèmes qui se posent aujourd'hui. Tous les rappels que j’ai formulés, qui ne visent en fait que des règles habituelles de droit, n’apportent rien de plus.

En revanche, si l’on formulait une véritable définition de l’état d’urgence et que l’on prévoyait de ne pas l’utiliser pour autre chose que ce pour quoi il a été décrété, on réaliserait, à mon sens, un réel progrès !

M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman, pour explication de vote.

Mme Cécile Cukierman. Nous avions prévu de soutenir cet amendement dans sa rédaction initiale ; nous voterons pour sa version rectifiée.

Je ne rouvre pas le débat, car nous nous sommes longuement exprimés sur cet article ; malgré les évolutions qu’il a connues, nous ne voterons certainement pas en sa faveur. Reste que le rappel de la compétence de l’autorité judiciaire est important et nécessaire, d’autant que nous examinerons prochainement le projet de loi de réforme de la procédure pénale, qui viendra, sinon parachever, du moins poursuivre la mise en place d’une société du « tout sécuritaire ».

M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 8 rectifié.

(L'amendement est adopté.)

M. le président. En conséquence, l'amendement n° 66 rectifié n'a plus d'objet.

La parole est à Mme Évelyne Didier, pour explication de vote sur l'amendement n° 12.

Mme Évelyne Didier. L’amendement n° 12 tend à fixer les modalités du régime juridique de l’état d’urgence par une loi organique et non par une loi ordinaire.

Je rappelle une fois encore notre opposition la plus ferme à la constitutionnalisation de l’état d’urgence. Toutefois, considérant le projet de loi visant à réformer la procédure pénale, nous ne pouvons que soutenir les amendements visant à limiter les dérives éventuelles de futures lois d’application.

En effet, contrairement à une loi ordinaire, une loi organique est obligatoirement soumise au contrôle du Conseil constitutionnel – cela a été dit –, lequel aura alors à charge de vérifier si les mesures de police administrative autorisées dans le cadre de l’état d’urgence portent, ou non, atteinte de manière ostentatoire ou excessive aux droits fondamentaux et aux libertés fondamentales.

Non pas que nous fassions une confiance aveugle au Conseil constitutionnel ! Je rappelle que cette noble institution a validé à la fin de l’année dernière les assignations à résidence décidées dans le cadre de l’état d’urgence ; elle a considéré que les mesures avaient été prises dans le cadre d’un régime tout à fait exceptionnel justifié par un « péril imminent », à savoir la COP 21 !

Cependant, la loi organique exige également une majorité absolue en cas de désaccord entre l’Assemblée nationale et le Sénat, ce qui nous semble plutôt une garantie supplémentaire pour l’extension des mesures prises dans le cadre de ce régime exceptionnel.

Telles sont les raisons pour lesquelles nous voterons cet amendement.

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, pour explication de vote.

M. Jean-Yves Leconte. Puisque c’est le dernier amendement tendant à intégrer les dispositions d’application dans une loi organique, il est bien entendu important de le soutenir, compte tenu de tout ce qui a été dit précédemment. En effet, c’est le seul dont l’adoption permettrait d’assurer un contrôle constitutionnel en amont et la sécurité juridique de l’ensemble des dispositions qui peuvent être prises.

Par conséquent, malgré les réserves que j’ai pu émettre tout à l’heure sur la place de cette notion dans l’article, il me semble important, pour donner tout son sens à la constitutionnalisation de l’état d’urgence, qu’une loi organique précise les mesures qui pourraient être mises en œuvre.

C’est la raison pour laquelle je voterai cet amendement.

M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 12.

(L'amendement est adopté.)

M. le président. Je suis saisi de cinq amendements faisant l’objet d’une discussion commune.

L'amendement n° 9, présenté par M. Bas, au nom de la commission, est ainsi libellé :

Alinéa 4

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Pendant la durée de l'état d'urgence, une proposition de loi ou de résolution ou un débat relatifs à l'état d'urgence sont inscrits par priorité à l'ordre du jour à l'initiative de la Conférence des présidents de chaque assemblée pendant la session ordinaire ou une session extraordinaire ou, le cas échéant, pendant une réunion de plein droit du Parlement.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Bas, rapporteur. L’Assemblée nationale a apporté une première amélioration au texte du Gouvernement en prévoyant que, pendant l’état d’urgence, le Parlement se réunit de plein droit.

J’ai recherché ce que le Parlement pouvait faire lorsqu’il était réuni de plein droit. Je n’ai trouvé aucune mention de la réunion de plein droit du Parlement dans le règlement du Sénat, ni dans celui de l’Assemblée nationale. Il n’y en a pas ! La seule mention d’une réunion de plein droit du Parlement figure dans la Constitution, à l’article 16.

Qu’est-ce que la réunion de plein droit ? Elle est à inventer… Il existe en réalité trois types de situations : la session ordinaire, la session extraordinaire et l’absence de session.

Pendant la session ordinaire, le Parlement qui est réuni ne délibère sur une proposition de loi que lors de la semaine réservée aux propositions de loi ou si le Gouvernement inscrit ce texte à l’ordre du jour prioritaire.

Pendant la session extraordinaire, c’est un décret du Président de la République qui fixe limitativement et énumère les textes qui seront débattus.

Évidemment, en dehors des sessions, il ne se passe rien. Il ne sert donc à rien d’écrire dans la Constitution que le Parlement se réunit de plein droit si, pendant de telles réunions, il ne peut rien faire ! En réalité, l’objectif de la réunion de plein droit, c’est de permettre le contrôle exercé par le Parlement sur le Gouvernement pendant la mise en œuvre de l’état d’urgence, y compris en présentant une proposition de loi pour mettre un terme à cette situation, si le Parlement considère que les conditions de l’état d’urgence ne sont plus réunies.

Encore faut-il expliquer tout cela. Cet amendement a donc pour objet de préciser explicitement que, quel que soit le moment où le Parlement siège, celui-ci doit pouvoir discuter soit d’une résolution, soit d’une proposition de loi ayant trait à l’état d’urgence. Ce faisant, nous explicitons le champ du possible quand le Parlement est réuni de plein droit pendant l’état d’urgence.

M. le président. Le sous-amendement n° 77, présenté par M. Masson, n'est pas soutenu.

Le sous-amendement n° 81, présenté par MM. Mézard, Collombat, Amiel, Arnell, Barbier, Bertrand, Castelli, Collin, Esnol, Fortassin, Guérini et Hue, Mmes Jouve, Laborde et Malherbe et M. Requier, est ainsi libellé :

Amendement n° 9, alinéa 3

Après les mots :

chaque assemblée

insérer les mots :

ou d’au moins deux groupes parlementaires

La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Ce sous-amendement vise à préciser les conditions de l’exercice des droits du Parlement en période d’état d’urgence, notamment ses prérogatives d’information et de contrôle.

L’état d’urgence devant rester un état exceptionnel, il est indispensable que chacune des sensibilités politiques représentées dans chaque assemblée puisse obtenir, si elle le désire, la tenue d’un débat à ce sujet. Une telle disposition est d’autant plus nécessaire que les deux assemblées peuvent être politiquement dominées par la même majorité. Ce n’est pas une hypothèse d’école.

M. Jean-Pierre Raffarin. C’est déjà arrivé ! (Sourires.)

M. Jacques Mézard. Il est donc envisageable que cela arrive de nouveau, cher collègue !

Nous proposons de prévoir que, si deux groupes parlementaires en font la demande, un débat sur l’état d’urgence sera organisé, ce qui permettra de respecter les droits du Parlement.

Pourquoi deux groupes parlementaires ? Parce que, lorsque deux groupes sont d’accord pour formuler une telle demande, il est démontré que ce débat est réellement motivé et nécessaire. Par ailleurs, il s'agit de valoriser le rôle du Parlement, ce qui est extrêmement important.

L’état d’urgence sera déclenché par le Gouvernement, certes sous le contrôle du Parlement, mais prévoir, pour la réunion de ce dernier, l’accord d’un certain nombre de parlementaires ou de la conférence des présidents est insuffisant. J’ai beaucoup de respect pour la conférence des présidents, mais, quand elle se réunit, elle exprime les vœux de sa majorité, qui est la traduction du nombre de sénateurs par groupe.

L’intervention de deux groupes – je pense que c’est raisonnable – est le moyen de garantir que le rôle du Parlement sera respecté. C’est cela la démocratie parlementaire, et c’est pour cela que nous avons déposé ce sous-amendement.

M. le président. Le sous-amendement n° 39 rectifié, présenté par MM. Bonnecarrère et Kern, Mme Jouanno et M. Marseille, est ainsi libellé :

Amendement n° 9, alinéa 3

Après les mots :

de chaque assemblée

rédiger ainsi la fin de cet alinéa :

Pendant la durée de l’état d’urgence, le Parlement se réunit de plein droit.

La parole est à M. Philippe Bonnecarrère.

M. Philippe Bonnecarrère. Nous comprenons parfaitement les motivations qui sont à l’origine de l’amendement n° 9. C’est pourquoi il n’est pas du tout question pour moi de porter atteinte à cette disposition ou de la modifier au travers de ce sous-amendement.

Ce sous-amendement a une autre vocation : ramener dans le texte de la révision constitutionnelle l’alinéa 4 de l’article 1er, tel qu’il était rédigé à l’issue des débats de l’Assemblée nationale, précisant que, pendant la durée de l’état d’urgence, le Parlement se réunit de plein droit. En d’autres termes, le sous-amendement tend à insérer une disposition additionnelle.

M. le rapporteur a donné par avance son argumentation tendant à écarter la reprise du texte initial de l’Assemblée nationale. Selon lui, se réunir de plein droit n’a pas de portée, dans la mesure où, hors session ordinaire, en dehors d’un ordre du jour qui, par définition, dépend du Gouvernement, il ne se passe rien. Nous avons bien entendu qu’il n’y aurait aucune raison de maintenir une disposition au titre de laquelle le Parlement se réunirait de plein droit, alors qu’il ne contrôle rien et ne peut pas légiférer. Je vous donne acte, monsieur le président de la commission, de ces explications.

Reste ce qui est pour moi l’essentiel, qui est d’une autre nature, et sur ce point je trouve que la rédaction de nos collègues députés a été très fine. Le texte issu de l’Assemblée nationale signifie qu’il n’y a pas de dissolution pendant l’état d’urgence, sinon, par définition, le Parlement ne pourrait se réunir de plein droit.

Cette rédaction est très importante et très fine. Elle porte sur une garantie majeure en termes de libertés publiques. Dissoudre l’Assemblée nationale en période d’état d’urgence serait aventureux. C’est pour cette raison que j’ai souhaité, à titre additionnel et sans aucun conflit avec l’amendement que vous avez présenté, monsieur le président de la commission, rétablir le texte issu de l’Assemblée nationale, en complément de la disposition que vous avez adoptée.

M. le président. L'amendement n° 67 rectifié, présenté par MM. Mézard, Collombat, Amiel, Arnell, Barbier, Bertrand, Castelli, Collin, Esnol, Fortassin, Guérini et Hue, Mmes Jouve, Laborde et Malherbe et M. Requier, est ainsi libellé :

Alinéa 4

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Pendant la durée de l’état d’urgence, une proposition de loi ou de résolution ou un débat relatifs à l’état d’urgence sont inscrits par priorité à l’ordre du jour, sur demande d’un ou plusieurs groupes parlementaires de chaque assemblée pendant la session ordinaire ou une session extraordinaire ou, le cas échéant, pendant une réunion de plein droit du Parlement.

La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Au travers de cet amendement, j’allais un peu plus loin. Je souhaitais qu’il soit possible de faire venir le débat par priorité à l’ordre du jour sur demande d’un ou plusieurs groupes parlementaires de chaque assemblée pendant la session ordinaire ou extraordinaire.

J’ai entendu les objections du président de la commission des lois qui, je pense, craignait que le groupe du RDSE, par exemple, puisse constamment provoquer tout seul la réunion du Parlement.

Mme Françoise Laborde. Tout seul, ce ne serait pas raisonnable ! (Sourires.)

M. Jacques Mézard. J’ai entendu ces observations et je vais très sagement m’en tenir à la demande de deux groupes, mais avec tout de même un petit regret.

Je retire donc cet amendement, monsieur le président.

M. le président. L'amendement n° 67 rectifié est retiré.

En conséquence, le sous-amendement n° 78, présenté par M. Masson, n’a plus d’objet.

L'amendement n° 68 rectifié, présenté par MM. Mézard, Collombat, Amiel, Arnell, Barbier, Bertrand, Castelli, Collin, Esnol, Fortassin, Guérini et Hue, Mmes Jouve, Laborde et Malherbe et MM. Requier et Vall, est ainsi libellé :

Alinéa 4

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Pendant la durée de l’état d’urgence, une proposition de loi ou de résolution ou un débat relatifs à l’état d’urgence sont inscrits par priorité à l’ordre du jour, sur demande d’un groupe parlementaire de chaque assemblée pendant la session ordinaire ou une session extraordinaire ou, le cas échéant, pendant une réunion de plein droit du Parlement.

La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Il vaut mieux que je renonce également à une telle proposition ! (Sourires. – M. Jean-Pierre Raffarin s’exclame.)

Je retire donc cet amendement, monsieur le président.

M. le président. L'amendement n° 68 rectifié est retiré.

En conséquence, le sous-amendement n° 80, présenté par M. Masson, n’a plus d’objet.

L'amendement n° 69 rectifié, présenté par MM. Mézard, Collombat, Amiel, Arnell, Barbier, Bertrand, Castelli, Collin, Esnol, Fortassin, Guérini et Hue, Mmes Jouve, Laborde et Malherbe et M. Requier, est ainsi libellé :

Alinéa 4

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Pendant la durée de l’état d’urgence, une proposition de loi ou de résolution ou un débat relatifs à l’état d’urgence sont inscrits par priorité à l’ordre du jour, sur demande d'au moins deux groupes parlementaires de chaque assemblée pendant la session ordinaire ou une session extraordinaire ou, le cas échéant, pendant une réunion de plein droit du Parlement.

La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Cet amendement est défendu, monsieur le président.

M. le président. L'amendement n° 59, présenté par Mmes Assassi et Cukierman, M. Favier et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, est ainsi libellé :

Alinéa 4

Compléter cet alinéa par les mots :

sous le régime de la session parlementaire ordinaire

La parole est à M. Thierry Foucaud.

M. Thierry Foucaud. Nous proposons, avec cet amendement, une solution qui peut paraître radicale, mais qui est somme toute raisonnable. Elle permettrait, à mon sens, de répondre aux différentes inquiétudes exprimées tant par M. Philippe Bas, président de la commission et rapporteur, que par d’autres sénateurs ; je pense notamment au président Jacques Mézard et aux membres de son groupe.

Nous proposons de spécifier que la réunion de plein droit du Parlement s’effectue sous le régime de la session ordinaire.

À la différence de la session extraordinaire ou de la réunion de plein droit, si l’on examine dans ce dernier cas la jurisprudence rappelée de manière intéressante dans le rapport, le régime de la session ordinaire offre aux assemblées de multiples moyens d’inscrire à l’ordre du jour une initiative, y compris une proposition de loi relative à l’état d’urgence. Ces procédures peuvent permettre une discussion dans des délais très courts, comme c’est le cas avec la procédure de la discussion immédiate.

L’adoption de cet amendement permettrait, en outre, la mise en œuvre du partage de l’ordre du jour prévu par l’article 48 de la Constitution qui, rappelons-le, confère au Parlement, en théorie bien sûr, la maîtrise de la moitié de celui-ci. Je dis bien « en théorie », car les évolutions de ces dernières semaines permettent de constater que le Gouvernement tend à envahir, discrètement, mais efficacement, l’ordre du jour parlementaire…

Le placement du Parlement sous le régime de la session ordinaire durant l’état d’urgence aurait donc comme conséquence importante de permettre au Parlement de retrouver la plénitude de ses compétences durant le régime de l’état d’urgence, ce que le Sénat de 1961 avait tenté de faire, même si celui-ci est déclenché durant une session extraordinaire ou durant une intersession.

Ce serait un moyen pertinent, nous semble-t-il, de limiter la toute-puissance de l’exécutif durant cet état d’exception. C'est pourquoi, mes chers collègues, nous vous proposons d’adopter cet amendement, quitte à le modifier si sa rédaction vous semble imparfaite.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur les sous-amendements n° 81 et 39 rectifié, ainsi que sur les amendements nos 69 rectifié et 59 ?

M. Philippe Bas, rapporteur. Les dispositions du sous-amendement n° 81 ont suscité au sein de la commission un débat très positif. J’ai le plaisir d’indiquer au président Mézard que je les soutiens, car elles vont tout à fait dans le sens de ce que nous souhaitons, à savoir permettre un meilleur contrôle de l’état d’urgence.

Si deux groupes parlementaires demandent que l’une ou l’autre des assemblées délibère sur une proposition de loi qui, par exemple, mettrait fin à l’état d’urgence, cette exigence sera nécessairement satisfaite. C'est la raison pour laquelle, mes chers collègues, je vous invite à adopter le sous-amendement n° 81.

S’agissant du sous-amendement n° 39 rectifié, j’ai une différence d’interprétation de la portée du vote de l’Assemblée nationale, en m’appuyant sur les dispositions de l’article 16 de la Constitution. Ce dernier dispose : « Le Parlement se réunit de plein droit », puis, à l’alinéa suivant, « L’Assemblée nationale ne peut être dissoute ». Cet indice assez fort nous permet de penser qu’il ne suffit pas d’écrire que le Parlement se réunit de plein droit pour faire échec au droit de dissolution. Il faut le préciser !

Par conséquent, la rédaction de l’Assemblée nationale n’a pas pour effet de suspendre l’exercice du droit de dissolution par le Président de la République. L’Assemblée nationale elle-même ne l’a pas entendu autrement, puisque des amendements tendant à empêcher l’exercice du droit de dissolution y ont été repoussés sur le texte dont nous délibérons. C’est d'ailleurs assez logique, car même en cas de dissolution, les députés exercent leurs fonctions jusqu’à ce qu’ils soient réélus ou que leurs successeurs soient désignés.

Aussi, mon cher collègue, il me semble qu’en réalité les objectifs que vous visez au travers du sous-amendement n° 39 rectifié ne peuvent être atteints avec cette rédaction. Il faudrait dire expressément que le droit de dissolution est suspendu. Je serais toutefois défavorable à un tel sous-amendement, pour d’autres raisons que je n’explicite pas à ce moment de notre délibération.

En revanche, je tiens à souligner que la réunion de plein droit est bel et bien prévue par l'amendement n° 9, tel qu’il est rédigé. Il s’agit d’un temps qui ne relève ni de la session ordinaire ni d’une session extraordinaire et où le Parlement se réunit tout de même.

Je souhaite préciser que, pendant cette réunion de plein droit, le Parlement n’est pas le muet du sérail ; il peut agir et faire inscrire à l’ordre du jour une proposition de loi ou une résolution relative à l’état d’urgence. Avec la rédaction de l'amendement n° 9, enrichie par le sous-amendement de notre collègue Jacques Mézard, nous avons véritablement la garantie qu’une réunion de plein droit du Parlement permettra un contrôle effectif de la mise en œuvre de l’état d’urgence, voire l’arrêt de celui-ci.

Monsieur Foucaud, l’avis défavorable de la commission sur le sous-amendement n° 39 rectifié de M. Bonnecarrère vaut aussi pour l'amendement n° 59. Vous souhaitez appliquer le régime de la session ordinaire pendant l’état d’urgence, mais, dans ce cas, pendant deux semaines sur les quatre qui sont réservées à l’ordre du jour prioritaire du Gouvernement, vous ne pouvez pas discuter d’une éventuelle proposition de loi tendant à mettre fin à l’état d’urgence.

Si vous voulez que le contrôle soit maximal, c'est-à-dire que votre groupe, associé à un autre, puisse imposer la discussion rapide d’une proposition de loi relative à l’état d’urgence, il vaut mieux adopter l’amendement de la commission plutôt que celui que vous proposez. Les dispositions de ces deux amendements vont dans la même direction et partagent une même intention.

Au bénéfice de ces explications, j’invite MM. Philippe Bonnecarrère et Thierry Foucaud à bien vouloir retirer respectivement le sous-amendement n° 39 rectifié et l'amendement n° 59, au profit de celui que j’ai eu l’honneur de présenter au nom de la commission.

Enfin, l’amendement n° 69 rectifié serait satisfait par l’adoption du sous-amendement n° 81.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. Comme il a eu l’occasion de l’indiquer à l’Assemblée nationale, le Gouvernement est favorable à l’introduction dans la Constitution d’une disposition garantissant la permanence du contrôle du Parlement pendant la période de l’état d’urgence, ce qui est d'ailleurs le cas à l’article 16 de la Constitution, comme cela a été mentionné.

Nonobstant cette affirmation, qui est déjà satisfaite, le Gouvernement est prudent sur le fait d’inscrire dans la Constitution des dispositions qui lui paraissent relever de la procédure, notamment en prévoyant des inscriptions prioritaires qui contreviennent à l’article 48 de la Constitution sur la fixation de l’ordre du jour.

Par conséquent, le Gouvernement émet un avis défavorable sur tous ces amendements et sous-amendements, dont les dispositions ne lui paraissent pas relever nécessairement de la Constitution.

M. le président. Monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, il est bientôt minuit. Je vous propose de prolonger notre séance jusqu’au terme de l’examen de ces amendements en discussion commune.

Il n’y a pas d’opposition ?…

Il en est ainsi décidé.

Je mets aux voix le sous-amendement n° 81.

(Le sous-amendement est adopté.)

M. le président. Monsieur Bonnecarrère, le sous-amendement n° 39 rectifié est-il maintenu ?

M. Philippe Bonnecarrère. Non, je le retire, monsieur le président.

M. le président. Le sous-amendement n° 39 rectifié est retiré.

Je mets aux voix l'amendement n° 9, modifié.

(L'amendement est adopté.)

M. le président. En conséquence, les amendements nos 69 rectifié et 59 n'ont plus d'objet.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Bas, rapporteur. Monsieur le président, je veux simplement demander au garde des sceaux de bien vouloir se faire le porteur d’un message au Premier ministre. Ce dernier, sans doute mal informé des travaux de la commission des lois, a estimé tout à l’heure que nous n’avions pas fait les efforts nécessaires au rassemblement.

Or, ce soir, je constate que la plupart des amendements ont été adoptés à une très large majorité et souvent même à l’unanimité ! (Vifs applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur certaines travées de l’UDI-UC.)

M. le président. Mes chers collègues, nous avons examiné 36 amendements au cours de la journée ; il en reste 40.

La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.

Article 1er (début)
Dossier législatif : projet de loi  constitutionnelle de protection de la Nation
Discussion générale

6

Ordre du jour

M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au jeudi 17 mars 2016 :

À onze heures :

Suite du projet de loi constitutionnelle, adopté par l’Assemblée nationale, de protection de la Nation (n° 395, 2015-2016) ;

Rapport de M. Philippe Bas, fait au nom de la commission des lois (n° 447, 2015-2016).

À quinze heures : questions d’actualité au Gouvernement.

À seize heures quinze et le soir : suite de l’ordre du jour du matin.

Personne ne demande la parole ?…

La séance est levée.

(La séance est levée à minuit.)

Direction des comptes rendus

GISÈLE GODARD