SEANCE DU 7 JUIN 2001


LOIS DE FINANCES

Discussion d'une proposition de loi organique

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi organique (n° 226, 2000-2001), adoptée par l'Assemblée nationale, relative aux lois de finances. [Rapport n° 343 (2000-2001)].
Messieurs les ministres, monsieur le président de la commission des finances, mes chers collègues, notre ordre du jour appelle l'examen de la proposition de loi organique relative aux lois de finances, telle qu'elle a été adoptée par l'Assemblée nationale.
Vous permettrez au président du Sénat et à l'ancien président de la commission des finances de se réjouir que ce débat ait lieu aujourd'hui. Je serais tenté de dire : « Enfin ! »
Le vote des lois de finances est l'acte fondateur de notre démocratie parlementaire. Depuis plusieurs années, nous étions convaincus de la nécessité de moderniser et de rendre plus transparente la gestion de l'Etat.
Il était devenu urgent de « toiletter » l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 relative aux lois de finances afin de redonner tout son sens et toute sa portée à la discussion budgétaire.
Le président de la commission des finances, notre excellent collègue M. Alain Lambert, avait pris l'initiative d'approfondir la réflexion sur l'indispensable réforme de ce qu'il a appelé la « constitution financière de la France ».
Chacun le sait, il s'agit là d'un effort, ardu certes, ingrat sûrement, mais indispensable pour revaloriser l'action du Parlement et revitaliser le débat budgétaire.
Qu'il me soit permis de le féliciter très sincèrement et chaleureusement, ainsi que le rapporteur général, M. Philippe Marini, et l'ensemble des membres de la commission des finances, pour leur ténacité et l'excellence de leur réflexion, à laquelle ont été associés les présidents des groupes et la commission des lois.
Je ne doute pas que le texte adopté par nos collègues députés sortira amélioré des débats que nous aurons au Sénat.
Comme le Conseil d'Etat l'a confirmé, cette proposition de loi organique est relative au Sénat, au sens de l'article 46 de la Constitution. Elle suppose une adoption en termes identiques par les deux assemblées.
Je crois pouvoir dire que les objectifs fixés ainsi que la volonté d'aboutir à un accord sont partagés par l'Assemblée nationale et le Sénat, et également par le Gouvernement. Souhaitons que cette vision commune, qui n'exclut pas des approches différentes, permette au Parlement de disposer, dans les meilleurs délais, des instruments d'un contrôle plus efficace, et indispensable dans une démocratie, sur les finances publiques.
Dans la discussion générale, la parole est à M. le président de la commission des finances, rapporteur.
M. Alain Lambert, président de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation, rapporteur. « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l'Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789. » C'est par ces mots forts que s'ouvre le préambule de la Constitution de notre Ve République.
« Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée », affirme l'article 14 de la Déclaration.
« La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », ajoute l'article 15.
Enfin, « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants », précise l'article 3 de notre Constitution.
Monsieur le président du Sénat, monsieur le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, monsieur le ministre de la fonction publique et de la réforme de l'Etat, mes chers collègues représentants, avons-nous la volonté de réaffirmer notre attachement à nos textes fondamentaux et à l'idéal démocratique qui les inspire ? Voulons-nous redonner sens à la mission que nous avons reçue du peuple français ? C'est l'enjeu de la discussion législative qui s'engage et du vote qui en résultera !
En pratique, voulons-nous que le produit de l'impôt prélevé sur les Français soit géré au mieux de leurs intérêts ? Voulons-nous que, pour le même impôt payé, le service rendu soit le meilleur possible ?
Telles sont les questions soulevées par cette réforme que la commission des finances vous propose de traiter ensemble.
Avant d'examiner le contenu de cette réforme, et les propositions de la commission, j'aimerais, pour l'histoire budgétaire, en rappeler brièvement le contexte.
Tout d'abord, la commission des finances a souvent réitéré la demande de réforme de l'ordonnance, notamment depuis 1997. Moi-même, comme rapporteur général, puis Philippe Marini, en avons éprouvé les limites à l'occasion de nos budgets alternatifs, puis lors des travaux de notre commission d'enquête sur l'élaboration et l'exécution du budget. Vous-mêmes, mes chers collègues, si je vous ai bien entendus, ne vous plaignez-vous pas souvent des conditions parfois surréalistes de nos débats budgétaires ?
Je souhaite également préciser que le texte en discussion est considéré par le Conseil d'Etat comme une proposition de loi organique relative au Sénat, et qu'il place notre assemblée face à une responsabilité équivalente à celle de l'Assemblée nationale. La commission des finances a pris position dès l'origine en faveur du processus de réforme, avant même que cet avis ne soit rendu par le Conseil d'Etat.
Je rappelle également que le processus de réforme a reçu le soutien du Président de la République, Jacques Chirac, du Premier ministre, Lionel Jospin, de son prédécesseur, Alain Juppé, que nous avons auditionné en commission, des présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat, Raymond Forni et Christian Poncelet, de vous-même, monsieur le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, dans vos précédentes fonctions et dans vos fonctions actuelles.
Enfin, je soulignerai que la présente proposition de réforme rapprocherait la France des pratiques budgétaires et comptables des pays les plus modernes.
Le mouvement de modernisation de la gestion des finances publiques s'est considérablement développé dans le monde industriel. Je l'ai personnellement observé dans les contacts que j'ai noués au sein de l'Organisation de coopération et de développement économique, l'OCDE. Je l'ai également observé dans les travaux de nos rapporteurs spéciaux ; je pense à Joël Bourdin et à Gérard Braun. Ce dernier a notamment remarqué qu'aucune réforme de l'Etat n'avait été entreprise sans réforme de la procédure budgétaire.
Vouloir, comme le président du Sénat le rappelait tout à l'heure, la réussite de l'entreprise, ne signifiait pas, pour la commission des finances, accepter n'importe quelle réforme. Notre assemblée peut marquer cette proposition de loi organique d'une empreinte profonde. Je souhaite qu'elle saisisse ce rendez-vous quasi historique. C'est cette volonté positive qui s'exprime par la voix de la commission des finances au moyen des quelque cent-soixante-dix amendements qu'elle vous proposera.
J'en viens à l'examen du texte qui nous est soumis.
Pour réussir l'enjeu partagé par tous, la réforme est sous-tendue par deux objectifs : moderniser la gestion publique pour réformer l'Etat et rénover le rôle du Parlement dans la procédure budgétaire.
Du premier point de vue, la proposition de loi comporte trois apports principaux : tout d'abord, la gestion publique orientée vers les résultats et la fongibilité des crédits ; ensuite, la rénovation de la comptabilité publique avec le passage à une comptabilité d'exécution en droits constatés ; enfin, la modernisation de la gestion de l'emploi public.
Du point de vue des prérogatives des assemblées, la proposition de loi organique offre six principaux apports.
Premièrement, elle énonce une obligation de sincérité des lois de finances, que le juge constitutionnel pourra ainsi faire respecter.
Deuxièmement, elle assure, par une série de dispositifs, une information continue du Parlement sur l'exécution budgétaire. De plus, elle institutionnalise le débat d'orientation budgétaire.
Troisièmement, elle regroupe les crédits dans des missions et des programmes organisés autour d'objectifs précis et dont le contrôle est assuré par des indicateurs de performance.
Quatrièmement, elle permet aux parlementaires d'amender les programmes, au sein des missions définies par le Gouvernement.
Cinquièmement, elle limite nettement les possiblités de remise en cause des objectifs votés, sauf à revenir devant le Parlement ou de l'en informer.
Enfin, sixièmement, elle prévoit une présentation obligatoire, annexée aux lois de finances, du budget de l'Etat en sections de fonctionnement et d'investissement.
La commission des finances a salué les initiatives et les travaux de l'Assemblée nationale. Comme vous l'avez compris, elle ne remet en cause ni les fondements ni les objets de la proposition de loi organique. Toutefois, elle a jugé utile d'aller parfois plus loin pour garantir la mise en oeuvre effective des principes que nous défendons.
Je présenterai nos propositions selon deux directions : d'une part, celle de l'exhaustivité et de la lisibilité des comptes publics ; d'autre part, celle de la mise en place de mécanismes de nature à engager la réforme de l'Etat.
Première direction : l'exhaustivité et la lisibilité des comptes publics.
Pour rétablir le consentement éclairé à l'impôt, le législateur doit disposer de comptes de l'Etat clairs et complets, aussi bien en prévision qu'en exécution, et de leur articulation avec les autres comptes publics : collectivités locales et sécurité sociale, en particulier. Le texte adopté par l'Assemblée nationale a fait un pas important en ce sens, mais toutes les garanties nécessaires ne sont pas encore offertes.
La commission des finances émet dix propositions à ce titre.
Première proposition : renforcer l'universalité budgétaire, ce qui suppose de considérer que les impôts et taxes sont par nature des recettes de l'Etat, mais aussi de maintenir les comptes spéciaux et les budgets annexes.
Les affectations directes de ressources ne sont pas en elles-mêmes condamnables, mais encore faut-il que le Parlement n'en perde pas la trace. C'est pourquoi nous vous proposons d'imposer des conditions à l'affectation d'une recette de l'Etat à un tiers. En outre, toutes ces recettes seront retracées dans un état informatif qui recensera les impositions qu'autorise la loi de finances. Les affectations ne pourront se faire également que par la loi de finances.
Par ailleurs, le maintien des comptes spéciaux et des budgets annexes permettra à l'Etat de faire figurer dans la loi de finances des recettes qui, en raison de leur nature, doivent faire l'objet d'une comptabilisation particulière.
Deuxième proposition : détailler davantage la nomenclature des titres, tout en maintenant leur caractère indicatif, car fongibilité ne doit pas signifier confusion.
Troisième proposition : évaluer les fonds de concours en loi de finances initiale.
Quatrième proposition : insérer dans la loi organique un chapitre relatif aux comptes de l'Etat, consacrant notamment la mise en place d'une comptabilité d'exécution en droits constatés et l'obligation pour les administrations de mettre en oeuvre une comptabilité analytique.
Je vous propose également d'adopter le principe d'une procédure d'établissement du référentiel comptable de l'Etat, dont le détail sera renvoyé à une loi de finances. Il est en effet important que toutes les parties intéressées, à savoir les administrations, le Parlement et les professionnels du chiffre, participent à cette élaboration.
Cinquième proposition : reconnaître l'existence des prélèvements sur recettes. Il s'agit, en effet, d'impositions transitant par le budget de l'Etat, alors qu'elles sont dues à d'autres personnes. Il en est ainsi d'une grande partie des ressources des collectivités locales et de l'Union européenne que l'Etat recouvre dans la masse indifférenciée des impôts qui lui sont dus, mais qu'il doit ensuite rétrocéder.
La notion de prélèvement sur recettes doit venir confirmer l'existence de ces recettes perçues pour compte d'autrui.
Sixième proposition : demander la traduction de l'équilibre budgétaire en termes de comptabilité nationale. Celle-ci est en effet la langue comptable des engagements européens de la France au titre du pacte de stabilité et de croissance. Si la Constitution ne permet pas de subordonner le programme de stabilité à la loi de finances, ou inverserment, il est néanmoins indispensable que le législateur sache comment s'articulent l'un et l'autre.
Septième proposition : créer un compte des pensions de l'Etat, qui fasse l'objet d'un vote au sein de la loi de finances. Ce compte, sans affaiblir les liens entre les retraités et leur administration d'origine, permettra de connaître le coût global des retraites de l'Etat, sans grever les coûts des missions présentes des administrations.
Huitième proposition : créer un compte de la dette de l'Etat retraçant l'émission de la dette, ainsi que les flux de charges et de remboursements. Ce compte devrait être établi en deux sections, l'une relative à l'émission, l'autre à la gestion. Ce compte viendra compléter l'autorisation en loi de finances des opérations de trésorerie et celles du financement de l'Etat. En outre, nous vous proposons d'intégrer à la loi de finances un vote sur la variation de la dette de l'Etat entre le 1er janvier et le 31 décembre de l'année.
Neuvième proposition : cette volonté de parfaire l'exhaustivité et la lisibilité des comptes publics trouvera sa consécration dans la réhabilitation de la loi de règlement, qui doit devenir le moment fort de l'examen des comptes de l'Etat et de ses performances. Je vous propose, à ce titre, de prévoir que la loi de règlement de l'année n-1 soit examinée avant la loi de finances de l'année n+1.
Enfin, dixième proposition : affirmer plus solennellement les nécessités de la prise en compte de la pluriannualité. Cette pluriannualité doit être admise en gestion, ce qui relève de la logique de la fongibilité et de la responsabilisation des gestionnaires : les reports de crédits doivent être encadrés mais assouplis, à l'exception des crédits de personnel. Cette pluriannualité doit aussi être admise en termes de projections : il est indispensable que le Gouvernement établisse des projections à moyen terme des conséquences de ses décisions et qu'il anticipe les variations à moyen terme des dépenses les plus lourdes, les plus rigides et les plus inertes, qu'il s'agisse de la dette publique, des retraites ou des salaires de la fonction publique.
Deuxième direction : créer des mécanismes tendant à enclencher la réforme de l'Etat.
La proposition de loi organique adoptée par l'Assemblée nationale contient des principes visant à accroître l'efficacité de la dépense publique : budgétisation orientée vers les résultats, comptabilité en droits constatés, sincérité des lois de finances.
Le texte, dans sa rédaction actuelle, ne garantit toutefois pas suffisamment la mise en oeuvre de ces principes. Si les programmes de demain sont les agrégats d'aujourd'hui, lesquels correspondent le plus souvent aux structures administratives existantes, aucun progrès véritable n'aura été accompli : la nomenclature des chapitres, unités de moyens, aura réapparu sous un autre nom, et les structures existantes seront pérennisées.
De la même manière, sans un regard extérieur présent, sinon pressant, les gestionnaires publics ne seront pas incités à améliorer leur efficacité.
Il ne s'agit nullement, aujourd'hui, d'imposer la réforme de l'Etat par décret. Qui croirait à cette méthode ? Réformer les administrations contre leur volonté n'aurait naturellement aucun sens. En revanche, nous voulons créer les mécanismes permettant aux décideurs publics d'identifier les évolutions souhaitables et encourager nos administrations elles-mêmes à optimiser leur fonctionnement.
La commission présente, en ce domaine, sept propositions, que j'exposerai brièvement.
Première proposition : les missions pourront être interministérielles. Ce n'est pas une contrainte ; ce choix restera à la discrétion du Gouvernement.
Je considère en effet que de nombreux objectifs de politique publique sont interministériels et que le passage d'une budgétisation de moyens à une budgétisation orientée vers les résultats ne produira réellement des effets qu'en prenant en compte cette dimension interministérielle. Cette prise en compte me semble indispensable pour réussir la nécessaire évolution de nos structures administratives en vue de les adapter aux missions de l'Etat.
Deuxième proposition : modifier la définition des programmes afin de marquer clairement qu'il s'agit de crédits finançant des actions ou ensembles d'actions définis en fonction d'objectifs de politique publique, pouvant donner lieu à évaluation. Et, afin que les programmes créés correspondent bien à cette définition donnée par la loi, la commission propose de créer une autre unité de spécialité, celle de dotation, regroupant des crédits ne pouvant faire l'objet d'un véritable programme, comme les crédits pour dépenses accidentelles, ceux des pouvoirs publics ou la provision pour majoration des salaires de la fonction publique.
Troisième proposition : l'architecture des missions et des programmes devra faire l'objet du débat d'orientation budgétaire, afin que le Parlement soit consulté, en amont, sur la future nomenclature de la loi de finances. Ce débat devra également éclairer l'avenir au moyen de projections pluriannuelles détaillées.
Quatrième proposition : la comptabilité analytique sera rendue obligatoire dans les administrations, afin d'établir le coût des missions de l'Etat.
Cinquième proposition : la deuxième partie de la loi de finances - les dépenses de l'année - donnera lieu à un débat et à un vote pour chaque mission. La commission propose d'éviter les votes par ministère, lesquels sont des unités de moyens et non des objectifs de politique publique.
Sixième proposition : voter en une seule fois le plafond du nombre d'emplois publics, détaillé par ministère. Aujourd'hui, le débat sur la fonction publique est contradictoire, avec les débats par ministère. On juge en effet souvent qu'il faut réduire l'emploi public en général et l'augmenter en particulier. Cette contradiction sera levée grâce à un débat de synthèse, qui mettra en évidence les choix effectués par l'exécutif.
Enfin, septième proposition : l'insertion dans la loi organique d'un titre relatif à l'information et au contrôle. L'information associée au débat d'orientation budgétaire et aux différents projets de loi de finances sera complétée. Le chapitre relatif au contrôle reprendra, pour l'essentiel, le droit existant, en l'érigeant au niveau organique et en le complétant de dispositions portant sur les relations entre le Parlement et la Cour des comptes. La commission des finances propose de donner un contenu concret à la mission d'assistance de la Cour des comptes au Parlement, tant il est indispensable de resserrer les liens entre les deux institutions.
L'information et le contrôle sont nécessaires au plein aboutissement de la réforme. En effet, la budgétisation orientée vers les résultats suppose un contrôle exigeant une véritable évaluation des politiques publiques et des administrations chargées de les servir.
La commission propose, enfin, de contraindre les administrations à répondre aux observations faites par le Parlement, ainsi que de lever les entraves qu'elles pourraient mettre à son contrôle.
Telles sont, monsieur le président, madame le secrétaire d'Etat, messieur les ministres, mes chers collègues, les principales propositions que fait la commission des finances.
Tel est l'esprit dans lequel elle demande au Sénat de bien vouloir adopter la présente proposition de loi organique.
Je ne serais pas complet si je ne saluais pas, en y insistant, la qualité de la coopération de travail réalisée, dans le respect absolu de l'indépendance de chacun, tant avec l'Assemblée nationale - avec son rapporteur général, M. Migaud, avec l'équipe qui travaille à ses côtés - qu'avec le Gouvernement, singulièrement avec vous, madame le secrétaire d'Etat, avec vous, monsieur le ministre de l'économie, avec vos équipes, mais aussi avec vous, monsieur le ministre de la fonction publique et de la réforme de l'Etat.
Il est bon pour la République que ses institutions se retrouvent pour élaborer ensemble la meilleure loi possible afin que chacune de ces institutions, dans sa mission, serve au mieux la France et les Français. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, des Républicains et Indépendants et du RPR.)
M. le président. La parole est à M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.
M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des finances, mesdames, messieurs les sénateurs, lors de l'examen de ce texte au Palais-Bourbon, j'avais dit que nous nous apprêtions, Gouvernement et législateur, à franchir le « Rubicon budgétaire » en réformant la fameuse ordonnance du 2 janvier 1959 relative aux lois de finances.
J'hésite un peu à user de la même comparaison dans cet hémicycle, car les plus férus d'histoire parmi nous savent que l'armée de César, en traversant le fameux fleuve, n'avait pas fait grand cas de l'avis du Sénat.
M. le président. C'était une erreur ! (Sourires.)
M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Mais, face à la réforme que nous souhaitons engager, il n'en ira assurément pas de même.
Il est en effet de l'intérêt du pays - juridiquement, c'est d'ailleurs indispensable - que votre assemblée soit pleinement associée à la redéfinition de la constitution financière de notre République. C'est le sens, monsieur le président, mesdames, messieurs, de l'important travail que vous avez déjà fourni.
Il est pleinement légitime que ce soit au Parlement, où la représentation nationale garantit l'expression de la volonté générale, que ce changement soit envisagé. Existe-t-il en effet un élément de droit qui appartienne davantage au domaine de la loi ? Le pouvoir de lever l'impôt, vous l'avez rappelé, et de décider de la dépense est à l'origine même du parlementarisme. L'histoire des budgets est un peu celle des régimes politiques. Il s'agit aujourd'hui, sous des dehors techniques, de compléter et de parachever notre démocratie.
Deux puissants arguments vont en ce sens.
Le premier, qui milite en faveur du changement, est l'exigence même de démocratie. La transparence et la simplification sont encore des idées assez neuves dans notre pays, alors que le centralisme administratif et la prédominance de l'exécutif y sont l'héritage de vingt rois, de deux empires et de cinq républiques. Entre « l'arrangement des finances », qui codifia les règles d'emploi du Trésor sous l'Ancien régime et - il faut bien l'avouer - le carcan que nous allons, dans ce débat, tenter de desserrer, la parenté est assez grande et l'évolution assez faible.
En quoi consiste le changement ?
D'une part - j'y viendrai dans un instant - à rééquilibrer le pouvoir budgétaire au profit du Parlement. S'il est approuvé par une majorité d'entre vous, le texte que nous examinons sera, demain, la loi de nos finances publiques.
D'autre part, la structure et les finalités de notre gestion publique doivent évoluer dans le sens d'une plus grande efficacité, d'une meilleure lisibilité et d'une réelle durabilité. Si l'Etat n'est assurément pas une entreprise, et n'a pas vocation à le devenir, il ne peut pas être indifférent à la façon dont sont gérées ses finances et son administration. Il en va de la crédibilité et de l'efficacité de notre puissance publique.
Le second argument concerne les conditions politiques du changement. Depuis 1958, les esprits ont évolué, l'alternance a fait son oeuvre et la loi fondamentale de la Ve République a elle-même fait l'objet de nombreuses révisions - trop nombreuses même au dire de certains !
Cependant, la Constitution du 4 octobre 1958 et l'ordonnance du 2 janvier 1959 ont subi des destins bien différents. Depuis l'adoption éclair de l'ordonnance organique jusqu'au débat que nous avons engagé cette année, combien de rendez-vous qui n'ont pas abouti - les meilleurs comptables, à mes côtés, disent trente-sept - pour un texte qui se comprenait parfaitement à l'origine, mais qui est, on doit le reconnaître, de plus en plus en décalage avec certaines réalités de notre démocratie, de notre société et de notre économie !
Certains de vos collègues députés m'ont rappelé avec malice que j'avais moi-même commis une proposition de réforme de l'ordonnance de 1959, voilà quelques années de cela. J'y vois le signe d'une certaine persévérance.
En finir avec cet immobilisme semble désormais possible : la majorité parlementaire y est favorable, de très nombreux responsables de l'opposition y souscrivent, le Premier ministre le souhaite, le Président de la République aussi et - ce qui et peut-être plus nouveau - la secrétaire d'Etat au budget et le ministre des finances y sont résolus.
Exécutif et législatif, majorité et opposition, nous convergeons sur les grands axes, même si - vous l'avez excellemment rappelé, monsieur le président Lambert - quelquefois, nous pouvons nous différencier sur des modalités. Le plus souvent, ce ne sont que des problèmes de niveau ou, comme on dit maintenant, de curseur. La concertation peut et doit mener à un consentement général sur les grandes options de cette révision. C'est l'objet de notre débat.
Mesdames, messieurs les sénateurs, le texte qui est soumis à votre examen vise à rééquilibrer les pouvoirs du Parlement en matière financière. De lois de finances en débats d'orientation budgétaire, chacun a en effet déploré le rôle insuffisant joué par les élus. Voici que vous est ouverte la possibilité de changer cet état de fait !
La proposition de loi organique se traduit d'abord par un droit d'amendement et de proposition parlementaire élargi, en particulier par le changement des conditions restrictives d'application de l'article 40 de la Constitution, telles qu'elles ont été encadrées par le texte de 1959.
Elle se caractérise, ensuite, par une limitation des actes budgétaires que le Gouvernement pourra désormais accomplir sans en référer au Parlement. Je sais que cette limitation ravit certains et en effraie d'autres. Quant à moi, qui ai exercé des fonctions dans les deux pouvoirs, je la juge raisonnable et, pour tout dire, profondément démocratique.
La loi marque aussi la volonté du Parlement de mieux contrôler les décisions financières et l'efficacité de l'exécutif. Les commissions des finances seront donc plus étroitement associées aux actes réglementaires pris en cours d'année.
Le texte comporte une demande de lisibilité, de comparabilité, de transparence. Je sais que ce dernier point est particulièrement cher à la Haute Assemblée et qu'il correspond, notamment, à une volonté forte du président de la commission des finances du Sénat.
A cet égard, les avancées contenues dans la proposition de loi sont réelles. Nous aurons l'occasion, avec Mme Parly, d'en parler dans le détail au cours de la discussion des amendements.
La proposition de loi organique adoptée par l'Assemblée nationale vise un autre objectif, également essentiel à mes yeux, à savoir la réforme de la gestion publique, et M. Sapin est là pour en témoigner.
Longtemps, nous n'avons pas su traiter la question de l'évaluation de nos actions autrement que par une approche purement quantitative et une conception centralisée. Une fonction collective était censée être remplie si l'on y affectait un certain montant du budget. La réglementation donnait la marche à suivre pour le dépenser. Il me semble que l'intérêt général peut se mesurer à d'autres critères.
Au lieu des huit cent cinquante chapitres qui constituent l'actuelle nomenclature, nous renseignant parfois, il est vrai, avec un détail savoureux sur la nature de la dépense elle-même, nous aurons donc, au terme de la réforme, cent cinquante à deux cents missions et programmes, qui expliciteront avec clarté les objectifs fixés par le Gouvernement et répondront aux besoins réels des Français.
Nos concitoyens, il faut l'espérer, s'intéresseront sans doute davantage à nos débats lorsque, plutôt que de ferrailler des nuits entières sur le montant de tel chapitre de fonctionnement, nous parlerons d'abord, par exemple en matière de justice, des délais de réponse ou des délais de jugements, ainsi que des moyens de les améliorer. Ainsi, les choix budgétaires ne seront plus seulement des lignes comptables, mais ils correspondront à des choix réels.
D'ailleurs, dès cet automne, je tenterai, avec Mme Parly, de vous proposer des indicateurs et des choix clairs en matière d'émission et de gestion de la dette.
A l'issue de cet exercice, les avancées rendues possibles par les programmes ne seront donc plus à démontrer.
La construction de cet édifice nouveau, qui est aussi une manière inédite de concevoir le périmètre et l'action de l'Etat, doit être l'occasion d'une mobilisation de l'ensemble des agents de l'administration. Ils seront associés à la définition des missions, des priorités et au choix des indicateurs finalement retenus. Une administration qui sait plus précisément ce que l'on attend d'elle est, à coup sûr, mieux organisée et plus efficace.
En contrepartie, les crédits seront « fongibles » entre eux, à l'exception des dépenses de personnel. La pertinence, sur le terrain, des crédits alloués primera sur leur nature. Le respect des objectifs l'emportera sur la seule logique des moyens.
Au cours de ce débat, nous serons évidemment à l'écoute de vos propositions. La ligne de conduite du Gouvernement sera simple : vous nous trouverez à vos côtés dès qu'il s'agira d'améliorer un peu plus encore le texte voté par l'Assemblée nationale. Nous ferons valoir aussi avec constance, vous le comprendrez, deux préoccupations.
La première, c'est que cette réforme soit applicable dès son adoption. Nous ne souhaitons pas, pas plus que vous, sans doute, laisser adopter des règles qui seraient impraticables ou des procédures qui seraient encore plus lourdes que celles qui sont aujourd'hui en vigueur. Si vos propositions risquent, à nos yeux, d'avoir cet effet, nous vous l'indiquerons clairement.
Une seconde préoccupation concerne le bon fonctionnement de l'action budgétaire. Les nouvelles règles posées par ce texte ne devront pas empêcher, j'imagine d'ailleurs que tout le monde en convient, le Gouvernement, celui-ci comme un autre, de travailler sereinement ni de disposer des moyens de faire face à un événement imprévu.
Je pense, par exemple, à une tempête très grave, à une crise sanitaire de grande ampleur ou encore à un renversement brutal de conjoncture.
M. Michel Charasse. Ou la guerre du Golfe !
M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Pensant à mes prédécesseurs - il en est dans cet hémicycle - comme à mes successeurs - il y en aura sans doute un jour -...
M. Michel Charasse. Quel pessimisme !
M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. ... ou plutôt quel optimisme, et pensant surtout au bon fonctionnement de l'Etat, je serai également sensible au rôle du ministre des finances dans la nouvelle architecture.
Il n'est pas question de concentrer tous les pouvoirs au sein d'un ministère, fût-il très compétent. Mais il ne faudrait pas non plus, en une démarche qui serait de courte vue, passer d'une voie extrême à une autre. Il n'est pas besoin d'être devin en effet pour présumer, puisqu'un gouvernement ne peut pas se désintéresser de ses finances publiques, qu'en l'absence d'un ministre qui jouerait pleinement son rôle cette situation reviendrait finalement à une gestion complète des finances publiques, soit par les ministres, soit par le Premier ministre, qui serait alors en première ligne pour toutes les décisions financières de l'Etat. Est-ce souhaitable pour le bon fonctionnement de nos institutions et des relations entre la majorité et l'opposition ? Certainement pas, et j'imagine qu'ici personne ne pense le contraire.
Pour avoir, c'est le fruit du grand âge, éprouvé les diverses dimensions de notre sujet dans plusieurs fonctions que j'ai pu exercer, il me paraît indispensable, monsieur le président du Sénat, que, parallèlement à cette réforme, l'on puisse assez rapidement décider de simplifier, de modifier, de rendre plus vivante, plus moderne, l'organisation de notre discussion budgétaire elle-même. Mais cela dépend de votre règlement intérieur, et non pas de l'ordonnance organique.
Je sais que l'Assemblée nationale a lancé ses travaux en ce sens, qui sont loin d'être simples, d'ailleurs, et je ne doute pas que le Sénat, attaché qu'il est à la modernité, la suivra, avec ses spécificités, sous la conduite du président Christian Poncelet.
Il me paraît également indispensable que le Parlement se dote d'une capacité d'expertise indépendante, comme c'est le cas dans d'autres démocraties,...
M. Alain Lambert, rapporteur. Très bien !
M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. ... et, ainsi que je l'avais proposé, lorsque, président de l'Assemblée nationale, j'avais mis en place la mission d'évaluation et de contrôle.
En tout cas, je veux remercier chaleureusement et publiquement toutes celles et tous ceux qui ont permis, ces derniers mois, de faire avancer et progresser ce texte. Je salue, en particulier, la bienveillance éclairée de M. Christian Poncelet (applaudissements sur les travées du RPR),...
M. Jacques Oudin. Très bien !
M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. ... la clarté et la force des convictions du président de la commission des finances, M. Alain Lambert (applaudissements sur les mêmes travées),...
M. Roland du Luart. Très bien !
M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. ... le concours du rapporteur général, M. Philippe Marini (applaudissements sur les mêmes travées), enfin, l'intérêt profond porté à ce texte par des personnalités qui ont rempli d'éminentes fonctions, dont certaines à Bercy même. Toutes celles-là, tous ceux-là connaissent le texte de 1959 ; ils l'ont pratiqué, ils en savent l'intérêt, mais ils en connaissent aussi les limites. Leur expérience sera précieuse lors du débat.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, il n'est pas si fréquent d'être, d'une certaine façon, à l'origine d'un texte de loi en tant que parlementaire et de pouvoir y apporter, comme ministre, le soutien du Gouvernement. Telle est un peu ma situation, à moi, qui, comme M. Lionel Jospin, et comme beaucoup d'autres d'entre vous, pense que notre pays a besoin d'une réforme de l'Etat.
Tout en visant à modifier profondément la nature du débat budgétaire, cette réforme est bien évidemment animée par une ambition plus large que le simple aménagement d'une procédure : il s'agit d'un plaidoyer pour la liberté et pour la responsabilité, une liberté plus grande donnée aux parlementaires responsables devant les citoyens et une liberté plus grande accordée à des gestionnaires, en contrepartie d'une responsabilité clairement mesurable vis-à-vis des élus qui, seuls, autorisent la dépense.
Parce qu'elle est d'intérêt général, le Gouvernement soutient la démarche entreprise par les signataires de cette proposition de loi et souhaite que ce texte puisse être adopté en termes identiques par l'Assemblée nationale et par le Sénat, si possible avant l'été. (Applaudissements sur les travées socialistes, sur certaines travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste et du RDSE.)
M. Roland du Luart. C'est de bon augure !
M. le président. La parole est à M. le ministre de la fonction publique et de la réforme de l'Etat.
M. Michel Sapin, ministre de la fonction publique et de la réforme de l'Etat. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes nombreux, ici et ailleurs, à souhaiter ardemment la réforme de l'Etat, avec parfois des approches différentes ou des arrière-pensées, avec aussi plus ou moins d'optimisme : dans ce domaine, plus encore que dans d'autres, les doutes font florès. Pour ma part, j'ai souvent développé l'idée selon laquelle la réforme de l'Etat est non pas un « grand soir », l'an I d'un nouvel Etat que tout différencierait du précédent, mais un processus permanent d'adaptation des administrations aux besoins exprimés par nos concitoyens.
La réforme de l'ordonnance de 1959 qui vous est aujourd'hui soumise est un élément clé de ce processus permanent d'adaptation de l'Etat.
Le texte répond à deux attentes de nature différente : la première, exprimée par nombre de nos concitoyens, est celle de plus de transparence : transparence des objectifs, transparence des moyens, transparence des compte rendus et des résultats. Combien telle ou telle politique publique coûte-t-elle au contribuable ? Qu'apporte-t-elle à la collectivité ? Par quels moyens pourrait-elle coûter moins cher et apporter davantage ?
La seconde attente est exprimée, avec presque autant de force, par les agents de l'Etat, qui demandent davantage d'autonomie, davantage de responsabilité, en contrepartie d'une évaluation plus fine et plus systématique des résultats obtenus.
C'est pourquoi je suis heureux, après M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, de voir aujourd'hui cet élément clé de la réforme de l'Etat qu'est la modernisation des procédures budgétaires et comptables en passe d'aboutir.
Je parlais à l'instant des doutes qui s'expriment dès qu'il s'agit de réforme de l'Etat ; certains commentateurs ont cru que la proposition de loi déposée le 13 juillet 2000 par M. Didier Migaud ne serait que la trente-sixième, la trente-septième, voire la trente-huitième tentative avortée de réforme d'un texte tellement vénérable qu'il en paraissait inamendable.
Mais les faits sont là : le Sénat et l'Assemblée nationale ont normalement, et presque tranquillement, poursuivi, depuis juillet dernier, leur travail sur ce texte, jusqu'au débat d'aujourd'hui.
Je souhaite, à cette occasion, souligner la qualité du travail qui a été réalisé par la commission des finances du Sénat. Je tiens à remercier tout particulièrement le président de la commission des finances, M. Alain Lambert, de la qualité des échanges que nous avons pu avoir.
La sérénité de nos échanges ne doit pas pour autant faire illusion : nous ne sommes pas en train de discuter d'une réforme anodine, d'un texte appelé à être modifié fréquemment dans les années à venir. Le Parlement est en train d'écrire un texte sur le pouvoir de contrôle budgétaire du Parlement, sur l'autonomie, la responsabilité des gestionnaires des crédits, un texte conçu pour faire date et pour durer, même si l'on ne peut ni lui prédire, ni même peut-être lui souhaiter une durée de vie égale à celle de la précédente ordonnance de 1959.
Précisément parce qu'il est conçu pour durer, ce texte doit prendre garde à ne pas encadrer de façon trop stricte le vote des lois de finances dans les prochaines décennies. Ainsi, les règles que nous discutons aujourd'hui doivent être suffisamment larges et souples pour permettre au Parlement de voter des lois de finances adaptées à l'évolution du temps.
Nous discutons d'une nouvelle constitution financière de l'Etat, d'un texte qui tracera la voie d'une gestion publique modernisée pendant de très nombreux exercices budgétaires. Dans ces conditions, il serait très dommageable que le constituant financier d'aujourd'hui ligote le législateur budgétaire de demain ; vous avez su éviter ce risque.
Parce que nous discutons aujourd'hui d'une réforme majeure, vous avez prévu, de même d'ailleurs que l'Assemblée nationale, un délai de mise en oeuvre long, inédit pour un texte organique. Ce délai n'est pas trop long, car le travail de préparation de l'administration d'ici au début de l'année 2005 est lourd.
Les élus locaux - beaucoup d'entre nous en font partie - sont bien placés pour savoir que ce type de réforme ne se décrète pas du jour au lendemain. La réforme des règles comptables et budgétaires de nos communes, à travers la mise en oeuvre de l'instruction M 14, a pris près de dix ans, entre les premières esquisses et la mise en oeuvre effective, dans toutes les collectivités, des nouvelles règles.
Fort de cette expérience, le Gouvernement n'a pas attendu pour réfléchir aux conséquences de la réforme sur le travail des administrations. Ainsi, le comité interministériel pour la réforme de l'Etat du 12 octobre dernier a mis en place huit groupes de travail destinés à la préparation des administrations à la réforme. La structure de pilotage interministérielle qui chapeaute ces travaux rendra ses conclusions au début de l'été ; elle définira avec précision la méthode à suivre pour mettre en oeuvre la réforme budgétaire et comptable. D'ores et déjà, chaque administration travaille, sous la double autorité du ministre des finances et de mon propre ministère, à sa préparation.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez entre les mains une clé essentielle de la réforme de l'Etat.
S'agissant de la définition des programmes, l'association à chacun d'entre eux d'objectifs précis et d'indicateurs qui en mesurent les résultats, comme la commission des finances le propose, me semble être de nature à clarifier la notion de gestion par objectifs.
S'agissant de la fongibilité des crédits, il faut veiller à ce qu'elle soit effective et que les virements entre titres d'un même programme soient du ressort des seuls gestionnaires, sans intervention réglementaire.
S'agissant de la pluriannualité de l'autorisation budgétaire, il me semble important, comme la commission des finances le préconise, de permettre de façon souple les reports de crédits.
Chacun d'entre nous sait, là aussi, fort de son expérience de la gestion municipale, que le vote des crédits par programme, que la fongibilité des crédits, que la possibilité large de voir ces crédits reportés d'un excercice budgétaire à l'autre, ont considérablement amélioré et modernisé la gestion de nos collectivités. Tout cela nous a fait toucher du doigt le caractère fondamental du lien qui unit, en gestion publique, la responsabilité du gestionnaire de crédits et son autonomie.
La réforme de l'ordonnance de 1959 a cette ambition de rendre plus autonome le gestionnaire et de redéfinir une nouvelle chaîne de contrôle et de maîtrise de la dépense qui permette une mise en jeu des responsabilités de chacun.
La réforme qui s'engage n'a, bien sûr, ni pour objet ni pour effet de déposséder le Parlement de son pouvoir historique et fondateur de contrôle sur les finances de l'Etat. J'en suis persuadé, la modernisation de la gestion publique ne peut progresser qu'en développant et en rénovant les capacités de contrôle du Parlement sur l'action de l'Etat.
Avec la réforme de l'ordonnance de 1959, vous renforcez le contrôle démocratique sur le budget de l'Etat.
En conduisant cette réforme, le Parlement se trouve dans son rôle historique, qui est de voter l'impôt, d'approuver le budget et de contrôler l'exécution de la dépense. En se saisissant de cette réforme, le Sénat s'inscrit dans cette tradition démocratique et forge aussi l'une des clefs de la réforme de l'Etat. D'avance, je l'en remercie. (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
(M. Paul Girod remplace M. Christian Poncelet au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. PAUL GIROD
vice-président

M. le président. J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour cette discussion sont les suivant :
Groupe du rassemblement pour la République, 46 minutes ;
Groupe socialiste, 38 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 28 minutes ;
Groupe des Républicains et Indépendants, 27 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 16 minutes.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Bourdin.
M. Joël Bourdin. Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, messieurs les ministres, mes chers collègues, l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 relative aux lois de finances est souvent qualifiée de constitution financière de l'Etat. Sa réforme est donc lourde de sens, de contenu et de conséquences, d'autant que c'est la première depuis plus de quarante ans et qu'il n'y en aura probablement pas d'autre avant longtemps.
Le Sénat a un rôle particulier à jouer car il dispose d'une sorte de droit de veto en raison de la nature organique de la proposition de loi, laquelle le concerne tout autant que l'Assemblée nationale. Notre point de vue est donc très attendu et nous savons que quelques députés ont préféré s'abstenir en première lecture et attendent de voir comment nous allons procéder.
Mon intervention aura un double objet : d'abord, je formulerai un certain nombre de remarques générales qui ont guidé la réflexion du groupe des Républicains et Indépendants ; ensuite, j'évoquerai la question plus générale de l'information statistique et économique sur la base des rapports d'information qui m'ont récemment été confiés et que j'ai présentés devant la commission des finances.
Il me paraît en effet indispensable de souligner que le texte que nous examinons aujourd'hui n'est que la première étape d'un long processus de réforme de l'Etat, notamment en matière d'information et de transparence.
En ce qui concerne la réforme dans son ensemble, chacun s'accorde à reconnaître qu'elle est très technique et très complexe. Elle peut cependant se résumer à quelques questions essentielles, auxquelles nous devons répondre aujourd'hui.
Première question : comment véritablement moderniser la gestion de l'Etat ?
Sur ce point, le passage d'une logique de moyens à une logique de résultat et le regroupement des crédits par objectif et non plus par chapitre constituent une avancée essentielle.
Deuxième question : comment faire en sorte que cette réforme ne soit pas un trompe-l'oeil ?
Nous devons veiller à ce que la gestion plus souple de l'Etat et la globalisation des crédits budgétaires ne se traduisent pas par un affaiblissement du pouvoir parlementaire.
De même, la fongibilité des crédits au sein des programmes ne doit pas se traduire pas de nouveaux arbitrages en faveur des dépenses de fonctionnement et au détriment des dépenses d'investissement. Le Sénat a dénoncé à plusieurs reprises la rigidité croissante du budget de l'Etat. Nous devons tout faire pour la limiter en évitant une inflation des dépenses de fonctionnement, de personnel.
Troisième question : comment empêcher que des affaires comme celle dite de la « cagnotte » puissent se reproduire demain ?
La commission des finances a enquêté et démontré le manque de transparence de certaines lois de finances. Inscrire l'exigence de sincérité dans la loi est une bonne chose, mais à condition qu'elle se traduise dans les faits et les comportements.
L'un des principaux enjeux de cette réforme est de permettre au Parlement d'avoir une vision juste, globale et à moyen terme des comptes publics, notamment en matière d'évolution des emplois publics et de charge de la dette.
Je rappelle que, lors d'une récente discussion budgétaire, le Sénat avait adopté un amendement déposé par notre groupe qui permettait d'avoir une présentation consolidée du budget de l'Etat et de la sécurité sociale.
Nous ne pouvons que nous réjouir que cette préoccupation soit aujourd'hui admise par tous, même si nous comprenons qu'il soit difficile d'aller plus loin, c'est-à-dire d'aller jusqu'à fusionner la comptabilité de l'Etat et celle de la sécurité sociale.
Quatrième question : jusqu'où voulons-nous aller ?
Bien entendu, nous souhaitons tous améliorer la marge de manoeuvre des parlementaires lors du vote des crédits budgétaires. Cette préoccupation est d'ailleurs à l'origine de la notion de « missions ». Toutefois, nous devons aussi, cela va de soi, respecter la Constitution. Aller trop loin serait prendre le risque de faire échouer la réforme, ce que nous ne souhaitons pas. Surtout, nous devons veiller à ne pas enserrer la gestion publique dans un carcan juridique trop rigide.
La réforme de l'ordonnance organique de 1959 ne doit pas provoquer une confusion des rôles. Elle doit au contraire clarifier la répartition des tâches et permettre à chacun de tenir son rang. D'un côté, le Gouvernement doit préparer et exécuter les lois de finances avec efficacité et transparence ; de l'autre, le Parlement doit autoriser l'impôt et voter les dépenses, en disposant des moyens d'un véritable contrôle de l'action gouvernementale.
A cet égard, je tiens à saluer les propositions équilibrées de la commission des finances et de son président, M. Alain Lambert.
La commission a fait le choix d'aller de l'avant sans aller trop loin, que ce soit en matière de lisibilité des comptes publics ou de pouvoirs du Parlement.
Le groupe des Républicains et Indépendants soutiendra cette attitude, qu'il juge constructive et responsable.
Je souhaiterais maintenant aborder la question de l'information statistique et financière, car elle nous montre une partie du long chemin qui restera à parcourir, une fois cette proposition de loi amendée et adoptée.
La révision de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 impliquera une sérieuse mise à niveau en matière d'information statistique sur l'administration publique. Cette réforme risque en effet de n'avoir que peu d'impact si on se contente d'augmenter les pouvoirs d'information du Parlement, sans accroître ses moyens en la matière.
A cet égard, notre commission des finances estime qu'il faut mettre fin au monopole gouvernemental des ressources statistiques afin de permettre une véritable autonomie des moyens de simulation du Parlement.
Dans le cadre de cette réflexion, j'ai eu l'honneur de présenter deux rapports d'information : l'un sur les lacunes de l'information statistique relative aux administrations publiques ; l'autre, au nom de la délégation du Sénat pour la planification, sur l'information économique aux Etats-Unis et sur les enseignements que nous pouvons en tirer pour la France.
Sans entrer dans les détails, je souhaiterais souligner plusieurs points.
Tout d'abord, j'ai pu constater que l'information statistique sur les administrations publiques souffre de graves lacunes. Elle apparaît moins bonne qu'aux Etats-Unis, ainsi que, dans une moindre mesure, au Royaume-Uni et en Allemagne.
Ensuite, l'information directement accessible demeure insuffisante : la publication de données statistiquesrétrospectives est lacunaire, l'information sur l'emploi public est partielle et confuse, et l'information sur la patrimoine public est tout à fait balbutiante.
Consciente de cette situation, la commission des finances a fait plusieurs propositions pour enrichir l'information budgétaire dans le cadre de la révision de l'ordonnance organique. Il nous faudra probablement aller plus loin.
L'une des pistes envisageables pourrait, par exemple, consister dans la création d'organismes publics indépendants. Ils seraient chargés de diffuser auprès du public les comptes financiers de l'ensemble des administrations, ainsi que de mener des études économiques.
Une autre solution serait d'augmenter la fréquence du suivi du solde budgétaire de la sécurité sociale et à l'étendre aux collectivités locales afin d'améliorer l'information infra-annuelle, ce qui existe pour les grandes sociétés cotées en Bourse.
En matière d'information économique, l'exemple américain est riche d'enseignements pour la France. Ce pays connaît en effet une situation enviable grâce, en particulier, à la volonté des administrations de rendre des comptes, à la sincérité des données budgétaires, à la grande transparence de l'information, au pluralisme des analyses et à l'importance de la contre-expertise indépendante.
Par contraste, la situation américaine met en évidence les carences de l'information économique en France. Dans notre pays, les administrations dépendant de l'exécutif concentrent l'essentiel de l'expertise économique appliquée à la décision publique. Surtout, elles monopolisent certaines données statistiques nécessaires à l'évaluation des politiques publiques. Cette situation entrave le développement des capacités d'expertise économique indépendante. Ce manque de contre-expertise indépendante nuit à la qualité et à la sincérité des débats politiques, il faut donc y mettre fin.
Bien entendu, les institutions et les pratiques américaines ne sont pas transposables telles quelles en France. Les Etats-Unis sont quatre fois plus peuplés et sept fois plus riches que la France. En outre, les moyens du Congrès sont sans commune mesure avec ceux du Parlement français. Par ailleurs, la Constitution américaine donne un pouvoir considérable au Parlement qui dispose notamment du monopole de l'initiative législative.
Toutefois, l'exemple américain suggère l'adaptation de certaines bonnes pratiques. Par exemple, il paraît nécessaire de mieux informer les citoyens et les journalistes de leurs droits en matière d'accès aux documents administratifs.
Il serait, de plus utile de préciser les dispositions de la loi du 17 juillet 1978 relatives à l'accès aux documents administratifs afin de garantir un accès effectif, dans des délais raisonnables, notamment par Internet.
Par ailleurs, les ministères ont trop tendance à confondre ce qui relève de la communication institutionnelle et politique, de l'information factuelle du grand public et des études économiques. Nous avons besoin de clarifier les choses en la matière.
Surtout, l'administration doit balayer devant sa porte. Elle doit accélérer le développement des systèmes d'information et de contrôle sur elle-même. Plus précisément, les corps d'inpection et de contrôle doivent être eux-mêmes des adminsitrations exemplaires et notamment rendre des comptes.
Enfin, en ce qui concerne l'information du Parlement, je souhaite que soient réellement sanctionnées les attitudes désinvoltes ou l'obstruction de certains services des ministères à l'encontre des questions ou des demandes de documents émanant du Parlement.
De même, les personnes nommées en conseil des ministres aux principaux postes de responsabilités devraient être auditionnées plus souvent, et ce dès leur prise de fonctions. Elles doivent ainsi prendre l'habitude de rendre des comptes devant les commissions parlementaires.
Mes chers collègues, la transparence budgétaire ne deviendra une réalité qu'au prix d'un contrôle parlementaire strict.
La définition d'objectifs et d'indicateurs de performance pour les administrations publiques ne sera pleinement efficace que si les gestionnaires publics sont régulièrement auditionnés pour évaluer la performance de leurs services et si le Parlement est prêt à sanctionner les dérives.
Pour atteindre cet objectif de transparence, le Parlement n'a pas nécessairement besoin de créer de nouvelles structures d'analyses internes, à l'image des offices du Congrès américain. Il doit commencer par disposer de toutes les données statistiques nécessaires. Il doit aussi renforcer ses liens avec la Cour des comptes. Il doit surtout utiliser pleinement les pouvoirs de contrôle dont il dispose, c'est-à-dire jouer pleinement son rôle.
L'amélioration de la gestion publique et le renforcement des pouvoirs budgétaires du Parlement apparaissent ainsi comme une oeuvre de longue haleine. Une oeuvre certes complexe, aux multiples facettes, mais une oeuvre essentielle, car elle peut créer les conditions d'un dialogue politique renouvelé, plus équilibré, plus transparent.
La réforme de l'ordonnance organique de 1959 est un pas essentiel dans la bonne direction. Mais nous devrons veiller à ce ce que le premier pas ne soit pas le seul. (Très bien ! et applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme Beaudeau.
Mme Marie-Claude Beaudeau. Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, messieurs les ministres, mes chers collègues, l'ordonnance organique relative aux lois de finances que nous voulons réformer a quarante-deux ans. Elle a survécu à tous les gouvernements, à toutes les tempêtes budgétaires et, il faut bien le dire, à tous les assauts.
A ce jour, le Parlement a eu à connaître de trente-six ou trente-sept propositions de réformes. Parmi elles, dix ont pour origine les groupes parlementaires communistes, à l'Assemblée nationale ou au Sénat. C'est dire notre opposition comme j'avais d'ailleurs eu l'occasion de le rappeler lors du dernier débat budgétaire !
Pourquoi cette opposition ? Pourquoi cette résistance ?
La discussion d'une telle proposition de loi organique relative aux lois de finances, qui modifie les techniques du débat budgétaire, n'est pas neutre au plan politique.
Tout d'abord, je poserai la question suivante : quelle portée le débat d'aujourd'hui peut-il avoir ? Ce n'est évidemment pas un débat secondaire, car ce n'est pas tous les ans que l'on est amené à modifier les règles du jeu de la discussion budgétaire.
La présente ordonnance a rendu service, depuis quarante-deux longues années, à tous les gouvernements qui se sont succédé, avec l'utilisation abusive, voire systématique, de l'article 40 de la Constitution, restreignant la dépense, et l'article 42 de l'ordonnance, restreignant le droit à l'amendement.
Nous sommes donc contraints, dans un premier temps, à faire quelques rappels.
Premier aspect de la situation : quelle est la portée historique de l'ordonnance de 1959 ? Cette ordonnance ne peut pas être isolée de son contexte.
M. Philippe Marini. Bien sûr !
Mme Marie-Claude Beaudeau. En janvier 1959, la Constitution de la Ve République venait à peine d'être promulguée et le gouvernement d'alors, dont les soutiens politiques étaient pour le moins disparates et susceptibles, à plus ou moins longue échéance, de se déliter, avait besoin de disposer des outils nécessaires à un exercice durable du pouvoir.
M. Philippe Marini. C'est sûr que vous ne le souteniez pas !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Non seulement nous ne le soutenions pas, mais nous le combattions !
Faut-il rappeler que le gouvernement de l'époque était constitué de gaullistes, d'indépendants, de centristes et avait l'appui de la SFIO ?
M. Jean Delaneau. Horreur absolue !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Je vous renvoie à la composition du gouvernement de l'époque : président du Conseil : Charles de Gaulle ; ministres d'Etat : Guy Mollet,...
M. Henri de Raincourt. Oh ! la la !
Mme Marie-Claude Beaudeau. ... Jacquinot, Houphouët Boigny ; ministre des finances : Antoine Pinay.
M. Jean Delaneau. On ne peut faire pire !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Le début de l'année 1959 restera d'ailleurs marqué, dans les annales des constitutionnalistes, par le nombre particulièrement élevé d'ordonnances promulguées, ce processus caractérisant un souci évident d'affermissement du nouvel exécutif et d'affaiblissement du pouvoir législatif.
L'ordonnance organique et son corollaire constitutionnel - le trop fameux article 40 -, c'est bel et bien l'outil politique et institutionnel dont le pouvoir gaulliste de l'époque s'est servi pour prendre et conserver durablement l'initiative en matière de loi de finances, donc, pour l'essentiel, dans la définition des choix politiques fondamentaux dans la vie du pays.
Il s'agit là de la claire affirmation de la primauté du pouvoir exécutif au détriment du législatif, dans un souci de permanence et de durabilité correspondant, au demeurant, aux desiderata des plus sûrs soutiens du pouvoir de l'époque, c'est-à-dire le monde de l'industrie et des affaires.
Mais ce qui pouvait, dans un premier temps, n'apparaître que comme un choix conjoncturel - on était, en particulier, près de la mise en place du nouveau franc au travers du plan Rueff - est devenu, au fil du temps, une donnée incontournable de notre vie politique, chaque gouvernement s'étant finalement accommodé des règles du jeu ainsi fixées.
Pour autant, en ce qui nous concerne, nous nous sommes toujours élevés contre le caractère exorbitant des prérogatives données, en matière de détermination des choix budgétaires, au seul pouvoir exécutif.
Nous sommes favorables, je le dis, une fois de plus, à la remise en cause de l'ordonnance organique. Il était devenu urgent de procéder à cette réforme.
Mais j'observe que l'existence de l'ordonnance organique n'a pas empêché, ces dernières années, que l'exécution budgétaire connaisse quelques errements.
J'en veux évidemment pour preuve la discussion des derniers collectifs de fin d'année, tant en 2000 qu'en 1999 ou en 1998, où nous avons fini par constater l'existence de plus ou moins importantes plus-values de recettes ou moins-values de dépenses qui ont modifié le solde définitif et transformé les données budgétaires initiales.
Dans un autre ordre d'idées, on ne peut aussi manquer de rappeler à certains d'entre vous, chers collègues de la majorité sénatoriale, que les exercices budgétaires 1994, 1995 ou 1996 furent marqués par de douloureux collectifs pour lesquels tous les artifices rendus possibles par les textes furent utilisés pour compenser l'irréalisme des prévisions économiques et budgétaires des lois de finances initiales.
Cela dit, doit-on imputer à la seule ordonnance organique ces dérives de plus en plus préoccupantes et qui ont justifié de vous-même, monsieur le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, du temps où vous présidiez l'Assemblée nationale, que vous vous interrogiez et que vous ayez confié une mission sur la réforme de l'ordonnance ?
N'ayons aucune hésitation de ce point de vue.
Si les dernières lois de finances, construites selon les principes de l'ordonnance organique, ont pu être en quelque sorte rattrapées par la réalité de la situation économique, dans un sens ou dans l'autre, c'est peut-être aussi parce que les droits du Parlement à débattre et à orienter les choix budgétaires sont finalement si limités qu'il manque à la discussion des lois de finances cet équilibre qui naîtrait d'une autre répartition des rôles.
Il est évident que la limitation excessive du droit d'initiative parlementaire par le jeu de l'application de l'ordonnance réduit, en fait, la discussion budgétaire à cette description, peu favorable au demeurant.
L'intérêt de l'actuelle discussion budgétaire ne réside évidemment pas dans les masses financières qu'elle permet de « bouger ». Il réside bien plutôt dans la qualité de la controverse intellectuelle et, osons le mot, idéologique et politique que nous pouvons avoir au fil du débat.
Quand nous ouvrons le débat sur l'impôt de solidarité sur la fortune, sur l'intégration des revenus du capital dans l'assiette de l'impôt sur le revenu, sur l'avoir fiscal ou sur le taux normal de la taxe sur la valeur ajoutée, nous sommes dans le cadre d'un débat politique de première importance, qui vaut largement tous les autres.
Mais il n'en demeure pas moins que le débat budgétaire souffre incontestablement de ne pouvoir réellement peser sur l'emploi des ressources publiques pour répondre aux aspirations de la population et aux besoins de l'Etat et de ses services.
Notre groupe s'interroge sur le fait que le peu d'initiative laissé aux parlementaires en matière de dépenses publiques a finalement pesé sur l'exécution budgétaire elle-même. C'est là, en effet, un débat essentiel.
Nous ne somme pas des « idéologues de la dépense » qui ne se satisferaient que de la création d'un déficit public de plus en plus réduit, comme vous le préconisez, monsieur le rapporteur général.
Mais posons la question : les parlementaires de la nation ne sont-ils pas en mesure d'opérer une analyse critique et pertinente de la dépense publique, analyse pouvant conduire à une utilisation plus efficiente de l'argent public ? Les dépenses d'aujourd'hui sont souvent les économies de demain.
Autre question à laquelle notre assemblée s'est souvent résignée : l'initiative des choix budgétaires ne peut pas être réservée au seul pouvoir exécutif. Le Sénat ne se prive pas d'affirmer ce principe parlementaire. Encore faudrait-il qu'il le mette en application.
Or, dans ce domaine, la proposition de loi organique ne donne aucun pouvoir supplémentaire au Parlement.
Nous devons même constater, à l'examen des attendus de la proposition de loi et de ses articles, tels qu'ils ont été votés par l'Assemblée nationale et, a fortiori , en prenant en compte le point de vue de la majorité de la commission des finances du Sénat, que l'extension des pouvoirs de contrôle du Parlement se limite, dans les faits, à deux choses : il est plus informé des mouvements de gestion et peut déterminer l'amplitude des économies réalisables pour parvenir à l'équilibre budgétaire.
Décidément, le débat sur la dépense publique mérite sans doute autre chose qu'une simple sophistication des outils de maîtrise que la présente proposition de loi organique tend à promouvoir.
Il y a, certes, des évolutions.
Pour les parlementaires quelque peu habitués à lire la série des « bleus » et des « jaunes » budgétaires, la définition d'une répartition de la dépense publique en programmes et en missions est susceptible de permettre une approche plus rationnelle et plus pertinente de la qualité de la dépense publique.
Mais nous nous interrogeons toujours : selon quels critères et quelles orientations seront définis les objectifs et les résultats des politiques publiques ?
Qu'est-ce qui doit primer ? La satisfaction des besoins collectifs, qui est au coeur de l'action publique, qui se doit de la motiver, de la justifier et de l'accomplir, ou celle des comptables européens, poursuivant sans relâche l'optimisation mesurable en termes d'économies et d'équilibre budgétaire ?
Nous nous méfions d'une simple logique comptable.
Et nous avons quelque peu l'impression que la présente proposition de loi organique en reste là et qu'elle ne fait qu'inscrire dans le marbre de la Constitution une pratique budgétaire de caractère quelque peu circonstanciel, technocratique, européen, au service de la Banque centrale européenne.
Les prochaines lois de finances ne sont-elles pas d'ores et déjà marquées par cette conception trop économe et trop chiche de l'utilisation de l'argent public, et cela pour quelles motivations ?
On ne peut donc, dans ce cadre, omettre de rappeler que les discussions budgétaires à venir se dérouleront dans un nouveau contexte politique et économique, celui de l'Union économique et monétaire.
Dans les faits, alors que l'ordonnance de 1959 était l'outil dont s'est servi le pouvoir de l'époque pour chercher à atteindre ses objectifs essentiels, nous avons quelque peu l'impression que la présente proposition de loi consiste à mettre en place dans notre pays l'outil liant la discussion budgétaire nationale aux impératifs de la construction européenne, notamment cet épuisant soutien à la parité de la monnaie unique.
Les propositions qui nous sont faites participent de ces finalités. Plaçant résolument la dépense publique sous la dépendance des objectifs de la politique monétaire pilotée par la Banque centrale européenne, de la convergence des politiques économiques des Etats, de l'harmonisation fiscale telle qu'elle est voulue par la Commission de Bruxelles, du « moins-disant » social et de la remise en question des services publics qui anime nombre de directives, elles tendent à lier durablement les choix budgétaires de la nation aux pressions et décisions externes.
C'est un peu comme si l'on nous demandait aujourd'hui de renoncer aussi rapidement à tout nouveau pouvoir de contrôle ou d'initiative du Parlement au profit d'une recentralisation du pouvoir réel de définition des choix budgétaires au coeur des institutions et de la construction européennes.
Nous ne sommes pas seuls, il est vrai, sur la planète, mais devons-nous pour autant corseter la discussion budgétaire dans le cadre d'une construction européenne dont il n'est pas certain qu'elle rencontre un appui populaire et une réussite aussi manifestes que pourraient le souhaiter ses partisans ?
L'autre objectif affiché de la présente proposition de loi est de participer à la mise en oeuvre de la réforme de l'Etat.
Sur ce point, il convient d'emblée de souligner que nous sommes partisans d'une intervention publique plus efficace...
M. Philippe Mariani. Et surtout de fonctionnaires en plus grand nombre !
Mme Marie-Claude Beaudeau. ... partant des potentiels constitués par l'implantation des services publics et les conditions d'atteinte de leurs missions.
Mais, je souhaiterais relever plusieurs points.
Tout d'abord, les crédits votés en loi de finances manqueraient quelque peu de fongibilité et seraient, dans des domaines relativement importants, soumis à la limitation des enveloppes.
Ensuite, et c'est là un point essentiel, les crédits de personnel seraient l'objet d'une double limitation - tant en crédits postes qu'en masse salariale - dont il est à craindre qu'elle ne provoque, au plus près du terrain, rien d'autre qu'une gestion purement comptable des deniers publics et qu'elle n'ouvre donc la porte à une précarisation renforcée des emplois.
On observera également que les mesures de revalorisation salariale seraient en quelque sorte isolées dans un ensemble spécifique, ce qui ne peut que soulever des interrogations sur le sens que l'on souhaite durablement donner à la négociation collective dans la fonction publique.
L'emploi public, pour nous, n'est pas un poids mort dans l'économie.
Parce que des millions de salariés de notre pays sont aujourd'hui employés dans le secteur public, nous disposons d'un important potentiel de croissance, qui découle de leurs pratiques de consommation, de leur épargne ou encore des rentrées fiscales nées de l'imposition des revenus.
Que l'on ne s'y trompe pas, l'emploi public non qualifié n'existe pour ainsi dire pas, et la situation des fonctionnaires est donc très différente de la situation des salariés du secteur privé.
Cette obstination à vouloir comprimer au maximum l'emploi public qui semble animer les auteurs de proposition de loi organique et qui est aussi sensible dans les amendements proposés par notre commission des finances ne peut que nous surprendre.
Veut-on obtenir de la représentation nationale qu'elle intègre, dans sa démarche budgétaire, une poursuite permanente de la réduction des effectifs, qui serait la seule manifestation d'une pratique budgétaire vertueuse ?
La réforme de l'Etat est-elle donc celle d'un Etat modeste, replié sur ses fonctions régaliennes, abandonnant aux collectivités locales, aux associations ou à l'initiative privée la résolution des problèmes sociaux les plus criants et déléguant, dans une démarche parfaitement supranationale, aux institutions européennes le soin de dire la politique dans des domaines essentiels, que ce soit la politique monétaire, la politique économique ou encore le devenir des services publics ?
Nous devons nous garder d'un risque sérieux et grave qui réside dans la proposition de loi telle qu'elle est aujourd'hui rédigée et qui sera encore aggravé par le Sénat : celui de construire un dispositif technique conduisant immuablement à des choix malthusiens, quand bien même la situation économique d'une année donnée pourrait justifier des audaces et des choix budgétaires plus marqués.
A nous enfermer dans le débat sur la technique budgétaire, nous risquons d'ailleurs d'oublier l'esssentiel, à savoir qu'une loi de finances, est la plus claire manifestation des choix d'un gouvernement et de ses orientations politiques fondamentales.
M. Philippe Marini. C'est vrai !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Elle en est le manifeste et doit le rester.
Nous avons pour le moment quelque peu l'impression que le débat qui s'ouvre va conduire à fabriquer l'outil de l'austérité budgétaire.
Notre opposition est donc profonde. Elle se fonde sur deux orientations de la proposition que la majorité du Sénat accentue.
Premièrement, l'émergence du programme européen de stabilité s'affirme. Nous connaissons la politique de la Banque centrale européenne fondée sur la déflation salariale, la stagnation des salaires, l'amputation des dépenses publiques.
Deuxièmement, le plafonnement de la dépense doit conduire les exécutifs à imposer des crédits au sein de missions et de programmes, dans la limite du plafond de dépenses prescrites et qu'il faut donc imposer.
A ces dispositions qui ne sont en fait que des adaptations de l'ordonnance aux évolutions européennes, nous opposons trois grandes idées.
Première idée : la redéfinition d'une maîtrise du budget doit être celle de la maîtrise de la politique économique du pays par le Parlement et non par la Banque centrale européenne.
Deuxième idée : le renforcement du contrôle parlementaire est la clé de toute politique de transparence et d'efficacité sociale. C'est au Parlement, et à lui seul, de fixer les orientations du programme, de la mission.
Troisième idée : afin de se garantir contre toute dérive en matière de modification des dépenses, le Parlement doit à tout moment pouvoir contrôler les recettes fiscales, les exonérations de toute nature, les dépenses pour l'Union européenne et l'utilisation des fonds publics.
Ces idées ne figurent pas dans la proposition de loi organique. N'est-ce pas pour cette raison que la commission des finances recherche un consensus ? Le débat dira si nous avons raison. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. Angels.
M. Bernard Angels. Monsieur le président, messieurs les ministres, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, nul ne met en doute, je crois, la sincérité et la volonté politique forte qui ont marqué la rédaction de l'ordonnance du 2 janvier 1959.
Le climat politique qui a présidé à la mise en place de ce qu'on appelle souvent la constitution financière de la France, mais aussi le souci de rapidité, d'efficacité et de rationalisation des mécanismes du régime parlementaire qui animait ses auteurs expliquent nombre de ses aspects.
Pourtant, nous sommes aujourd'hui très nombreux, sur toutes les travées de notre assemblée, que nous appartenions à la majorité ou à l'opposition, à constater, au quotidien de notre travail parlementaire, que l'ordonnance de 1959 ne suffit plus à assurer les conditions d'une gestion budgétaire moderne, efficace et transparente.
Après maintes tentatives, sans doute prématurées, et autant d'échecs qui se sont succédé pendant plus de quarante ans, j'ai le sentiment que la réforme de cette partie essentielle du bloc de constitutionnalité est enfin possible.
En effet, grâce à la volonté commune et au travail très important accompli par l'Assemblée nationale et le Sénat, sous l'impulsion des deux commissions des finances - je tiens à saluer en particulier le travail et la détermination de M. Didier Migaud, rapporteur général de l'Assemblée nationale, et du président Alain Lambert - nous sommes en droit d'envisager sereinement une conclusion concrète, réaliste et responsable à ce trente-sixième épisode d'une saga parlementaire commencée - je le rappelle - dès 1960.
Je ne doute pas non plus, monsieur le ministre des finances, du rôle déterminant que vous avez joué en tant que président de l'Assemblée nationale pour relancer, cette fois, de façon décisive, ce débat fondamental.
C'est en tout cas cet esprit de concorde - encore plus que de consensus, comme je l'ai entendu dire à plusieurs reprises - que j'appelle des mes voeux et qui peut, je le crois, s'avérer un gage précieux de la bonne application et de la pérennité de ce texte.
Seule cette condition, en effet, nous permettra d'assurer la mise en oeuvre des trois principes qui doivent, à mon sens, présider à l'élaboration, au vote et au contrôle des lois de finances de notre pays : l'efficacité, la transparence et la responsabilité.
L'efficacité, tout d'abord.
La recherche d'une amélioration de la gestion de la dépense publique constitue, en effet, un objectif majeur de cette proposition de loi qu'il convient de souligner, car l'enjeu est bien de mobiliser toutes les ressources de l'Etat au service des priorités clairement identifiées et d'améliorer sans cesse les services publics rendus à nos concitoyens.
Parmi les mesures phares proposées dans la proposition de loi organique, je retiendrai, bien entendu, la création d'une nouvelle nomenclature budgétaire organisée autour de missions, de programmes et d'objectifs, nomenclature qui a été abondamment décrite précédemment.
Ces notions, il convient de le souligner, constituent une rupture avec la règle et la pratique de spécialisation des crédits par chapitre, souvent opaque, et qui autorisait les interprétations les plus hasardeuses.
Cette nouvelle nomenclature traduira surtout un changement de la nature même du budget. Il s'agit en effet de changer de logique, en passant d'une logique de moyens à une logique de résultats.
Un autre bénéfice est escompté, pour l'exécutif cette fois-ci. Cette nouvelle présentation devrait permettre à celui-ci d'avoir une plus grande souplesse dans la gestion de la dépense publique. Ainsi, au sein d'une même mission, les crédits bénéficieraient d'une fongibilité entre différents programmes.
Cette souplesse de gestion apparaît également dans l'idée de projets annuels de performances qui, accompagnant les demandes de crédits, seraient soumis à une évaluation a posteriori .
Dans le même esprit, des transferts opérés entre ministères poursuivant des programmes similaires pourraient être accompagnés de modifications dans la répartition des emplois autorisés entre les ministères concernés. Ils favoriseraient ainsi l'action interministérielle et, dans le même temps, permettraient aux parlementaires qui suivront ladite action d'avoir une vision globale des choses et, donc, d'exercer leur contrôle en meilleure connaissance de cause.
Enfin, comme il est prévu que cette fongibilité puisse se manifester aussi à l'intérieur de plafonds d'autorisation d'emplois votés par le Parlement, d'abord globalement, puis par ministères, ce mode opératoire ira de pair avec une meilleure connaissance de la réalité de l'emploi public et, partant, une meilleure gestion de cet emploi.
Autre nouveauté qui me paraît aller dans le bons sens : la prise en compte de la notion de pluriannualité, qui permettrait de mener des actions d'envergure, dans le cadre de perspectives à moyen et à long terme, sans mettre en cause le contrôle parlementaire annuel. Ces deux exigences seront ainsi conciliées, au niveau de chaque programme, par les autorisations d'engagement et les crédits de paiement, dont les échéanciers respectifs seront joints aux lois de finances.
Ces mesures devraient entraîner une plus grande efficacité de la procédure budgétaire au service de l'intérêt général et du bon fonctionnement des services publics, tout en respectant la place respective du législatif et de l'exécutif.
J'ai parlé d'efficacité ; je parlerai maintenant de transparence.
En l'état, l'ordonnance de 1959 nuit manifestement à la lisibilité et, partant, à la crédibilité même de l'action financière de l'Etat. Aussi, nous ne pouvons que nous féliciter de ce que le texte qui nous est présenté intègre des modifications permettant des améliorations sensibles en la matière.
Ainsi en est-il de la nouvelle présentation proposée pour les lois de finances, qui affranchit le budget de la contrainte des « services votés ».
Je rappellerai, si besoin est, mes chers collègues, que 90 %, voire 95 % des crédits que nous votons habituellement sont adoptés sans discussion et sont, de fait, reconduits d'une année sur l'autre sans réel examen parlementaire ! Les discussions ne portant que sur les mesures nouvelles, il est presque impossible de faire le bilan de l'efficacité de chacune des dépenses en cours.
A contrario , la répartition des crédits au niveau des programmes qu'il est question de mettre en place permettrait de réallouer certaines ressources vers des priorités nouvelles jugées plus urgentes. Cette présentation allierait souplesse de gestion, meilleure lisibilité de l'action et plus grande précision du contrôle.
Mais, si l'autorisation budgétaire devient plus claire et plus sincère grâce à l'adoption de la proposition de loi que nous discutons aujourd'hui, encore nous faut-il renforcer, en cours d'exercice, le contrôle budgétaire, qui est de notre responsabilité.
A mon sens, mes chers collègues, le nouveau dispositif budgétaire que nous envisageons de mettre en oeuvre ne peut fonctionner correctement que si l'information du Parlement est la plus complète possible.
Que le projet de loi de finances soit doté d'une présentation « à structure constante » est, à mon avis, la base d'une bonne information, car seule une telle présentation peut permettre des comparaisons pertinentes.
Par ailleurs, la présentation des recettes et des dépenses de l'Etat en une section d'investissement et une section de fonctionnement devrait rendre le budget plus clair, et donc plus facile à interpréter.
En outre, l'information des commissions des finances tout au long de l'année sur les actes réglementaires de gestion devrait assurer un meilleur suivi de l'exécution budgétaire et permettre de conserver son sens à l'autorisation initiale.
De même, l'obligation pour le Gouvernement de fournir au Parlement, dès le dépôt du projet de loi de finances initiale, des annexes explicatives présentant, pour chaque ministère, les objectifs qui lui sont assignés, les résultats attendus de son action, l'évaluation des coûts de celle-ci et l'évolution des crédits engagés par rapport aux dépenses effectives de l'année antérieure va dans le bon sens.
La proposition de loi organique prévoit d'autres mesures destinées à assurer un meilleur pouvoir de contrôle du Parlement sur la gestion financière de l' Etat tout en respectant les principes d'universalité et de sincérité du budget. Je ne citerai ici, à titre d'exemple, que la prise en compte de la notion d'impositions de toutes natures à la place de la seule notion d'impôt, plus restrictive.
Toutefois, c'est aussi par l'institutionnalisation du débat d'orientation budgétaire et par l'avancement du dépôt du projet de loi de règlement que les parlementaires pourront améliorer, tout au long de l'année, leur information et leur contrôle.
Il est essentiel, par exemple, que le débat d'orientation budgétaire fasse le lien entre la procédure budgétaire nationale et les engagements pris au sein de l'Union européenne, en mettant en relief les grandes orientations de la politique économique au regard du programme pluriannuel de stabilité transmis à la Commission européenne.
La loi de règlement, pleinement réhabilitée, devrait devenir, quant à elle, un véritable compte rendu de gestion budgétaire. Je ne peux que me féliciter qu'elle devienne un instument d'évaluation plus précis de la gestion de l'exécutif et de la réalisation des objectifs sur lesquels il se sera engagé lors de la discussion de la loi de fnances initiale.
Nous devrions aussi améliorer notablement notre vision de la situation patrimoniale de l'Etat en présentant les comptes de l'Etat selon des principes comptables, sinon similaires, du moins comparables à ceux du droit commun, c'est-à-dire en « droits constatés ».
Cette réforme est d'autant plus nécessaire que nous devons répondre à une directive européenne de 1995 demandant aux pays membres de l'Union de passer à une telle « comptabilité en droits constatés », ainsi que plusieurs pays européens ont déjà commencé à le faire.
Efficacité, transparence, mais aussi, et surtout, responsabilité.
La réforme dont nous discutons aujourd'hui, mes chers collègues, devrait, à n'en pas douter, permettre à tous les parlementaires de participer davantage à la définition des orientations et des objectifs de l'action publique.
Le groupe socialiste a toujours été très favorable à une telle évolution. Toutefois, je tiens à rappeler que nous sommes particulièrement attachés à ce que cette réforme s'inscrive bien dans le respect de l'esprit de la Constitution de 1958 et qu'elle laisse, en particulier, au Gouvernement la faculté de gouverner, c'est-à-dire d'appliquer sa politique.
M. Michel Charasse. Très bien !
M. Bernard Angels. Aujourd'hui parlementaires, certains d'entre nous auront peut-être, dans l'avenir, la possibilité d'exercer des responsabilités ministérielles. Ne répondons pas à un déséquilibre par un autre déséquilibre...
M. Michel Charasse. Très bien !
M. Bernard Angels. ... et soyons attentifs à ne pas dépouiller l'exécutif des ses pouvoirs fondamentaux au profit d'un parlementarisme qui pourrait se révéler excessif.
M. Philippe Marini. Parfait !
M. Bernard Angels. C'est le souci du respect d'un véritable équilibre des pouvoirs qui doit nous guider tout au long de notre démarche et non un quelconque désir de revanche parlementaire ou même un ressentiment du législatif face à une ordonnance qui aurait privé les assemblées de certains de leurs droits fondamentaux depuis quatre décennies.
Aussi, mes chers collègues, j'attire votre attention sur le fait que la possibilité, pour le pouvoir législatif, de contrôler le pouvoir exécutif est une chose mais que le contrôle effectif du premier par le second en est une autre. Et un pouvoir n'est effectif que s'il dispose de moyens adéquats. C'est pourquoi j'estime, en particulier, que nous ne pourrons pas faire l'économie de l'instauration, à la fois officielle et concrète, de ce que l'on pourrait appeler une « administration d'audit parlementaire ».
MM. Yves Fréville et Denis Badré. Très bien !
M. Bernard Angels. Elle seule, en effet, pourrait rendre effective la capacité d'observation, d'interprétation, de contrôle, de critique et de proposition que la réforme de la « constitution financière » de la France cherche à donner à ses assemblées parlementaires. Si nous acquérons plus de responsabilités, encore faudra-t-il pouvoir les assumer !
Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, s'il est possible de dire que la réforme de la procédure d'élaboration budgétaire que nous examinons aujourd'hui devrait améliorer la gestion publique, tout en renforçant le pouvoir de contrôle du Parlement, l'élargissement des pouvoirs de celui-ci ne peut qu'accroître son sens des responsabilités.
Dans le même temps, la plus grande liberté de gestion qu'elle offrira aux gouvernements et aux ministres devrait rendre ceux-ci politiquement plus responsables au regard des résultats concrets qu'ils se seront préalablement engagés à atteindre.
Parce que la réforme de l'ordonnance de 1959 telle qu'elle est proposée associés des pratiques démocratiques aux principes budgétaires fondamentaux, parce qu'elle est orientée vers l'intérêt général, à travers le souci de transparence et de sincérité dont elle témoigne, parce qu'elle anticipe non seulement des défis futurs - je pense, notamment, à celui de l'harmonisation européenne, auquel je suis très attaché - mais aussi des réformes nécessaires, ainsi que pour toutes les autres raisons que j'ai précédemment développées, le groupe socialiste soutiendra résolument la démarche qui sous-tend cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. Marini.
M. Philippe Marini. Monsieur le président, madame le secrétaire d'Etat, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette occasion est-elle la bonne occasion ?
Si l'on examine la réalité de nos finances publiques, force est de constater qu'elles sont éclatées, ésotériques, et que le rôle du Parlement, en ce qui les concerne, est mal compris par l'opinion publique.
Comment ne pas considérer que nos finances publiques sont éclatées lorsqu'on voit fleurir des organismes ou « réceptacles » annexes destinés à traiter de problèmes particuliers hors de la loi de finances et hors de la loi de financement de la sécurité sociale mais à cheval sur l'une et sur l'autre ? Je pense au FOREC, le fonds de financement de la réforme des cotisations patronales de sécurité sociale, au Fonds de solidarité vieillesse, aux ressources qui viennent d'ici et sont utilisées ailleurs. Nous avons déjà parlé « d'usine à gaz », de « tuyauteries », et cela caractérise effectivement, dans une certaine mesure, l'état actuel de nos finances publiques.
Des finances publiques éclatées ? Oui, mes chers collègues, et nous y avons consenti en créant, par une révision de la Constitution, la loi de financement de la sécurité sociale.
Cet éclatement est le reflet de l'importance qu'accorde le Parlement au fait d'intervenir dans la fixation des ressources de la sécurité sociale et dans la définition des objectifs de dépenses de santé. Mais cet éclatement crée aujourd'hui une situation telle que les impératifs de clarté, de transparence, de bonne compréhension des comptes publics semblent largement battus en brèche.
Nos finances publiques ne sont pas seulement éclatées : elles sont aussi ésotériques, incompréhensibles, loin de la réalité, loin de la vie. Nous en faisons l'expérience au sein de la commission des finances. Les rapporteurs généraux successifs éprouvent la réalité de cette situation, non seulement lorsqu'ils s'efforcent d'expertiser les choix du pouvoir exécutif sans avoir réellement les moyens de le faire mais aussi lorsque, dans le respect des données générales de l'équilibre budgétaire, ils cherchent à substituer une priorité à une autre priorité, lorsqu'ils veulent imprimer la marque du Parlement à la machine budgétaire.
Voilà quelques années, celui qui est, depuis, devenu président de la commission des finances et qui en est aujourd'hui également le rapporteur, Alain Lambert, a lancé un mouvement en expliquant au Gouvernement : « Voilà comment nous voudrions que la loi de finances soit conçue ; voilà, non pas le contre-budget, mais le budget que nous sommes en mesure de voter compte tenu de nos valeurs, de nos références, de nos objectifs. »
Chacun le sait, notre chemin a été semé d'embûches : services votés, limitation de l'initiative parlementaire, compartimentage artificiel de la dépense publique.
Le Parlement, face à ces finances publiques éclatées et ésotériques, est réduit à l'état d'enceinte où rien d'important ne peut jamais être fait, une sorte de théâtre d'ombres, très loin de cette représentation nationale devant consentir à l'impôt à laquelle le président de la commission des finances a fait allusion, au début de son propos, en citant la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Alors, mes chers collègues, est-ce la bonne occasion pour mener une telle réforme ? Le moment qui a été choisi est paradoxal. Nous sommes en fin de législature. Dans quelques mois, va avoir lieu le choc de l'ouverture de la campagne électorale. Au-delà, pendant cinq ans, la gestion de l'Etat et ses objectifs seront définis d'une certaine manière, ou d'une autre manière.
Sommes-nous - pouvons-nous l'être ? - assez sages, assez soucieux de l'intérêt général et du bien public pour « sanctuariser », en cette veillée d'armes, le débat sur la « constitution financière » ? Car c'est bien sur cela, mes chers collègues, que nous sommes invités à travailler.
Oui, c'est vrai, l'ordonnance de 1959 est en quelque sorte une « constitution financière ». C'est un pacte fondamental, c'est un socle. Ce document exprime des valeurs. Il est, quelque part, la quintessence de la Ve République.
J'étais, à cet égard, plutôt en accord avec certains propos de Mme Beaudeau : oui, l'ordonnance de janvier 1959 est l'enfant de la Constitution d'octobre 1958. Ces premiers temps de la Ve République n'ont-ils pas été la seule vraie période de réformes conscientes, volontaires, globales que notre pays ait connue au cours du XXe siècle ?
D'ailleurs, lorsque nous lisons le texte de l'ordonnance de 1959, nous nous trouvons en présence d'un très beau texte : même s'il a vieilli, il est clair, bien énoncé, formulé autour d'idées concises et bien compréhensibles.
J'en viens à la réforme dont nous sommes saisis. De quoi s'agit-il précisément ? S'agit-il seulement de formuler des considérations sur les méthodes et les procédures ou bien s'agit-il d'aller au-delà ?
La Constitution a cette double nature. La Constitution, c'est un ensemble de rouages, c'est le mode de gouvernement, mais ce mode de gouvernement repose sur des idées, sur des valeurs, sur des concepts. Quand on change de Constitution, on change également de concepts.
Toute la difficulté de l'exercice auquel nous sommes conviés - mais c'est aussi toute sa noblesse - vient bien de là. Madame le secrétaire d'Etat, monsieur le ministre, nous allons peut-être changer de constitution financière, mais sans changer de Constitution. Dès lors, l'évolution des concepts doit se faire en respectant le cadre institutionnel de la Ve République.
Quels peuvent être, dans ce cadre, les objectifs à viser ?
Premier objectif : clarifier les modes de décision, placer chacun devant ses responsabilités - et je souscris bien volontiers, à cet égard, à certains des propos tenus tout à l'heure par l'orateur du groupe socialiste, M. Bernard Angels -, aussi bien le Gouvernement que le Parlement, et même, oserai-je dire, chaque parlementaire, car l'esprit de responsabilité doit animer le député ou le sénateur participant à la discussion du projet de loi de finances. Celui-ci ne saurait être le lieu où se rencontrent tous les intérêts particuliers, tous les corporatismes, tous les syndicalismes de la terre !
Les règles que nous élaborons n'ont de signification que si les parlementaires ont le souci de l'Etat, que s'ils sont en mesure de s'extraire un peu de leur contexte particulier pour défendre le bien commun.
Naturellement, les règles, les procédures, les méthodes et les concepts que l'on va proposer à l'occasion de cette réforme de l'ordonnance organique n'ont de sens, de justification, elles n'auront d'efficacité que si chacun d'entre nous, mes chers collègues, accepte de jouer le jeu de l'intérêt général, de tirer peut-être un peu moins la couverture à lui, de tenir compte des problèmes généraux, de privilégier l'équilibre global, de se soucier de l'avenir et des générations futures, de penser, par exemple, à l'impôt de demain contenu dans la dette d'aujourd'hui.
Deuxième objectif : éclairer l'opinion. Le budget doit être l'image fidèle de la politique économique et financière du Gouvernement. Il doit contenir des informations précises non seulement sur ce qui entre et sur ce qui sort - c'est la traditionnelle optique de caisse -, mais aussi sur ce qui fait la richesse commune des Françaises et des Français, le patrimoine de l'Etat. La vision patrimoniale est en effet l'une des avancées conceptuelles essentielles de cette réforme ; à mes yeux, elle justifierait déjà, à elle seule, une réforme significative.
Il est essentiel pour l'opinion de savoir, au terme de la discussion budgétaire, si la richesse des Françaises et des Français, ce qui fait leur patrimoine commun, a augmenté ou a diminué. A-t-on, de façon hasardeuse, tiré des traites sur l'avenir ? Gère-t-on en bon père de famille, soucieux de ceux qui nous succéderont ? A ce type de questions, l'opinion doit obtenir des réponses dans des documents clairs, synthétiques, lisibles, modernes, ne nécessitant pas des kilos et des kilos de papier de glose administrative incompréhensible.
Troisième objectif : faciliter la gestion de l'Etat, moderniser l'Etat, promouvoir la mobilisation de ses ressources humaines ; bref, faire en sorte, monsieur le ministre de la fonction publique, que l'on sache, à partir des indicateurs de gestion et des objectifs de la gestion, mobiliser ces moyens humains, ces gisements considérables, et les responsabiliser.
Dans ce cadre, mes chers collègues, les orientations qui nous sont tracées sont assurément intéressantes.
Le Gouvernement et l'Assemblée nationale nous proposent un outil comptable rénové. Certains points ont sensiblement progressé ; je pense à la budgétisation par objectif, à la comptabilité en droit constaté, à la compréhension de ce qui est investissement et fonctionnement, enfin, à l'approche patrimoniale. Tout cela, bien sûr, il faut l'accepter, et il faut le défendre.
Autre point : le renforcement des prérogatives du Parlement, que ce soit dans sa fonction législative ou dans sa fonction de contrôle. Oui il faut y souscrire, en veillant, bien sûr, à toujours se situer dans le cadre des institutions de la Ve République.
Il importe d'aller encore au-delà, comme nous le proposent la commission des finances et son rapporteur, et d'avoir des comptes publics exhaustifs et lisibles. Je souscris totalement, M. le rapporteur le sait, à l'ensemble des propositions très concrètes et très techniques qu'il a avancées.
Oui, nous avons besoin d'un vrai référentiel comptable, et le Parlement doit jouer un rôle essentiel dans sa définition. Oui, l'article d'équilibre doit être présenté de façon claire, lisible et compréhensible pour tout un chacun, quel que soit son niveau social, son niveau de culture ou d'éducation. Oui, la loi de règlement doit être réhabilitée. Oui, la pluriannualité doit être mieux prise en compte. Oui, les engagements pris à l'égard des pensionnés et des futurs pensionnés de l'Etat doivent être retracés par un compte particulier. Tout cela est indispensable.
Il faut aller encore plus loin, et la commission des finances le suggère : le compte de la dette, retraçant son évolution et sa gestion, la prise de responsabilité du Parlement, chaque année, lors du vote de la variation nette annuelle de la dette - vote explicite qui montrera que le Parlement est conscient des décisions auxquelles il participe, vote annuel, étape clef de la loi de finances concernant le plafond de la dette et son évolution dans chaque loi de finances.
Oui, il faudra aller encore plus loin, bien sûr, dans la réforme de l'Etat. Il faudra, et j'en terminerai par là, mes chers collègues, faire évoluer, transformer bien des comportements.
Il est un amendement que la commission des finances a adopté tout à l'heure et j'en remercie son président - qui, à mes yeux, est lourd de signification : c'est celui que Charles Descours et moi-même avons cosigné. Il vise à instaurer un débat commun sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale et sur le projet de loi de finances initiale, débat consolidé sur les prélèvements obligatoires, sur leur évolution, sur leur répartition et leur affectation en grande masse, pour mettre fin à cette situation d'éclatement des finances publiques qui est absolument insupportable et incompréhensible.
Enfin, les comportements devront évoluer en ce qui concerne notre vision de l'avenir, donc de la dette. Chacun peut comprendre qu'il est anormal que la dette finance encore pour partie les « fins de mois » du fonctionnement de l'Etat. La présentation des documents budgétaires doit être telle que les parlementaires, par réflexe, s'écartent le plus possible, à l'avenir, de telles situations.
C'est bien notre responsabilité que de créer les procédures, les concepts, les étapes décisionnelles, les solennités qui créeront, chez nos collègues parlementaires d'aujourd'hui et de demain, les mentalités et les comportements qui les conduiront à mieux respecter ceux qui leur succéderont et les générations futures, dans l'intérêt de la République. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Arthuis.
M. Jean Arthuis. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, l'examen et le vote des projets de loi de finances constituent un temps majeur dans une démocratie et, surtout, l'apogée de l'engagement parlementaire.
Pour nous en convaincre, Alain Lambert, président de la commission des finances, n'a pas manqué de rappeler les principes fondamentaux, ceux-là mêmes qu'énoncent les articles XIV et XV de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Consentir l'impôt, contrôler son utilisation : la mission est clairement définie. Comment se fait-il donc que son exercice se soit à ce point perverti au fil des années ?
Nous sommes aujourd'hui à la limite de la dérision. L'exercice de la loi de finances est devenu un rituel formel pour l'exécutif, une frustration pour les parlementaires que nous sommes et, sans doute, une illusion pour les citoyens.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
L'ordonnance organique du 2 janvier 1959, qui doit devenir la véritable constitution financière de la Ve République, si elle a probablement favorisé la dérive, ne saurait cependant porter à elle seule tout le poids du réquisitoire.
La proposition de réforme que nous examinons est-elle annonciatrice de la revalorisation du Parlement ?
Nous devons tout d'abord constater que le débat, après de nombreuses et vaines tentatives que les orateurs précédents n'ont pas manqué de rappeler à cette tribune, s'ouvre enfin sur des perspectives encourageantes. Il transcende les clivages partisans - chacun s'en réjouit - et reçoit l'appui du Président de la République et le soutien du Gouvernement. L'engagement des présidents des deux assemblées, Raymond Forni et Christian Poncelet, est naturellement déterminant. Et si M. le ministre des finances était encore parmi nous, je lui rappellerais que, voilà deux ans, le président de l'Assemblée nationale avait tenu à présider lui-même une mission d'information tendant à une réforme de l'examen des lois de finances et du contrôle parlementaire devant laquelle je m'étais réjoui de témoigner.
Je salue le travail de nos collègues députés, en particulier de Didier Migaud, rapporteur général de la commission des finances de l'Assemblée nationale. Je veux aussi rendre hommage à la commission des finances du Sénat, notamment à son rapporteur général, Philippe Marini, et à son président, Alain Lambert, qui a su faire preuve de pédagogie, de constance et d'opiniâtreté. Avec lui, oui, nous entendons mettre l'Etat à l'abri de toute tentation de mensonge.
Au-delà du texte qui nous est soumis, ce qui importe et qui fera la différence dans la pratique publique et parlementaire, c'est d'abord et avant tout l'existence d'une volonté politique : il ne suffira donc pas de réformer l'ordonnance de 1959 pour redonner à la discussion budgétaire son sens et au Parlement son autorité, soyons-en conscients.
M. Alain Lambert, rapporteur. Absolument !
M. Jean Arthuis. Alors que s'ouvre l'examen de la proposition de loi organique votée par l'Assemblée nationale, je crois utile de « cadrer » notre démarche. Il convient avant tout de nous mettre d'accord sur l'objectif fixé.
En démocratie, et la règle vaut pour toute communauté humaine, il est fondamental que ceux qui exercent un pouvoir rendent compte de leur gestion. En d'autres termes, tout citoyen doit pouvoir lire et comprendre la synthèse de la loi de finances, qu'il s'agisse du projet ou de l'exécution, qu'il s'agisse même du débat d'orientation budgétaire. Nous sommes ici au coeur du pacte républicain, et nous nous dotons du levier indispensable à toute réforme de l'Etat, monsieur le ministre.
A ce stade, quatre exigences s'imposent de façon incontournable.
Première exigence : rendre transparente la gestion publique en dotant l'Etat d'un système d'information financière et comptable moderne. L'archaïsme au service du « clair-obscur » n'est plus tolérable. Je sais bien que, hier, il était de bon ton de pouvoir être approximatif, ne serait-ce que pour éviter les conséquences des fluctuations monétaires. Maintenant que nous avons l'euro, allons résolument vers la sincérité ! Car, lorsque l'Etat n'est pas en mesure d'informer objectivement, il ouvre des boulevards à tous les désinformateurs qui ne manqueront pas d'aller aviver les craintes et les peurs.
Cela conduit fatalement tout projet de réforme dans l'impasse. Rappellerai-je que Bercy vient d'en faire de nouveau l'amère expérience lors de la tentative de rapprochement de la direction de la comptabilité publique et de la direction générale des impôts ? Il a suffi d'évoquer la perspective de la suppression de quelques perceptions pour qu'immédiatement le dispositif se bloque ! En la circonstance, le Gouvernement n'était pas en situation d'apporter une information claire et objective, c'est le moins que l'on puisse dire.
Nos outils de mesure sont si surannés qu'il n'est pas possible d'apprécier l'efficacité des actions conduites. Toute proposition devient alors nécessairement suspecte d'arbitraire. Vient alors une question essentielle, existentielle : comment faire mieux quand on ne sait pas ce que l'on fait ? Ceux qui servent l'Etat - et cela est vrai pour tous les agents de la fonction publique - ont besoin d'un éclairage, veulent pouvoir agir en toute lucidité !
Cette situation insupportable du système d'information remet également en cause la mission parlementaire et rend pratiquement inopérante toute action de contrôle.
Deuxième exigence : laisser au Gouvernement des marges de manoeuvre suffisantes pour réagir aux fluctuations de la conjoncture.
Enserrer l'Etat dans un corset budgétaire, c'est susciter des réactions d'autoprotection et des déviances malsaines. A l'inverse la liberté nécessaire ne doit s'obtenir qu'en échange de la transparence et du contrôle. Les discussions sur l'article 40 de la Constitution - convenons-en, mes chers collègues - confinent la plupart du temps à la caricature. Le Parlement doit faire confiance à l'exécutif, à condition que celui-ci rende compte clairement de ses actes et que leur transcription comptable soit compréhensible et fiable. Laissons le Gouvernement gouverner !
Troisième exigence : la révision par le Parlement de ses pratiques. Faute d'assumer ses prérogatives de contrôle de l'action du Gouvernement et des administrations publiques, il est devenu complice des dysfonctionnements de l'Etat. Il est temps de rompre avec cette « Etat-dépendance » ! C'est peu dire que d'affirmer que le Parlement, comme la vie politique nationale, est en crise. Pour en sortir, nous devons, députés et sénateurs, manifester une claire volonté de rupture. Ainsi, l'autonomie d'expertise, d'évaluation et de contrôle est, à mes yeux, essentielle, et nous avons déjà été nombreux à le souligner. Outre le recours à la Cour des comptes, nous devons renforcer nos propres moyens d'analyse. Le contrôle, pour être pertinent, appelle un regard nouveau. Je compte sur la commission des finances pour nous aider à modifier le règlement du Sénat. Peut-être pourrions-nous réduire, sinon à quelques jours, du moins à guère plus d'une semaine, la discussion du projet de loi de finances et consacrer tout le temps ainsi économisé pour faire du contrôle sur pièces et sur place en cours d'exercice.
Quatrième exigence, enfin : la présentation synthétique et claire des lois de finances, afin de prévenir les tentations de manipulation et de « cosmétique » budgétaires. Le Gouvernement doit se contraindre à cette opération, en l'effectuant évidemment dans la perspective européenne. Ce document, qui doit satisfaire au principe de sincérité, devrait, en attendant la publication de la situation patrimoniale de l'Etat - Philippe Marini le rappelait tout à l'heure - contenir trois rubriques. Dans la situation patrimoniale, il faut également inclure les engagements pris par l'Etat, les dettes latentes. En effet, que se passera-t-il le jour où on liquidera Charbonnages de France ou quand on apurera les comptes du Consortium de réalisation ? L'Etat doit se préparer à nous soumettre, dans quelques années, j'espère, une situation patrimoniale.
Ce document de synthèse devrait, disais-je, contenir trois rubriques. Surtout, il devrait tenir en une page, que je me suis permis de dessiner et que voici. (L'orateur brandit le document.) Je souhaiterais que le débat porte sur cette proposition : comment pouvons-nous formater un document qui soit lisible, qui soit compréhensible par chacun de nos concitoyens ? Pourquoi faut-il qu'il y ait autant de pages d'explication de la part du ministre pour comprendre la signification d'un projet de loi de finances ou d'un projet de loi de règlement ? La modernisation démocratique est là, chers collègues, et je souhaite donc que nous puissions avancer dans cette voie. Les trois rubriques indispensables seraient les suivantes.
La première, c'est le détail des impôts et taxes mis en recouvrement par l'Etat, y compris la CSG, c'est-à-dire le montant de toutes les ressources fiscales - je dis bien « toutes », y compris celles qui se substitueront demain aux taxes parafiscales - votées et contrôlées par la représentation nationale. En seraient alors déduites les attributions, que nous décidons, au profit de la protection sociale, au profit des collectivités territoriales - je pense à la dotation globale de fonctionnement, à la dotation générale de décentralisation, au FCTVA et à toutes les compensations d'impôt que nous avons votées ces dernières années - au profit de l'Union européenne et, enfin, au profit des divers organismes, fonds spéciaux et agences diverses, qui perçoivent des dotations de l'Etat. Le solde résiduel correspondrait au financement réel des besoins de l'Etat, et nous aurions ainsi une première présentation, lisible et compréhensible par tous.
La deuxième rubrique ferait apparaître les recettes et les dépenses définitives de l'Etat, en distinguant ce qui relève du fonctionnement courant et ce qui relève des opérations en capital. A cet égard, madame le secrétaire d'Etat, je voudrais dissiper un malentendu. Dans mon esprit, il ne s'agit pas d'assortir cet exercice de la prohibition du déséquilibre. Bien sûr, je souhaite que les recettes de fonctionnement couvrent les dépenses de fonctionnement et même que l'on génère une marge d'autofinancement. Je ne vous proposerai cependant jamais d'introduire une telle rigidité dans nos pratiques financières. En revanche, il me paraît indispensable d'éclairer nos concitoyens sur la situation et qu'ils sachent quel est le montant du recours à l'emprunt pour financer des opérations de fonctionnement. Je sais bien que l'on peut imaginer de multiples annexes mais je voudrais vous mettre en garde, madame la secrétaire d'Etat, monsieur le ministre, mes chers collègues, contre la multiplication de ces annexes. C'est ainsi que l'on finit par ne plus rien voir. Je souhaite donc qu'il y ait un document statistique unique, qui soit en quelque sorte l'article d'équilibre.
La troisième rubrique concernerait les opérations financières et de trésorerie. Il importe en effet de connaître l'évolution de la dette publique, le montant du recours à l'emprunt et l'évolution de la dette entre le 1er janvier et la fin de l'exercice.
Ce tableau pourrait donner un nouvel éclairage aux débats de société mais aussi enrayer le délitement du travail parlementaire. Si la volonté politique est présente, nous pouvons réussir. Sachons sortir enfin d'une culture qui, trop longtemps, a placé l'opacité au service d'un prétendu intérêt national. Il est temps de donner raison à Louis Armand, lorsqu'il affirme qu'« une démocratie est d'autant plus solide qu'elle peut supporter un plus grand volume d'informations », d'informations lisibles, d'informations sincères.
Alors, avec audace et courage, nous allons amender le texte qui nous vient de l'Assemblée nationale. Je souhaite que la commission des finances manifeste de la compréhension pour les amendements que M. Yves Fréville et moi-même avons pris la responsabilité de signer pour enrichir ce débat. Le pire serait de nous autocensurer. Peut-être la constitutionnalité de certaines dispositions sera-t-elle évoquée. Cependant, chers collègues, la sincérité, la lisibilité peuvent-elles être anticonstitutionnelles ? Je ne le crois pas, et d'ailleurs on le verra bien en examinant les dispositions du premier alinéa de l'article 47 de la Constitution ainsi que la loi organique qui organise la présentation des lois de financement de la sécurité sociale. Ayons donc une ambition forte, celle que nos concitoyens comprennent. Nous avons un devoir de pédagogie républicaine. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Oudin.
M. Jacques Oudin. Monsieur le président, madame le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, les réflexions que nous poursuivons sont tout à l'honneur du Parlement. Nous savons le rôle qu'a joué M. Laurent Fabius dans l'élaboration de ce texte et le soutien qu'il lui a apporté. Il est toutefois regrettable que ce ne soit pas le Gouvernement qui ait pris l'initiative de l'ensemble de cette action.
Depuis des années, à chaque débat d'orientation budgétaire, à chaque loi de finances initiale ou rectificative, à chaque projet de loi portant diverses dispositions d'ordre financier, à chaque projet de loi de règlement, le Gouvernement entend les observations, les critiques, les suggestions des députés et des sénateurs sur les finances de l'Etat et sur les procédures budgétaires. Chaque année, la Cour des comptes produit des rapports qui dénoncent régulièrement les insuffisances de la gestion financière et budgétaire de l'Etat. Les ministres connaissent et admettent les reproches qui sont adressés à l'Etat, mais ensuite il ne se passe rien, ou si peu... La volonté réformatrice trouve très vite ses limites.
Dans un tel contexte, le découragement nous guette. Il faisait déjà dire à Edgar Faure que les débats budgétaires n'étaient plus que « liturgie, litanie et léthargie ». Chacun se souvient de cette citation.
Une telle situation peut-elle perdurer ? A l'évidence, non ! Cela serait d'autant plus inacceptable que les prélèvements obligatoires, donc les dépenses publiques, atteignent désormais des niveaux historiques dans notre pays.
Devant l'énormité des masses prélevées et distribuées, plusieurs questions se posent.
La première : la hausse permanente des dépenses, et donc des prélèvements, est-elle inéluctable ? A l'évidence, la réponse est non. De grands pays, et non des moindres, ont montré qu'il est possible de stabiliser, voire de réduire, la dépense publique sans pour autant sacrifier la qualité des services rendus à la population. Mais pour cela, il faut analyser et restructurer le fonctionnement de l'Etat et de l'ensemble de la sphère publique. Pour atteindre cet objectif, il faut connaître les coûts et les performances des différentes structures et pouvoir comparer les services entre eux. Il faut, enfin, avoir la ferme volonté de réformer l'Etat.
Deuxième question : un service d'utilité collective ne peut-il être rendu que par une structure publique ? Là encore, à l'évidence, la réponse est non. Que constatons-nous actuellement dans notre pays ? Que le service de l'enseignement peut être dispensé, largement à qualité égale, tant par des établissements publics que par des établissements privés ; qu'il en est de même pour les services de soins de santé ou d'hébergement pour les personnes âgées. L'eau potable et l'assainissement sont traités indifféremment en régie, en concession ou en affermage. Le mouvement général tend à modifier profondément notre approche de la gestion des services d'utilité collective. L'Europe nous a d'ailleurs beaucoup aidés à effectuer cette prise de conscience, et nous nous en réjouissons. Le téléphone n'est plus un monopole, et personne ne s'en plaint. La concurrence va se développer dans la fourniture électrique et EDF - je crois que c'est d'actualité - a plus à gagner à s'implanter à l'étranger qu'à se crisper sur le territoire national. Nous ne verrions aucun inconvénient à voir une dose de concurrence se développer dans le transport ferroviaire, comme cela a été le cas dans le transport aérien. Plus personne n'évoque la nécessité de conserver un secteur bancaire public ou un secteur d'assurance de même nature.
Bien entendu, il appartient à l'Etat de fixer les règles du jeu, de protéger les citoyens et d'encadrer par des directives claires le fonctionnement de ses activités. Depuis une dizaine d'années, nous avons accompli d'immenses progrès dans ce domaine. Il faut continuer dans cette direction.
Troisième question : notre Etat est-il plus productif, plus efficace et plus performant que nos voisins. A l'évidence, là encore, la réponse est non. Toutefois, sur ce point, l'analyse est complexe et les interprétations difficiles. Il existe néanmoins trop d'indices à charge. Nous attendons du Gouvernement qu'il nous fournisse toutes les explications à décharge qui pourraient nous éclairer.
L'Etat est toujours en situation déficitaire chronique, alors que la situation s'améliore dans la plupart des pays voisins européens, dans certains d'entre eux elle est même devenue excédentaire.
Proportionnellement, le nombre de nos fonctionnaires rapporté à la population active nous place sur le podium des pays de notre catégorie.
M. Jacques Chaumont. Eh oui !
M. Jacques Oudin. La décentralisation s'est développée sans que le nombre de fonctionnaires d'Etat diminue pour autant.
Mais il est deux indices qui sont particulièrement graves.
Le premier a trait au rapport entre les dépenses de fonctionnement et les dépenses d'investissement de l'Etat. Sous la pression des dépenses de fonctionnement due essentiellement à l'évolution de la masse salariale et des dépenses d'intervention, la seule variable d'ajustement qui reste au Gouvernement concerne les dépenses en capital qui ne cessent de décroître, qu'elles soient civiles ou militaires. Les dépenses en capital du secteur militaire sont hors de proportion avec les besoins de la professionnalisation de nos armées et de nos objectifs de présence dans le monde. S'agissant de l'investissement du secteur civil, l'Etat est de plus en plus absent.
Le second indice est relatif à notre capacité à maintenir notre effort de solidarité nationale par la redistribution de l'argent public en faveur des plus défavorisés.
Certains économistes ont montré que là où les Etats-Unis collectent cent d'argent public pour en redistribuer cinquante ou quarante, la France ne peut en redistribuer que vingt ou trente. La comparaison avec les Etats-Unis a été faite volontairement car beaucoup ont critiqué la politique de solidarité sociale menée par nos voisins d'outre-Atlantique. Il semble, en fait, qu'elle soit plus efficace que la nôtre en termes de redistribution financière, et cela, bien entendu, gêne certains. Je laisse bien sûr au Gouvernement le soin de nous apporter la contradiction constructive qui peut s'imposer, c'est-à-dire chiffrée, vérifiée et certifiée.
Cela m'amène à une quatrième question : dispose-t-on des instruments de mesure, des indicateurs chiffrés, des statistiques claires et fiables qui nous permettraient de connaître, d'évaluer et de juger du bon usage de l'argent public utilisé par l'Etat ?
Une fois de plus, à l'évidence, la réponse est non. Nos comptes publics, ne sont ni exhaustifs, ni clairs, ni lisibles, ni consolidés, ni certifiés.
Nous avons écouté les réquisitoires implacables de notre président et rapporteur, de notre rapporteur général et, à l'instant, de Jean Arthuis, qui a quand même manié beaucoup d'argent public. Nous les avons comparés avec les discours tenus sur ce texte à l'Assemblée nationale ou auparavant, dans les enceintes parlementaires, au cours de toutes les années et législatures antérieures. Les propos se répètent et se ressemblent étrangement.
Le Parlement estime que son rôle est bafoué, qu'il ne dispose ni de toute l'information ni des bons indicateurs lui permettant de juger du bon usage des impôts qu'il est appelé à voter.
La réforme de l'ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique, telle qu'elle a été votée à l'Assemblée nationale et telle qu'elle sera améliorée par le vote du Sénat, est une véritable avancée pour la future clarté des comptes de l'Etat et donc pour le bon fonctionnement de la démocratie.
Tout a été excellemment dit sur les objectifs visés par cette réforme, sur les trois principes qu'elle permettra de mettre, effectivement en oeuvre : d'abord, l'exhaustivité des comptes ; ensuite, leur clarté et leur lisibilité ; enfin, leur fiabilité et leur sincérité.
Grâce à ce texte, nous pourrons enfin disposer - quand je dis « nous » il s'agit du Gouvernement, du Parlement et de la nation tout entière - d'un outil de gestion qui se voudra performant et d'un moyen de contrôle efficace de l'action du Gouvernement et de l'administration.
Nous agissons ainsi dans le respect absolu des dispositions des articles XIV et XV de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qu'a excellement rappelées notre président - rapporteur au début de son propos.
Mais nous ne souhaitons pas, par ce texte, modifier l'équilibre constitutionnel entre le législatif et l'exécutif. Ce dernier doit pouvoir gouverner dans le cadre des principes Républicains qui nous régissent. Mais le Parlement doit, quant à lui, pouvoir exercer ses missions : celle de lever l'impôt tout en connaissant avec exactitude l'usage qui en est fait ; celle de contrôler l'action de l'Etat, aidé en cela par la Cour des comptes.
Bien entendu, il ne saurait y avoir de contrôle sans indicateurs précis et pertinents.
La réforme de l'ordonnance portant loi organique devrait nous permettre de disposer de tels instruments d'information et de contrôle.
Le paradoxe est que l'Etat sera finalement le dernier à s'appliquer à lui-même des règles et des normes qu'il a imposées à tous les autres acteurs de la société civile et de la sphère publique.
Le plan comptable général, les experts-comptables, les commissaires aux comptes, la Commission des opérations de Bourse et tous les autres organismes de contrôle ont été développés pour que les citoyens actionnaires, fournisseurs et clients et pour que l'administration fiscale puissent avoir une confiance renforcée dans les comptes qui leur sont présentés.
Pour les collectivités territoriales, les règles et les obligations, notamment celles qui découlent de l'application de l'instruction M 14 pour les communes, sont particulièrement sévères et contrôlées : interdiction de déficit, équilibre réel, comptabilité générale, analytique et patrimoniale.
Le temps d'une telle réforme est donc arrivé pour l'Etat.
Cela m'amène à formuler une cinquième question : une telle réforme, dont la nécessité ne fait aucun doute, sera-t-elle effectivement mise en oeuvre ? Autant, pour les quatre premières questions, je pouvais répondre par la négative, autant, pour cette dernière question, la réponse est incertaine, car elle dépend avant tout du Gouvernement.
Je m'étais étonné, au début de mon propos, que le Gouvernement n'ait pas repris à son compte la paternité d'une telle réforme. Il est vrai qu'il pourrait ainsi ne pas endosser la responsabilité de son échec. Mais supposons qu'il suive le Parlement et qu'il accepte de mettre en oeuvre les principes de clarté, de sincérité et de bon sens que recèle cette réforme. En fait, ce ne sera pas une simple réforme, ce sera une véritable révolution.
Il s'agira de définir les missions de l'administration, de préciser les moyens, tous les moyens, qui sont affectés à des programmes d'action, de mesurer l'efficacité du travail accompli et, à partir de là, de cerner et d'apprécier les responsabilités dans la réussite ou l'échec des politiques publiques. C'est ce que notre rapporteur général appelait « la responsabilisation de tous les acteurs ». Mais notre gouvernement et notre administration sont-ils réellement prêts à s'engager dans cette voie ? Je le souhaite et je l'espère. J'ai toutefois quelques doutes, car les échecs d'un passé lointain ou récent nous rendent prudents.
Au début des années soixante-dix, le Gouvernement avait lancé la procédure RCB : la rationalisation des choix budgétaires. Ce fut une grande ambition, qui s'est délitée et volatilisée dans l'indifférence générale, à commencer par celle du Parlement.
La démarche était la même que celle que nous engageons aujourd'hui : objectifs, moyens, indicateurs, contrôle de l'efficacité, redéfinition des objectifs, adaptation des moyens, affinement des ratios. A côté des « bleus », les « budgets de programmes » apparaissaient dans des « blancs ».
J'avais participé à la mise au point du deuxième « blanc », paru en 1973, celui du ministère de l'équipement, des transports, du logement, du tourisme et de l'aménagement du territoire. Dix ans plus tard, il ne restait plus rien, ou presque, du travail accompli.
En revanche, la liste des réformes avortées dans tous les secteurs de l'administration ne fait que s'allonger : échec des réformes de l'éducation nationale - M. Allègre en sait quelque chose - de la justice, des services du ministère des finances, de la SNCF. Cette liste n'est pas limitative, mais elle a pour seul objectif de souligner que la réforme de l'ordonnance portant loi organique doit aller de pair avec celle des services de l'Etat et des grandes entreprises publiques.
D'une façon générale, il ne saurait y avoir de réforme sans une juste évaluation et une exacte appréciation financière.
Faites apparaître le coût du fonctionnement et l'utilité relative d'un service donné, mettez en évidence les économies engendrées par telle ou telle réforme, et vous pourrez avoir avec vous l'opinion et peut-être le soutien du Parlement.
C'est dans l'obscurité des enjeux financiers qu'échouent les grandes réformes. Je prendrai trois exemples : les finances sociales, la politique des transports et celle de l'emploi public,
Il a fallu des années avant d'avoir une commission des comptes de la sécurité sociale qui ait une crédibilité affirmée et reconnue ; elle s'est encore réunie cet après-midi. Avec des comptes plus clairs, le dialogue social a pu être réamorcé, et des réformes ont pu être engagées.
Dans ce combat, le Sénat n'a pas été en reste : des amendements importants y ont été adoptés sous un autre gouvernement, qui y était opposé.
Dans le domaine des transports, tout reste à faire.
Nous saluons l'ouverture de la nouvelle ligne TGV, inaugurée aujourd'hui, mais nous pouvons sourire quand nous lisons dans la presse que les comptes de la SNCF sont proches de l'équilibre, alors que nous savons que l'ensemble du secteur ferroviaire génère un besoin global de financement public de plus de 65 milliards de francs.
Nous savons que Réseau ferré de France est incapable de rembourser ses 150 milliards de francs de dettes et que, faute de trouver une solution à ce problème, le secteur ferroviaire n'est pas en mesure d'assurer le financement du plan décennal de modernisation et de développement des transports voyageurs et marchandises. J'y fais allusion parce que, dans quinze jours, je rapporterai le texte sur le schéma de service des transports voyageurs et marchandises.
Or nous avons un besoin impérieux de ce développement du fret ferroviaire et du ferroutage. Vous pouvez toutefois être certain d'une chose : le statut du ferroviaire ne viendra pas de la réduction des investissements dans le domaine routier ou autoroutier.
Or, faute d'indicateurs de gestion et de rentabilité, vous n'êtes pas actuellement en mesure de comparer les différents modes de transport entre eux, donc d'effectuer vos investissements de manière rationnelle.
D'ailleurs, tous nos modes de transport sont soit proches de la saturation, soit négligés : le fret ferroviaire, les grands axes autoroutiers transeuropéens, le ciel européen sont en saturation difficile ; les ports maritimes ou les voies navigables sont en sous-investissements dramatiques.
Quant à la gestion de l'emploi public, tous les rapports récents ont souligné ses insuffisances : ceux de la Cour des comptes, bien sûr ceux de vos corps d'inspection comme ceux des parlementaires.
Pour ma part, j'ai essayé, avec les seuls moyens d'un modeste parlementaire, de me faire une certaine idée de l'ampleur du phénomène des mises à disposition des fonctionnaires de l'Etat avec ou sans contreparties financières. J'ai été très vite édifié ! Le chiffre officiel qui m'a été fourni est d'un peu plus de cinq mille. Je suis certain qu'il est largement inférieur à la réalité. Ce qui est grave, c'est que ces pratiques permettent de détourner facilement les moyens que le Parlement vote pour faire fonctionner certaines administrations ou certains organismes.
Parce que je pense qu'il est urgent de limiter de telles pratiques, j'ai déposé une proposition de loi ainsi qu'un amendement au texte que nous examinons aujourd'hui. En fait, je me suis aperçu que ce problème n'intéresse à peu près personne.
Devant cet échec collectif de la réforme de nos finances publiques, chacun conviendra que la responsabilité première en revient au Gouvernement, à tous les Gouvernements, pas seulement le vôtre, madame la secrétaire d'Etat !
Mais le Parlement n'a peut-être pas fait preuve, jusqu'à maintenant, d'une détermination suffisante ; je rejoins Jean Arthuis dans les propos qu'il a tenus sur ce point.
Nous avons constaté avec regret l'abandon de l'idée d'un office parlementaire d'évaluation des politiques publiques.
L'exemple du Congrès des Etats-Unis nous a fait rêver. La réalité française, « ce mal français » si bien décrit par Alain Peyrefitte, a eu raison de nos espoirs. Nous sommes maintenant au pied du mur ! Je ne suis pas certain qu'un nouvel échec nous soit pardonné.
Toutes ces réformes avortées ont eu pour résultat de miner la confiance que les Français peuvent avoir dans leurs hommes politiques et dans leur capacité à réformer l'Etat et les entreprises publiques.
Nous voterons donc cette réforme. Je pense même que l'Assemblée nationale et le Sénat pourront s'accorder sur un texte commun...
M. Philippe Marini. Il le faudra !
M. Jacques Oudin. ... pour peu que le Gouvernement nous y aide.
La charge de la preuve sera ensuite dans le camp du Gouvernement.
Je vous souhaite bonne chance, madame la secrétaire d'Etat. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Fréville.
M. Yves Fréville. Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, quelle est la signification de cette réforme ?
Apparemment, nous remettons sur le chantier le symbole institutionnel le plus fort du parlementarisme rationalisé. Mais, personnellement, je n'y vois aucune revanche du législatif sur l'exécutif, car la réforme respecte les articles de la Constitution relatifs aux lois de finances. J'espère que cette réforme permettra au contraire un approfondissement des idées fondatrices des inspirateurs de l'ordonnance portant loi organique, auxquels je tiens à rendre hommage : Michel Debré, garde des sceaux, et Gilbert Devaux, directeur du budget.
En effet, l'axe central de l'ordonnance portant loi organique n'est plus, comme dans le décret de 1956, le budget ; c'est la loi de finances : celle-ci autorise et prévoit les recettes et dépenses budgétaires, mais détermine aussi toutes les ressources, toutes les charges de l'Etat, par exemple les ressources et charges de trésorerie. Nous ne devons pas perdre de vue cet apport capital en nous interrogeant sur ce que sont devenues aujourd'hui les ressources de l'Etat et sur leur répartition.
Cette réforme doit, en effet, redonner du sens à l'autorisation budgétaire. Certes, je sais que la dilution progressive de nos débats budgétaires est particulièrement due à des pratiques coutumières : si l'on avait respecté l'ordonnance portant loi organique, on aurait voté le budget par titre, et l'on aurait eu des débats sur la dette, sur l'investissement public, sur l'emploi public.
Mais une proposition pour une « modernisation » était indispensable et j'approuve les deux lignes directrices de cette proposition due à Didier Migaud rapporteur général de la commission des finances de l'Assemblée nationale, et à Alain Lambert, président de la commission des finances du Sénat.
La première ligne directrice consiste à renforcer l'obligation de transparence : un débat renouvelé exige d'abord une présentation claire mais exhaustive des données financières. C'est sur ce socle incontestable que le débat sur les stratégies budgétaires du Gouvernement doit pouvoir s'engager.
La seconde ligne directrice tend à lever les obstacles - tout le monde l'a dit - à la modernisation de la gestion de l'Etat.
Quels sont les points essentiels sur lesquels doivent porter les améliorations susceptibles d'emporter notre décision, en approfondissement les avancées de la commission des finances ? J'en vois essentiellement trois : le consentement à l'impôt, la détermination du déficit budgétaire et la globalisation de l'autorisation budgétaire.
S'agissant du consentement à l'impôt, la proposition de l'Assemblée nationale n'était guère satisfaisante, moins d'ailleurs par opposition de fond que par crainte et pusillanimité face au risque d'inconstitutionnalité d'une disposition portant sur la totalité du prélèvement fiscal.
Or tout a changé depuis 1959 : en 1959, l'impôt local finançait à lui seul les collectivités locales ; en 1959, les cotisations sociales assises sur les salaires finançaient la sécurité sociale ; en 1959, les contributions au budget européen n'existaient pas.
Aujourd'hui, plus de 1 000 milliards de francs d'impositions de toutes natures sont, sous des formes diverses, reversés aux collectivités locales, à la sécurité sociale, avec la CSG, à l'Europe. C'est le budget éclaté dont parlait il y a quelques instants M. le rapporteur général.
Si donc tout le monde voit bien la nécessité d'un débat sur le niveau général du prélèvement fiscal, d'une présentation consolidée de ce prélèvement, nous devons aussi nous prononcer, par un vote, sur le partage des ressources fiscales entre ce qui doit revenir à l'Etat, ce qui va aux collectivités locales, ce qui ira à la sécurité sociale et ce qui sera attribué, sous forme de contribution, au budget européen.
Actuellement, ce problème n'est pas résolu sur le plan technique. La commission des finances va beaucoup plus loin que l'Assemblée nationale, qui avait supprimé de facto ou de jure , je ne sais, les prélèvements : il n'y a, en tout cas, pas trace de prélèvements dans la proposition de loi organique qui nous est transmise ! Les contributions au budget européen y sont traitées comme des dépenses.
J'ai constaté avec plaisir que la notion de prélèvements était rétablie par notre commission en faveur des collectivités locales et en faveur de l'Europe. J'ajoute qu'au cours des années soixante-dix un prélèvement avait été créé en faveur de la sécurité sociale. Je note donc, sur ce point, un progrès vers la reconnaissance du concept de « partage des ressources ».
Quant aux impôts affectés à la sécurité sociale et aux divers agents, on admet dans le texte qui nous est soumis que leur affectation est du domaine exclusif des lois de finances, en vertu de l'article 33, mais on se contente de les faire apparaître dans une vague annexe, qui d'ailleurs existait déjà en « Voies et moyens ».
Il faut mettre fin à ces ambiguïtés, mes chers collègues. J'estime, avec Jean Arthuis, que la loi de finances doit organiser cette répartition des impositions de toutes natures dans un article de partage. La base constitutionnelle de ce partage est simple. Il faut prendre au sérieux l'article XIV de la Déclaration des droits de l'homme, que citait tout à l'heure M. le président de la commission, et qui dispose que les citoyens, par eux-mêmes ou par leurs représentants, doivent constater la nécessité du prélèvement fiscal. C'est le cas pour les impôts locaux : les élus locaux le contrôlent. Ce sera le cas pour d'éventuels impôts européens : le Parlement européen les contrôlera.
Pour le reste, seul le Parlement est compétent pour déterminer le montant de ces ressources qui seront ensuite attribuées par partage entre les différentes parties que j'évoquais tout à l'heure.
J'en viens au deuxième point : la détermination de l'équilibre budgétaire.
En ce domaine aussi tout a changé depuis 1959. Cela peu paraître lointain, mais, sous la IVe République, le déficit budgétaire était couvert, pour l'essentiel, non par des emprunts mais par des avances de la Banque de France à l'Etat, c'est-à-dire, pour employeur une expression triviale, par la « planche à billets ».
Il a fallu le vote de la loi sur la Banque de France, en 1993 ou 1994, pour que ces avances soient interdites.
De ce fait, déficit et accroissement de la dette doivent devenir des expressions synonymes : un déficit de 200 milliards de francs engendre un accroissement de la dette de 200 milliards de francs. Encore faut-il - c'est une chose facile à comprendre par tous - que le déficit soit mesuré en termes tels qu'il engendre un accroissement de la dette de même montant.
Le deuxième changement essentiel résulte évidemment de l'émergence des normes européennes. La coordination d'une politique monétaire menée au niveau de l'Euroland avec des politiques budgétaires qui demeurent nationales n'a certainement pas encore trouvé son point d'équilibre. Cela évoluera. Mais la stratégie budgétaire s'inscrit nécessairement dans la procédure de surveillance et de sanction des déficits mise en place lors du conseil de Dublin. Encore faut-il, pour que ce soit possible, qu'il y ait cohérence entre la présentation des comptes européens et celle de nos comptes nationaux.
J'en tire deux conséquences.
D'abord, il faut que nous ayons un solde budgétaire facile à comprendre et qui soit équivalent au besoin net de financement défini à l'échelon européen. C'est la première exigence. Pour cela, il faut revenir, monsieur le rapporteur, à la classification de 1959, qui séparait, dans les opérations budgétaires, les opérations définitives des opérations temporaires, de manière qu'il y ait bien cette correspondance entre la mesure du déficit au niveau des opérations définitives et l'accroissement de la dette.
Faut-il, ensuite, aller plus loin ? Certains d'entre nous souhaiteraient que le déficit budgétaire corresponde uniquement au déficit des opérations en capital ; d'autres estiment qu'il faudrait en toute hypothèse dégager un excédent primaire, les recettes étant supérieures aux dépenses hors charges de la dette ... Que sais-je encore ? Chacun a sa définition.
L'essentiel n'est pas de définir dans notre constitution financière des règles de ce type qui, manifestement, ne seraient pas approuvées par la totalité de notre assemblée. Nous devons, en revanche, fournir aux uns et aux autres les éléments d'information qui leur permettent de juger de la stratégie budgétaire proposée par le Gouvernement.
Alors, faisons apparaître clairement ce que sont les opérations de fonctionnement et, par conséquent, ce qu'est le déficit de fonctionnement ou l'excédent de fonctionnement ; faisons apparaître clairement ce que sont les opérations en capital, y compris les aides à l'investissement de l'Etat, de manière que nous voyions clairement quel est le besoin de financement des opérations en capital. Si nous faisons cela, chacun pourra librement se décider en fonction de comptes clairs.
J'en arrive - j'en terminerai par là - à la spécialisation de l'autorisation budgétaire. Là, la réforme est apparemment profonde : à la trappe la vieille spécialisation des crédits par nature, et vive la fongibilité ! Tout cela est fort séduisant, même si je conserve, comme mon collègue Jacques Oudin, le souvenir de l'échec de la RCB, la rationalisation des choix budgétaires, et de la désuétude progressive des blancs budgétaires, des budgets de programme.
Je pense toutefois que la suppression de la distinction entre mesures votées et mesures nouvelles, l'introduction, en quelque sorte, dans nos procédures budgétaires, du « budget zéro » est une condition nécessaire à la mise en application de la réforme.
M. Jacques Oudin. Tout à fait !
M. Yves Fréville. Seulement, cette réforme pourrait apparaître comme un formidable blanc-seing donné à l'administration, puisqu'elle implique l'abandon de l'essentiel du contrôle a priori de l'utilisation des crédits budgétaires.
D'abord, la définition des programmes sera cruciale pour l'exercice du pouvoir de contrôle du Parlement.
Ensuite, faut-il aller jusqu'à la totale fongibilité des crédits au sein de chaque programme ? Déja, l'Assemblée nationale a admis que la fongibilité devait être asymétrique pour les crédits de personnels, qu'on ne pouvait pas augmenter les crédits de personnels à partir des autres crédits.
Je me demande - c'est là une des questions que nous pourrons poser au cours du débat - s'il ne faudrait pas limiter également la possibilité de transformer des crédits d'investissement en crédits de fonctionnement. Il serait tout de même assez extraordinaire que des crédits d'investissement, qui sont non renouvelables, puissent être transformés en crédits de fonctionnement, qui, eux, par essence, devront être renouvelés les années suivantes !
J'accepterais tout à fait, madame le secrétaire d'Etat, cette fongibilité si elle portait uniquement sur la valeur d'amortissement des dépenses en capital. Il y aurait là une correspondance qui serait tout à fait logique.
La réussite tiendra - tout le monde l'a dit - à la capacité du Gouvernement à faire comprendre à son administration la nécessité de la réforme. Mais elle dépendra aussi de la capacité du Parlement à créer ou à réformer ses propres méthodes de contrôle.
A cet égard, je dois dire que, d'un point de vue technique et statistique, je suis rempli de perplexité au vu de la confiance accordée par beaucoup à ces nouveaux gendarmes de l'efficacité de l'action publique que seraient les indicateurs de « résultat ». Qui les choisira, qui les évaluera ? Si ce sont les administrations elles-mêmes, on risque fort de se retrouver devant des problèmes similaires à ceux des indicateurs d'exécution du Gosplan, quand on voulait, par exemple, mesurer l'augmentation de la production de chaussures : on arrivait toujours au résultat voulu mais avec une surproduction de chaussures de petite taille et de chaussures dépareillées.
Il sera donc absolument nécessaire, même si j'ai beaucoup d'estime pour les services statistiques des divers ministères, de mettre en place des audits externes, voire de créer, auprès du Parlement, un organe permanent de contrôle statistique des résultats, car cette fonction, ne relève pas, selon moi, de la compétence de la Cour des comptes. Comment, ensuite, organiser le contrôle politique du Parlement, ou plus exactement de chacune de ses chambres ? Je sais très bien que cela relève du règlement de nos assemblées. Mais le vote de la loi de règlement, même rénovée, même plus précoce, ne suffira pas. D'ailleurs, pour que ce vote soit utile, il faudrait qu'il intervienne avant celui de la deuxième partie de la loi de finances.
Ce qui s'avérera nécessaire, ce sera la mise en place, au sein de nos commissions, de groupes de contrôle équivalents aux select committees britanniques, qui auditionneront les ministres sur les résultats de leur gestion, et - pourquoi pas ? - devant les caméras de télévision. Voilà pour La Chaîne parlementaire Public-Sénat un thème inépuisable !
En conclusion, je voudrais faire part d'une inquiétude et d'un espoir.
L'inquiétude, c'est que nous allons, une fois encore, adopter des procédures rigides en figeant des catégories juridiques face à des catégories économiques qui, elles, évoluent.
Comment pourrons-nous adapter ces règles face à l'évolution des finances publiques dans un contexte européen en complète mutation au cours des prochaines décennies ?
Comment allons-nous pouvoir, en son temps, insérer dans la loi organique les dispositions qui traduiront le nouvel équilibre des pouvoirs entre le niveau européen et le niveau français ? Un problème de révision se posera et exigera sans doute une adaptation régulière de ce texte.
Quant à l'espoir, il tient au travail accompli par la commission des finances, qui a été fructueux : la direction est tracée pour plus de transparence et de clarté dans la prise de décision budgétaire. N'hésitons pas, mes chers collègues, à aller encore plus loin, puisque nous en avons le pouvoir. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Gaillard.
M. Yann Gaillard. Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, je voudrais, une fois n'est pas coutume, délivrer un message optimiste, ce qui me poussera à commettre devant vous cette faute de goût qui consiste - chose affreuse ! - à se citer soi-même.
Cela pourra sans doute m'être pardonné puisque mon propos est de revenir sur un jugement pessimiste (sourires) que je m'étais permis de porter dans la Revue politique et parlementaire d'octobre 1999 sur les chances de voir réformer un jour notre procédure budgétaire.
Après avoir, comme tant d'autres, déploré la décadence du pouvoir budgétaire du Parlement, mais aussi après avoir salué les initiatives qui commençaient à bourgeonner dans nos deux assemblées, je m'étais aventuré - vous allez voir combien j'avais tort ! - à écrire ceci : « Il faudrait que le contrôle soit dédramatisé, comme une chose normale, et non comme une arme, maniée alternativement par les uns et les autres, suivant la couleur du gouvernement en place. Ce qui veut dire : convaincre les parlementaires de faire passer l'intérêt supérieur du Parlement en tant qu'institution - et donc de la démocratie - avant l'intérêt politique immédiat du camp auquel ils appartiennent. Pareille illumination collective ne s'est guère produite qu'une fois dans l'histoire : à la Pentecôte. »
Eh bien, la Pentecôte, nous en sortons ! A défaut de langues de feu et de glossolalie, peut-être avons-nous été touchés par cette grâce - qui sait ? - de nous comprendre mutuellement, Gouvernement et Parlement, majorité et opposition, Assemblée nationale et Sénat.
En écoutant les propos aussi réalistes qu'inspirés de notre président-rapporteur de la commission des finances et les encouragements des ministres qui étaient présents au début de nos débats, je me prends à espérer d'avoir eu tort et à regretter de m'être laissé aller à la paresse du scepticisme. Et, au risque de paraître tomber dans l'excès des nouveaux convertis, j'ai envie de croire que, pour la première fois depuis bien longtemps, et en dépit des précautions formulées par nos collègues MM. Oudin et Fréville, notamment, il existe une chance sérieuse de réformer enfin, ou plutôt d'entreprendre la réforme de notre procédure budgétaire.
Bien entendu, je ne m'aventurerai pas à analyser les raisons qui font que, dans une période qui n'est nullement irénique, à la veille de consultations électorales où tant de choses seront en jeu, les futurs adversaires acceptent de se mettre d'accord pour redéfinir ensemble la règle, ce qui est effectivement un grand mystère.
Sans doute se mêlent le talent et l'ardeur d'hommes de bonne volonté des deux côtés de l'échiquier politique, la certitude que notre système est obsolète, qu'il réduit les chances de la France en Europe. Peut-être aussi a joué le secret et légitime espoir de chaque camp, qui compte sur ses chances de tirer profit, le moment venu, de la remise en ordre qui aura été opérée ou, du moins, entreprise.
Ajoutons, tout le monde en est conscient, que la tâche est immense, qu'elle prendra des années et qu'il importe donc de créer l'irréversible dès maintenant.
A dire vrai, la meilleure explication est peut-être la plus simple : les esprits honnêtes, plus nombreux que ne le croient les observateurs chagrins de notre classe politique, savent que « ça ne peut plus continuer comme ça », et qu'il faudrait, enfin, doter la France, dans le cadre de la Constitution de la Ve République, d'un budget, d'une comptabilité et d'une procédure parlementaire dignes du XXIe siècle.
Mais il nous faut aussi être conscients, mes chers collègues, qu'en débattant chaque ligne de ce texte nous acceptons trois paris pascaliens : un pari sur la technique, un pari sur les institutions parlementaires et, à l'intérieur de celles-ci, un pari sur le bicamérisme.
Commençons par la technique.
Le rapport d'Alain Lambert éclaire d'une redoutable clarté un chantier dont la complexité aurait de quoi émousser tous les courages, sauf le sien, bien sûr. En effet, ce n'est pas seulement la procédure parlementaire qui, dans la discussion budgétaire, doit être revue : je dirai même que ce n'est pas d'abord elle. Rien ne serait fait si, en profondeur, l'ancien système de notre comptabilité publique n'était modernisé.
Prenons la nomenclature budgétaire, la substitution aux chapitres et aux articles par ministère des missions et des programmes avec, à la clé, la définition d'indices de performance. Cela n'est possible que si l'Etat parvient, enfin, à se doter, comme le réclamait d'ailleurs M. Jean Arthuis en son temps, d'une comptabilité analytique et d'une comptabilité patrimoniale.
En réalité, la rénovation de la procédure budgétaire n'a de sens que si la réforme de l'Etat est au bout de notre vote.
Tout ce qui nous est promis et qui tient ensemble, à savoir réforme, j'allais dire inversion du calendrier budgétaire, avec remise à sa place de la loi de règlement, fongibilité des crédits - asymétriques si l'on veut -, pluriannualité, interministérialité des missions, distinction du fonctionnement de l'investissement, compte de la dette, vote sur la variation nette de celle-ci, nouvelle dignité donnée au contrôle parlementaire, tout cela n'est-il pas trop beau pour être vrai ? C'est là qu'est le pari, celui que fait notre président-rapporteur, quand il rapporte honnêtement devant nous, je cite un paragraphe de la page 29 de son document écrit : « Toutefois, la proposition de loi ne garantit pas que ces principes seront effectivement mis en oeuvre. Si les programmes de demain sont les agrégats d'aujourd'hui, lesquels correspondent le plus souvent aux structures administratives existantes, aucun progrès véritable n'a été accompli. »
Il est vrai, dès la réfection de la nomenclature, ce b-a-ba de l'ambitieuse réforme, celle-ci risque d'être tuée dans l'oeuf. Autrement dit, il faut que les mots aient un sens et que la réalité des choses leur corresponde ... Mais, n'est-ce-pas, dans ce domaine comme dans d'autres, le problème de toute loi, de la loi avec un grand L ?
A ce pari technique, il n'est donc pas d'autre réponse que politique. Nous croyons qu'il faut gagner, qu'on peut gagner parce que le Parlement le veut. Eh oui ! le Parlement, qui ne nous avait pas habitués à tant de détermination. Mais n'oublions pas que la caractéristique, au fond bien mystérieuse, de cette loi organique, est son origine parlementaire. Après tout, l'ordonnance de 1959 était l'oeuvre de l'exécutif, même si elle a été haussée au niveau législatif par la mécanique des habilitations.
Le Gouvernement, c'est bien la première fois, n'est pas en première ligne ou bien feint de ne pas y être et, avec lui, la puissante administration des finances, qui devine peut-être qu'après l'échec de la réforme de M. Sautter, échec que, pour ma part, j'ai regretté, elle ne peut pas rater une deuxième réforme sans perdre définitivement sa crédibilité.
Au risque de paraître encore plus naïf, j'ose dire qu'en l'occurrence la maison de Bercy, notamment la direction du budget, n'a pas paru, au cours des auditions auxquelles nous avons participé, farouchement opposée à la réforme. Peut-être me trompé-je, mais on ne sent pas ce blocage décourageant par lequel elle sait si bien signifier un non possumus . Mme la secrétaire d'Etat nous le confirmera peut-être tout à l'heure.
Faisons donc comme si, et appuyons tous ensemble sur le levier parlementaire, pour soulever ce monde d'habitudes. Et s'il est moins long que celui d'Archimède, s'il ne suffit pas d'une poussée légère, appuyons le plus vigoureusement possible ! C'est de notre volonté collective, et d'elle seule, que peut venir le succès.
Mes chers collègues, il ne s'agit pas d'une réforme que l'opinion publique appréciera à sa juste valeur. Nous ne recueillerons pas grand-chose de plus qu'une indifférence bienveillante. Mais, justement, c'est notre affaire à nous. C'est nous que ça regarde et, si nous adhérons à la belle formule d'Alain Lambert sur le consentement éclairé à l'impôt, qui est notre raison d'être, nous n'avons pas le droit de laisser tomber, après être allés si loin dans l'affirmation.
M. Alain Lambert, rapporteur. On ne peut pas faire campagne sur ce texte !
M. Yann Gaillard. C'est particulièrement notre devoir, à nous sénateurs.
A l'intérieur de ce pari qu'est la restauration du Parlement, il en est un autre, qui ne s'en sépare pas, qui lui est consubstantiel, mais qui a été trop souvent occulté pendant ces années de cohabitation, je veux parler de la remise en marche du bicamérisme.
Il se trouve que - Dieu merci - cette proposition de loi organique nécessite l'accord du Sénat. Ah, bienheureuse occurrence ! Mais notre commission des finances a pris l'affaire avec habileté et modestie. Elle n'a été habitée par aucune vanité d'auteur. Bien qu'ayant beaucoup travaillé de notre côté, c'est bien volontiers que nous avons tenu compte de la prééminence de l'Assemblée nationale en matière budgétaire, voulue par notre Constitution, et que nous nous sommes coulés dans le moule de la proposition de M. Didier Migaud, texte qui, je n'hésite pas à le dire, est de qualité.
Mais, bien entendu, notre assemblée entend poser des garde-fous et des compléments, comme elle a déjà commencé à le faire dès la discussion générale. Le plus important est celui qui porte sur la dette. Il s'agit non pas de poser des questions de principe, comme au temps où certains ...
M. Michel Charasse. Giscard, en 1965 !
M. Yann Gaillard. ... voulaient faire de l'équilibre budgétaire la règle constitutionnelle, mais de créer un mécanisme - le vote de la variation nette de la dette - qui ne prétend pas atteindre à la vertu immédiate, mais oblige à se diriger vers elle... C'est la contribution essentielle et bien venue de M. Philippe Marini, notre rapporteur général, à cette proposition de loi. Il n'est pas question, bien entendu, d'y renoncer. Mais, enfin, n'élevons pas la voix, ce sont des choses qui se discutent entre collègues de bonne compagnie, du moins l'espérons-nous.
Ces dernières années, mes chers collègues de la majorité sénatoriale - les autres, que j'aime tout autant, m'excuseront de ne pas m'adresser à eux - nous n'avons pas été à la fête. Peut-être avons-nous tenté d'explorer des voies hasardeuses ; je pense aux budgets alternatifs, dont, en son rapport, le président Lambert avoue à demi-mot le demi-échec.
Mais comme nous avons été maltraités ! Je pense à cette commission mixte paritaire, tenue au palais du Luxembourg, qui se termina si vite, avant même d'avoir commencé, que nos agents n'avaient même pas eu le temps de dresser le buffet traditionnel, et que nos collègues du Palais-Bourbon s'en retournèrent sans le moindre verre. Au fond, d'ailleurs, ils ne l'avaient pas mérité ... (Sourires.) Anecdote ? Sans doute.
Et nous voici maintenant, par l'intermédiaire de nos commissions, contribuant d'égal à égal à une oeuvre qui sera peut-être historique. Oui, mes chers collègues, en m'apprêtant à voter cette proposition de loi, venue de l'Assemblée nationale et enrichie dans nos murs, je fais le voeu - et le pari - que nous ajoutions un chapitre incontournable aux futurs manuels de finances publiques. (Applaudissements sur les travées du RPR, de l'Union centriste et des Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées socialistes.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ? ...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.

Division et articles additionnels avant le titre Ier