RESPONSABILITÉ DU FAIT
DES PRODUITS DÉFECTUEUX

Adoption d'une proposition de loi en deuxième lecture

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion, en deuxième lecture, de la proposition de loi (n° 360, 1997-1998), adoptée avec modifications par l'Assemblée nationale en deuxième lecture, relative à la responsabilité du fait des produits défectueux. [Rapport n° 377 (1997-1998).]
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez aujourd'hui à vous prononcer, en deuxième lecture, sur la proposition de loi relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, que vous avez adoptée le 5 février dernier.
Je veux souligner, une fois encore, l'extrême urgence qui s'attache au vote de cette proposition de loi, qui tend à transposer en France une directive communautaire qui aurait dû l'être avant le 30 juillet 1988.
Je rappelle que notre pays est le seul Etat membre à n'avoir pas satisfait à cette obligation et qu'il a été condamné, à ce titre, pour manquement par la Cour de justice des communautés européennes, le 15 janvier 1993.
J'avais indiqué, en première lecture, qu'un recours en manquement sur manquement était imminent.
Mes craintes se sont, hélas ! confirmées, puisque la Commission a fait publiquement connaître, le 1er avril dernier, sa décision de saisir la Cour de justice et de demander que des sanctions financières soient infligées à notre pays au titre de l'article 171 du traité de Rome, en proposant de prononcer une astreinte de 158 250 écus par jour, soit une somme d'environ 1 107 750 francs.
La Commission doit maintenant formaliser la requête qu'elle présentera à la Cour.
Vous comprendrez aisément que, dans l'intervalle, il est impératif que la proposition de loi soit définitivement adoptée. Ce n'est qu'à ce prix que la Commission se désistera de sa demande contre la France.
Je ne reviendrai pas sur l'économie générale du texte que vous avez déjà eu à connaître au mois de février et qui a été voté conforme par l'Assemblée nationale, à l'exception de trois articles qui posent des difficultés d'inégale importance.
Dans l'ordre des difficultés croissantes, je commencerai par l'article 7 de la proposition de loi, relatif à la responsabilité des constructeurs.
La rédaction issue du vote de l'Assemblée nationale fait clairement apparaître que les constructeurs n'échappent au régime prévu par la présente proposition de loi que lorsque leur responsabilité peut être recherchée sur le fondement des articles 1792 et suivants du code civil.
Le texte précise la situation des sous-traitants dont rien ne justifie l'assimilation à celle des constructeurs au regard de la directive. En effet, ces derniers ne sont pas soumis à la responsabilité prévue par les articles 1792 à 1792-6 du code civil, mais relèvent, à l'égard du maître de l'ouvrage, de la responsabilité délictuelle de droit commun. En conséquence, il ne serait pas justifié qu'ils soient exclus du champ d'application de la présente proposition de loi.
La commission des lois s'est ralliée à ce point de vue puisqu'elle n'a pas déposé d'amendement sur ce point, et je m'en félicite.
J'en viens maintenant à la question de la mise en circulation du produit.
Je m'étais opposée à la modification que vous aviez apportée à l'article 6 de la proposition de loi, qui ne me paraissait pas garantir la sécurité juridique puisqu'elle empêchait la fixation à un moment précis de la mise en circulation.
L'Assemblée nationale, suivant à cet égard sa commission des lois, a réintroduit, par voie d'amendement, la notion d'unicité de mise en circulation du produit.
Je m'en suis alors remise à la sagesse des parlementaires, car les services de la commission ont fait savoir que l'inscription dans la loi d'un principe de mise en circulation unique leur paraissait constituer une mauvaise transposition de la directive.
Je crois que cette divergence d'analyse repose sur un malentendu : chacun s'accorde à considérer que la mise en circulation ne peut s'apprécier qu'à l'égard d'un produit déterminé. Ainsi ne se produira-t-elle pas au même moment selon que l'on envisage les parties composantes encore individualisables d'un produit ou le produit fini lui-même.
Je ne pense donc pas qu'il y ait opposition de fond entre la commission et le Gouvernement.
Dans ces conditions, je ne verrai pas d'objection à ce que le texte de transposition s'en tienne à la formule générale du premier alinéa de l'article 6, en laissant aux tribunaux le soin d'apprécier la notion de mise en circulation.
J'en arrive, enfin, au coeur de notre débat, c'est-à-dire au premier alinéa de l'article 12 bis relatif aux limitations, que je crois nécessaires, au principe d'exonération pour risque de développement.
L'Assemblée nationale a adopté, en deuxième lecture, un amendement du Gouvernement qui exclut que le producteur puisse s'exonérer de sa responsabilité de plein droit en invoquant le risque de développement lorsque sont en cause les catégories très particulières de produits que constituent les éléments du corps humain, les produits qui sont issus de celui-ci, ainsi que tout autre produit de santé.
Il est désormais acquis que le Parlement, dans le souci de trouver un équilibre entre les droits des victimes et les obligations des industriels, a posé le principe, à l'article 12 de la proposition de loi, de l'exonération pour risque de développement.
Reste à déterminer si ce principe doit être absolu ou si, comme je le pense, il doit comporter une exception. Je souhaite que la portée de celle-ci soit bien comprise.
Elle ne modifie pas, sur le fond - cela doit être dit et répété - le droit actuel. Il s'agit d'une affirmation de nature symbolique que la France, en gardant présents à l'esprit les drames récents, doit formuler pour ces catégories de produit, quel que soit le fondement de l'action entreprise par la victime.
Le principe qui prévaut dans notre droit positif, celui d'une obligation de sécurité absolue qui ne peut pas s'effacer, même lorsque peut être démontré le caractère indécelable du défaut, ne doit en aucune manière perdre de sa force, s'agissant de ce type de produits, dont il est acquis que l'innocuité absolue ne pourra jamais être certaine et dont nous savons qu'ils peuvent générer des dommages sériels.
Bien évidemment, toutes les victimes pourront continuer à bénéficier, pour l'ensemble des produits, d'une garantie de sécurité absolue dès lors qu'elles se placeront sur le terrain du droit national.
Mais, tirant les leçons de l'expérience, nous devons nous garder d'inscrire dans les textes une cause générale d'exonération pour risque de développement, qui inclurait l'utilisation des éléments du corps humain, des produits qui sont issus de celui-ci, ainsi que des médicaments et des dispositifs médicaux.
Chacun sent bien qu'il s'agit d'un sujet qui dépasse les questions de consommation pour toucher directement aux préoccupations de santé publique, auxquelles l'opinion publique française est, à juste titre, très sensible.
Le principe de sécurité absolue ressort, jusqu'à présent, d'une construction jurisprudentielle dont rien, il est vrai, ne permet de supposer qu'elle puisse être remise en cause pour ces produits comme pour les autres. Mais, je le souligne à nouveau, le Gouvernement n'entend prendre aucun risque.
Il ne s'agit pas de freiner le secteur de la recherche médicale dont les progrès - parce qu'ils seraient mal maîtrisés - ne pourraient pas être poursuivis.
Demain, comme ils le font aujourd'hui et comme ils l'ont fait hier, les milieux professionnels assumeront les risques, même indécelables, liés à l'utilisation de leurs produits.
Ne nous trompons pas de débat : il ne s'agit ni de revenir en arrière, ni de bouleverser notre paysage juridique ; il s'agit d'ancrer dans notre législation des solutions que nous appliquons depuis une dizaine d'années déjà.
Il ne s'agit pas davantage, en matière de produits de santé, d'occulter la question de l'aléa thérapeutique, qui, je le sais, préoccupe, à juste titre, plus d'un parmi vous.
Mais nous devons nous garder de faire un amalgame entre cette question de l'aléa thérapeutique et celle de la responsabilité du fait des produits défectueux.
Ces deux questions ne se posent pas, en effet, dans les mêmes termes : l'aléa thérapeutique pose un problème d'indemnisation, et non de responsabilité, et a trait avant tout à l'acte médical lui-même, même s'il n'exclut pas l'utilisation des médicaments et des dispositifs médicaux.
C'est pourquoi la question de l'aléa thérapeutique doit trouver une solution spécifique, et vous savez que le Gouvernement s'y emploie actuellement.
Pour l'heure, il s'agit de maintenir en ce domaine les règles du droit positif.
La démarche me paraît raisonnable et je constate avec satisfaction que la commission des lois du Sénat s'y rallie.
Je conclurai en rappelant que le vote d'aujourd'hui est trop grave pour que la France diffère encore l'adoption d'une directive qui s'impose à nous depuis bientôt treize ans.
Nos concitoyens ne comprendraient pas qu'il ne soit pas mis un terme à des discussions qui relèvent plus de spéculations doctrinales que d'un véritable enjeu national.
Le débat doit être définitivement tranché. Il nous appartient à tous, cet après-midi, de donner une leçon de sagesse. (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen. - M. Cabanel applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, une nouvelle fois - je ne les compte plus puisque nous avons commencé notre travail en 1992 ; c'est déjà de l'histoire ancienne - nous sommes aux prises avec ce problème de la responsabilité du fait des produits défectueux. Nous arrivons maintenant au terme de nos travaux.
Voilà un instant, Mme la ministre a rappelé les données fondamentales du problème. Je serai donc aussi concis que possible, d'autant que le texte que nous avions voté en première lecture a été adopté par l'Assemblée nationale dans la quasi-totalité de ses articles, à l'exception - je l'indique d'emblée - de trois d'entre eux.
Il me paraît toutefois de mon devoir de faire un certain nombre de rappels.
Il s'agit d'une directive ancienne, puisqu'elle date de 1985. Elle s'applique à l'ensemble des Etats de la Communauté européenne. Elle établit donc un dénominateur commun qui peut se trouver tantôt au-dessus et tantôt au-dessous des systèmes institués dans chaque Etat membre. Il faut bien trouver une moyenne qui soit applicable par tous.
La principale caractéristique de cette directive consiste à créer ce que l'on appelle, dans le jargon juridique, « un régime de responsabilité réputée de plein droit du producteur en cas de dommages causés par un défaut de son produit aux personnes ou aux biens autres que le produit lui-même, dès lors que sont établis par la victime le dommage, le défaut du produit et le lien de causalité entre le défaut et le dommage ». Encore faut-il préciser - cela est très important pour la compréhension de l'ensemble du texte - que le défaut du produit réside dans le fait que le produit, selon le texte lui-même, est déclaré défectueux lorsqu'il ne répond pas à l'attente légitime de sécurité du consommateur, compte tenu d'un certain nombre de circonstances. Parmi celles-ci, le texte vise expressément la date de mise en circulation du produit. Voilà ce qui constitue l'essentiel.
Le régime instauré concerne tout meuble, et donc uniquement les produits. J'indique au passage - et cela tranche la question du risque thérapeutique de manière tout à fait claire - que le risque thérapeutique est lié au service du médecin ou de l'hôpital. Le texte ne concerne pas la responsabilité du fait des services. On s'en est quelquefois plaint, mais la directive est ce qu'elle est ; il n'est pas question d'y ajouter sur ce point. En l'occurrence, il ne s'agit donc que des produits. C'est pourquoi la notion de risque thérapeutique, tout en étant voisine, sans doute - vous l'avez rappelé, madame la ministre - est fondamentalement distincte du point de vue de l'analyse juridique.
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Hélas, non !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. La directive écarte toute différence entre les demandeurs selon qu'ils ont été mis en relation avec un produit par un contrat ou pas, distinction fondamentale dans le droit français.
Elle centre la responsabilité sur le producteur considéré comme le principal agent de la production. Sont néanmoins assimilés au producteur l'importateur et, à titre subsidiaire, le vendeur lorsque le producteur ou l'importateur ne peut être identifié. Nous sommes d'ailleurs allés encore plus loin dans notre texte.
Elle écarte la possibilité de prévoir dans les contrats des clauses limitatives ou exonératoires de la responsabilité qu'elle institue. La mise en oeuvre de la responsabilité du producteur est enfermée dans des délais qui sont plus courts que ceux qui sont prévus dans notre droit. La directive comporte d'ailleurs un délai général de responsabilité, ce qui n'est pas habituel dans notre système juridique.
Enfin, elle offre trois options pour chacun des Etats membres.
Première option : inclure ou ne pas inclure les produits agricoles et les produits de la chasse dans le champ d'application du nouveau dispositif. Depuis, est en cours d'élaboration une nouvelle directive qui incite à l'inclusion de ces produits. Nous avons devancé, avec l'Assemblée nationale, cette nouvelle directive puisque nous avons inclus lesdits produits. Cette option est donc réglée.
Deuxième option - c'est probablement le point qui reste le plus en débat s'agissant uniquement des produits de santé - la directive laisse à chaque Etat membre le soin de choisir d'exonérer ou non les producteurs pour ce qu'il est convenu d'appeler « le risque de développement ».
Enfin, troisième option : la directive autorise les Etats membres à limiter la responsabilité grâce à des systèmes forfaitaires ou à des maxima. Nous ne sommes pas entrés dans cette voie. Aussi, la question ne se pose plus aujourd'hui.
Comme cela a été rappelé - il n'est donc pas nécessaire d'y revenir - nous avons en quelque sorte le couteau sous la gorge, en tout cas le portefeuille de l'Etat est concerné, puisque la France est menacée de sanctions, d'ailleurs très lourdes, si nous continuons à nous abstenir de transposer cette directive. Par conséquent, l'urgence est incontestable.
Après Mme la ministre, je répète qu'il s'agit - et cela me paraît important - d'un débat extrêmement relatif. Je crains que certains d'entre nous ne l'aient pas réalisé.
Le débat est très relatif car la directive dispose, en son article 13, que la transposition ne saurait aboutir à diminuer le niveau de protection des consommateurs exposés à des produits défectueux. Par conséquent, elle ne peut avoir pour effet d'abaisser le niveau de protection des utilisateurs-consommateurs. Vous l'avez rappelé, madame la ministre, il s'agit d'un problème non pas de consommation, mais de sécurité générale. L'article 19 de la proposition de loi, qui a été adopté conforme, reprend ce texte. Cette disposition figure donc dans la directive et figurera dans notre droit positif.
Quel que soit notre souhait, nous ne pouvons pas aboutir à un abaissement du niveau de protection. D'ailleurs, cela me paraît assez compréhensible s'agissant d'une directive européenne. En effet, il serait surprenant qu'elle puisse provoquer une régression de l'état de droit dans tel ou tel Etat membre.
Je n'énumérerai pas - cela figure dans le rapport écrit - les dispositions sur lesquelles vous vous êtes prononcés, mes chers collègues, et qui ont toutes été reprise par l'Assemblée nationale. Cependant, une divergence demeure entre la commission des lois du Sénat et vous-mêmes sur la question du risque de développement. La commission avait considéré qu'il n'y avait pas lieu d'accepter ce principe d'exonération. En effet, tout en sachant que la directive ne pouvait abaisser le niveau de protection, il lui semblait souhaitable d'établir une certaine harmonisation entre la directive et le droit français qui est actuellement en vigueur, notamment sur les points les plus importants.
Sur cette question du risque de développement, à laquelle on attache une importance un peu exagérée - mais elle a un effet emblématique que l'on ne peut ignorer - il pouvait y avoir un divergence. En 1992, ce point avait fait l'objet d'un débat avec votre prédécesseur, M. Vauzelle. Désormais, la jurisprudence, qu'il s'agisse de l'ordre administratif ou de l'ordre judiciaire classique, est importante. Une récente étude du Conseil d'Etat, qui fait le point de la question, montre clairement que le risque de développement n'est pas pris en compte comme cause d'irresponsabilité dans le droit français.
Il a paru raisonnable à la commission de ne pas le retenir lors de la transposition de la directive, afin de ne pas déséquibrer le droit. Toutefois, votre assemblée, dans sa grande sagesse, bien entendu, n'a pas suivi la commission et a admis l'irresponsabilité, même si ce terme paraît gênant, pour risque de développement. Elle a même refusé l'exception que proposait le Gouvernement, et que nous avions d'ailleurs suggéré d'étendre à tous les produits touchant au corps humain, notamment les produits alimentaires. Cette exception n'avait donc pas été retenue par le Sénat. L'Assemblée nationale a retenu cette exception, mais en la limitant aux produits de santé.
Encore une fois, le débat est théorique, car les victimes qui craindraient que l'action qu'elles engagent ne risque de se heurter à l'invocation de l'exonération pour risque de développement n'auront qu'à se référer au droit français classique, tel qu'il résulte de la jurisprudence. En effet, le droit dont elles disposaient jusqu'à présent est maintenu.
Madame la ministre, vous avez bien voulu le rappeler en maintes circonstances, et encore tout à l'heure. Je lis l'une de vos déclarations : « En l'état actuel de notre droit positif, les victimes bénéficient d'une garantie de sécurité absolue, garantie qui n'est pas susceptible d'être battue en brèche par le caractère indécelable du vice. Cette garantie continuera à s'appliquer dès lors que la victime se placera sur le terrain du droit national. ».
Il est donc à prévoir que, dans les actions à venir, les justiciables invoqueront tel article du code civil - ils commenceront par celui qu'ils voudront - et, à titre subsidiaire, tel autre. En effet, s'ils se heurtent à une difficulté, ils reviendront ainsi au droit classique.
J'ai tenu les même propos à cette tribune, au nom de la commission des lois. A l'Assemblée nationale, M. Forni, au nom de la commission des lois, a tenu lui aussi les mêmes propos. Il n'y a donc pas de divergence d'interprétation sur ce maintien intégral de notre système juridique en matière de responsabilité du fait des produits, tel qu'il existe actuellement et, je le répète, dans les deux ordres de juridiction.
Il résulte de cette situation que toute victime sera en présence d'un choix entre ces deux voies. Cette démarche est un peu archaïque et la commission des lois aurait souhaité l'éviter. Cela nous ramène, pour les historiens du droit, au système du droit romain dans lequel existaient des actions différentes, chacune ouvrant certaines possibilités mais étant soumise à des procédures particulières. On était à chaque fois dans des logiques différentes.
Coexisteront donc deux logiques différentes.
En premier lieu, il y aura la voie qui consiste à invoquer la directive : ce sont les futurs articles 1386 et suivants de notre code civil. Elle présentera l'avantage de la simplification puisque l'on ne distinguera pas entre le contractuel et le non-contractuel. On aura une responsabilité de plein droit, encore que cela ne me semble pas si évident que cela ; j'attends de voir quelle sera la jurisprudence sur ce point. Mais on disposera de des délais plus courts que dans le droit classique et on aura la possibilité d'invoquer l'exonération pour le risque de développement, c'est-à-dire que le producteur pourra tenter de faire la preuve qu'il ne pouvait pas savoir que le produit qu'il a mis sur le marché présentait un danger en l'état des connaissances de l'époque.
En second lieu, il y aura l'action classique telle qu'elle existe actuellement. Elle est plus compliquée puisqu'elle ne se présente pas de la même façon selon que l'on est dans une relation contractuelle, que l'on est l'acheteur ou la victime du produit sans l'avoir acheté : situations délictuelles ou quasi délictuelles. Cela est assez compliqué, mais un juriste rôdé à son métier n'y trouvera pas grande difficulté.
Dans ce cas, au travers de cette complication, la responsabilité sera parfaitement établie, la jurisprudence consacrant non pas une obligation de résultat - une telle obligation, en matière de santé, pourrait être l'obligation de guérir, ce qui n'existe pas - mais une obligation de sécurité, c'est-à-dire l'obligation de ne pas mettre en circulation des produits ne présentant pas des conditions de sécurité satisfaisantes.
Quoi qu'il en soit de cette distinction que j'ai cru nécessaire de rappeler pour montrer le caractère quelque peu relatif et peut-être symbolique de notre débat, seuls trois articles de la proposition de loi restent en discussion, puisque l'Assemblée nationale a confirmé la plupart des solutions retenues par le Sénat : la question de la mise en circulation unique ou multiple, la question de la prise en compte ou de la non-prise en compte des sous-traitants dans le domaine du bâtiment et, enfin, la question de savoir si l'exonération pour risques de développement bénéficiera ou non aux produits de santé.
S'agissant de la mise en circulation unique ou multiple, la question est tout à fait simple, et j'avoue ne pas très bien comprendre la position de l'Assemblée nationale.
L'idée est que des délais courent à partir de la mise en circulation. Ainsi, le délai de la responsabilité est de dix ans, ce qui, pour certains produits, peut paraître court ; mais, compte tenu de l'accélération de la production et du flux tendu, cette durée paraît tout de même, dans la plupart des cas, satisfaisante.
La question, comme toujours en matière de délai, est de savoir quel est le point de départ. Les responsabilités cumulées des producteurs, des grossistes et des vendeurs détaillants, que nous avions admises, aboutissent à la nécessité de plusieurs points de départ. En effet, il serait tout à fait curieux et, de plus, extrêmement injuste de réduire le délai accordé au dernier acquéreur, c'est-à-dire l'utilisateur, sous prétexte que le produit aurait été conservé pendant un certain nombre d'années chez le producteur ou chez le grossiste. Cela ne correspondrait pas du tout, à mon avis, à l'esprit du texte.
Il est évident que le délai court à compter du moment où le produit a été mis réellement en circulation dans le public pour la dernière fois, et c'est la raison pour laquelle nous vous demanderons, mes chers collègues, par un amendement qui sera d'ailleurs le seul que j'aurai à présenter, de rétablir la pluralité des mises en circulation.
Par ailleurs, une question assez obscure concerne le secteur de la construction. Je rappelle que, d'une manière générale, la directive ne s'applique pas aux immeubles. Cependant, elle peut s'appliquer aux meubles qui sont incorporés à ceux-ci, ce qui crée un problème. On a admis que les professionnels, ou plutôt, puisque l'Assemblée nationale a préféré cette formule - les raisons de cette préférence me paraissent contestables, mais peu importe, ce point ne me gêne pas - « les personnes » qui sont soumises aux prescriptions des articles 1792 et suivants relatifs aux garanties biennale et décennale échapperaient à ce système de responsabilité, et ce afin de ne pas compliquer davantage leur situation.
Dans l'esprit du Sénat, à partir du moment où cette exception était admise en faveur des constructeurs en général, elle devait jouer, qu'il s'agisse d'un constructeur à titre principal ou d'un sous-traitant. En effet, ce qui explique cette différence de traitement, ce sont les techniques mises en oeuvre. Or, que l'on recoure à ces techniques de construction en qualité d'entrepreneur principal ou en qualité de sous-traitant, le travail est le même. On ne voit donc pas pourquoi il y aurait deux régimes différents.
Cela étant, il nous semble que l'Assemblée nationale, contrairement à ce qu'elle a cru, n'exclut pas totalement les sous-traitants : elle a souhaité en effet limiter cette exclusion aux personnes dont la responsabilité peut être recherchée sur le fondement des articles 1792 à 1792-6 et 1646-1 du code civil. Or les sous-traitants eux-mêmes, en vertu de l'article 1792-4 du même code, peuvent être exposés aux alinéas de l'article 1792 et, dans ces conditions, ils remplissent bien la condition nécessaire pour bénéficier de cette exclusion.
Telle est, en tout cas, notre interprétation. C'est la raison pour laquelle, sur ce point, qui relève d'ailleurs plus d'une querelle d'école que d'une querelle concrète, il nous a semblé raisonnable de ne pas modifier la rédaction de l'Assemblée nationale, étant entendu, cependant, que nous croyons pouvoir l'interpréter différemment.
Reste enfin la question des risques de développement. Mais, comme je pense que nous en parlerons tout à l'heure, « au corps à corps » (sourires), si je puis dire,...
M. Charles Descours. C'est peut-être excessif !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. ... même si ce sera naturellement avec toute la sérénité voulue, je réserve mes explications sur ce point pour la suite de notre discussion, soucieux de ne pas lasser votre attention, mes chers collègues, surtout l'attention de ceux qui me seraient le moins favorables, à supposer qu'il y en ait parmi vous - mais il faut tout craindre dans ce genre d'affaires !
Je dirai simplement que la commission des lois a examiné les amendements avec toute la considération qu'ils méritaient et en a longuement débattu.
Il lui a semblé que la nécessité de distinguer les produits de santé des autres reposait tant sur une raison de fait, compte tenu de l'ampleur des risques engendrés par les produits de santé, que sur une raison de droit, dont je m'expliquerai tout à l'heure.
Compte tenu de ces deux raisons, la commission des lois, à une large majorité - j'ai le regret de le dire à nos collègues et amis de la commission des affaires sociales - n'a pas cru pouvoir retenir leur amendement.
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Nous verrons si la même majorité se retrouve tout à l'heure !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. C'est sous le bénéfice de ces observations, mes chers collègues, que la commission des lois vous invite à adopter les articles restant en suspens, sous réserve de l'adoption de l'amendement auquel j'ai fait allusion et sur lequel je reviendrai dans un instant.
M. le président. La parole est à M. Huriet.
M. Claude Huriet. Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, en deuxième lecture, le Sénat est aujourd'hui appelé à confirmer son vote de première lecture sur l'importante question de la responsabilité du fabricant en matière de risques de développement.
En première lecture, l'Assemblée nationale avait adopté un texte qui nous paraissait bon. Elle a cru devoir y renoncer - temporairement, je l'espère - sur l'initiative du Gouvernement, qui a proposé que seuls les fabricants de produits de santé soient responsables d'éventuels défauts que l'état des connaissances ne permettait pas de prévoir au moment de la mise sur le marché.
Je m'adresserai d'abord à M. le rapporteur pour lui confirmer qu'il n'est question pour aucun d'entre nous d'abaisser le niveau de sécurité et de protection du consommateur.
Le travail largement engagé ou soutenu par la commission des affaires sociales du Sénat démontre, si nécessaire, le contraire. Voilà des années que, à travers nos travaux parlementaires, nous avons pour objectif de renforcer la sécurité sanitaire des consommateurs. Pourquoi, dans une opportunité pareille, serions nous amenés à changer d'attitude ?
Le Gouvernement avait déjà proposé, sans succès, cet amendement en première lecture. Je souhaite que nous confirmions aujourd'hui notre opposition à un texte qui présente des inconvénients redoutables pour la santé de nos concitoyens. En effet, il compromet, quoi que vous en disiez, la recherche et l'innovation dont bénéficient les malades. En outre, il peut légitimement être interprété comme un signe que le Gouvernement veut remettre à plus tard le règlement de l'importante question de l'aléa thérapeutique.
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Très bien !
M. Claude Huriet. Madame le ministre, vous venez de dire à l'instant - acte doit vous en être donné - que le Gouvernement s'emploie à apporter une réponse à l'aléa thérapeutique. C'est, à ma connaissance, un scoop car, jusqu'à présent, malgré des initiatives parlementaires très diverses prises tout récemment encore à l'Assemblée nationale, je n'avais pas acquis la conviction que le Gouvernement cherchait enfin à apporter, dans les mois qui viennent, une réponse à l'aléa thérapeutique.
A l'Assemblée nationale, la question des compétences de ces dispositions sur la recherche et les progrès thérapeutiques a d'ailleurs été largement débattue, notamment sur l'initiative de Mme Catala, auteur de la proposition de loi, et de M. Forni, rapporteur de la commission des lois.
La réflexion sur ce point crucial est particulièrement importante, notamment en matière de traitement de maladies graves telles que le sida ou les cancers, où rien ne doit retarder ni compromettre l'accès des maladies aux nouvelles possibilités thérapeutiques. Tel est l'objet de l'autorisation temporaire d'utilisation, l'ATU.
Le code de la santé publique prévoit, en son article L. 601-2, que des médicaments peuvent être utilisés à titre exceptionnel dès avant le stade de l'autorisation de mise sur le marché, l'AMM, pour traiter des maladies graves ou rares lorsqu'il n'existe pas de traitement approprié et que l'efficacité de ces nouveaux médicaments est fortement présumée au vu des résultats d'essais auxquels il a été procédé en vue de l'obtention de l'AMM.
Ces médicaments se voient délivrer une autorisation temporaire d'utilisation, qui est accordée à condition qu'elle soit sollicitée dans le cadre d'un protocole thérapeutique.
Cette procédure est très importante pour certains malades, qui bénéficient ainsi des plus grandes innovations thérapeutiques dans les meilleurs délais. Ce fut récemment le cas pour l'application de la trithérapie dans le traitement du sida.
Vous avez indiqué à l'Assemblée nationale, madame le ministre, que le régime de responsabilité applicable aux autorisations temporaires d'utilisation n'était en aucun cas modifié par la transposition de la directive, et vous avez fait référence à la loi du 20 décembre 1988 - mon collègue Franck Sérusclat et moi-même avons quelques raisons de bien la connaître ! - qui prévoit un régime de responsabilité sans faute du fabricant.
Permettez-moi de vous dire, madame le ministre, que tel n'est pas le cas. En effet, les autorisations temporaires d'utilisation n'entrent pas dans le champ d'application de cette loi sur la recherche biomédicale. Elles sont soumises aux mêmes règles que celles qui s'appliquent aux médicaments ayant obtenu une autorisation de mise sur le marché.
La loi du 20 décembre 1988 s'applique aux seules recherches biomédicales et non aux médicaments sous ATU, tels que les trithérapies.
L'adoption par le Sénat du texte voté par l'Assemblée nationale à l'article 12 bis aurait donc des conséquences très graves pour de nombreux malades atteints de pathologies au pronostic redoutable en l'absence de nouvelle thérapie.
Comment, en effet, l'Etat pourra-t-il demander à l'industrie de consentir à mettre sur le marché, de façon anticipée, des médicaments innovants alors que les fabricants seront déclarés responsables par avance de tout dommage ?
M. Charles Descours. Evidemment !
M. Claude Huriet. On ne peut pas à la fois souhaiter que l'industrie innove, exiger d'elle un « comportement citoyen » en faveur de malades et la considérer comme responsable de tout risque de développement.
Ma deuxième réflexion concerne la question lancinante de l'indemnisation de l'aléa thérapeutique.
Les questions du risque de l'innovation et de l'aléa sont étroitement liées. L'aléa médical est, à l'évidence, plus susceptible de résulter de thérapeutiques innovantes que de thérapeutiques qui ne le sont pas, et nul ne conteste que toute victime d'un dommage peut prétendre obtenir réparation.
En proposant cet amendement à l'Assemblée nationale, madame le ministre, peut-être avez-vous souhaité rassurer les assocations de victimes d'aléas thérapeutiques, notamment celles de l'hépatite C post-transfusionnelle.
A ce propos, permettez-moi de vous poser une question qui est essentielle à mes yeux et qui ne laisse pas les victimes indifférentes : compte tenu de l'ampleur de la dissémination du virus de l'hépatite C par voie transfusionnelle, qui paiera, madame le ministre ?
M. Charles Descours. Bonne question !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Excellente question !
M. Claude Huriet. Les établissements de transfusion sanguine, qui sont désormais assurés exclusivement pour les risques encourus par les donneurs et non plus par les receveurs ?
M. Charles Descours. Cinquante milliards !
M. Claude Huriet. Ce qui importe aux personnes atteintes par le virus de l'hépatite C, ce n'est pas de savoir que les centres de transfusion seront qualifiés de responsables, alors même que, jusqu'en 1990, aucun test ne permettait de détecter la présence du virus dans le sang et que les établissements n'auront pas les financements nécessaires ; ce qui leur importe avant tout, c'est d'obtenir une juste indemnisation pour les dommages subis.
On le voit, le risque de développement ne concerne pas la seule industrie pharmaceutique - dont nul ne doit ignorer la contribution aux progrès de la médecine - mais il concerne tous ceux qui, entreprises privées ou structures publiques, y apportent une large part.
A ce titre, l'amendement du Gouvernement doit être combattu, au nom de la santé publique et non pour défendre tels ou tels intérêts particuliers.
M. Charles Descours. Exactement !
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Très juste !
M. Claude Huriet. Pour toutes ces raisons, je m'associe évidemment à l'amendement que M. Jean-Pierre Fourcade défendra tout à l'heure au nom de notre commission des affaires sociales. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Charmant.
M. Marcel Charmant. Monsieur le président, Madame le garde des sceaux, mes chers collègues, il n'est pas utile de revenir sur l'historique de la transposition de la directive européenne de 1985 instituant une nouvelle responsabilité du fait des produits défectueux. Chacun ici sait le retard pris par la France en ce domaine : nous sommes aujourd'hui le seul pays de la Communauté à ne pas avoir procédé à la transposition, et nous sommes d'ailleurs menacés d'une très lourde condamnation.
Il convient, à ce stade du débat, de rappeler plusieurs points.
D'abord, la transposition ne se substitue pas à notre propre régime de responsabilité. Une fois la directive transposée, il sera toujours loisible à une victime d'obtenir réparation sur la base des principes de notre droit national. La présente proposition de loi ne peut dont être ressentie comme un affaiblissement de la protection des consommateurs.
Ensuite, il convient de se souvenir que, lorsque la directive a été adoptée, la règle de l'unanimité prévalait. Elle est donc le résultat d'un compromis non seulement entre les Etats membres, mais aussi entre les intérêts de l'industrie et des consommateurs.
Enfin, il est manifeste que cette directive visait les produits industriels de consommation courante et non des produits plus spécifiques, notamment ceux qui ont trait à la santé. Or le débat d'aujourd'hui porte principalement sur ce point.
Lors de la première lecture, ici, au Sénat, nous avions engagé le débat sur le lien existant entre ce texte et certaines dispositions législatives sur l'aléa thérapeutique. C'est parce que nous avions perçu cette volonté dans votre intervention, madame la ministre, que nous avions alors soutenu votre amendement à l'article 12.
Nous ne saurions accepter le texte qui nous est proposé aujourd'hui sans réflexion, sans débat et en l'absence d'assurances de votre part sur cette question. C'est dans cet esprit que, fidèles à notre position, nous proposerons un amendement précisant un calendrier de travail sur l'aléa thérapeutique et sur son lien avec la présente proposition de loi. Mon ami François Autain aura l'occasion de développer ce point.
Quoi qu'il en soit, je voudrais attirer votre attention sur le fait que, si le texte qui nous est soumis était adopté en l'état, nous ferions bénéficier tous les producteurs du principe de l'exonération pour risques de développement à l'exception des professionnels des produits de santé, alors que, pour eux, la mise sur le marché répond à des dispositions très précises et ne peut se faire sans autorisation de l'Etat.
Par ailleurs, il convient de noter que les risques qui pèsent sur nos concitoyens dans le domaine de la santé peuvent résulter de bien d'autres produits que les produits médicaux. Cela doit nous conduire à une réflexion plus large, dépassant le cadre de la présente proposition de loi. Si un régime particulier de responsabilité doit être recherché, nous ne pouvons pas faire, en effet, l'économie d'un débat sur le mode d'indemnisation des risques sériels.
Un autre point reste en débat entre l'Assemblée nationale et le Sénat, au sujet de la notion de mise en circulation.
Dans un souci de sécurité juridique, nous considérons qu'il ne peut y avoir qu'une seule mise en circulation, correspondant au moment précis où le producteur s'est dessaisi du produit. Aussi, nous ne partageons pas la solution proposée par M. le rapporteur, qui estime qu'il doit y avoir autant de mises en circulation que d'interventions des professionnels.
Nous arrivons au terme des délais qui nous ont été impartis pour transposer la directive européenne. Depuis 1992, le Parlement et les gouvernements successifs n'ont pas réglé les problèmes posés par la transposition de cette directive. Ne serait-il pas sage d'en rester à la position adoptée par la quasi-totalité des pays de la Communauté, c'est-à-dire au principe d'exonération de responsabilité pour risques de développement, et de mettre en chantier la loi sur l'aléa thérapeutique, si fortement réclamée ? On peut se poser légitimement la question. Puisse notre débat d'aujourd'hui nous permettre d'y apporter la bonne réponse. Vos propos, madame la ministre, seront déterminants. (Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à M. Cabanel.
M. Guy Cabanel. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi qui parvient aujourd'hui en deuxième lecture devant le Sénat a déjà une longue histoire, chacun la connaît ici.
Sur les détails du cheminement de ce texte, je ne souhaite pas revenir. Je note cependant dès à présent que, tout au long des péripéties de la transposition française de la directive de 1985, le problème de l'exonération éventuelle des producteurs en cas de dommage causé par un risque de développement a, à lui seul, donné lieu à l'essentiel des désaccords et à la relative paralysie législative que nous connaissons.
Aujourd'hui, à nouveau, ce problème resurgit avec l'adoption, par l'Assemblée nationale, d'un amendemeent du Gouvernement précédemment rejeté par le Sénat.
Du texte initial, il ne reste plus véritablement en débat que le problème de l'exonération des producteurs de produits dits de santé. C'est un point délicat, lourd de conséquences pour l'industrie pharmaceutique et pour celle, naissante, des biotechnologies, mais aussi pour les patients traités par ces produits.
Ce débat témoigne d'un légitime souci de voir une indemnisation des préjudices garantie par la loi. Ce souci est compréhensible, il explique à l'évidence la démarche de l'Assemblée nationale, qui a adopté le nouvel article 12 bis de la proposition de loi.
Selon cet article, le producteur ne peut invoquer la clause d'exonération pour les risques de développement prévue par la directive européenne lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain, par les produits qui sont issus de celui-ci ou par tout autre produit de santé destiné à l'homme à finalité préventive, diagnostique ou thérapeutique.
L'article ainsi rédigé est lourd de conséquences. Il appelle, de ma part, plusieurs réflexions.
En premier lieu, il m'apparaît qu'il comporte des expressions susceptibles d'engendrer des confusions : je veux parler de notions obscures telles que celle de producteur d'un élément du corps humain ou des produits issus de celui-ci. Qui veut-on ou qui peut-on désigner par ces expressions ? Le donneur d'organes lui-même, le praticien qui procède à l'extraction de l'élément du corps humain, ou encore celui qui le conditionne, le transporte, ou enfin le chirurgien qui le transplantera chez le receveur ?
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. C'est vrai !
M. Guy Cabanel. Qui sera responsable en cas de dommage indécelable lors de la mise en circulation, mais révélé ultérieurement ?
Ce point me paraît fondamental et mériterait d'être éclairci dans le débat de ce jour, ou peut-être à l'occasion d'un autre débat spécifique, si l'on retient la proposition de nos collègues MM. Charmant et Autain. Cette question essentielle appelle en tout cas des éclaircissements car, à défaut, c'est la jurisprudence qui tranchera et non le législateur.
Par ailleurs, refuser l'exonération pour risques de développement aux producteurs de la pharmacie place ce secteur industriel français en fâcheuse position vis-à-vis de ses concurrents européens. Sur les quatorze Etats membres qui ont transposé la directive dans leur législation nationale, seuls trois ont choisi la responsabilité des producteurs pour risques de développement : le Luxembourg, qui ne possède pas de force industrielle en ce domaine et ne prend donc aucun risque, la Finlande, où existe un système d'indemnisation par l'Etat - ce qui n'est pas le cas chez nous, et l'on ne peut que s'en féliciter, parce que la notion de risque est étendue - et, enfin, l'Espagne pour les produits alimentaires et pharmaceutiques, ce pays ayant cependant choisi de fixer parallèlement un plafond d'indemnisation.
La France se trouverait donc, si le Sénat confirmait la voie choisie par l'Assemblée nationale, en situation de faire planer le risque d'une sanction indéfinie sur l'un de ses secteurs d'activité les plus performants, en le soumettant à une responsabilité quasiment illimitée.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. C'est le cas actuellement !
M. Guy Cabanel. Non, ce n'est pas le cas actuellement, cela se plaide !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. C'est plaidé, et même jugé !
M. Guy Cabanel. Non, pas actuellement ! Vous renforcez la législation, monsieur le rapporteur : placé à un carrefour, vous faites un choix particulier, et je le respecte, mais permettez-moi de poursuivre mon exposé.
La France se trouverait donc amenée à supporter un tel risque. A titre de référence, je rappellerai simplement un moment très douloureux de l'histoire médicale française, celui de l'indemnisation des victimes du sida par contamination sanguine. Dans ce cas, les montants d'indemnisation se sont élevés, en moyenne, à 1,5 million de francs par dossier, et il est d'ores et déjà admis que ces décisions font figure de précédent en matière d'indemnisation pour produit défectueux. On peut donc se préparer à affronter un risque difficile à couvrir, que - certainement - les compagnies d'assurance refuseront de couvrir pour les producteurs.
Nous voici donc en passe de fragiliser une industrie qui travaille à l'amélioration de notre santé à tous, dans la seule perspective - tout à fait respectable au demeurant - d'indemniser certaines victimes. Je souligne en effet qu'en matière scientifique, particulièrement dans le domaine de la santé, le risque « zéro » n'existe pas ; il serait important d'en persuader nos concitoyens, c'est le plus grand service que nous pourrions leur rendre. Dès lors, il ne saurait être question, dans la proposition en discussion, de favoriser une meilleure sécurité des produits pharmaceutiques. D'ailleurs, la mise sur le marché de ces produits est rigoureusement encadrée et suivie sur le plan de la pharmacovigilance.
Ainsi, l'esprit de l'article 12 bis se borne à confirmer l'assurance donnée aux victimes d'une indemnisation en cas de défaut de sécurité pratiquement reconnu indécelable, compte tenu des obstacles que l'on met sur la voie d'une autorisation de mise sur le marché, et ce désir d'indemnisation expose à une menace bien réelle la poursuite de la recherche dans l'industrie pharmaceutique française.
Nous allons créer une exception française supplémentaire : nous serons les seuls à mettre l'industrie pharmaceutique en face de ce risque, alors que les autres pays ont appliqué la directive dans des conditions de prudence tout à fait différentes.
On m'objectera sans doute que les entreprises visées se borneront, pour répondre aux risques d'indemnisation, à souscrire une assurance « responsabilité civile produits » étendue aux risques de développement. C'est faire abstraction d'une double expérience en ce domaine, je vous demande d'être attentifs à cet égard : d'une part, en Allemagne, les primes d'assurance se sont révélées extrêmement onéreuses, notamment pour les PME de l'industrie pharmaceutique, qui s'en sont trouvées dangereusement pénalisées ; d'autre part, les sociétés d'assurance peuvent refuser de couvrir un tel risque ; semblable incident s'est déjà produit en France pour les centres de transfusion sanguine, entraînant parfois des situations de quasi-faillite, au cours des années passées.
Il est donc permis de s'interroger sur les conséquences de la transposition de cette directive. Je comprends parfaitement qu'il soit temps de prendre une décision, mais je voudrais quand même vous mettre en garde, mes chers collègues, car cette décision n'est pas sans importance.
Aux Etats-Unis, le refus de ce type de couverture est de plus en plus fréquemment rencontré et menace les entreprises les plus innovantes, car ce sont les plus fragiles.
Il existe pourtant une parade à un tel obstacle : je veux parler de la fixation d'un plafond d'indemnisation. Semblable solution, je le reconnais d'emblée, ne fait pas partie de la tradition juridique française. Elle offre pourtant l'avantage de répondre au problème de l'indemnisation tout en l'insérant dans des limites raisonnables et connues par avance. Les compagnies d'assurance ne peuvent ainsi se dégager au motif que le risque est trop important.
Mais une autre solution est également envisageable. En France, par l'autorisation de mise sur le marché délivrée aux produits pharmaceutiques et par le rôle primordial de la pharmacovigilance et de l'Agence du médicament, l'Etat intervient en amont et en aval de la commercialisation du médicament. Il conviendrait de tirer les conséquences de son intervention sur le plan de l'indemnisation en cas de dommage.
Les frais d'indemnisation des victimes devraient donc être répartis à parts égales ou solidairement entre les deux intervenants que sont à la fois l'Etat et la société productrice du médicament. Cette voie médiane présenterait l'avantage de répondre à la double exigence d'offrir une réparation raisonnable à la victime d'un produit de santé en cas de risque de développement, tout en maintenant les chances de l'innovation indispensable dans l'industrie pharmaceutique française.
On le voit, des solutions existent qui pourraient éviter de faire de l'industrie pharmaceutique le bouc émissaire de la nouvelle législation. J'ai donc déposé un amendement qui définit cette responsabilité partagée pour les produits pharmaceutiques. La discussion sur ce point permettra de prendre date pour l'avenir. En effet - et je rejoins là les propos qui ont été tenus tout à l'heure par certains orateurs - il m'apparaît que le débat d'aujourd'hui sur le sujet précis des produits de santé ne fait que révéler un besoin beaucoup plus global de réparation des victimes d'accidents « médicaux ».
Contrairement à ce que certains peuvent penser, il est très difficile de séparer le médicament lui-même et les risques intrinsèques à sa molécule des conditions d'utilisation, des erreurs qui peuvent être commises, du non-respect de certaines règles de pharmacovigilance. C'est pourquoi, madame la ministre, j'incite le Gouvernement à étudier très attentivement ce problème de fond.
Je note que, quelle que soit l'issue des travaux parlementaires, ils auront un mérite non négligeable, celui de mettre en évidence la nécessité de procéder enfin à l'examen d'un projet de loi relatif à l'aléa thérapeutique, attendu depuis si longtemps. (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Bimbenet.
M. Jacques Bimbenet. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi que nous avons à examiner aujourd'hui en deuxième lecture - tout le monde le sait, maintenant - transpose une directive de 1985 qui - faut-il le rappeler ? - a déjà fait l'objet d'un examen parlementaire entre 1990 et 1992. Mais, à cette époque, les conclusions de la commission mixte paritaire n'avaient pas été reprises par le Gouvernement pour adoption définitive par les deux chambres. Déjà, le problème de l'exonération des producteurs pour risques de développement avait constitué l'obstacle à la traduction du texte communautaire dans notre droit.
Et pourquoi ne pas rappeler également qu'au moment de l'élaboration de la directive elle-même, soit à partir de 1974, aucun accord n'avait pu être trouvé, à chacun des niveaux de décision des institutions communautaires, sur le point de la responsabilité des producteurs pour risques de développement ?
Autant dire que la controverse ne date pas d'hier et qu'elle souligne la difficulté du sujet. De cette impossibilité de s'accorder est né le principe de l'option ouverte aux Etats membres, qu'il nous reste à examiner aujourd'hui.
Un amendement du Gouvernement, refusant l'exonération des producteurs de produits de santé pour les dommages causés par ce qu'il est convenu d'appeler les « risques de développement », a en effet été adopté par l'Assemblée nationale. L'amendement avait, en première lecture, été rejeté par notre assemblée. Il fait maintenant l'objet d'une divergence de positions entre la commission des lois, qui le soutient, et la commission des affaires sociales, qui voudrait le supprimer.
Cette situation appelle, de ma part, un certain nombre de réflexions.
En premier lieu, je voudrais souligner que la décision du Gouvernement d'opter en faveur d'une responsabilité de certains producteurs pour risques de développement doit répondre à des conditions de forme prévues à l'article 15 de la directive. Celui-ci énonce en effet que : « l'Etat membre qui souhaite introduire » - une telle mesure - « communique à la Commission le texte envisagé. Celle-ci en informe les autres Etats membres. L'Etat membre concerné surseoit à prendre la mesure envisagée pendant un délai de neuf mois ». En cas de silence de la Commission pendant trois mois, l'Etat membre peut alors prendre la mesure envisagée.
On le voit, il n'est donc pas prévu par les dispositions de la directive qu'une semblable décision soit prise sur le champ. Le formalisme assez inhabituel requis par la directive dans le cadre de cette disposition souligne en lui-même son importance.
D'ailleurs, seule une petite minorité d'Etats membres de l'Union européenne ont choisi de faire ainsi usage de l'option en faveur de la responsabilisation des producteurs pour risques de développement. Il s'agit, je le répète après d'autres, du Luxembourg, de la Finlande, et de l'Espagne pour certains produits seulement. La France souhaiterait donc se joindre à ces quelques Etats.
D'ores et déjà se pose avec évidence le problème de la discrimination à rebours pour les sociétés de l'industrie pharmaceutique française. En effet, si nous adoptons une telle disposition, nous prenons le risque très réel d'exposer ce secteur d'activité à une situation moins favorable que celle de ses concurents européens. On le sait, les entreprises de la santé, très conscientes de ce danger, envisagent dès à présent de délocaliser leurs unités dans des lieux plus avantageux. Avouons que parvenir à une telle extrémité ne semble pas très opportun !
Par ailleurs, nous savons également aujourd'hui que les sociétés d'assurance - on l'a dit - refuseront d'assurer le risque de développement, au motif légitime que celui-ci n'est pas quantifiable.
M. Pierre Fauchon. rapporteur. Cela fait quinze ans qu'elles le disent !
M. Jacques Bimbenet. Nous allons donc au-devant d'une situation dans laquelle les firmes pharmaceutiques seraient tenues de procéder personnellement à l'indemnisation des victimes. Cette solution ne peut être considérée sérieusement. Aucune entreprise ne résisterait économiquement à une demande de réparation d'un risque sériel. Quant aux petites et moyennes firmes de l'industrie pharmaceutique, leur solvabilité serait immédiatement mise en cause.
J'ajoute qu'étant donné la tendance actuelle à la « victimisation », dénoncée par le Conseil d'Etat dans son dernier rapport, il est à craindre que la position choisie par l'amendement du Gouvernement n'engendre un phénomène d'incitation à la demande d'indemnisation.
Ne nous y trompons pas : en fin de compte, les victimes ne seraient pas indemnisées dans leur totalité et bien des sociétés déposeraient rapidement leur bilan.
Graves sont les dangers qui menacent donc, derrière les meilleures intentions ! Alors que nul ne conteste le besoin de procéder à l'élaboration d'un système de réparation complet et homogène en cas d'accident thérapeutique, il apparaît que la disposition hâtive du Gouvernement ne figure pas dans le contexte législatif adéquat.
Madame le garde de sceaux, combien de parlementaires ont déjà réclamé un projet, combien ont déjà rédigé une proposition de loi sur l'aléa thérapeutique ?
Aujourd'hui, il semble que la réflexion sur ce sujet soit suffisamment avancée pour que se dégage un consensus : seule la création d'un fonds d'indemnisation permettra de répondre à la demande de réparation des risques sériels ou individuels de victimes d'accidents thérapeutiques.
Pour ma part, j'estime qu'un tel fonds devrait être alimenté de façon tripartite par les industriels de la pharmacie, à l'origine du risque, les assureurs, qui bénéficieront des assurances de base correspondant à la responsabilité objective des producteurs, et l'Etat, qui est directement impliqué de par la délivrance de l'autorisation de mise sur le marché des produits pharmaceutiques, mais aussi de par ses décisions en aval du système de pharmacovigilance. La participation de l'Etat pourrait, par exemple, prendre la forme d'une augmentation de la cotisation sociale généralisée.
Dans un tel système, on le voit, la charge de la réparation ne pèserait lourdement sur aucun des secteurs considérés et les victimes verraient enfin leur droit à réparation légalement reconnu.
Mes chers collègues, la directive de 1985 n'a pas été conçue pour régler l'importante question de l'aléa thérapeutique. Ne nous laissons pas attirer aujourd'hui par le miroir aux alouettes de l'indemnisation des risques de développement par les seuls producteurs de l'industrie pharmaceutique; réclamons sans plus attendre que s'engage, au sein de notre Parlement, sur l'ensemble de l'aléa thérapeutique, un débat large et exhaustif, qui seul sera à même de répondre de façon satisfaisante à un problème dont l'actualité se fait chaque jour plus évidente. (Très bien ! et applaudissement sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Pagès.
M. Robert Pagès. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous nous apprêtons aujourd'hui à transposer définitivement dans le droit français la directive 85-374, et ainsi à régler un contentieux qui dure depuis près de dix ans entre le Gouvernement français et l'Union européenne.
Le texte qu'il nous revient d'examiner en deuxième lecture est sensiblement le même que celui qu'a adopté le Sénat, le 5 février dernier.
A l'époque, le groupe communiste républicain et citoyen avait été le seul à s'être exprimé contre. Or, force est de constater que les raisons essentielles qui avaient motivé ce vote sont toujours présentes après réexamen par l'Assemblée nationale.
Tout d'abord, l'introduction des éléments et produits du corps humain dans le champ d'application du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux nous paraissait de nature à en faire des produits commerciaux et industriels sans que soit reconnue leur spécificité.
En outre, la possibilité donnée au producteur de s'exonérer de sa responsabilité pour risques de développement dans le cas où le défaut n'a été décelé qu'après la mise en circulation du produit contribuait, selon nous, à affaiblir les droits du consommateur et se trouvait en contradiction avec la jurisprudence française telle qu'elle a évolué jusqu'à présent.
A cet égard, je m'interroge, d'ailleurs, sur la coexistence de deux sources de droit, l'une jurisprudentielle, l'autre communautaire, dès lors qu'elles sont opposées.
Il est à craindre que la jurisprudence française ne se trouve, à terme, fragilisée face au droit normatif, comme notre collègue Pierre Fauchon l'avait exposé, en première lecture, au nom de la commission des lois.
Dans l'immédiat, la confusion dans l'application des textes risque de se faire aux dépens des consommateurs et des victimes. La liberté de choix ne me paraît pas présenter de progrès ; elle tend, au contraire, à rendre plus complexe une législation qui l'était déjà trop.
Nous regrettons d'autant plus le maintien du cas d'exonération de la responsabilité du producteur dans l'hypothèse où l'état des connaissances scientifiques et techniques ne permet pas de déceler le défaut au moment de la mise en circulation du produit que la directive européenne elle-même laisse libre chaque Etat d'y déroger ou non.
L'argument principal en faveur de l'irresponsabilité du producteur, c'est-à-dire la défense des intérêts économiques de nos entreprises et le souci d'éviter des distortions de concurrences avec les autres pays de la Communauté, semble avoir prévalu sur la protection renforcée des consommateurs. Or, l'expérience le montre, notre économie peut être compétitive sans cette exonération pour risques de développement.
Dans une économie moderne, d'autres critères de développement que les seuls paramètres économiques et financiers devraient pouvoir être mis en avant. Il est, selon nous, de la responsabilité de l'Etat de mettre les acteurs de la vie économique devant leurs propres responsabilités. La course au profit est aveugle, nous le savons tous. C'est pourquoi les pires dérives sont possibles si nous n'y prenons garde.
Les parlementaires communistes ont visiblement échoué à faire passer ce message ; cependant, nous appelons le Gouvernement à rester vigilant sur l'application de l'article 12.
En revanche, nous nous réjouissons de voir que l'Assemblée nationale a finalement choisi de soumettre les produits de santé au principe de l'obligation complète de sécurité.
Sur un sujet si sensible, il est essentiel que les deux assemblées réussissent à se retrouver sur un compromis qui reconnaisse, en outre, la spécificité des produits de santé sans que soit remise en cause la structure globale du texte.
Bien évidemment, nous aurions préféré, quant à nous, que la responsabilité du producteur soit reconnue en toutes circonstances.
En tout cas, nous ne pourrons transiger dans le domaine de la santé. Les victimes ne comprendraient pas que l'on sacrifie les exigences de santé publique et d'indemnisation des victimes sur l'autel de la performance de nos industries pharmaceutiques, dont les marges de manoeuvre sont d'ores et déjà importantes. Je rappelle en effet que ces industries ont pu prospérer jusqu'ici malgré la législation actuelle, qui admet la responsabilité du producteur.
Nous estimons que ces industries, plus que d'autres peut-être, doivent assumer pleinement leur responsabilité sociale au même titre que leur responsabilité économique.
Notre devoir de législateur est de garder à l'esprit les tragédies du passé afin que, de nouveau, des personnes ne se trouvent désemparées au milieu d'une nébuleuse juridique, comme le furent les premières victimes du sang contaminé dans les années quatre-vingt.
M. Claude Huriet. Il s'agissait de produits d'origine humaine !
M. Robert Pagès. Cela dit, les raisons avancées pour défendre cet alinéa pourraient être retenues, me semble-t-il, pour d'autres produits qui présentent des risques tout aussi inquiétants. Je pense ici, par exemple, à l'amiante.
Enfin, je ne voudrais pas terminer mon propos, mes chers collègues, sans me désoler devant vous de la situation dans laquelle nous nous trouvons.
La France est toujours sous la menace d'une sanction pouvant aller, m'a-t'on dit, jusqu'à 4 millions de francs par jour. Peut-on légiférer en toute sérénité lorsque nous savons, par ailleurs, qu'une épée de Damoclès est suspendue au-dessus de nos têtes et menace de tomber si le Parlement ne vote pas ce texte dans les plus brefs délais ?
Certains voudront utiliser cet argument pour presser le Parlement et éviter la mise en place d'une commission mixte paritaire si le Sénat n'est pas d'accord avec l'Assemblée nationale.
Pour sa part, le groupe communiste républicain et citoyen jugera le texte au regard des enjeux qu'il contient et déterminera son vote en fonction du résultat des travaux de la Haute Assemblée. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen. - M. le rapporteur applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Descours.
M. Charles Descours. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, si je me permets d'intervenir à cette tribune, c'est parce que la commission des affaires sociales se préoccupe depuis fort longtemps - au moins depuis huit ans - de sécurité sanitaire et de santé publique, au travers de plusieurs textes de loi portant sur le sang, l'Agence française du médicament, l'Etablissement français public des greffes et, tout récemment, sous deux gouvernements successifs, celui de M. Juppé et celui de M. Jospin, au travers d'une proposition de loi portant sur la sécurité alimentaire et les produits de santé.
Nous sommes donc fondés - je le dis à nos collègues de la commission des lois - à nous exprimer, au moins autant que d'autres, sur ce sujet.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Oh oui !
M. Jacques Machet. Très bien !
M. Charles Descours. Je voudrais dire d'emblée ce que vous-même, madame le ministre, avez relevé, à savoir que dans toute activité humaine le risque zéro n'existe pas, tout particulièrement quand il s'agit de problèmes thérapeutiques.
Or, si le risque zéro n'existe pas, l'on voit bien que l'amendement du Gouvernement supprimant, pour les seuls produits de santé, la cause d'exonération dite des risques de développement pénalise particulièrement les laboratoires pharmaceutiques français.
En effet, un producteur pharmaceutique sera considéré comme responsable, même si « l'état des connaissances scientifiques et techniques au moment où le produit a été mis en circulation ne lui a pas permis de déceler l'existence de défauts », aux termes de l'amendement du Gouvernement.
Excusez-moi, monsieur le rapporteur, de me placer sur le terrain du droit, ce qui n'est pas mon métier, mais je voudrais tout de même rappeler à la commission des lois que la faute, me semble-t-il, doit être distinguée de l'aléa qui est inhérent à la notion même de médecine et de médicament. La suppression de cette cause d'exonération ainsi envisagée reviendrait à ne pas distinguer la faute, qui doit être punie, de l'aléa qui est inhérent à la notion de médicament.
En effet, un médicament est essentiellement le résultat d'un équilibre entre le bénéfice et le risque.
M. Claude Huriet. Très bien !
M. Charles Descours. Son existence est subordonnée à l'obtention d'une autorisation de mise sur le marché - je reviendrai sur ce point - qui n'est accordée que lorsque le produit présente un rapport bénéfice-risque favorable au patient en l'état des connaissances scientifiques et techniques. Nous avons aujourd'hui abandonné des thérapies qui avaient paru très importantes dans le passé, notamment en matière de cancérologie.
Les médicaments ont, par nature, des effets indésirables. Chacun sait qu'un antimitotique n'est efficace que s'il entraîne une chute des globules rouges - leucopénie - importante qui, parfois, entraîne une aplasie, c'est-à-dire la mort du malade. C'est parce qu'on prend le risque de cette mort que l'on a une chance de sauver le malade. Si l'on ne prend pas le risque de cette mort, les malades continueront à mourir du cancer.
L'autorisation de mise sur le marché et la pharmacovigilance aident à apprécier le bon rapport bénéfice-risque, mais il ne faut pas aller au-delà et confondre l'aléa thérapeutique avec la faute.
Cet amendement entraîne, en outre, des effets négatifs pour la santé publique d'abord, pour la recherche hospitalo-universitaire ensuite, mais aussi, bien sûr, pour la compétitivité de l'industrie pharmaceutique française.
Je veux dire un mot, après l'intervention de notre collègue M. Pagès, sur l'industrie pharmaceutique française.
On peut peut-être le déplorer, mais cette industrie est désormais multinationale, et le premier groupe français n'intervient qu'en dixième ou douzième position. Aujourd'hui, les filiales françaises des groupes étrangers - américains notamment, britanniques, voire allemands - réalisent un chiffre d'affaires supérieur à celui du premier groupe français. Il nous faut donc essayer de défendre les industries pharmaceutiques françaises - il n'y en a plus beaucoup - dans un pays, où, mon cher collègue, la puissance publique contingente et réglemente le prix du médicament, contrairement à ce qui se pratique en Allemagne, où il est libre.
La suppression de l'exonération conduirait à pénaliser l'industrie pharmaceutique française, en particulier, qui se verrait infliger sur son marché principal des risques peut-être rarissimes, mais catastrophiques et imprévisibles, alors que ses grands concurrents, surtout américains, sont exonérés sur leur marché de toute responsabilité pour risque de développement. C'est le state of the art defense.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je conteste absolument cette interprétation, qui ne correspond pas à la réalité. MM. Pagès et Cabanel l'ont dit tout à l'heure !
Monsieur Descours, me permettez-vous de vous interrompre ?
M. Charles Descours. Je vous en prie.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. M. le rapporteur sait tout. C'est merveilleux !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Non, monsieur Fourcade ! Je me permets simplement de vous renvoyer à un document publié par les services d'études du Sénat ; je ne crois pas pouvoir trouver de meilleure source ! Vous constaterez à la lecture de ce document, dont je ne suis pas l'auteur mais que j'ai pris la peine de lire - je suis peut-être le seul - qu'il est inexact de soutenir que le risque de développement est une cause d'exonération aux Etats-Unis. Je me permets de le signaler à M. Descours.
Je vous invite les uns et les autres à lire ce document que je tiens à votre disposition. Il est important car on invoque sans cesse cette référence aux Etats-Unis, à tort sur ce point, selon moi.
M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur Descours.
M. Charles Descours. En tout cas, vous serez d'accord avec moi, monsieur le rapporteur, pour reconnaître que l'éventuelle suppression de cette exonération pourrait contraindre les laboratoires français à retarder ou à renoncer à lancer dans notre pays certains produits de pointe à une époque caractérisée par l'accélération du développement des produits actifs et innovants.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Il n'y a pas de suppression puisque cela n'existe pas actuellement !
M. Charles Descours. Nous sommes donc opposés au texte résultant de l'amendement du Gouvernement.
Les laboratoires étrangers renonceraient également à ces lancements de médicaments en France mais en seraient beaucoup moins pénalisés. Il en résulterait donc un handicap réel pour l'industrie française, notamment pour les PME - je répète que la plupart des laboratoires pharmaceutiques français, à part un groupe peut-être, sont tous ou quasiment tous des PME - ainsi que des risques de délocalisation. Rhône-Poulenc vient de racheter Rorer. Quel intérêt aurait ce groupe à développer une molécule en France et à ne pas le faire aux Etats-Unis, en Pennsylvanie ? Aucun. Evidemment, si l'on maintient ce texte, Rhône-Poulenc ira développer cette molécule en Pennsylvanie !
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. C'est évident !
M. Charles Descours. L'article 12 bis en l'état entraînerait, en outre, la non-assurabilité des industries de santé. Or une activité économique fondée sur des risques non assurables n'est pas viable.
Mais je voudrais, au-delà de l'industrie pharmaceutique qui a l'air de passionner nos collègues, parler des effets négatifs pour les patients.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Que nous sommes tous...
M. Charles Descours. Les consommateurs - excusez-moi de ce terme, mais nous sommes tous des consommateurs potentiels - les patients français seraient dans l'impossibilité de bénéficier aussi rapidement que leurs voisins des innovations thérapeutiques majeures ou se trouveraient contraints de se faire soigner, dans certains cas, à l'étranger.
Monsieur Dreyfus-Schmidt, vous qui êtes voisin de la Suisse, vous auriez peut-être la possibilité d'aller chercher en Suisse des produits qu'il ne serait pas possible d'acheter en France. Cela s'est fait dans le passé ; je ne suis pas pour que cela continue et que s'instaure ainsi une médecine de riches qui pourraient se rendre en Suisse et une médecine de pauvres qui ne pourraient pas y aller. (Marques d'approbation sur les travées du RPR et de l'Union centriste.)
On peut même redouter que certaines molécules innovantes ne soient jamais disponibles en France. De nouvelles stratégies thérapeutiques ouvrent d'immenses espoirs de progrès, telle que la thérapie génique. Claude Huriet, que j'ai modestement aidé dans cette affaire, sait mieux que quiconque qu'elles seraient particulièrement pénalisées. Quand nous allons nous lancer dans la thérapie génique, nous allons avoir des risques terribles. Faut-il ne pas les prendre ?
En outre, cela compromettrait sérieusement le développement des médicaments dits orphelins pour les maladies rares. Avec Claude Huriet, nous participerons ici-même, le 7 mai prochain, à un colloque sur les maladies dites orphelines. Je ne vois pas très bien comment ces maladies, qui sont des maladies génétiques frappant des enfants d'une manière dramatique - qui se plaignent d'ailleurs d'être mal soignés - pourront être traitées si nous n'avons pas la possibilité de prendre des risques thérapeutiques.
Enfin, il y a des effets négatifs pour la recherche hospitalo-universitaire.
Je citerai une communication du Gouvernement sur la politique en matière de médicament, en date du 18 février 1998 :
« La localisation des activités de développement d'une molécule est largement tributaire du choix du pays d'enregistrement. » C'est vrai.
« La conduite des essais cliniques sur des molécules innovantes est essentielle pour la recherche hospitalo-universitaire, tant pour l'acquisition de connaissances scientifiques que pour son financement. Sur les 14 milliards de francs investis en 1995, en recherche et développement, par l'industrie pharmaceutique en France, près d'un tiers est versé à la recherche hospitalo-universitaire pour le développement clinique des nouvelles molécules. »
L'industrie pharmaceutique, malheureusement, se substitue à l'Etat ; sous tous les gouvernements, la recherche dans les CHU est le parent pauvre. Les budgets sont ridicules et il faut bien que l'industrie pharmaceutique se substitue à l'Etat pour que nos chercheurs soient à la hauteur de leurs collègues étrangers.
Enfin, et je m'adresse encore à la commission des lois, le risque sériel, comme le recommande le Conseil d'Etat - vous voyez, monsieur le rapporteur, que j'ai de bonnes lectures - doit être pris en charge au nom du principe de solidarité.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Absolument !
M. Charles Descours. Si le principe d'une indemnisation des victimes des aléas thérapeutiques est légitime, il doit relever de la collectivité.
A ce propos, le Conseil d'Etat, dans son rapport de 1998, intitulé « Réflexions sur le droit de la santé », affirme : « lorsqu'une infection frappe un grand nombre de personnes - on parle alors de risques sériels, comme dans le cas de l'hépatite C - sans qu'aucune faute soit imputable à quiconque, il est souhaitable que l'indemnisation des dommages soit prise en charge au nom du principe de solidarité qui est du ressort du législateur, de préférence au principe de responsabilité qui est du ressort du juge ».
Cette indemnisation des risques sériels catastrophiques ne doit pas être traitée dans le droit commun de la responsabilité des produits. A cet égard, je partage tout à fait ce qui a été dit sur presque toutes les travées de notre assemblée.
Nous devons prévoir une loi spécifique pour l'aléa thérapeutique qui entre dans le cadre de la réflexion menée par le secrétaire d'Etat à la santé, ainsi qu'il l'a dit lors du colloque que Jean-Pierre Fourcade, Claude Huriet et moi-même avons organisé récemment au Sénat.
Le problème est que l'indemnisation des centaines de milliers de personnes contaminées par l'hépatite C à cause des transfusions coûtera de 40 milliards à 50 milliards de francs. Je ne suis pas sûr que M. Kouchner parvienne à convaincre M. Strauss-Kahn...
Enfin, l'amendement remet en cause l'autorité de l'Etat en matière de santé publique. La sécurité des produits et la protection des consommateurs sont des objectifs prioritaires et essentiels. Le Premier ministre l'a dit dans sa déclaration de politique générale. Il a fait voter la loi sur la sécurité sanitaire.
Ces objectifs sont à la base de la réglementation rigoureuse qui s'applique aux produits de santé et des contrôles exécutés par l'Agence du médicament, avant la délivrance par l'Etat d'une autorisation de mise sur le marché et après cette mise sur le marché.
Je crois qu'aujourd'hui l'Agence du médicament, de même que celle que nous sommes en train de mettre en place pour les produits de santé, est reconnue dans le monde entier au point de vue sanitaire ; elle évite aux laboratoires de demander une AMM au laboratoire de Londres.
Cette autorisation engage l'autorité de l'Etat et atteste que le produit présente des garanties maximales de sécurité, condition sine qua non pour sa mise sur le marché, avec pour critère principal le rapport bénéfice-risque pour le patient. L'Etat ne peut pas se dégager de la responsabilité afférente à ses propres décisions.
Il me paraît inacceptable vis-à-vis de la population que l'Etat se dégage de ses responsabilités en mettant exclusivement à la charge des industries de la santé la responsabilité de risques imprévisibles associés à l'usage des médicaments.
Je suis très sincèrement convaincu, monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, que nous devons voter la suppression de cet amendement, compte tenu des problèmes de santé publique et de sécurité sanitaire, comme vous le demandera tout à l'heure M. Jean-Pierre Fourcade en présentant son amendement que je soutiendrai. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Ce n'est pas un amendement, c'est un article !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je ne répondrai pas maintenant à tous les intervenants ; je reviendrai plus en détail, lors de la discussion des articles, sur un certain nombre de questions qui ont été évoquées ici.
Cependant, je voudrais d'ores et déjà répondre à une question à laquelle vous avez tous fait allusion ou que vous avez posée directement : qui paiera, en cas de dommages en série affectant un grand nombre de victimes et résultant d'un vice non décelable en l'état des connaissances scientifiques ? C'est une vraie question que l'on ne peut évidemment pas éluder et que, je crois, il nous faut aborder en regardant les choses en face.
Indépendamment du texte que nous examinons aujourd'hui, cette question se pose déjà, et le texte que nous examinons n'est en aucune façon responsable de son aggravation.
La Cour de cassation a une jurisprudence bien établie qui fait peser une responsabilité objective sur le producteur. Ainsi, la responsabilité des producteurs en matière de contamination par le virus de l'hépatite C est reconnue, comme le confirme un arrêt du 9 juillet 1996. Nous sommes donc déjà dans cette situation.
Par ailleurs, le Conseil d'Etat, lui aussi, a étendu aux dommages causés par l'administration de produits issus du corps humain la notion de responsabilité pour risque, si bien que les fabricants de produits sanguins sont, de fait, soumis à une obligation de résultat en ce qui concerne la qualité de leurs produits. Ainsi, indépendamment de la transposition de la directive, ce sont actuellement les centres de transfusion sanguine qui indemnisent les victimes, contrairement à ce que j'ai cru comprendre des propos de M. Huriet.
Selon moi, la réponse à la question « qui paiera ? », qui est une vraie question, devra donc être apportée par un autre texte, après avoir engagé une réflexion spécifique sur l'indemnisation des risques sériels.
M. Jean-Jacques Hyest. C'est tout le problème !
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires sociales.
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Madame la ministre, je ne voulais pas prendre la parole avant de présenter l'amendement n° 3, mais il y a eu tellement d'arguments, tellement d'invocations à des arrêts de la Cour de cassation que je me sens obligé d'intervenir dans la discussion générale.
Tout d'abord, en tant que président de la commission des affaires sociales, je suis très choqué que le problème de l'aléa thérapeutique soit traité par le biais d'une modification du code civil alors que, depuis huit ans, nous travaillons avec les gouvernements successifs, au gré des alternances, pour essayer d'aboutir à un texte. Mais l'élaboration d'un tel texte achoppe depuis quelques années sur deux difficultés principales.
La première difficulté tient à la définition du concept de l'aléa thérapeutique. Une définition est facile à trouver pour un médicament comme l'aspirine, elle est en revanche très difficile à dégager pour les éléments du corps humain et encore plus difficile à donner pour les produits résultant du développement des technologies nouvelles, notamment des biotechnologies et des thérapies géniques. La définition juridique du concept de l'aléa thérapeutique suppose donc un approfondissement qu'en dépit de la science et de la connaissance médicale parfaite des hauts magistrats de la Cour de cassation nous ne sommes pas encore parvenus à bien cerner.
La seconde difficulté résulte de la bataille formidable que se livrent depuis plusieurs années le ministre de l'économie et des finances, d'une part, et les compagnies d'assurance, d'autre part, pour déterminer les critères selon lesquels s'effectuera le partage de l'indemnisation.
Tout à l'heure, mon ami et collègue M. Jacques Bimbenet a parlé d'un fonds qui serait alimenté de plusieurs façons. Mais voilà des années que nous discutons de cette affaire avec des interlocuteurs successifs sans trouver de solution.
Il est clair que, sur cette question, l'Etat a une tendance naturelle à « refiler le bébé », si j'ose dire, aux compagnies d'assurance et, inversement, les compagnies d'assurance ont une tendance naturelle à demander que l'Etat prenne en charge la totalité de l'indemnisation, comme il a été contraint de le faire à la suite de l'affaire de la transfusion sanguine - nous l'avons tous regretté ici et nous en avons parlé bien longtemps - ou pour les problèmes liés aux greffes de moelle. L'Etat a tendance à agir ainsi parce que la Cour de cassation l'y incite, parce qu'il n'existe pas de texte sur l'aléa thérapeutique.
Tels sont les deux problèmes.
Que l'on aborde ce sujet essentiel pour l'accroissement de nos activités en matière de recherche et de développement scientifique et pharmaceutique par le biais d'une modification du code civil, alors que la directive européenne laisse la possibilité de le faire ou de ne pas le faire (M. Charles Descours fait un signe d'approbation), me paraît sur le plan de la forme - comment dirai-je pour ne pas offusquer mon éminent ami, M. le rapporteur de la commission des lois ? - relever de l'apparence.
On en revient à Platon et au mythe de la caverne, on croit régler un problème en insérant quelques dispositions dans le code civil, alors qu'il s'agit d'une question de fond sur laquelle nous devons réfléchir encore. Il convient en effet de dégager un accord entre l'Etat, qui autorise la mise sur le marché dans notre pays, et les compagnies d'assurance, qui doivent financer un certain nombre de conséquences.
Là est le vrai problème, le reste n'est qu'apparence ! C'est la raison pour laquelle la commission des affaires sociales, dans sa majorité, a estimé qu'il n'était pas convenable d'attaquer un tel problème par un si petit côté, par une modification du code civil. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. C'est bien parce que je pense que ce n'est pas en modifiant le code civil qu'on va régler le problème de l'indemnisation des victimes qui se pose depuis si longtemps que j'estime que ce n'est ni le lieu ni le moment de le traiter ! En l'occurrence, il s'agit de responsabilité et le texte que je défends ne fait qu'inscrire dans la loi un dispositif que la jurisprudence a déjà rendu intangible.
Monsieur Fourcade, en effet, ne confondons pas les débats ! (Très bien ! et applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. A mon tour, je voudrais dire à notre excellent et éminent collègue M. Fourcade, en mon nom personnel et au nom de la commission des lois, qu'il ne pose pas le problème dans ses termes réels, d'après le propos qu'il vient de tenir.
Aujourd'hui, nous sommes obligés de transposer une directive qui règle la question de la responsabilité des produits d'une manière générale et nous ne prétendons nullement régler le problème de l'aléa thérapeutique pour lequel, nous en sommes tout à fait d'accord avec vous, il faut trouver une solution globale.
Cette question n'est pas de notre responsabilité en l'occurrence et je reconnais bien volontiers que vous assumez très bien votre tâche. Je profite d'ailleurs de l'occasion qui m'est offerte pour rendre hommage aux actions incessantes que vous menez, les uns et les autres, à ce sujet.
Mais, monsieur Fourcade, ce qu'il ne faut pas nous dire, c'est : on modifie le code civil pour régler le problème.
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Mais si !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Mais non ! On ne modifie pas le code civil. Je vous prie d'écouter un instant le juriste que je suis !
La jurisprudence actuelle n'admet pas l'exonération de la responsabilité pour risques de développement sur ce problème qui se pose depuis une dizaine d'années : ni la juridiction administrative ni la juridiction de la Cour de cassation ne l'admettent.
On ne modifie donc pas le code civil sur le point qui vous intéresse, monsieur Fourcade.
Je reconnais cependant avec vous, et je le redirai tout à l'heure, que le développement de la science, des techniques et de la thérapeutique pose un problème, mais sa solution ne réside pas dans le débat d'aujourd'hui. (M. Charles Descours s'exclame.)
Voilà vingt ans qu'il en est ainsi, monsieur Descours ! Ce n'est pas nouveau.
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires sociales.
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Nos points de vue se rapprochent et je m'en félicite, madame la ministre, monsieur le rapporteur, mais je n'accepte pas que, devant le Sénat de la République, on m'explique que le droit est fait par la Cour de cassation ou par le Conseil d'Etat et que le Parlement n'a rien à faire ! (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
Je ne l'accepte pas, et c'est la raison pour laquelle je présenterai tout à l'heure l'amendement n° 3.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est un autre argument !
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. C'est un argument important.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. C'est un autre débat !
M. Jean Chérioux. Monsieur Fauchon, les arrêts de règlement, cela n'existe plus depuis la Révolution !
M. Guy Cabanel. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Cabanel.
M. Guy Cabanel. Je tiens à répondre à M. le rapporteur qui a dit qu'une étude du Sénat - et Dieu sait si les conclusions de ces études sont sûres ! - a permis de montrer qu'il ne s'agissait pas de résoudre le problème de l'aléa thérapeutique en modifiant le code civil.
Il est vrai que le droit s'applique et qu'il a été arrêté par la Cour de cassation, ce que je ne conteste pas. Mais aujourd'hui, alors qu'une directive ouvre une possibilité et que le climat change dans dix Etats européens, nous optons pour une exception française en confirmant notre droit. Voilà pourquoi j'ai déposé un amendement.
En effet, si le premier alinéa du fameux article 12 bis est supprimé, il sera nécessaire de combler ce vide par un partage des responsabilités entre l'Etat et les producteurs, ce qui est logique dans la tradition française où l'Etat est très engagé dans le contrôle des médicaments, beaucoup plus que dans d'autres pays, ce dont je me félicite. Puisque nous pouvons nous engager dans cette voie, faisons-le.
Je ne critique pas les propos qui ont été tenus par les uns et par les autres. Mes chers collègues, je vous mets en garde : dix Etats européens choisissent une voie différente de la nôtre, ce qui présente des risques. Mais nous devrions parvenir à dégager une solution raisonnable.
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
J'informe le Sénat que la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale m'a fait connaître qu'elle a d'ores et déjà procédé à la désignation des candidats qu'elle présentera si le Gouvernement demande la réunion d'une commission mixte paritaire en vue de proposer un texte sur la proposition de loi actuellement en cours d'examen.
Ces candidatures ont été affichées pour permettre le respect du délai réglementaire.
Nous passons à la discussion des articles.
Je rappelle qu'aux termes de l'article 42, alinéa 10, du règlement, à partir de la deuxième lecture au Sénat des propositions de loi, la discussion des articles est limitée à ceux pour lesquels les deux chambres du Parlement n'ont pas encore adopté un texte identique.

Article 6