M. le président. « Art. 1er. _ Il est créé à la date du 1er janvier 1997 un établissement public national à caractère industriel et commercial dénommé : "Réseau ferré national". Cet établissement a pour objet l'aménagement, le développement et la mise en valeur de l'infrastructure du réseau ferré national. La consistance et les caractéristiques principales de ce réseau sont fixées par l'Etat.
« La gestion du trafic et des circulations sur le réseau ferré national, ainsi que le fonctionnement et l'entretien des installations techniques et de sécurité de ce réseau sont assurés par la Société nationale des chemins de fer français pour le compte et selon les règles définies par Réseau ferré national. Il la rémunère à cet effet.
« Un décret en Conseil d'Etat précise les modalités d'exercice des missions de Réseau ferré national. Ce décret prévoit qu'une convention entre Réseau ferré national et la Société nationale des chemins de fer français fixe, notamment, les conditions d'exécution et de rémunération des missions mentionnées au précédent alinéa.
« Ce décret détermine également les modalités selon lesquelles Réseau ferré national confie, par dérogation à la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'oeuvre privée, à la Société nationale des chemins de fer français, après définition des programmes et enveloppes financières prévisionnelles, des mandats de maîtrise d'ouvrage pouvant porter sur des ensembles d'opérations. »
Sur l'article, la parole est à M. Billard.
M. Claude Billard. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, l'article 1er du projet de loi se caractérise par la mise en place de la séparation juridique et comptable de l'infrastructure et de l'exploitation du réseau ferroviaire de notre pays.
En définissant les fonctions de l'établissement public chargé de la gestion de l'infrastructure, le projet de loi vise aussi à inscrire l'existence de cet établissement dans la durée, ce qui ne peut manquer de soulever quelques questions concrètes que je souhaite ici évoquer rapidement.
Si l'on suit, en effet, la lettre même de l'article 1er, on est immédiatement confronté à une question simple. Le premier alinéa de l'article précise, en effet : « Cet établissement a pour objet l'aménagement, le développement et la mise en valeur de l'infrastructure du réseau ferré national. » Cela signifie donc, tout à fait concrètement, que les missions du nouvel établissement public visent en particulier à atteindre des objectifs de développement de l'infrastructure. Avec quels moyens, est-on immédiatement tenté de demander ?
Le rapport que la Cour des comptes a réalisé sur la question de la séparation juridique et comptable de l'infrastructure et de l'exploitation ne souffre aucune contestation. Il y est clairement affirmé que le compte d'infrastructure est, par essence, structurellement déficitaire et qu'il ne peut s'équilibrer qu'au travers des produits tirés de l'exploitation.
Dans les faits, aujourd'hui, on sait que, pour les deux premières années d'existence de l'établissement gestionnaire, la rémunération qu'il accordera à la prestation de service de la SNCF sera trois fois plus importante que le montant de la redevance qu'elle sera amenée à lui accorder.
De surcroît, la SNCF perdra le bénéfice du versement de la dotation de l'Etat aux charges d'infrastructure pour un montant supérieur à 12 milliards de francs, montant qui représente à peu près le différentiel que nous avons évoqué entre la redevance perçue par l'établissement gestionnaire et la rémunération versée.
Pour autant, ledit nouvel EPIC aura à sa charge les charges financières et les dotations aux amortissements d'emprunts et aux amortissements techniques, toutes opérations qui pèseront lourdement sur son résultat et l'amèneront naturellement à ne dégager aucune marge réelle d'autofinancement de ses futurs investissements.
Or il est pourtant établi, dans la lettre de l'article 1er, que l'une des missions du nouvel EPIC sera de conduire le développement de notre réseau ferroviaire.
Comment fera-t-il sans autofinancement ? En dégageant des produits de cession d'actifs, qui conduiront, certes à dégager une trésorerie, mais qui nuiront « à la consistance et aux caractéristiques principales du réseau », pourtant inscrites en conclusion du premier alinéa de cet article.
Si aucune règle nouvelle de financement n'est effectivement appliquée à la politique d'investissement de l'établissement du réseau, on risque fort de se retrouver dans la situation que connaît aujourd'hui la SNCF et qui consiste à lever chaque année 5 à 6 milliards de francs d'emprunts de plus que l'entreprise publique ne réalise d'investissements réels.
Le nouvel établissement public connaîtra très vite une détérioration de son bilan, par accroissement permanent de son endettement et affaissement de ses fonds propres, le tout pouvant conduire à une situation des comptes identique à celle que connaît la SNCF aujourd'hui.
Cette détérioration pèsera, naturellement, sur les investissements de l'établissement et remettra en cause, monsieur le président de la commission des affaires économiques, les conditions nécessaires pour atteindre les objectifs du schéma directeur des transports ferroviaires prévu par la loi d'orientation sur l'aménagement et le développement du territoire du 4 février 1995.
Cette situation nous conduit d'ailleurs à regretter que, dans sa rédaction actuelle, l'article 1er du présent projet ne prévoie pas, alors même que la question du transport ferroviaire est une question posée à l'ensemble de la collectivité nationale, que l'établissement public, dans sa gestion quotidienne, soit un espace de concertation.
Nos propositions sur cet article, qui situe le champ des responsabilités respectives de l'Etat, de la SNCF et du nouvel établissement, visent, quant au fond, à caractériser les principes de fonctionnement de l'ensemble de la structure et les principes de négociation et de définition de ses missions.
On peut s'étonner que plus de cinquante amendements aient été déposés sur cet article. C'est pourtant là une démarche naturelle quand on est en présence d'un texte rompant en partie avec soixante ans d'histoire du transport ferroviaire.
Ce n'est pas non plus une volonté d'obstruction qui nous guide ici. Ainsi peut-on souligner que la loi de nationalisation de 1981 a fait l'objet de plus de 1 200 amendements de la part de l'opposition parlementaire d'alors, aujourd'hui majorité à l'Assemblée nationale, ou encore que la loi Savary du 26 janvier 1984 sur l'enseignement a fait l'objet du 2 204 amendements, dont 1 969 émanant des groupes du RPR et de l'UDF, tandis que la loi sur la presse du 23 octobre 1984 fut amendée à 2 598 reprises, dont 2 491 fois par les mêmes groupes parlementaires.
Dans le cas qui nous occupe, monsieur le ministre, madame le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, nous sommes donc sur un profil de débat large et ouvert, tendant à dégager des solutions adaptées aux problèmes qui nous sont posés par ce projet de loi.
Evidemment, en l'absence de correctifs indispensables au texte de cet article 1er, nous ne pourrons le voter. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à M. Mélenchon.
M. Jean-Luc Mélenchon. L'article 1er est, bien évidemment, l'article crucial du projet de loi puisqu'il consacre la séparation en deux établissements, sujet sur lequel nous nous sommes déjà exprimés et sur lequel la Haute Assemblée - comme vous-mêmes, monsieur le ministre, madame le secrétaire d'Etat -, et maintenant totalement informée des arguments d'ordre général que nous avons à y opposer.
En fait, je veux, en cet instant, faire suite aux developpements et aux rebondissements de la discussion à la suite des interventions qu'ont suscitées de la part de M. le rapporteur, de M. le ministre et ou de certains de nos collègues, les présentations des motions de procédure ou des amendements.
Monsieur le ministre, dans un effort louable de conviction, j'en suis sûr, vous avez évoqué à plusieurs reprises un argument qui m'a fait dresser l'oreille : vous avez déclaré que c'était une solution nationale, et non pas européenne, qui nous était proposée.
Peut-être avez-vous senti en nous cette fibre patriotique et républicaine, qui vous a conduit à utiliser cet argument, comme pour solliciter notre adhésion ou, en tout cas, abaisser quelques-unes de nos préventions.
Je veux vous dire très simplement que, pour nous, l'inspiration européenne n'est ni une injure ni une disqualification. Nous ne jugeons pas de la qualité d'une idée d'après sa nationalité ; nous en jugeons d'après son contenu.
Ce que nous repoussons de l'Europe que nous connaissons, c'est son caractère libéral, pas l'Europe elle-même. Tout au contraire agissons-nous pour que ce soit une autre Europe qui se mette en place.
Je le dis parce que cela pourrait peut-être un peu dégager l'ambiance dans laquelle se déroulera le reste de cette discussion, chaque fois qu'il sera fait référence aux décisions, aux suggestions, aux bulles fulminées par les papes de l'eurocratie, que nous ne confondons à aucun moment avec l'idée que nous nous faisons de l'Europe.
En tout cas, je crois que vous sentez aussi bien que nous à quel point cette forme d'Europe est détestée et même, à certains moments, haïe par les Français, qui savent qu'elle est en contradiction complète avec leurs traditions nationales les plus profondes, les traditions républicaines.
Cela étant bien précisé, vous nous proposez donc une solution « nationale ». Evidemment, tout ce qui se délibère dans un parlement français est, par définition, délibération nationale et conduit donc à une conclusion nationale !
Mais enfin, monsieur le ministre, ce que vous nous proposez aujourd'hui est strictement conforme au paragraphe 54 du livre blanc sur les transports, que je me permets de vous rappeler : « Cependant, même si les organismes de réglementation sont indépendants, les nouveaux opérateurs risquent de rencontrer des difficultés pratiques pour obtenir l'accès à des infrastructures gérées par une compagnie de chemin de fer intégrée.
« Une compagnie de chemin de fer intégrée n'a pas pour but de commercialiser des services d'infrastructures, et elle n'est pas toujours organisée pour le faire efficacement. » De tout cela, nous avons été longuement régalés, hier, à la tribune.
Je poursuis : « Sa raison d'être est de produire et de vendre ses propres services ». Nous ne sommes pas d'accord avec cette vision.
Et le livre blanc de conclure : « C'est la raison pour laquelle la Commission estime qu'il faut modifier la directive 91/440/CE » - nous en avons largement débattu ici - « de façon qu'elle exige la création de deux unités d'activité distincte, avec des gestions et des bilans séparés, dans les cas où des Etats membres maintiennent des compagnies de chemin de fer intégrées. »
Ce que vous nous proposez est donc très exactement ce qui est dans le livre blanc. Dès lors pourquoi baptiser cela « solution nationale ». Nous ne pouvons qu'en conclure que vous êtes les inspirateurs de ce passage du livre blanc, à nos yeux l'un des plus détestables ! (Sourires.)
On pourrait compléter en posant la question : pour quoi faire tout cela ? Là encore, les choses sont dites très clairement dans ce livre blanc, et vous voyez ainsi que les idéologues ne sont pas toujours là où l'on croit qu'ils sont !
Que dit, en effet, le paragraphe 64 ? « La Commission proposera de généraliser les contrats de service public entre l'Etat et les opérateurs de transport, par opposition à l'imposition d'obligation aux opérateurs de transports.
« Comme pour les transports intérieurs de voyageurs en général, elle étudiera les meilleurs moyens pratiques d'introduire... », d'introduire quoi ? Les « forces du marché », la main invisible, toute cette magie qui entoure le discours économique des libéraux, qui se réfèrent à leur maître, Adam Smith, lequel, chacun s'en souvient, est un économiste du XVIIIe siècle, après quoi on viendra, quand nous évoquons le nom de Marx, nous taxer d'archaïsme ! Je constate, en tout cas, que notre archaïsme est plus frais d'un siècle que le vôtre, messieurs !
J'en reviens au paragraphe 64 du livre blanc. La Commission étudiera « les meilleurs moyens pratiques d'introduire les forces du marché dans les services publics et présentera les propositions qui s'imposent ».
Assumez ces choses-là ! Il n'y a pas de honte à se placer dans cette orientation politique.
J'en viens à ma question, car, tout à l'heure, il ne nous a pas été répondu sur un point bien précis.
Nous disons, nous, que l'installation de RFN, c'est la voie ouverte à l'intervention d'opérateurs extérieurs sur le marché des infrastructures, de leur maintenance et de leur entretien.
M. le président. Il vous faut conclure, monsieur Mélenchon.
M. Jean-Luc Mélenchon. Je termine, monsieur le président.
Vous nous répondez qu'en vertu de cet article l'exclusivité en sera réservée à la SNCF.
Dès lors, comment comptez-vous faire pour contourner, sur ce sujet, un règlement européen et des lois qui s'appliquent à tous ? Vous ne nous avez pas répondu. Il ne suffit pas de l'écrire dans le texte de loi. Pacta sunt servanda , vous le savez bien !
M. le président. La parole est à M. Renar.
M. Ivan Renar. Depuis le début du débat, j'ai écouté attentivement vos propos, monsieur le ministre, ainsi que les vôtres, messieurs les rapporteurs. J'ai noté que l'argument qui revenait le plus souvent était qu'il n'y aurait pas d'alternative à la solution proposée par le Gouvernement. Ainsi, ce projet réglerait le problème de la dette.
Comment accepter de tels propos, dont tout le monde, y compris le Gouvernement, sait pertinemment qu'ils ne règlent rien ?
Je veux m'arrêter sur le problème de la dette.
Elle s'élève aujourd'hui à 203 milliards de francs pour la seule SNCF. Elle devrait être, aux termes du projet de loi, s'il était accepté en l'état, coupée en deux : 134 milliards de francs pour RFN - bientôt RFF, si j'ai bien compris l'amendement que le Gouvernement vient de déposer - 69 milliards de francs restant à la charge de la SNCF.
Mais, comme l'avait dit fort justement, lors du débat du printemps dernier, un député, « Transférer n'est pas apurer ».
Concernant l'établissement public Réseau ferré national, la direction de la SNCF, dans un document intitulé Point d'information sur la réforme de l'organisation du transport ferroviaire, a fait les comptes de RFN.
Il en ressort que, malgré la dotation en capital de 8 milliards de francs, il manquera 18 milliards de francs supplémentaires, que RFN devra emprunter sur les marchés financiers.
Voilà donc un établissement qui commencerait sa vie avec 134 milliards de francs de dettes et qui, moins d'un an après, le 31 décembre prochain, serait endetté de 152 milliards de francs !
Parallèlement, regardons la situation de la SNCF. Dans les hypothèses sous-tendant les comptes prévisionnels du transporteur donnés par la SNCF elle même, on s'aperçoit que le chiffre d'affaires de la SNCF serait de 56,3 milliards de francs en 1997.
Cela veut dire que le compte « activités de transport » sera encore déficitaire, au 31 décembre 1997, d'environ 1 milliard de francs.
Si l'on ajoute les frais financiers inhérents aux 74 milliards de dettes, la SNCF devra emprunter 3 milliards à 4 milliards de francs de plus !
Au total, l'endettement cumulé de RFN et de la SNCF s'élèverait donc à 230 milliards de francs au 31 décembre prochain. Bel exemple de désendettement !
En tout cas, cela montre que ce projet n'a nullement pour motif le désendettement et le développement du transport ferroviaire. C'est, en fait, comme le disait Claude Billard hier soir, une véritable bombe à retardement. Le Gouvernement organise la séparation pour répondre favorablement aux demandes d'accès des tiers aux réseaux, dès que les conditions s'y prêteront mieux.
J'ajoute que les profondes difficultés financières, auxquelles vous n'apportez pas de réelle solution, comme je viens de le montrer, servent les plus fervents défenseurs du démantèlement de la SNCF, voire de la privatisation de ses activités les plus rentables.
C'est pourquoi, tout au long du débat, et en particulier sur l'article 1er, nous nous attacherons à montrer qu'il existe une alternative à cette réforme dangereuse pour la nation, les usagers et les cheminots eux-mêmes.
M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quinze heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à douze heures quarante, est reprise à quinze heures cinq, sous la présidence de M. Jacques Valade).