M. le président. Je suis saisi d'une motion n° 29, présentée par Mme Luc, M. Fischer, Mmes Demessine et Fraysse-Cazalis, les membres du groupe communiste républicain et citoyen et tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, après déclaration d'urgence, relatif à l'information et à la consultation des salariés dans les entreprises et les groupes d'entreprises de dimension communautaire, ainsi qu'au développement de la négociation collective (n° 411, 1995-1996). »
Je rappelle qu'en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à Mme Demessine, auteur de la motion.
Mme Michelle Demessine. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, examiner la constitutionnalité du texte qui nous est aujourd'hui soumis - je veux parler en particulier de son article 6, raccroché in extremis sous forme d'une lettre rectificative - suppose d'abord de lever le voile de fumée qui entoure son contenu, un voile de fumée constitué de déclarations de principes lénifiants, de contrevérités juridiques, en réalité, une véritable opération de mystification.
Il s'agit, nous dit-on, de développer la négociation collective dans les entreprises dépourvues de délégués syndicaux, c'est-à-dire la majorité des entreprises. A vous entendre, monsieur le ministre, la négociation serait impossible dans ces entreprises-là, ce qui les empêcherait, selon M. le rapporteur, abondamment cité par mes prédécesseurs, de « s'adapter aux nouvelles données économiques et aux aspirations des salariés ».
Il convient de relever une première contrevérité juridique. Depuis plusieurs années, la Cour de cassation admet, dans les entreprises dépourvues de délégués syndicaux, la validité des accords conclus entre l'employeur et la représentation élue du personnel, délégués du personnel ou comité d'entreprise.
Point n'est donc besoin d'une loi.
Alors, pourquoi ce texte ? Tout simplement parce que la Cour de cassation n'admet la validité de ce type d'accord, dit « accord atypique », qu'à la condition qu'il soit plus favorable aux salariés que ce que prévoit la loi ou l'accord collectif de niveau supérieur.
Dans un arrêt du 22 janvier 1991, la chambre criminelle de la Cour de cassation a clairement indiqué que de tels accords ne pouvaient intervenir dans un sens défavorable aux salariés.
En d'autres termes, la loi et la jurisprudence actuelle interdisent la négociation d'accords dérogatoires avec les délégués du personnel ou le comité d'entreprise.
Le patronat est donc confronté à une contradiction majeure.
L'absence de délégué syndical, situation idéale au quotidien, devient embarrassante quand elle constitue un verrou empêchant de faire entrer la flexibilité des salariés et du temps de travail dans l'entreprise.
Face à ce dilemme, deux solutions existent : soit prendre les mesures nécessaires pour développer la présence syndicale dans l'entreprise ; soit tout bonnement modifier la loi pour pouvoir s'en passer. Le beurre et l'argent du beurre !
Inutile de disserter plus avant sur la nécessité de développer le dialogue social. Votre projet de loi, monsieur le ministre, n'a pas d'autre objet que celui-ci : faire sauter le dernier verrou qui empêche le patronat de développer la flexibilité dans toutes les entreprises, quelle que soit leur dimension.
Voilà la première mystification !
Elle permet de faire l'économie d'un vrai débat et, surtout, d'éviterde rendre des comptes sur le bilan de quinze années de flexibilité et d'accords dérogatoires, de disponibilité totale des salariés, de travail de nuit, de travail le dimanche.
Où ont-ils, les emplois qui devaient en résulter par génération spontanée ? Où est-elle, la compétitivité qui devait réapparaître ?
La seconde mystification est tellement manifeste que même M. le rapporteur a dû, certes, timidement, faire quelques concessions en reconnaissant qu'il se demande « si les précautions prises par les partenaires sociaux seront suffisantes ».
Façon habile de se décharger par avance de toute responsabilité sur lesdits partenaires sociaux, en oubliant que l'accord du 30 octobre 1995 resterait sans effet si le législateur ne le transformait pas en loi.
Faut-il que le Gouvernement soit lui-même conscient des risques de « dérapage » pour prendre par avance ses distances avec ce qui ne manquera pas d'arriver ?
On nous parle de garde-fou, expression on ne peut plus adaptée quant à la folie du projet, beaucoup moins quant à la solidité des barrières.
S'agissant d'abord du caractère expérimental du projet de loi, quelqu'un pourra-t-il nous expliquer comment il sera possible d'enrayer cette mécanique infernale une fois que le patronat aura, pendant un, deux ou trois ans, obtenu toute la flexibilité voulue, et dans un cadre légal de surcroît ?
S'agissant maintenant du contrôle de la commission paritaire de branche, il convient aussi de s'interroger : par qui est-elle constituée ? Pour moitié de représentants du patronat !
Il ne suffira que de la voix d'un seul syndicat, fût-il ultraminoritaire, pour que le contrôle se transforme en absolution systématique.
En ce qui concerne le droit d'opposition contre l'accord de branche ayant autorisé la négociation d'accords dérogatoires dans les entreprises dépourvues de délégués syndicaux, ici encore, la mystification fait merveille. A qui est ouvert ce droit d'opposition ? Aux syndicats majoritaires dans la branche ? Non. A la majorité des syndicats !
Dès lors que trois syndicats, même s'ils ne représentent ensemble qu'une minorité aux élections professionnelles, auront signé l'accord de branche, deux syndicats majoritaires en voix ne pourront s'y opposer.
A ce sujet, profitons de ce débat pour demander au Gouvernement de nous communiquer ses chiffres sur le droit d'opposition tel qu'il existe actuellement. Nous pourrions ainsi constater que ce droit n'est quasiment jamais utilisé parce qu'il est, pratiquement, inutilisable.
Enfin, quatrième « protection », les syndicats, bien qu'absents dans l'entreprise, peuvent figurer à la table de négociation par l'intermédiaire d'un mandataire désigné spécialement à cette fin.
Mais, dans la mesure où l'on admet qu'un syndicat est assez présent dans une entreprise pour y trouver un salarié qui sera considéré comme investi de la confiance de ses collègues afin de les représenter dans une négociation, alors, monsieur le ministre, il faut en tirer les conséquences.
En effet, dans tous les manuels de droit social, dans toute la jurisprudence de la Cour de cassation, si ce salarié existe, il porte un nom : on l'appelle « délégué syndical ». Or, de cela, il ne saurait bien entendu être question, puisque l'objet de ce projet de loi est précisément de l'éviter.
Voilà ce que les salariés doivent savoir.
Voilà pourquoi cet accord, négocié quelques jours avant le début du grand mouvement social de novembre et de décembre 1995, avait été soigneusement mis sous l'éteignoir.
Voilà pourquoi, monsieur le ministre, au mépris de vos affirmations sur la concertation qui aurait précédé l'abrogation de ce texte, vous avez refusé d'en saisir, comme le demandait cependant le secrétaire général de la CGT, la commission nationale de la négociation collective.
Voilà pourquoi enfin, en lieu et place un projet de loi en bonne et due forme, vous avez choisi la méthode expéditive de l'annexion à un autre texte, sous la forme d'un article qui bouleverse à lui seul tout le droit de la négociation collective.
M. Jean-Luc Mélenchon. Exactement !
Mme Michelle Demessine. Ce texte, dans sa réalité et non dans la version idyllique que vous voulez en donner, est anticonstitutionnel.
Il l'est tout d'abord au regard de l'article 34 de la Constitution, qui détermine le domaine de la loi. Le mécanisme que vous voulez mettre en place conduit à faire coexister deux législations ayant le même objet.
Certes, notre droit du travail connaît déjà des situations de ce type, mais la distinction s'opère selon des critères objectifs, comme l'effectif de l'entreprise ou l'ancienneté du salarié, et encore ne s'agit-il que de déterminer les conditions d'accès à un droit.
Ce qui est ici en cause relève non plus des conditions d'accès à un droit reconnu à tous, mais des modalités d'élaboration du droit, ce qui change tout.
Comment la loi peut-elle ainsi admettre deux types de délégation de pouvoir ? L'une, actuellement en vigueur, est accordée à des organisations représentatives définies par la loi ; l'autre est confiée à des institutions auxquelles cette même loi donne d'autres pouvoirs mais pas celui de négocier.
Ici, un délégué du personnel aura le droit de négocier une baisse des salaires ou les conditions du travail de nuit, là, il ne l'aura pas !
Une autre inconstitutionnalité concerne le droit syndical, tel que proclamé par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi d'ailleurs que par l'article 34 de la Constitution de 1958.
En vertu du préambule de la Constitution de 1946, « tout travailleur participe par l'intermédiaire de ses délégués à la détermination collective des conditions de travail, ainsi qu'à la gestion des entreprises ».
En application de ce principe, deux types d'institutions ne sont affirmés : d'une part, les institutions syndicales, désignées, représentatives, auxquelles a été confiée la représentation des salariés dans la détermination, par la négociation collective, des conditions de travail ; d'autre part, les institutions élues, à savoir les délégués du personnel et les comités d'entreprise, institutions auxquelles a été confiée la participation des salariés à la gestion des entreprises.
Il n'est pas indifférent que le législateur ait, depuis 1946, considéré que ceux auxquels était confiée la redoutable responsabilité de créer le droit, par la négociation collective, disposaient d'une réelle légitimité leur permettant d'engager par leur signature non pas une majorité mais l'ensemble des salariés. C'est la représentativité.
Une telle exigence n'a jamais été posée pour les institutions élues. Un délégué du personnel minoritaire dans son entreprise a les mêmes droits qu'un délégué du personnel majoritaire, pour la simple raison qu'aucun de leurs actes ne tend à créer le droit, leur fonction étant de contrôler le respect du droit.
Toute la différence est là, et c'est d'ailleurs notamment pour cette raison que la Cour de cassation considère à ce jour encore que, si l'on peut admettre que les délégués du personnel concluent un accord avec leur employeur, il ne saurait être question que cette faculté puisse être préjudiciable aux salariés.
Par la confusion des genres qu'il introduit, le présent projet de loi remet en cause la répartition des tâches induites par le préambule de la Constitution de 1946.
Cette répartition des tâches n'a pourtant rien de formel. Elle répond à une question fort simple : peut-on se contenter pour celui qui crée le droit de la même légitimité que pour celui qui est chargé d'en vérifier l'application ?
Pour éviter que cette question ne paraisse trop académique, je la formule d'une manière très concrète : peut-on accepter, comme pourtant le projet de loi le permet, que, dans une entreprise où n'existe aucun représentant du personnel, l'employeur incite à l'élection d'un délégué du personnel, de préférence pas trop hostile, que les salariés croiront élire pour présenter leurs réclamations mais qui se trouvera investi d'un pouvoir tout autre, celui de négocier la flexibilité ?
La majorité vous est ici acquise, comme elle vous l'était déjà, il y a un an, lors de l'examen du plan relatif à la sécurité sociale. Le groupe communiste républicain et citoyen, quant à lui, prend date. Nous attendons des réponses précises aux questions que nous soulevons et nous vous mettons au défi de venir, dans un ou deux ans, exposer le bilan de l'application de cette loi quant à la satisfaction des aspirations des salariés.
Lorsqu'on mesurera dans les faits la nocivité de ce système, il est au moins une chose que vous ne pourrez pas venir dire dans cette enceinte, c'est « nous ne pouvions pas prévoir ». (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. Y a-t-il un orateur contre la motion ?...
Quel est l'avis de la commission ?
M. Louis Souvet, rapporteur. En réponse à nos collègues du groupe communiste républicain et citoyen, je rappellerai tout d'abord que je ne suis pas membre de la commission des lois et que je ne prétends évidemment pas être un spécialiste de droit constitutionnel.
Néanmoins, j'inviterai mes collègues, au nom de la commission des affaires sociales, à repousser cette motion pour deux raisons.
La première est que le préambule de la Constitution de 1946, lorsqu'il mentionne la détermination collective des conditions de travail, précise que les travailleurs y participent par l'intermédiaire de leurs délégués ; il n'est, évidemment, pas fait expressément mention des délégués syndicaux. D'ailleurs, le même alinéa dispose également que les travailleurs participent à la gestion de l'entreprise. Or, lorsqu'ils le font, c'est non par l'intermédiaire des délégués syndicaux mais par le biais d'autres modes de représentation.
Il me semble donc qu'on ne peut déduire du préambule de la Constitution de 1946 qu'il donne valeur constitutionnelle au monopole syndical de la négociation, car c'est bien de cela qu'il s'agit.
La loi qui consacre le fait syndical dans l'entreprise ne date d'ailleurs, vous le savez bien, que de 1968.
La seconde raison est que, même s'il y avait monopole syndical, que ce dernier ait valeur constitutionnelle ou non, il ne serait nullement entamé ici puisque les nouveaux modes de négociation d'entreprise prévus à l'article 6 doivent être autorisés et délimités par une négociation de branche, tandis que l'accord conclu au sein de l'entreprise est ensuite contrôlé et validé, pour avoir valeur d'accord collectif, par les partenaires sociaux eux-mêmes au sein d'une commission paritaire de branche. Les syndicats ne sont donc pas exclus de ce processus.
Au demeurant, la loi a déjà dérogé au monopole syndical des négociations pour les accords d'intéressement et de prévoyance.
La commission, Mme Demessine le sait, a donc donné un avis défavorable à cette motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Permettez-moi maintenant, monsieur le président, de garder encore quelques instants la parole, car j'ai été abondamment cité - c'est le triste privilège des rapporteurs ! - par M. Fischer, Mme Dieulangard et Mme Demessine.
Mme Dieulangard m'a entendu dire que les arguments forts des inspecteurs du travail m'avaient déstabilisé, mais, madame, vous n'avez pas relevé tout mon propos. On peut mentir par omission !
Mme Marie-Madeleine Dieulangard. Mais non !
M. Guy Fischer. Ce n'est pas le genre !
M. Louis Souvet, rapporteur. J'ai bien dit cela, mais j'ai dit aussi avoir interrogé un inspecteur du travail de la CFDT ; il m'a été répondu que ces dispositions avaient été arrêtées à l'échelle nationale, à l'échelle de la confédération. Dès lors, je l'ai dit, les choses s'étaient éclaircies à mes yeux et je n'avais donc pas été déstabilisé.
Vous m'avez également entendu affirmer que les entreprises demandaient toujours plus de flexibilité.
J'ai le privilège de présider un groupe auquel je vous convie à adhérer parce qu'il est intéressant. Chaque année, dans ce cadre, nous prenons contact avec les chefs d'entreprise, en particulier de PME. Ces derniers ne sont pas, comme on les caricature d'habitude, assis sur un coffre-fort avec un gros cigare, un gros ventre et un chapeau. Il s'agit au contraire de gens qui ont, imprudemment peut-être, mis dans l'affaire qu'ils ont créée tout ce qu'ils possédaient et, parfois ont même beaucoup emprunté. Ces chefs d'entreprise, que j'ai encore rencontrés hier, qui sont dynamiques, compétents, inventifs, travailleurs, souhaitent, eux, la flexibilité et ils nous ont expliqué en quoi elle était nécessaire.
M. Jean-Luc Mélenchon. Ce sont de purs philanthropes !
M. Louis Souvet, rapporteur. Bien évidemment, il n'est pas question d'instaurer une flexibilité qui conduirait à des licenciements à tout va. Il s'agit d'organiser une flexibilité à la française, en prenant des précautions nécessaires. C'est nécessaire étant donné le monde dans lequel nous vivons.
Je répondrai enfin à M. Fischer. J'ai en effet indiqué qu'il s'agissait de deux textes distincts, mais qu'ils répondaient à des motifs très proches les uns des autres. J'ai expliqué que telle était la raison pour laquelle ils étaient réunis.
Il ne faut donc pas me faire dire ce que je n'ai pas dit, encore que je ne le dise pas à titre personnel mais au nom de la commission ; je n'ai fait que répéter ce qu'elle m'avait autorisé à dire ! (Applaudissements sur les travées du RPR, de l'Union centriste, des Républicains et Indépendants et sur certaines travées du RDSE.)
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission. Très bien !
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Jacques Barrot, ministre du travail et des affaires sociales. Je n'ai rien à ajouter à la démonstration de M. le rapporteur. Rien, ni la Constitution, ni le droit international, ne s'oppose à ce texte. Le rôle des organisations syndicales demeure, et par conséquent nous devons, à mon avis, laisser se dérouler cette expérience qui a été voulue par les partenaires sociaux.
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 29, repoussée par la commission et par le Gouvernement.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.
Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe communiste républicain et citoyen.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.

(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.

(Il est procédé au comptage des votes.)
M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 1 : :

Nombre de votants 314
Nombre de suffrages exprimés 314
Majorité absolue des suffrages 158
Pour l'adoption 94
Contre 220

Question préalable