PARTIE II : FIXER LES CONDITIONS ET LES REPÈRES D'UNE NÉGOCIATION AMBITIEUSE AU SERVICE DES CALÉDONIENS ET ACCEPTABLE PAR LES TROIS PARTIES ET LE PARLEMENT

Après avoir formulé des recommandations quant à la méthode devant présider à la reprise des négociations, les rapporteurs souhaitent rappeler la nécessité d'une réforme du statut de la Nouvelle-Calédonie. Cette réforme devrait intervenir le plus tôt possible et, en tout état de cause, avant la tenue des élections provinciales.

Les rapporteurs formulent des recommandations quant aux principes pouvant conduire à la conclusion d'un nouvel accord. Ils rappellent que tout accord entre les parties devra trouver une traduction législative, précédée le cas échéant d'une révision constitutionnelle, par exemple si des dérogations au principe de l'égalité de tous les citoyens devant le suffrage universel étaient de nouveau consenties au bénéfice de la citoyenneté calédonienne. Le Sénat, représentant des territoires, s'y prépare à travers les travaux de la commission des lois.

I. PARVENIR, AU PLUS VITE, À UN CONSENSUS ACCEPTABLE POUR L'ENSEMBLE DES PARTIES PRENANTES COMME POUR LE PARLEMENT

A. LA NÉCESSITÉ DE RÉVISER LE STATUT DE LA NOUVELLE-CALÉDONIE SUR LA BASE D'UN ACCORD AVANT LA TENUE DES PROCHAINES ÉLECTIONS PROVINCIALES

1. La nécessité partagée d'un changement du statut, entre contraintes juridiques et attentes d'évolution
a) Les fragilités juridiques affectant les fondements du statut actuel de la Nouvelle-Calédonie plaident pour l'adoption d'un nouveau statut

Des incertitudes quant au statut juridique actuel de l'accord de Nouméa dont le caractère transitoire avait permis de justifier des dérogations aux exigences constitutionnelles perdurent à l'issue du cycle de consultations achevé en 2021.

Comme l'avaient déjà souligné les rapporteurs dans leur précédent rapport, ces incertitudes sont de deux ordres :

- d'une part, l'accord de Nouméa continue à s'appliquer juridiquement ;

Extraits du rapport d'étape de la mission d'information

« Initialement prévu pour une durée de vingt ans et susceptible de se terminer après trois consultations relatives à l'autodétermination, l'accord de Nouméa continue aujourd'hui à s'appliquer.

Ainsi qu'énoncé dans son préambule, « cette solution définit pour vingt années l'organisation politique de la Nouvelle-Calédonie et les modalités de son émancipation ». Dès lors, l'application de l'accord de Nouméa, signé en 1998, a déjà dépassé de plus de quatre ans la durée initialement envisagée par ses signataires.

Pour autant, l'accord de Nouméa ne prévoit pas de limite formelle à la durée de son application s'agissant des institutions dont il a prévu la mise en place et des compétences dont il a convenu du transfert.

Au contraire, il comporte des garanties destinées à éviter tout risque de vide juridique quant à la situation institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie, sources d'incertitudes juridiques supplémentaires. En effet, comme le stipule son point 5, « si la réponse [à la troisième consultation] est encore négative, les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée ». Et, soucieux de ne pas créer de vide juridique, les signataires de l'accord ont assorti cette affirmation d'une garantie ainsi rédigée « tant que les consultations n'auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l'organisation politique mise en place par l'accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d'évolution, sans possibilité de retour en arrière, cette « irréversibilité » étant constitutionnellement garantie ».

- d'autre part, le caractère transitoire de l'accord de Nouméa a seul permis de justifier les dispositions constitutionnelles innovantes fondant le régime temporaire de la citoyenneté calédonienne dont elles ont autorisé la création et les dérogations aux principes d'égalité et d'universalité du suffrage que ce régime comporte ;

Il est vrai cependant que le caractère transitoire des dispositifs prévus par l'accord a été consacré dans l'intitulé du titre XIII de la Constitution, introduit en 1998 dans le but d'assurer la conformité à la Constitution des mesures prévues par l'accord et d'en organiser les modalités d'approbation.49(*) On relèvera néanmoins que ce caractère « transitoire » renvoie à une période de transition dont les bornes n'ont été fixées par aucun texte.

Par ailleurs, si l'application prolongée dans le temps de ce texte semblait se justifier aux fins d'organiser les trois consultations prévues par ledit accord à son point 5, cette prolongation n'est pas sans conséquence.

L'accord de Nouméa ainsi que la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie contiennent nombre d'innovations juridiques qui constituent autant de dérogations à des principes constitutionnellement protégés, qui ont justifié la révision constitutionnelle de 1998.

À titre d'exemple, la création d'une citoyenneté calédonienne ouvrant des droits en matière électorale et instituant une préférence pour l'accès à l'emploi et au foncier à ses seuls détenteurs déroge aux principes d'égalité et d'universalité du suffrage, de droit à la propriété privée et d'égal accès au travail.

Ces dérogations aux principes constitutionnels n'ont été jugées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel qu'en raison de leur caractère « limité et temporaire »50(*).

De la même manière, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé conformes au protocole n° 1 de la Convention européenne les « restrictions mises pour pouvoir participer aux élections du Congrès et des assemblées de province en Nouvelle-Calédonie » en raison notamment du caractère « inachevé et transitoire » du statut de la Nouvelle-Calédonie51(*).

Dès lors, en raison de ce caractère transitoire, l'organisation de nouvelles élections provinciales selon les principes définis par l'accord de Nouméa et la loi organique précitée soulèverait de sérieuses difficultés sur le plan constitutionnel. Or, il convient à l'évidence d'organiser les prochaines élections provinciales sur des fondements incontestables.

Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, tant le caractère transitoire de l'accord que les dispositions constitutionnelles relatives à la Nouvelle-Calédonie rendent incontournables des évolutions constitutionnelles et organiques mettant en place un nouveau cadre constitutionnel pour l'archipel si des dérogations au principe de l'égalité devant le suffrage étaient de nouveau adoptées ou si d'autres principes constitutionnels étaient affectés par l'accord.

Ces contraintes juridiques plaident donc pour l'élaboration rapide d'un nouveau statut pour la Nouvelle-Calédonie.

b) Les critiques formulées à l'encontre du statut actuel appellent une réforme du statut de la Nouvelle-Calédonie

Les constats formulés supra mettent au jour les principaux points de blocage qui entravent le fonctionnement des institutions de la Nouvelle-Calédonie et obèrent sa capacité à se développer et à construire un « destin commun », missions qui leur ont été confiées par le Parlement.

Ils confirment la nécessité d'une réforme du statut de la Nouvelle-Calédonie, en dehors même des considérations juridiques liées à la pérennisation, de fait, d'un statut provisoire.

Les auditions menées par les rapporteurs ont en effet révélé les fragilités du système institutionnel institué par les accords de Matignon et de Nouméa, détaillé par la loi organique du 19 mars 1999 précitée. Les institutions créées par l'accord de Nouméa font l'objet de critiques tant de la part des acteurs politiques que de la part des représentants des acteurs économiques, sociaux, culturels, environnementaux, ainsi que des représentants de l'État en Nouvelle-Calédonie, illustrant la nécessité de réformes institutionnelles.

Sans s'accorder sur les modalités de résolution des difficultés résultant du statut actuel de la Nouvelle-Calédonie, les acteurs calédoniens rencontrés ont en partage leur insatisfaction à son endroit. Concernant le statut et l'organisation politique actuels, les principales critiques sont les suivantes, déjà évoquées dans le rapport d'étape de la mission d'information :

Extraits du rapport d'étape de la mission d'information

« Le premier concerne la répartition des compétences entre les institutions de Nouvelle-Calédonie, qui n'est pas jugée aujourd'hui pleinement satisfaisante.

Ainsi, l'ensemble des acteurs auditionnés a déploré l'enchevêtrement des compétences telles que réparties entre les différentes institutions de Nouvelle-Calédonie par la loi organique de 1999, source d'inefficacité des politiques publiques, de surcoûts et d'un défaut de lisibilité tant pour les citoyens que les acteurs politiques et économiques.

Concernant les transferts de compétences, comme l'ont rappelé toutes les personnes interrogées sur ce sujet, le transfert de l'État à la Nouvelle-Calédonie de la compétence du contrôle de légalité, alors même qu'il est rendu possible par l'article 27 de la loi organique de 1999, n'est pas souhaité tant les garanties nécessaires à l'exercice d'un contrôle respectueux de l'État de droit sont difficiles à mettre en oeuvre.

De la même manière, les difficultés rencontrées dans l'exercice par le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie de certaines compétences transférées, en particulier le droit civil et le droit commercial, semblent justifier, en particulier pour les acteurs économiques, une recentralisation de ces compétences.

Par ailleurs, la répartition actuelle des compétences entre les institutions calédoniennes est, selon certains acteurs auditionnés, source d'inefficacité et de difficultés concrètes pour les citoyens.

À titre d'exemple, les organisations syndicales ont unanimement dénoncé les difficultés à instituer une plateforme unique d'offres d'emplois publics abondée par l'ensemble des collectivités territoriales de Nouvelle-Calédonie. Les acteurs économiques réunis dans le consortium NC Eco ont particulièrement insisté sur le morcellement du droit de l'environnement en Nouvelle-Calédonie qui, relevant d'une compétence provinciale, varie d'une province à l'autre et complexifie les activités économiques.

La deuxième série de critiques porte sur les règles financières, budgétaires et comptables, et en particulier la clé de répartition, applicables en Nouvelle-Calédonie. Un consensus semble exister localement sur la nécessité de leur rénovation afin, notamment, de renforcer l'efficacité des dépenses publiques et de redresser la situation financière et budgétaire de la Nouvelle-Calédonie.

En outre, les deux associations des maires présentes en Nouvelle-Calédonie ont convergé dans leur souhait de doter les communes de Nouvelle-Calédonie d'une autonomie financière et d'outils d'intercommunalité similaires à ceux dont peuvent bénéficier les communes de l'hexagone. »

2. La nécessité d'aboutir à un accord local avant les élections provinciales de 2024

Les négociations entamées cette année demeurent malheureusement dans leur phase préliminaire. Si la mission ne peut que se féliciter qu'aient été renoués les fils du dialogue, elle relève que le calendrier de négociation demeure nimbé d'incertitudes en dépit des annonces gouvernementales et des premières rencontres bilatérales entre les parties. Il semble que les discussions peinent à se concrétiser enfin dans un format tripartite (État, loyalistes, indépendantistes).

Ce flou paraît particulièrement préjudiciable à la conduite efficace du dialogue. En effet, le facteur temporel est déterminant dans la mise en oeuvre de toute négociation et, en l'absence d'échéances claires, certains des acteurs pourraient être tentés d'adopter une attitude attentiste dans le cas où l'orientation prise par la négociation leur semblerait défavorable.

Si, pour l'heure, le climat demeure constructif, il convient de se prémunir contre le risque d'un enlisement qui serait synonyme de report, de facto, des élections provinciales.

Le calendrier des négociations devra au surplus être partagé, afin que les parties ne puissent mettre d'éventuelles difficultés rencontrées à l'issue de celles-ci sur le compte de ce calendrier.

Dans ces conditions, l'horizon temporel dictant les échéances de négociation paraît naturellement se trouver dans la date-limite à partir de laquelle les prochaines élections provinciales de 2024 ne pourraient plus être matériellement organisées. On peut se demander si ce calendrier est encore réaliste, mais il a le mérite d'être volontariste.

Si l'inscription sur les listes électorales demeure soumise à des dispositions spécifiques, il convient de tenir compte d'un délai raisonnable pour permettre aux citoyens calédoniens qui se verraient reconnaître la qualité d'électeurs de s'inscrire sur celles-ci et aux commissions électorales chargées d'évaluer leurs demandes de se réunir pour les examiner. Au surplus, doit également être pris en compte un nécessaire délai de recours effectif pour les citoyens qui en auraient été déboutés ou pour contester des inscriptions erronées. La période devant s'écouler entre l'adoption d'un nouveau statut et la tenue des prochaines échéances électorales ne saurait donc être inférieure à six mois.

Sans préjuger du résultat des négociations quant aux éventuelles dispositions électorales spécifiques applicables aux élections provinciales, les rapporteurs souhaitent aussi alerter les parties sur les délais enserrant toute procédure de révision constitutionnelle, s'il apparaissait nécessaire d'introduire une disposition constitutionnelle spécifique pour l'organisation de cette consultation en raison de modalités particulières d'établissement de la liste électorale.

Le principe de la tenue de ces élections provinciales n'a, jusqu'à récemment, fait l'objet d'aucune remise en cause par les parties prenantes, indépendantistes comme non-indépendantistes. La détermination de la durée du mandat, fixée à cinq ans, faisait partie intégrante de l'accord de Nouméa52(*) et le législateur s'est en la matière fait le greffier d'un accord conclu librement par les trois parties53(*). L'organisation d'élections provinciales en 2024 constitue dès lors une échéance démocratique normale et attendue par tous. Par ailleurs, l'ensemble des responsables politiques calédoniens a pris part aux dernières élections provinciales de 2019 sans exprimer de réserves quant à la tenue du scrutin suivant. Si les modalités du vote peuvent, sous certaines conditions, être adaptées en raison du contexte particulier propre à la Nouvelle-Calédonie et de la reconnaissance d'une citoyenneté calédonienne spécifique au sein de la nationalité française, elles ne sauraient conduire à priver les Calédoniens de l'exercice de leurs droits civiques pour les élections provinciales. Il apparaît donc, en tout état de cause, nécessaire de maintenir des échéances électorales régulières et prévisibles pour garantir le fonctionnement démocratique des institutions calédoniennes et permettre la participation des citoyens aux échéances démocratiques prévues.

Le maintien d'une incertitude institutionnelle prolongée nuit aussi à la formulation d'un nouveau projet pour la Nouvelle-Calédonie, obère les perspectives économiques du territoire et contribue jour après jour au sentiment de lassitude des Calédoniens quant à une situation qui, en particulier pour la jeune génération, n'a que trop duré.

L'horizon des élections provinciales doit ainsi constituer un butoir autant qu'un aiguillon pour l'aboutissement aussi rapide que possible des négociations en vue d'un accord. Toutefois, il ne serait pas réaliste de considérer cet horizon comme indépassable. Au regard de l'enjeu que représente l'aboutissement des discussions, on ne saurait exclure un éventuel report des élections s'il s'avérait impossible de procéder autrement, pour une durée nécessairement limitée par les impératifs de conformité à la Constitution.

Il n'est en effet envisageable de reporter ces élections que pour une courte durée et seulement si un tel report devait finalement constituer une condition sine qua non de la réussite des négociations. Ce report exigerait alors l'adoption d'une loi et impliquerait que le Sénat et l'Assemblée nationale se prononcent par un mandat clair sur la conduite des négociations à l'occasion de l'examen de ce texte.

Il serait donc indispensable que l'ensemble des parties prenantes à la négociation, qu'il s'agisse du Gouvernement ou des parties locales indépendantistes et non-indépendantistes, soient en mesure de justifier un tel report par un premier bilan de la négociation en cours et par la conclusion d'un accord préliminaire sur les principaux points de négociation qu'il ne resterait qu'à finaliser et à traduire juridiquement. En l'absence d'un tel accord préliminaire, l'adoption par le Parlement d'un projet de loi portant report des élections provinciales ne peut être assurée.


* 49 Lequel s'intitule : « Dispositions transitoires à la Nouvelle-Calédonie ».

* 50 Conseil constitutionnel, décision n°99-410 DC du 15 mars 1999 sur la loi organique du 19 mars 1999.

* 51 Cour EDH, 11 janvier 2005, Py c. France, req. n° 66289/01.

* 52 Le point 2.1.2. de l'accord prévoit ainsi que « le mandat des membres du Congrès et des assemblées de province sera de cinq ans. »

* 53 Le rapport n° 180 (1998-1999) de Jean-Jacques Hyest sur le projet de loi organique relatif à la Nouvelle-Calédonie l'exprimait en des termes clairs : « Faisant application du point 2.1.2. du document d'orientation de l'accord de Nouméa, cet article fixe à cinq ans la durée du mandat des membres du congrès et des assemblées de province. » Ceci correspondait alors à une réduction d'une durée d'une année du mandat provincial alors existant.