N° 799

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 28 juin 2023

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer (1) sur le foncier agricole outre-mer,

Par Mme Vivette LOPEZ et M. Thani MOHAMED SOILIHI,

Sénateurs

(1) Cette délégation est composée de : M. Stéphane Artano, président ; M. Maurice Antiste, Mmes Éliane Assassi, Nassimah Dindar, MM. Pierre Frogier, Guillaume Gontard, Mmes Micheline Jacques, Victoire Jasmin, M. Jean-Louis Lagourgue, Mmes Viviane Malet, Annick Petrus, MM. Teva Rohfritsch, Dominique Théophile, vice-présidents ; M. Mathieu Darnaud, Mmes Vivette Lopez, Marie-Laure Phinera-Horth, M. Gérard Poadja, secrétaires ; Mme Viviane Artigalas, M. Philippe Bas, Mme Agnès Canayer, M. Guillaume Chevrollier, Mme Catherine Conconne, M. Michel Dennemont, Mme Jacqueline Eustache-Brinio, MM. Philippe Folliot, Bernard Fournier, Daniel Gremillet, Mme Jocelyne Guidez, M. Abdallah Hassani, Mme Gisèle Jourda, MM. Mikaele Kulimoetoke, Dominique de Legge, Jean-François Longeot, Victorin Lurel, Mme Marie Mercier, MM. Serge Mérillou, Thani Mohamed Soilihi, Georges Patient, Mme Sophie Primas, MM. Jean-François Rapin, Michel Savin, Mme Lana Tetuanui.

L'ESSENTIEL

À l'issue de quatre mois de travaux, 85 personnes auditionnées et un déplacement en Martinique, l'objectif de souveraineté alimentaire fixé par le président de la République apparaît plus que jamais suspendu à l'enjeu du foncier agricole dans les cinq départements d'outre-mer.

Urbanisation rampante, fléau de l'indivision, prolifération des friches, transmission bloquée, terres difficiles à travailler faute des réseaux essentiels, réchauffement climatique... Les vents contraires s'accumulent, tandis que certains outils essentiels pour inverser la tendance manquent de force.

I. LA SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE SUSPENDUE À LA QUESTION FONCIÈRE

Quels leviers actionner pour inverser le grignotage en cours entre artificialisation des sols et droit de l'environnement toujours plus protecteur ?

Des outils existent mais manquent de force : Safer privées de moyens financiers, police de l'urbanisme indulgente, désordre foncier persistant, dialogue compliqué entre les agriculteurs, les organisations du monde agricole, l'État et les collectivités.

Le rapport de la Délégation sénatoriale aux outre-mer propose de passer d'une posture défensive à une stratégie de reconquête des terres nourricières dans les outre-mer.

Le dernier recensement agricole réalisé en 2020 révèle une évolution préoccupante pour les outre-mer : la surface agricole utile (SAU) a encore continué à reculer depuis 2010 dans les DROM, à l'exception de la Guyane dont la SAU augmente assez régulièrement depuis 1985. Mais ce département ne doit pas être « l'arbre qui cache la forêt ». Hors Guyane, la SAU a régressé de 7,5 % en moyenne sur la décennie.

Chiffres clés du recensement agricole 2020 dans les DROM
SAU totale (en hectares)

La Réunion

Guyane

Guadeloupe

Martinique

Mayotte

Total 5 DROM

Total hors Guyane

2010

2020

2010

2020

2010

2020

2010

2020

2010

2020

2010

2020

2010

2020

42 814

38 650

25 345

36 429

31 400

31 800

24 982

21 860

7 100

6 000

131 641

134 739

106 296

98 310

 

- 10 %

 

+ 44 %

 

+ 1 %

 

- 12 %

 

- 15%

 

+ 2,35%

 

- 7,51%

Source : AGRESTE, ministère de l'agriculture : recensement agricole 2020

Parallèlement, la population des exploitants agricoles est particulièrement âgée. Aux Antilles, plus d'un tiers des exploitants ont aujourd'hui plus de 60 ans, contre 25 % dans l'Hexagone. À Mayotte, cette proportion atteint même 52 %. Et le vieillissement s'accélère. Les chefs d'exploitation ont une moyenne d'âge de près de 53 ans dans les départements d'outre-mer en 2020 contre 49 ans dix années plus tôt.

Les causes sont multiples : un désordre foncier qui bloque les transmissions (occupations sans titre, indivisions non réglées), des retraites agricoles très basses, l'espoir de voir déclasser ses terrains en zone constructible, des jeunes qui manquent de moyens financiers...

Enfin, un dernier facteur déterminant est la prolifération des terres incultes ou friches et les nombreux obstacles à leur remise en culture. D'une part, les procédures qui pourraient contraindre les propriétaires sont peu utilisées. D'autre part, ces friches sont trop souvent requalifiées en espace naturel ou forestier.

La conséquence de cette tendance est implacable : la production agricole a crû moins vite que la population. La production agricole destinée à l'approvisionnement des marchés locaux (hors canne et banane) a diminué d'environ 900 tonnes par an.

En Guyane, malgré une dynamique positive, des difficultés brident encore les résultats : une Safer toujours en attente d'agrément, des attributions foncières lentes à obtenir, des exploitations difficiles d'accès, des organisations professionnelles fragiles.

II. UN OBJECTIF AMBITIEUX MAIS ATTEIGNABLE

Malgré l'étroitesse du foncier agricole, les quantités de terres manquantes pour couvrir 100 % des besoins en fruits et légumes n'apparaissent pas pharaoniques (voir tableau). Dans les hypothèses les moins favorables, il faudrait augmenter la SAU de 10 % environ.

En stoppant la déprise agricole, en déployant des techniques innovantes de culture et en développant une agroforesterie raisonnée, la souveraineté alimentaire est un objectif atteignable à horizon 2030.

D'après le ministère de l'agriculture, il existerait un potentiel important de remise en culture en Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion, avec respectivement 12 000, 9 000 et 8 000 hectares de friches. Les pouvoirs publics (État, départements, régions, communes, EPF) détiennent aussi des terrains inexploités dont il faudrait inventorier le potentiel agricole pour installer de jeunes agriculteurs.

Besoins fonciers pour l'autonomie alimentaire

 

Guadeloupe

Guyane

Martinique

La Réunion

Mayotte

Besoins filières végétales

+ 300 ha

+ 2 500 ha

+ 1 000 ha

+ 500 ha

+ 140 ha

Source : AGRESTE, ministère de l'agriculture : recensement agricole 2020

Productions de la SICA 2M
(Maraîchers de Martinique)

Une autre marge de manoeuvre réside dans la diversification. Les monocultures d'exportation (canne et banane) utilisent beaucoup de SAU, en particulier à La Réunion (48 %), la Guadeloupe (29 %) et la Martinique (30 %). Une meilleure rotation des cultures au profit des cultures consommées localement contribuerait à la souveraineté alimentaire.

Une mise en valeur ou un aménagement du foncier agricole est aussi nécessaire. Des réseaux manquent (pistes agricoles, irrigation, électricité, réseaux de communication) et de véritables fermes avec un logement attenant sont trop rares. Cela pèse sur l'attractivité du métier, la sécurité des exploitations et l'efficacité du travail.

Dernier défi : aider la jeune génération à prendre la relève. Des outils existent. Il faut mieux les mobiliser et les adapter à la marge. Faciliter la relève, c'est aussi aider les anciens à transmettre et à accompagner leurs successeurs.

De manière générale, une prise de conscience demeure nécessaire, ainsi que la nécessité pour tous les acteurs du monde agricole (élus, Safer, chambre d'agriculture, ONF, services de l'État, syndicats et associations d'agriculteurs...) de partager une même vision collective et de travailler ensemble.

Le prochain Comité interministériel pour les outre-mer (CIOM) ainsi que le pacte et le projet de loi d'orientation et d'avenir agricole (PLOA) doivent être l'occasion de mettre en place une stratégie collective de gestion du foncier agricole pour les territoires concernés avec l'ensemble des acteurs. Une vision partagée manque encore.

III. UNE STRATÉGIE AUTOUR DE 4 AXES D'ACTION

Le rapport formule 20 recommandations, parmi lesquelles :

I. SAUVEGARDER LES TERRES AGRICOLES DÉJÀ CULTIVÉES

 en maintenant l'avis conforme des commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers mais en instituant une phase obligatoire (« pré-CDPENAF ») de concertation, pour éviter les décisions couperets ;

 en renforçant les moyens financiers des Safer outre-mer, notamment grâce à un prélèvement additionnel affecté sur la taxe spéciale d'équipement (TSE) ;

 en menant une politique ambitieuse de l'eau pour l'agriculture, notamment en opérant un rattrapage structurel (barrage, réseau d'irrigation) et en renforçant le volet « agricole » dans les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE).

II. RECONQUÉRIR DES TERRES AGRICOLES EXPLOITABLES

 en durcissant la procédure réglementaire des terres incultes, notamment en créant une taxe sur les propriétaires refusant la remise en culture de terres en friche ;

 en établissant le recensement du foncier à potentiel agricole détenu par des collectivités, l'État et des organismes publics en vue de l'installation de jeunes agriculteurs ;

 par la voie d'une concertation constructive avec l'ONF, en facilitant la remise en culture de terres anciennement cultivées, laissées en friche et assimilées à des forêts ou espaces naturels.

III. TRANSMETTRE POUR ASSURER LA RELÈVE DES GÉNÉRATIONS

 en renforçant la loi dite Letchimy de 2018, notamment en simplifiant les notifications, en créant une plateforme centralisée de publicité des projets d'acte de vente ou de partage et en écartant la faculté pour un héritier omis, par simple ignorance ou erreur, de faire annuler le partage ou la vente ;

 en rétablissant un mécanisme de préretraite pour les exploitants agricoles ultramarins, qui pourrait être accompagné d'un dispositif de tutorat rémunéré, en cas de reprise de l'exploitation par un jeune agriculteur, et en excluant du périmètre des actifs récupérables sur succession la résidence principale des exploitants agricoles demandant le bénéfice de l'Allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) ;

 en promouvant le fonds agricole comme outil de transmission moderne d'une exploitation agricole, en particulier en incluant les baux ruraux dans le périmètre des fonds et en sécurisant juridiquement la location gérance d'un fonds.

IV. AMÉNAGER DANS UNE PERSPECTIVE D'AGRICULTURE DURABLE

 en accordant des dérogations de manière limitée et très contrôlée pour l'habitation des exploitants agricoles sur leurs terres ;

 en introduisant une part d'aides surfaciques calculée sur la base des terres incultes remises en exploitation ou des terres plus difficiles à travailler dans le cadre du programme POSEI ;

 en fléchant les crédits FEADER sur l'entretien des pistes agricoles et, en Guyane, obtenir la remise à niveau des anciennes pistes forestières avant leur transfert aux communes.

Délégation sénatoriale aux outre-mer
http://www.senat.fr/commission/outre_mer/index.html

 
 
 

Stéphane Artano

Président

Sénateur de Saint-Pierre-et-Miquelon

Vivette Lopez

Rapporteur

Sénateur du Gard

Thani Mohamed Soilihi

Rapporteur

Sénateur de Mayotte

Vous pouvez consulter le dossier de l'étude :
https://www.senat.fr/travaux-parlementaires/office-et-delegations/delegation-senatoriale-aux-outre-mer/foncier-agricole-dans-les-outre-mer.html

AVANT PROPOS

La Délégation sénatoriale aux outre-mer s'est intéressée de longue date à la problématique du foncier dans les outre-mer.

À l'exception de la Guyane, la rareté du foncier y est une donnée structurelle, liée à des facteurs qui ont été analysés dans ses précédents rapports1(*) : insularité et exiguïté des territoires, topographie accidentée, exposition aux risques naturels... L'intensité des conflits d'usage et l'affectation du foncier disponible sont des problèmes cruciaux dans les outre-mer.

En 2023, la délégation a décidé de se saisir à nouveau de ce sujet en se focalisant sur le foncier agricole, qui est la condition première de l'autosuffisance alimentaire. Le président de la République et le Gouvernement en ont fait un objectif à l'horizon 2030. Annoncé lors d'un déplacement d'Emmanuel Macron à La Réunion en octobre 2019, il figure dans les missions du ministre de l'agriculture et de la souveraineté agricole ainsi que de celles du délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer.

Au regard de cet objectif, le dernier recensement agricole2(*) réalisé en 2020, révèle une évolution préoccupante pour les outre-mer : la surface agricole utile (SAU) est globalement en recul dans les DROM, à l'exception de la Guyane dont la SAU augmente assez régulièrement depuis 1985. Mais ce département ne doit pas être « l'arbre qui cache la forêt ».

La Réunion, la Martinique et Mayotte enregistrent une baisse respectivement de 10 %, 12 % et 15 % sur la dernière décennie. Si la situation en Guadeloupe tend à se stabiliser, elle connaît tout autant les effets néfastes d'une spéculation foncière galopante3(*). Cette baisse vient s'ajouter à une diminution antérieure continuelle. De 1960 à 2020, la SAU martiniquaise par exemple a diminué de plus de 80 %. Parallèlement à ce phénomène de « rétractation »4(*), la superficie des friches s'est développée.

Cette évolution est à rapprocher de trois autres constats :

la diminution du nombre d'exploitations. On dénombre 26 700 exploitations en 2020. La Martinique et La Réunion ont perdu un cinquième de leurs exploitations agricoles en 10 ans. Cette diminution touche principalement les unités de production de faible dimension économique. Le recul est moindre au cours de la dernière décennie en Guadeloupe, de l'ordre de 8 %, mais ce département a perdu près de 10 000 hectares de SAU au cours des 20 dernières années ;

- l'importance des exploitations de petite et très petite taille. Ces exploitations, particulièrement fragiles, sont encore majoritaires et conservent un poids considérable en termes d'occupation de l'espace et de force de travail. Ces petites exploitations représentent plus de 90 % des exploitations ultramarines dans tous les territoires, et jusqu'à 99 % à Mayotte. Elles correspondent à une part importante de la SAU de chaque territoire (40 % en Martinique, 53 % en Guyane, 87 % à La Réunion, 90 % à Mayotte). La surface moyenne des exploitations agricoles est ainsi de moins de 6 hectares, contre environ 70 hectares dans l'Hexagone ;

une population des exploitants agricoles particulièrement âgée. Aux Antilles, plus d'un tiers des exploitants ont aujourd'hui plus de 60 ans, contre 25 % dans l'Hexagone. À Mayotte, cette proportion atteint même 42 %.

La crise du Covid-19 hier, comme celle de l'Ukraine aujourd'hui, ont bien montré l'importance vitale de la question alimentaire. Comme la délégation l'avait souligné dans son rapport de juillet 2020 sur l'urgence économique5(*), les circuits courts dans les outre-mer ont été particulièrement importants lors de la crise sanitaire. Le secteur agricole a été fortement sollicité pour alimenter la population. De multiples initiatives « qui honorent la production agricole outre-mer6(*) » ont permis d'assurer l'approvisionnement local et d'éviter une rupture dans la chaîne d'alimentation.

Les évolutions susmentionnées ne sont-elles pas de nature à compromettre l'objectif d'autosuffisance alimentaire pour les outre-mer ?

Au fil des auditions menées entre mars et juin 2023 et des observations recueillies au cours d'un déplacement en Martinique, de nombreuses causes au recul du foncier agricole en outre-mer ont été pointées : l'indivision, la spéculation foncière, l'urbanisation rampante, les difficultés économiques des exploitants, la faiblesse des retraites, les soutiens inégalement répartis...

Un sentiment d'urgence est ainsi ressorti des témoignages qui conduisent à dresser le constat général de l'existence de moyens financiers et de dispositifs juridiques importants et nombreux mais peu opérants face à un quadruple défi : une protection insuffisante des terres agricoles, une déprise croissante des terres exploitables, des entraves multiples à la transmission et une perte générale d'attractivité des métiers agricoles.

Sur la base de ce constat, le rapport formule une vingtaine de propositions articulées autour de 4 axes d'action :

sauvegarder les terres agricoles existantes ;

reconquérir des terres exploitables ;

transmettre pour assurer la relève des générations ;

aménager dans une perspective d'agriculture durable.

Il convient de préciser toutefois que le présent rapport ne couvre pas l'ensemble des outre-mer. Il s'est concentré sur les 5 départements et régions d'outre-mer ayant fait l'objet du recensement susmentionné. Il pourra être complété par des travaux ultérieurs de la délégation. Il n'aborde pas non plus la question spécifique de l'élevage.

Il n'a pas semblé utile de revenir en détail sur les facteurs historiques qui ont modelé le paysage de la propriété agricole sur ces territoires compte tenu des nombreux travaux sur le sujet. Une étude du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) réalisée à la demande de l'Agence française de développement et du ministère des outre-mer7(*), en a fait récemment une analyse à laquelle on pourra se reporter.

Sur le plan sémantique, en se rendant en Martinique, les rapporteurs ont pu constater l'emploi de vocables très différents selon les interlocuteurs pour traiter du même sujet : « autosuffisance alimentaire, autonomie alimentaire, souveraineté alimentaire, sécurité alimentaire... ». Le terme de souveraineté alimentaire, retenu par le Gouvernement, renvoie à l'idée d'un processus collectif de maîtrise des moyens de production, de recherche d'alternatives locales, et surtout à une démarche stratégique et décisionnelle impliquant fortement les acteurs politiques et du monde agricole.

C'est cette optique volontariste qui a été retenue dans le présent rapport.

Comme l'a rappelé le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire le 20 juin devant la délégation : « La question du foncier et de sa disponibilité est bien le préalable à toute question agricole, qu'il s'agisse du renouvellement des générations, des choix culturaux ou encore d'adaptation et de lutte contre le changement climatique. »

I. SAUVEGARDER LES TERRES AGRICOLES DÉJÀ CULTIVÉES

A. SANCTUARISER LE FONCIER AGRICOLE EXISTANT

1. Mener une politique volontariste de défense des terres agricoles
a) Un foncier agricole en rétractation

En outre-mer, le foncier est rare et menacé. Ce constat est encore plus vrai pour le foncier agricole.

Actuellement, comme l'indique l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM), les départements d'outre-mer (hormis la Guyane), se caractérisent par une part relativement faible de la SAU dans leur territoire : 33 % en moyenne (hors Guyane), soit 19 points en dessous de la moyenne nationale.

Le caractère insulaire et souvent montagneux de ces territoires, parfois densément peuplés, implique une proportion plus grande de surface non exploitable (sols artificialisés, côtes, roches, etc.). Mayotte se démarque cependant avec une SAU en proportion équivalente à celle de l'Hexagone, soit 53 % du territoire. La Guyane présente quant à elle un cas tout à fait atypique avec une surface boisée qui représente plus de 89 % de sa superficie totale du territoire, et une SAU de moins de 1% de celle-ci.8(*)

Dans tous les outre-mer existe un fort besoin de foncier aménageable afin de répondre à l'ensemble des demandes concurrentes des acteurs socioéconomiques, correspondant chacune à un besoin majeur de la population (logement, infrastructures, activités économiques...).

Les terres agricoles sont donc soumises à de multiples conflits d'usage. Le sentiment qui ressort des auditions est qu'elles se trouvent de plus en plus prises en tenaille entre l'urbanisation rampante et une politique environnementale renforcée par la législation récente.

Si le phénomène d'urbanisation a fait l'objet de nombreuses études9(*), dont les trois précédents rapports de la délégation sur le foncier, l'impact du droit de l'environnement sur les terres agricoles et de la protection des espaces naturel a été peu analysé mais n'en est pas moins réel. En raison du climat, la végétation se développe très rapidement dans les terres laissées en friche et tend à changer de statut.

À la question de savoir si l'environnement prendrait le pas sur les terres agricoles, Mme Yannick Louis-Hodebar du Conseil national des barreaux (CNB) a répondu : « En effet. Le scandale de la chlordécone a beaucoup marqué les esprits. Aujourd'hui, nous faisons bien plus attention aux règles de l'écologie, nous essayons de préserver l'eau, etc. Tous les territoires ultramarins subissent depuis des années les conséquences du réchauffement climatique. Nous sommes donc réticents à produire au détriment de l'environnement ».

Comme l'indique la Safer Martinique10(*), le développement des friches a des conséquences à moyen ou long terme sur la déclassification des espaces agricoles en zones naturelles plus ou moins protégées (EBC, ZNIEFF, sites inscrits...). Au-delà de 30 ans, la réglementation forestière induit de devoir payer 1 euro par m2 pour obtenir une autorisation de défrichement alors qu'il s'agit de remettre en culture une parcelle à vocation agricole.

Le Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Guadeloupe11(*) a fait observer que certaines parcelles précédemment destinées à la culture de bois ont été sanctuarisées, comme s'il s'agissait d'espèces abritant des forêts endémiques, alors qu'elles pourraient accueillir des jeunes porteurs de projets. Il évoque une forme « d'extrémisme écologique ».

Comme sur l'ensemble du territoire national, on constate en conséquence une rétractation globale de la SAU des territoires ultramarins12(*). Le recensement agricole de 2020 fait apparaître pour les 4 DROM (hors Guyane) une baisse de 7,5 % en 10 ans. Ce recul global, quelque peu masqué par la progression de la SAU guyanaise de 44 %, doit alerter.

Chiffres clés du recensement agricole 2020 dans les DROM

   

SAU totale
(hectares)

Nombre de chefs ou coexploitants

Dont % de chefs et coexploitants de plus de 60 ans

La Réunion

2010

42 814

 

7 872

 

12 %

 

2020

38 650

- 10 %

6 561

- 17 %

22 %

+ 10

Guyane

2010

25 345

 

5 994

 

15 %

 

2020

36 429

+ 44 %

6 145

+ 3 %

17 %

+ 2

Guadeloupe

2010

31 400

 

7 900

 

23 %

 

2020

31 800

+ 1 %

7 300

-8 %

34 %

+ 11

Martinique

2010

24 982

 

3 400

 

25 %

 

2020

21 860

- 12 %

2 740

- 19 %

36 %

+ 11,1

Mayotte

2010

7 100

 

n.c.

 

n.c.

 

2020

6 000

- 15 %

4 320

n.c.

43 %

n.c.

Total 5 DROM

2010

131 641

 

25 166*

 

18 %*

 

2020

134 739

+ 2,35 %

27 066

 

29 %

 

Total hors Guyane

2010

106 296

         

2020

98 310

- 7,51 %

       

*Hors Mayotte
Source : AGRESTE, ministère de l'agriculture : recensement agricole 2020

Les causes de ce recul sont multiples et peuvent varier d'un territoire à l'autre. Le constat général rejoint largement les observations du rapport d'information de Chantal Berthelot et Hervé Gaymard13(*) de 2013 qui peut servir encore de référence. Il pointait un « effet en cascade » :

- à cause de la pression foncière et de la hausse des prix des terrains constructibles, on note la présence de multiples jachères dont les propriétaires espèrent qu'après déclassement, elles pourront devenir des terrains destinés à l'habitat ;

- les agriculteurs vendent aussi leurs terrains par lots pour s'assurer des liquidités en fin de carrière ; ces lots font l'objet de constructions multiples à usage d'habitation, de telle sorte que les parcelles cadastrales connaissent le phénomène du mitage, c'est-à-dire du zonage mixte agricole-urbain ;

- sur de telles parcelles mixtes, les Safer ne peuvent pas exercer leur droit de préemption et les Safer n'ont d'ailleurs pas assez de ressources.

Toutes les Safer confirment que dans un contexte insulaire où le besoin de logement est très fort et où on assiste à une envolée des prix du foncier constructible, il existe une très forte pression sur le foncier agricole et naturel. Or, le bas prix du foncier agricole (1 euro par m2 en Martinique par exemple) induit des phénomènes de contournement :

- le découpage parcellaire dans le but de vendre de petites surfaces à des particuliers ayant pour objectif à terme de construire, ou dans le cadre de successions où le terrain agricole est divisé en autant de parcelles que d'ayants droit souvent non-agriculteurs ;

- le refus de louer ou d'exploiter les terres agricoles par le propriétaire dans l'espoir de voir déclasser son terrain par le maire à court ou long terme.

Fondamentalement, comme l'a souligné M. Philippe Schmit, expert lors de l'audition d'Interco' Outre-mer : « Tant que [...] la valeur de production agricole est moindre que la valeur constructible, les actions publiques vont à l'encontre de la logique. [...] Tant que ce problème ne sera pas abordé, nous demeurerons dans une logique de défense du foncier agricole, alors que nous devrions être dans une logique de promotion de ce foncier ».

b) Une prise de conscience insuffisante

Si le phénomène de recul du foncier agricole est également préoccupant dans l'Hexagone, il revêt une acuité particulière outre-mer.

En premier lieu, la production agricole a crû moins vite que la population sur l'ensemble des DROM.14(*) La production agricole destinée à l'approvisionnement des marchés locaux (hors canne et banane) enregistre une tendance à la baisse sur la période 2009-2019, avec une diminution d'environ 900 tonnes par an. Cette baisse est particulièrement forte à La Réunion et à la Martinique, avec un rythme de - 1 480 à - 1 630 tonnes par an pour chacun de ces deux territoires sur cette même période (la Guyane se démarque au contraire par une croissance de sa production agricole de l'ordre de 2 180 tonnes en moyenne par an).

Ces évolutions s'observent également à travers l'analyse des surfaces agricoles en productions végétales (hors canne et banane) et animales, qui diminuent fortement aux Antilles (- 1 162 hectares en moyenne par an), augmentent légèrement à La Réunion (+ 87 hectares en moyenne par an), et plus fortement en Guyane (+ 789 hectares par an).

Si plus de 70 % des exploitations commercialisent leur production en circuits courts, les marchés locaux sont de plus en plus menacés par les produits d'importation.

En second lieu, le foncier en outre-mer revêt une dimension sensible, compte tenu des réalités culturelles et historiques.

L'attachement à la terre y est très fort mais assorti de préoccupations multiples, voire contradictoires. M. Maurice Gironcel, président d'Interco' Outre-mer, l'a rappelé avec force devant la délégation à l'occasion de la présentation du rapport sur l'enjeu du foncier en outre-mer15(*) : « Ayons à l'esprit que pour tous les élus de France, le foncier est la matière première de l'aménagement et du développement de nos territoires et les transformations environnementales et climatiques en font une matière particulièrement sensible plus encore à l'heure du « zéro artificialisation nette ». Mais pour l'élu d'outre-mer c'est aussi, davantage que dans l'Hexagone, un sujet de société, de culture, d'organisation des acteurs publics, d'outils, de gouvernance, raisons pour lesquelles toutes nos réflexions ont eu pour fil conducteur la dimension culturelle et historique de la terre, le rôle et la place de l'État dans le pilotage foncier, le désordre foncier (propriété, indivision, titrement...), la connaissance et la formation, enfin la planification et l'aménagement opérationnel ».

Selon ce dernier, lorsque le sujet du foncier est évoqué avec les acteurs politiques et administratifs, la problématique agricole n'est pas la première mentionnée. Les enjeux collectifs du foncier agricole paraissent comme sous-estimés.

Du côté des particuliers, ce foncier n'est pas toujours considéré comme un outil de travail valorisable et les terres exploitées sont rarement considérées comme ayant une vocation agricole pérenne.

Une prise de conscience, ou « conscientisation » selon l'expression du président Maurice Gironcel, doit donc avoir lieu et en premier lieu par les collectivités publiques elles-mêmes, les communes en particulier, pour donner un caractère prioritaire à la protection du foncier agricole.

Pour Interco' Outre-mer, il serait judicieux de développer des processus de collaboration et de partenariat entre les entités publiques et privées du monde agricole, avec l'idée de privilégier la collaboration plutôt que la norme, autrement dit la co-construction.

Ceci soulève la question du modèle agricole que les collectivités souhaitent mettre en place sur chaque territoire, ce modèle étant naturellement différent pour chacun d'entre eux. L'objectif d'une souveraineté alimentaire pour 2030 constitue « une bonne approche », comme l'a rappelé le président de la collectivité territoriale de Martinique (CTM), pour faire émerger cet élan collectif et mobiliser les acteurs.

D'où l'importance aussi des stratégies agricoles de territoire pour définir ensemble le projet et les moyens à mobiliser pour tendre vers la souveraineté agricole en 2030. L'enjeu agricole appelle dans tous les territoires ultramarins à une action coordonnée entre les acteurs notamment pour définir la place accordée aux productions d'exportation, aux structures traditionnelles (jardins créoles notamment...) etc.

Le ministre Marc Fesneau a évoqué les feuilles de route territoriales qui ont été demandées en janvier 2023 et établies avec l'ensemble des acteurs locaux. Il y a derrière l'enjeu de la stratégie agricole l'idée d'un portage et d'une volonté politique à affirmer fortement.

Agir sur le foncier agricole nécessite aussi des outils de connaissances et de pilotage ainsi que de l'ingénierie qui de l'avis général font encore largement défaut.

Dans son rapport produit en 2022, le CIRAD regrettait par exemple que « la bibliographie existant sur le secteur agricole martiniquais est éparse (provenant de différentes sources d'information : Direction de l'alimentation de l'agriculture et des forêts (DAAF), ODEADOM, chambre d'agriculture), insuffisamment précise (elle est incomplète et non suivie dans le temps pour les données de structure des exploitations : âge des chefs d'exploitation, taille des unités de production, rendements etc.), datée (les données disponibles sur la structure et l'économie agricoles sont pour la plupart issues du recensement agricole de 2010), en cours d'évolution (cartographie CLD).

Ce caractère partiel et lacunaire des données rend difficile leur utilisation pour anticiper de manière fine les évolutions à venir même si une évolution à la baisse de l'activité agricole semble globalement se confirmer : déprise agricole expliquée par la baisse continue du nombre d'exploitations, de la SAU (dans un contexte de pression foncière) et le vieillissement accéléré des chefs d'exploitation qui se renouvellent peu et sont de plus en plus âgés ».

À cet égard, il faut se féliciter que l'objectif d'autosuffisance alimentaire et de transformation agricole ait permis de multiplier les études ces dernières années, tant au plan national (CIRAD, INRAE, AFD...) que sur les territoires.

Un temps menacé, l'ODEADOM constitue aujourd'hui un acteur clé de cette politique. Son Observatoire de l'économie agricole d'outre-mer a pour vocation de rassembler l'ensemble des données économiques, financières et structurelles, se rapportant aux agricultures des départements d'outre-mer. Les taux de couverture sont accessibles en ligne sur son site et le ministre a indiqué que les cibles seront publiées sur l'outil « pilote » de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) qui coordonne les politiques prioritaires du Gouvernement.

2. Mobiliser l'arsenal juridique disponible
a) Optimiser les outils de planification

L'ampleur de l'enjeu conduit à envisager une forme de sanctuarisation des terres concernées. Certains interlocuteurs évoquent l'idée « d'un bien commun à préserver » (Chambre d'agriculture de Martinique) ou encore d'une vocation agricole à inscrire dans les titres de propriété, à l'instar « des obligations réelles environnementales » (M. Philippe Schmit, expert auprès d'Interco' Outre-mer).

Des obligations réelles environnementales (ORE)
aux obligations réelles agricoles (ORA)

Instituées par la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, les obligations réelles environnementales (ORE) participent à la protection des espaces naturels et la préservation de la biodiversité. Les ORE, conclues sous forme de contrat, créent, sur un terrain ciblé, des obligations de faire en vue de créer un habitat ou un milieu ou de le faire évoluer vers un état écologique plus favorable. Les ORE peuvent également porter sur des obligations de ne pas faire, comme le fait de s'astreindre à une inconstructibilité d'un terrain afin de conserver un milieu écologique sain.

Elles peuvent être conclues pour une longue durée, jusqu'à 99 ans. Surtout ces obligations perdurent indépendamment des éventuels changements de propriétaire. Les ORE sont attachées au fond pas au possesseur.

S'inspirant d'outils existant dans certains pays, à l'instar de la Suisse où l'on trouve la « servitude écologique » ou encore du Canada qui a consacré les « servitudes de conservation », le législateur a conçu les ORE comme une faculté pour les propriétaires fonciers, ces derniers ne pouvant en aucun cas être contraints à y recourir.

Par ailleurs, le contrat d'ORE est venu compléter un dispositif de mesures de maîtrise foncière existant déjà bien étoffé, bien que ce contrat, à l'inverse d'autres outils de maîtrise foncière, vise exclusivement la valorisation du patrimoine environnemental.

Lors de l'audition des responsables d'Interco' Outre-mer, l'idée de transposer cette protection juridique au foncier agricole a été évoquée. Cette piste mériterait d'être creusée.

Source : https://www.actu-juridique.fr/

Sans « révolutionner » le droit de propriété, il paraît déjà indispensable que les différents instruments de la planification foncière convergent vers l'objectif de préservation du foncier agricole.

Le rapport précité du CIRAD préconisait un travail de fond, à mener avec les collectivités territoriales, pour rendre les différents instruments de planification territoriale (schéma de cohérence territoriale, projet d'aménagement et de développement durable, plans locaux d'urbanisme...) complémentaires pour stopper l'artificialisation des sols.

Il existe en effet plusieurs niveaux de planification possibles au niveau régional, intercommunal, communal.

Au niveau régional, le schéma d'aménagement régional (SAR) semble l'instrument idoine car il définit la destination générale des différentes parties du territoire, laquelle fait l'objet d'une cartographie précise. Il pose cependant la question de la place réservée aux terres agricoles et de son articulation avec les schémas de cohérence territoriale (ScoT). Les SCoT sont un élément important, souvent cités16(*) car ils requièrent une projection dans le temps long et appréhendent le niveau intercommunal. Le SCoT est chargé d'intégrer les différents documents de planification supérieurs (schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE), schéma d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE), schéma régional de cohérence écologique (SRCE), schéma régional d'aménagement et de développement durable du territoire (SRADDET).

En tout état de cause, malgré sa lourdeur, la procédure de révision des SAR, actuellement en cours, en application de la loi Climat résilience est une opportunité à saisir absolument pour obtenir un engagement des différents partenaires en faveur de la préservation des terres agricoles et favoriser la reprise de surfaces à usage agricole.

De même, les plans locaux d'urbanisme (PLU) qui constituent la base de la protection du foncier agricole, comme l'a rappelé M. Serge Hoareau, vice-président du conseil départemental de La Réunion, doivent permettre une meilleure limitation des terrains constructibles.

Il faut noter toutefois que toutes les communes ultramarines ne sont pas dotées d'un PLU. À titre d'exemple en Martinique, sur les 34 communes, seules 28 en disposaient en 202217(*).

La mise en place de zones agricoles protégées (ZAP), outils pouvant être activés à des échelles de proximité comme les communes, est essentielle mais, il serait utile d'avoir un recensement des ZAP en outre-mer pour identifier les zones de protection existantes et mesurer le degré de protection à renforcer.

On sait par exemple, que certains outils, comme les périmètres de protection des espaces agricoles et naturels périurbains (PEAN), sont trop peu développés. Depuis la loi du 23 février 2005 sur le développement des territoires ruraux, les communes peuvent faire la demande d'un PEAN pour préserver les espaces périurbains non bâtis. Cette loi confie aux départements la définition de ces périmètres en accord avec les collectivités et les partenaires.

Chaque commune peut faire une demande de PEAN pour protéger un espace délimité, non urbain. Cette demande est envoyée au conseil départemental et le cas échéant à la communauté d'agglomération qui après accord sur la demande lance une enquête publique de faisabilité. Le PEAN est validé par l'État et la chambre d'agriculture.

À La Réunion, par exemple, la commune de Petite Île est la seule à avoir mis en place un PEAN. Comme l'a précisé M. Ariste Lauret18(*), directeur général délégué de la Safer : « Le PEAN de la commune de Petite-Île a été mentionné. Nous pensons que toutes les communes de l'île devraient suivre cette orientation pour protéger leurs meilleures terres, particulièrement celles qui ont bénéficié ou doivent bénéficier de l'irrigation (le périmètre MEREN, la zone des Hauts...) ».

M. Serge Hoareau, vice-président du conseil départemental, se veut optimiste pour La Réunion : « Six communes sont entrées dans cette démarche, qui consiste à délimiter des espaces dont les maires et le département souhaitent marquer le caractère agricole. Le PEAN n'a pas de caractère réglementaire. Il s'inscrit toutefois dans un plan d'action national défini par décret. Cela lui confère du poids. Je remercie le vice- président M. Bruno Robert d'avoir mis en avant cet outil. Effectivement, j'ai été le premier maire à mettre en oeuvre la démarche. Je peux regretter que la chambre d'agriculture ait émis un avis réservé sur ce premier PEAN, mais je constate que la situation évolue positivement. À mon sens, il s'agit du meilleur outil pour préserver et valoriser les espaces agricoles de La Réunion ».

L'attention a été appelée sur les difficultés croissantes à concilier les différents objectifs des documents d'urbanisme. Ainsi par exemple les SAR qui sont en cours de révision devraient reprendre les préconisations du schéma régional du patrimoine naturel et de la biodiversité (SRPNB) et l'État doit veiller à leur déclinaison dans les PLU et SCoT. Mais cet instrument tend à favoriser les espaces boisés classés.

De même, l'amélioration de la connaissance sur les risques naturels et la définition plus précise du zonage correspondant peut réduire la SAU. M. Ariste Lauret, directeur général délégué de la Safer, a indiqué19(*) que « les travaux d'amélioration foncière ont été limités dans certaines zones depuis l'instauration des plans de prévention des risques (PPR). Des zones de déprise se sont ainsi mises en place ». Constat partagé par le président de la Safer : « la prochaine mise en oeuvre de l'arrêté préfectoral sur les zones de non traitement (ZNT) risque fort d'accentuer les friches et de diminuer encore la SAU ».

Les difficultés de la lutte contre l'artificialisation des terres sont aussi illustrées par le report de l'application de la loi zéro artificialisation nette (ZAN) dans les outre-mer.

La difficile application de la loi ZAN dans les DROM

La loi Climat et résilience du 22 août 2021 a formulé un double objectif : réduire de moitié le rythme d'artificialisation nouvelle entre 2021 et 2031 par rapport à la décennie précédente et atteindre d'ici à 2050 une artificialisation nette de 0 % (ZAN), c'est-à-dire au moins autant de surfaces « renaturées » que de surfaces artificialisées.

Pour obtenir un meilleur partage de l'effort de réduction de l'artificialisation entre l'État et les territoires, une proposition de loi sénatoriale visant à faciliter la mise en oeuvre des objectifs de « zéro artificialisation nette » a été adoptée par le Sénat en mars 2023 et est en cours d'examen à l'Assemblée nationale. Son article 10 vise explicitement les outre-mer.

Il prévoit que dans un délai de douze mois après son adoption, le Gouvernement remettra au Parlement un rapport relatif à l'impact de l'application aux territoires ultramarins de l'objectif de « zéro artificialisation nette » en 2050. Ce rapport présentera des éléments chiffrés d'appréciation de cet impact, ainsi que des propositions visant à améliorer la prise en compte des spécificités ultramarines, notamment en termes de droit de l'urbanisme, d'insularité, de diversité des types d'habitat, de recul du trait de côte, de topographie et de développement économique et touristique.

Dans ces territoires, l'objectif « ZAN » suscite en effet de fortes inquiétudes et nécessitera un accompagnement particulier des services de l'État.

La mise en oeuvre de la stratégie de sobriété foncière dans les territoires ultramarins soulève des questions spécifiques, notamment en ce qui concerne les données nécessaires pour apprécier les consommations d'espaces au cours de la décennie précédant la promulgation de la loi Climat résilience : certaines données sont inexistantes ou incomplètes, par exemple celles issues des fichiers fonciers qui ne permettent pas d'appréhender correctement la consommation d'espace dûe à l'habitat informel. Il est par conséquent compliqué, pour les collectivités ultramarines, de déterminer correctement les efforts à fournir, faute de connaître la trajectoire passée.

Conscient de ces spécificités, le législateur a déjà introduit un principe d'adaptation au bénéfice des territoires ultramarins puisqu'aux termes de l'article 194 de la loi Climat résilience, les schémas d'aménagement régionaux (SAR) doivent fixer une trajectoire permettant d'aboutir à l'absence de toute artificialisation nette des sols ainsi que, par tranche de dix années, un objectif de réduction du rythme de l'artificialisation.

Néanmoins, à la différence des schémas régionaux d'aménagement et de développement durable du territoire (SRADDET), la loi n'impose pas aux SAR de fixer un objectif intermédiaire de réduction d'au moins 50 % de cette consommation dès 2031. Il revient donc aux collectivités de définir leurs cibles d'artificialisation, en fonction de leurs contraintes.

La phase de révision des schémas d'aménagement régionaux, actuellement en cours selon le ministre des outre-mer, sera l'occasion pour les exécutifs régionaux d'opérer la déclinaison territoriale et de définir les objectifs de réduction de l'artificialisation territoire par territoire.

Cette procédure permet de donner du temps aux responsables locaux paraît raisonnable car ce texte aurait pu provoquer un blocage général des stratégies en cours d'élaboration des collectivités concernées, comme l'ont indiqué les autorités de la Martinique aux rapporteurs.

Source : rapport du Sénat sur la PPL- ZAN

Surtout, pour être efficaces, les règles d'urbanisme doivent être non seulement renforcées mais surtout respectées et contrôlées, notamment au niveau des autorisations de construire délivrées par les communes (avec avis de la DAAF pour les zones agricoles).

Or, en se rendant sur place, les rapporteurs ont constaté que les manquements à la police de l'urbanisme sont d'une grande ampleur dans les territoires, phénomène présenté comme parfois un élément de la « culture locale ». Beaucoup de constructions illégales ne font pourtant l'objet d'aucune sanction, ni démolition et il n'est pas rare que les procès-verbaux d'infraction soient laissés sans suite chez le procureur.

Dans un rapport récent (décembre 2022), Interco' Outre-mer a pointé les multiples aspects de ce « désordre foncier » qui pénalise directement le foncier agricole, notamment :

le nombre élevé de constructions sans permis : présent sur tous les territoires, selon des intensités variables, ce phénomène difficile à mesurer fait l'objet d'estimations élevées aux Antilles (de l'ordre de 30 à 40 % selon les communes), en Guyane et à Mayotte (de 50 à 90 % selon les territoires). La construction sans autorisation apparaît notamment encouragée par l'importance de l'auto-construction ; la complexité des autorisations en elles-mêmes (disproportion entre l'exigence des pièces et plans fournis au regard de la simplicité de la construction envisagée) ; la méconnaissance par la population des documents d'urbanisme ; les fréquentes absences de suite donnée aux procès-verbaux d'infraction...

la multiplication d'occupations illégales : autre fléau, souvent dénoncé, elle est particulièrement forte sur les territoires soumis à une immigration clandestine massive. L'occupation illicite concerne aussi bien les terrains publics que privés. La sénatrice de la Guyane Mme Marie-Laure Phinéra-Horth a plusieurs fois indiqué que les installations illégales n'ont cessé de prendre de l'ampleur sous la pression migratoire et que les agriculteurs en souffraient...

Lors des auditions, La Réunion a souvent été donnée en modèle pour être parvenue à stabiliser sa SAU, avec la récupération d'une partie des terres en friche, sur la période 1988-2010 (les surfaces en friche et les landes ont régressé de près de 9 500 hectares). Or, comme l'ont montré les échanges, ce résultat a été obtenu par une politique volontariste des communes et des collectivités territoriales pour lutter contre l'étalement urbain et pour densifier les habitations20(*).

Proposition n° 1 : Sanctuariser le foncier agricole dans les outils de planification, notamment dans les schémas d'aménagement régional (SAR), et par le développement des périmètres de protection des espaces agricoles et naturels (PEAN).

b) La CDPENAF : la polémique permanente est-elle justifiée ?

Face aux menaces, les commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) jouent un rôle-clé.

Les CDPENAF ont été instaurées par la loi d'avenir sur l'agriculture, l'alimentation et la forêt de 2014. Cette loi a défini ses champs d'intervention : contribution à la limitation de la consommation des espaces NAF et à leur préservation ; inventaire des friches d'un territoire ; définition des potentialités de reconversion en terres agricoles et forestières ; instauration du principe de compensation agricole.

La CDPENAF intervient à deux niveaux :

- elle statue sur les dossiers individuels des porteurs de projets ;

- elle se prononce sur les documents d'urbanisme, notamment ceux présentés par les maires.

En pratique, la CDPENAF émet un avis dans un grand nombre de procédures : document d'aménagement ou d'urbanisme (si déclassement de terres agricoles) ; projet d'opération d'aménagement et d'urbanisme dans les communes disposant d'un document d'urbanisme (si réduction des surfaces naturelles, agricoles et forestières) ; projet d'opération d'aménagement et d'urbanisme dans les communes soumises au RNU (si réduction des espaces non encore urbanisés) ; projet d'élaboration, de modification ou de révision d'un document d'urbanisme entraînant le déclassement d'espaces NAF...

Pour ce faire, la CDPENAF réunit sous la présidence du préfet les représentants des administrations (DAAF, DEAL), des collectivités (collectivité territoriale, maire), des professionnels (chambre d'agriculture, Safer, propriétaires agricoles), des associations et avec voix consultative, l'ONF.

En 2021, les CDPENAF ont rendu 1 100 avis sur des autorisations d'urbanisme, répartis entre avis favorable et défavorable, et 85 % d'avis favorables (dont 57 % avec réserves) sur les documents d'urbanisme.21(*)

Elles font l'objet d'une double critique, à la fois sur la composition et sur la portée de l'avis qu'elles délivrent.

Sur leur composition :

Pour certains, cette composition devrait être modifiée pour que la commission soit réellement l'expression d'une réflexion partagée et pour éviter que la commission soit considérée comme la courroie de transmission des avis de l'État.

Interco' Outre-mer notamment propose d'élargir la composition à d'autres instances (EPCI, CDAC et CDNPS22(*)). Ainsi, la composition de la CDPENAF pourrait être modulable par exemple, pour y faire siéger des représentants des EPCI dont les stratégies en matière d'aménagement et de développement sont au premier rang des compétences et responsabilités. L'élargissement conduirait à modifier les missions de la CDPENAF, en unifiant cette commission avec d'autres instances existantes (CDNPS + CDPENAF + CDAC), afin d'en faire une Conférence territoriale de l'aménagement.

Mais, pour les partisans du statu quo, la composition de ces instances est le résultat d'un équilibre complexe et fragile, qu'il n'y a pas lieu de modifier. Elle réunit déjà les principaux représentants du monde agricole. Le changement de composition, pour y faire entrer d'autres partenaires n'irait pas forcément dans le sens des intérêts agricoles.

Sur l'avis conforme :

L'avis conforme sur les décisions d'urbanisme est très controversé.

Pour beaucoup d'acteurs23(*), c'est un facteur déterminant de la lutte contre l'artificialisation et du maintien de la destination agricole des terres24(*). Pour les partisans du maintien de l'avis conforme, la pression foncière reste plus importante dans les territoires insulaires, le maintien de cette disposition reste donc impératif contre l'artificialisation des sols. Il permet aussi de soulager les maires d'une partie de la pression exercée par les propriétaires pour déclasser leurs terrains.

Pour d'autres et notamment les maires, l'exigence d'un avis conforme de la CDPENAF est jugé anormale, déresponsabilisant, alors qu'un avis simple suffit dans l'Hexagone. L'avis conforme est perçu comme une mise sous tutelle. N'ouvrant droit à aucun recours, l'avis conforme tendant à figer et à fermer les positions.

Comme l'a indiqué la sénatrice de La Réunion, Mme Viviane Malet : « Les maires instruisent les dossiers, mais la décision leur échappe, il faudrait un débat en amont, et de la cohérence dans l'aménagement, ou bien on se retrouve avec des tracteurs sur une quatre-voies parce que les agriculteurs habitent loin de leurs champs, mais qu'on leur a refusé de construire un bâtiment agricole... ».

Les positions ne sont néanmoins pas figées. À La Réunion par exemple, M. Serge Hoareau a indiqué que depuis quelques mois, à trois reprises au moins, la chambre d'agriculture a réaffirmé, par la voix de son président, qu'elle était favorable au maintien de l'avis conforme de la CDPENAF. Il a ajouté qu'en revanche, « les maires demandent une révision de la composition et de la doctrine de la CDPENAF. Il importe en effet d'éviter une mainmise de la chambre d'agriculture et de préserver l'indépendance des agriculteurs dans le dépôt des demandes de permis de construction en zone agricole. À défaut, les maires demanderont à l'État, c'est à dire à la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF), d'instruire et de délivrer les autorisations d'urbanisme en zone agricole. Du fait de l'avis conforme de la CDPENAF, les maires n'ont en effet plus de légitimité à se prononcer sur le dépôt d'un permis en zone agricole ».

Interco' Outre-mer propose pour sa part une solution audacieuse : laisser chaque territoire ultramarin juger de l'opportunité de faire ou non évoluer la portée de l'avis. Chaque outre-mer devrait pouvoir choisir entre : nuancer l'avis, l'accorder sous réserve, revenir à un avis simple avec recours possible ou conserver l'avis conforme.

Lors de son audition le 20 juin, le ministre Marc Fesneau a admis la haute sensibilité du sujet : « Lors de notre déplacement à La Réunion, j'ai perçu la sensibilité de ce sujet. Je suis pour ma part plutôt favorable à l'avis conforme, parce que c'est un outil de régulation lorsqu'il y a une forte pression, ce qui est le cas à La Réunion - je prends exemple sur ce que nous avons fait pour l'agrivoltaïsme. Cependant, l'avis ne saurait venir sans instruction, il faut une présentation argumentée du projet, il faut du dialogue, tout le monde en a besoin et c'est, je le crois, la meilleure façon d'avancer. »

Mais il a estimé que « La CDPENAF ne peut pas être le seul lieu où l'on discute de la préservation du foncier. La planification me paraît le meilleur moyen de dépassionner le débat, de rassurer les uns et les autres sur l'action conduite... J'en suis d'autant plus convaincu que, comme ministre de l'agriculture, je me trouve au coeur de planifications nombreuses touchant des sujets majeurs comme l'eau, la forêt, la biomasse, l'énergie... et qu'il faut articuler. J'ai été récemment frappé, lors d'une séance de restitution, de voir combien les acteurs étaient en demande d'une approche globale, qui articule les différents sujets. Tous ces leviers sont liés, de la biomasse au carbone, et vous avez raison : la stratégie permet de dépassionner le débat et de mettre en perspective ».

A minima, il est proposé de systématiser le principe de pré-CDPENAF, déjà pratiqué dans certains territoires comme la Martinique, pour encourager le dialogue en amont et peut dépasser le côté « tribunal » de la CDPENAF, en particulier pour les documents d'urbanisme qui supposent un fort investissement de la part des élus et qui vivent mal le côté abrupt d'un avis négatif. Il est avéré que sur certaines demandes notamment de déclassement sur des surfaces parfois importantes, les échanges préalables permettent souvent de les réduire.

Proposition n° 2 : Maintenir l'avis conforme des commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers mais en instituant une phase obligatoire (pré-CDPENAF) de concertation, pour éviter les décisions couperets.

B. CONFORTER L'ACTION DES SAFER COMME ACTEUR CENTRAL DE CET OBJECTIF

1. Des Safer trop souvent contournées
a) Un droit de préemption malmené

On sait qu'en outre-mer les marchés fonciers sont restreints et hautement spéculatifs. Le président Emmanuel Hyest de la FNSafer l'a rappelé lors de son audition25(*) : « En outre-mer, l'écart entre le prix du foncier agricole et celui de ses autres destinations est plus important qu'ailleurs. Il va de 1 à 800. Plus que jamais, la protection du foncier agricole s'avère indispensable a fortiori dans les territoires très contraints. L'enjeu est majeur ».

Dans l'Hexagone, la régulation du marché foncier agricole a été confiée aux Safer. Créées par la loi d'orientation agricole (LOA) du 5 août 1960 et placées sous tutelle des ministères de l'agriculture et des finances, les Safer sont des sociétés anonymes, sans but lucratif, avec des missions d'intérêt général, notamment celle d'assurer la transparence du marché foncier rural.

En outre-mer, l'implantation a été plus tardive : en 1966 à La Réunion, en 1967 en Guadeloupe et en 1968 à la Martinique.

Elle est aussi incomplète. Créée en 2021, la Guyane est toujours en attente de l'agrément du ministère de l'agriculture et n'est donc pas encore opérationnelle26(*) même si une nouvelle présidente a été désignée le 9 mai 2023. Lors de son audition, le ministre Marc Fesneau a annoncé que la présidente récemment élue serait agréée fin juin et que l'agrément de la Safer elle-même serait accordé, vraisemblablement à l'automne, après l'adoption du programme pluriannuel de celle-ci qui est un pré-requis, avec l'aide des services du ministère et de la FNSafer.27(*)

Mayotte n'a pas de Safer mais l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM) créé en juin 2017 en fait office et dispose d'un droit de préemption comme une Safer. Le président de la FNSafer annoncé une mission pour prendre la mesure de la situation sur ce territoire28(*) à l'occasion d'un prochain déplacement à La Réunion. Mais il serait souhaitable que le projet de création d'une Safer à Mayotte fasse l'objet d'une étude spécifique et approfondie qui tienne compte des besoins propres à ce territoire.

En vertu de l'article L.141-1 du code rural, une Safer dispose de trois moyens d'acquisition de biens : par adjudication, à l'amiable et par préemption. Le droit de préemption (articles L.143-1 et suivants du code précité) lui permet d'être informé des projets de vente de biens ruraux par les notaires et d'acheter prioritairement le bien en lieu et place de l'acquéreur initial. Dans le cadre de la préemption, la Safer bénéficie d'un droit de révision du prix si elle considère celui-ci trop élevé au regard du marché. Dans ce cas, la Safer propose au vendeur un prix moindre. Le vendeur peut soit accepter de conclure au prix proposé, soit retirer le bien du marché, soit saisir le juge pour fixer le prix.

Les Safer jouent donc un rôle essentiel pour la préservation des terres agricoles. Comme l'a indiqué le président Emmanuel Hyest, « La raison d'être de la Safer réside dans la régulation du prix du foncier. Nous nous inscrivons dans le marché foncier, et nous le régulons. Notre rôle consiste à éviter l'emballement, les bulles spéculatives, etc. La Safer intervient au travers de son droit de préemption, sauf impossibilité (tel est le cas du marché sociétaire)... Dans les faits, la Safer préempte souvent peu. Elle préempte moins de 1 % des 320 000 déclarations d'intention d'aliéner reçues chaque année. Ces préemptions représentent environ 10 % de notre activité. Le reste se réalise à l'amiable. Toutefois, les préemptions sont un peu plus nombreuses outre-mer ».

M. Rodrigue Trèfle, président de la Safer Guadeloupe, et président du groupe outre-mer des Safer a insisté sur le rôle de la Safer Guadeloupe dans la réussite de la réforme foncière de 1981 : « Ainsi, la Guadeloupe a dû initier dans les quarante dernières années une politique publique d'État : la réforme foncière. Aujourd'hui, cette réforme concerne environ 8 000 hectares de terres, 700 agriculteurs installés et 25 % de la surface agricole utile (SAU) de Guadeloupe. ». Cette réforme agraire a permis à la faire l'acquisition de 10 500 hectares, sur d'anciens domaines sucriers. Les quelque 700 agriculteurs, regroupés en 38 groupements fonciers agricoles (GFA), ont été installés sur 7 100 hectares. Chaque exploitant en a ainsi obtenu un d'au moins 7 hectares.

La gouvernance des Safer permet d'assurer un débat entre tous les acteurs du monde rural pour prendre des décisions partagées, comprises et acceptées, « une sorte de parlement du foncier agricole », selon l'expression du président Hyest. Elles jouent le rôle d'un observatoire du foncier agricole, dispositif de suivi et d'alerte lors des opérations foncières et immobilières, voire tiennent un inventaire du foncier agricole disponible. Elles achètent du foncier agricole, régulent les prix, puis l'orientent vers des agriculteurs qui maintiennent l'activité agricole via un cahier des charges.

Toutefois dans la pratique, l'intervention des Safer en outre-mer est confrontée à des freins considérables.

Les marchés fonciers en outre-mer sont restreints, avec un faible volume de transactions, et peu transparents. Or, les Safer ne peuvent intervenir que sur les notifications reçues, ce qui ne serait pas fait de manière exhaustive, selon plusieurs sources.

En Guyane, l'installation récente de la Safer et le contexte spécifique du domaine privé de l'État ne permettent pas de pouvoir caractériser précisément les transactions de foncier agricole. Il existe un nombre de transactions croissant, soit par cession de baux emphytéotiques soit par ventes, mais aucune veille n'est actuellement pratiquée sur les prix de vente des terres agricoles pratiqués en Guyane.

Une difficulté particulière concerne aussi la préemption partielle. Le droit de préemption partielle s'exerce difficilement sur les biens mixtes ou partiellement constructibles. Lorsqu'elle souhaite n'acheter que la partie agricole d'un bien et qu'il lui est demandé d'en acquérir la totalité, la Safer est rarement en mesure de trouver un attributaire en un mois et encore moins d'établir un projet financier. En outre, les adjudications bénéficient au plus offrant.

Le droit de préemption partielle n'est pas opérant car dans 95 % des cas le vendeur demande à tout acheter. La loi autorise le vendeur à retirer son bien de la vente dans un délai de six mois. De fait, il le retire dans la majorité des cas. Même en cas d'accord sur le prix, il s'avère souvent nécessaire d'aller en justice pour obliger le notaire à rédiger l'acte. Comme l'a indiqué M. Emmanuel Hyest, « le poids de la propriété bâtie par rapport aux surfaces agricoles est parfois tel que nous ne pouvons intervenir ».

D'où l'idée d'une garantie de l'État pour les préemptions partielles... Il conviendrait de déterminer un mécanisme permettant à la formuler une offre validée par les commissaires du gouvernement et couvrant le prix. Pour optimiser l'exercice du droit de préemption par les Safer, la garantie de l'État pour les préemptions partielles serait utile.

Concernant La Réunion, le président de la Safer29(*) a déploré également des méthodes de contournement en citant plusieurs exemples :

- l'exemption de construction pour des parcelles de moins de 2 500 mètres contourne le droit de préemption quand les terrains concernés sont situés dans des zones A ou N. Il faut attendre trois ans pour effectuer le contrôle, recourir à une médiation et demander en justice la résiliation de la vente, surtout quand l'acquéreur n'est pas agriculteur. Il conviendrait sans doute de revoir le texte pour limiter les exemptions aux terrains à bâtir, en excluant les terrains majoritairement situés en zone A, surtout en périmètre irrigué ;

- le démembrement de propriétés, par le biais de ventes en nue-propriété et de conservation de l'usufruit en viager, constitue une autre technique de détournement du droit de préemption. En effet, la revente au bout de trois ans permet à des personnes n'étant pas agriculteurs d'acquérir en pleine propriété des terres agricoles sans que la Safer puisse intervenir ;

- la vente d'un terrain, précédée de la conclusion d'un bail emphytéotique de 99 ans, décourage aussi l'exercice du droit de préemption. À Mayotte, l'EPFAM est confrontée à des difficultés d'intervention du même type, comme l'a précisé son président lors de la table ronde organisée30(*) : « La commission départementale nous demande d'intervenir de façon systématique en préemption sur les petites parcelles, ce qui n'est pas sans conséquences sur l'ambiance sociale du territoire. On nous annonce parfois des prix à 40 euros pour que nous ne préemptions pas les parcelles. Par ailleurs, nous ne préemptons pas quand l'achat est réalisé par un agriculteur déclaré. Nous voyons également apparaître des montages avec des sociétés écran à vocation agricole pour échapper à la préemption mais nous sommes très vigilants ».

Mayotte est confrontée à la problématique du morcellement, avec des ventes de terrains de 200 m2, en plein espace agricole ou naturel. Face à ce phénomène, M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte, milite pour la mise en place d'une commission sur le morcellement agricole31(*).

b) Introduire plus de transparence et faire mieux travailler ensemble les acteurs fonciers

Tous les territoires sont confrontés à ces problématiques de contournement dont les effets sont le morcellement et l'urbanisation rampante.

Pour être efficace, chaque Safer devrait pouvoir s'appuyer sur la complémentarité avec les structures foncières, comme l'a souligné M. Emmanuel Hyest : « Les collectivités locales et le monde agricole ont compris que les Safer regardent le territoire à travers un prisme agricole. Les EPF ne disposent pas de la même capacité. En effet, leur rôle consiste à dégager des terrains destinés à l'urbanisme. La différence est majeure ».

Entre les Safer et les EPF, la complémentarité a d'ailleurs été inscrite dans la loi. De nombreuses conventions sont conclues entre EPF, Safer et régions. Elles permettent de conduire et de financer des opérations conjointes sur des enjeux mixtes. Il est essentiel que les acteurs se concertent et échangent.

Il est important que les politiques soient cohérentes et que les données soient partagées (Safer, notification/commission départementale d'aménagement foncier (CDAF), procédure Terres incultes et Morcellement/CDPENAF, avis sur les autorisations de construire). Les données doivent être accessibles pour que chacune des structures puissent prendre des décisions homogènes.

La coordination entre les 3 instances centrales que sont la SAFER, l'EPF et l'ONF mériterait d'être renforcée. Elle pourrait porter notamment sur les sujets suivants :

- les projets de reboisement avec le conseil et l'expertise de l'ONF et une réflexion sur la réalisation des travaux ;

- les projets de compensation au défrichement ;

- les programmes vert foncier qui visent à végétaliser certaines zones urbaines ou périurbaines, etc.

Le rôle de l'EPFAM à Mayotte

Lors de la table ronde du 23 mars 2023, M. Yves-Michel Daunar, directeur général, a rappelé les spécificités de la situation de Mayotte32(*).

L'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM) créé en juin 2017 exerce les missions d'une Safer. Il a commencé à exercer son droit de préemption en octobre 2019. L'établissement veille aussi à éviter le mitage et le morcellement du foncier agricole.

En matière d'aménagement agricole, il travaille avec la commune de Bandrélé sur l'aménagement d'un pôle agricole, avec l'État sur l'aménagement d'une parcelle de 56 hectares. L'objectif est d'agir de manière expérimentale et de voir comment les méthodes peuvent être déclinées à l'échelle du territoire (aspect hydraulique agricole, recherche de circuits courts, mise en place de fermes urbaines, accompagnement à l'installation d'agriculteurs).

Les décisions de l'établissement sont prises après avis de la commission départementale ad hoc, comme le prévoit le code rural, et dont la composition est basée sur celle des conseils d'administration des Safer. L'objectif est d'associer les professionnels de l'agriculture aux décisions qui sont prises sur le territoire, notamment en matière de préemption.

En termes de préemption, il a reçu, depuis 2019, 714 déclarations d'intention d'aliéner, portant sur 233 hectares de foncier, avec un prix moyen de 22,78 euros par m2. En 2022, les prix ont atteint environ 30 euros. De nombreuses transactions portent sur de très petites parcelles, 85 % couvrant moins de 5 000 m2 qui est la surface minimum permettant à un maraîcher de vivre. 65 % des parcelles couvrent moins de 1 000 m2, pour une surface médiane de 550 m2. Par conséquent, la majorité des petites parcelles qui sont mises sur le marché n'ont pas une vocation agricole.

L'objectif de l'établissement est de permettre aux agriculteurs de s'installer dans de bonnes conditions. Il les accompagne également dans l'élaboration de leurs bilans prévisionnels, dans la recherche de financements auprès du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) ou des banques.

La première acquisition en 2019 concernait une exploitation de 5 hectares que l'ancien propriétaire n'arrivait pas à vendre et qu'il commençait à démembrer, alors qu'elle disposait de serres et de réseaux hydrauliques. L'EFAM est intervenue pour la maintenir dans l'espace agricole mahorais.

Au cours de la même audition, M. Yves-Michel Daunar, directeur général, a aussi pointé des difficultés importantes.

Mayotte est confrontée à la problématique du morcellement, avec des ventes de terrains de 200 m2, en plein espace agricole ou naturel.

Le foncier à Mayotte est relativement onéreux. L'EPFAM a installé 18 agriculteurs sur les terres dont il est propriétaire, après avoir évalué leur vocation à devenir des agriculteurs professionnels. Si les personnes présentes sur le foncier ne souhaitent pas devenir agriculteurs professionnels, l'établissement les indemnise et installe de nouveaux propriétaires. Certaines personnes disposent parfois d'un titre de propriété qui n'a pas été enregistré, ce qui génère des conflits.

Les préemptions réalisées par l'établissement sont très mal vécues sur le territoire. Compte tenu de la politique de l'établissement en matière de préemption, les notaires et les géomètres sont de plus en plus menacés par leurs clients, d'autant que l'EPFAM a une action en révision de prix quasi systématique, dès que le prix du foncier dépasse 40 euros.

L'EPFAM fonctionne sans dotation de l'État. C'est grâce à la volonté du conseil départemental qu'il a réussi à fonctionner. Sur le dernier exercice, l'EPFAM a acquis pour près de 3 millions d'euros de foncier et perçu des recettes de location à hauteur d'environ 10 000 euros.

L'accès à l'eau pose aussi des difficultés. L'EPFAM mène des tests avec la DAAF sur le secteur de Trévani et essaye d'installer des agriculteurs.

Les agriculteurs ne sont pas les seuls à rencontrer des difficultés d'accès au foncier. Par exemple, le président d'Abattoir de Volailles de Mayotte (AVM) cherche 24 hectares de foncier mais l'État, qui possède 350 hectares de foncier à Trévani, n'est pas en mesure de l'aménager car le foncier est squatté par 132 agriculteurs, dont seule une dizaine est « siretisée » et cotise.

L'EPFAM a aussi le projet de récupérer du foncier agricole appartenant au conseil départemental et d'y installer, dans des conditions satisfaisantes, des agriculteurs afin de leur permettre de dégager des revenus suffisants, tout en contribuant à l'autonomie alimentaire du territoire.

Source : Table ronde sur Mayotte

2. Garantir un financement pérenne et autonome
a) La précarité financière structurelle des Safer outre-mer, frein à leur efficacité

Les caractéristiques des marchés fonciers outre-mer brident l'intervention des Safer outre-mer et limitent le rôle de préservation du foncier agricole qu'elles ont pu jouer dans l'Hexagone.

Lors de leur création, les Safer bénéficiaient d'un financement important de l'État. Or, au cours des années, cette dotation publique s'est beaucoup amenuisée et s'établirait autour de 250 000 euros par an33(*).

Les Safer d'outre-mer bénéficient encore d'un financement spécifique (une subvention du ministère de l'agriculture34(*)) et d'un fonds de péréquation des Safer, similaire à celui des chambres d'agriculture, mais qui demeure très insuffisant35(*).

Sur certains territoires, le manque de ressources empêche véritablement la faire face à ses missions, comme l'a indiqué M. Robert Catherine, directeur de la Safer Martinique36(*) : « La Martinique connaît les mêmes problématiques, de manière encore accrue. En effet, les superficies y sont plus réduites. Or, moins de 500 hectares sont notifiés chaque année à la Martinique. À titre de comparaison, 23 000 hectares sont notifiés dans les Pays de la Loire. Nous avons ainsi des difficultés pour équilibrer les comptes. De plus, nos capacités financières ne nous permettent pas de préempter ces terres dans leur intégralité. La loi pour l'avenir de l'agriculture et de la forêt (LAAF) de 2014 permet certes d'opérer une préemption partielle. Cependant, un propriétaire conserve la faculté de demander la vente de l'intégralité de son bien, y compris lorsque la Safer s'est mise d'accord au préalable avec le Conservatoire du littoral. Du coup, les Safer ne parviennent pas à intervenir ».

En outre, l'absence de financement pérenne prive les Safer d'autonomie et les rend dépendantes de subventions, à renégocier avec les collectivités. Chaque année, elles doivent donc solliciter un financement auprès des collectivités territoriales afin de boucler leur budget et assurer au moins leurs frais de fonctionnement. Cet apport demeure fragile (il est soumis à un vote), d'où la difficulté pour ces mener des projets à long terme.

Ainsi par exemple, la Safer Martinique bénéficie actuellement d'un financement annuel de l'ordre de 500 000 euros. Pour autant, elle ne sait jamais si ce financement sera reconduit, ni quand il sera assuré. Ces incertitudes pèsent sur la gestion. Une modification du financement la rendrait plus indépendante, sans remettre en question le contrôle de l'État. En effet, deux commissaires du gouvernement siègent en son sein et disposent d'un droit de veto sur toutes les décisions.

b) À situation exceptionnelle, ressources exceptionnelles

Il est donc nécessaire de repenser pour les outre-mer le modèle économique des Safer.

Par le passé, plusieurs pistes ont été avancées : augmentation du fonds de péréquation géré par la FNSafer37(*), prélèvement sur la taxe spéciale d'équipement, taxe sur les transactions immobilières, partage des dotations des EPF...

En 2013, dans leur rapport d'information, Mme Chantal Berthelot et M. Hervé Gaymard38(*) préconisaient une recette fiscale dédiée pour les Safer. Cette recette consistait en un prélèvement sur la taxe spéciale d'équipement (TSE) prévue pour les établissements publics fonciers urbains par l'article 1607 ter du code général des impôts. Le montant affecté aux Safer pourrait être de 2 euros par habitant. Ce montant de 2 euros serait intégré au plafond de 20 euros fixé pour la TSE par l'article 1607 ter du code général des impôts.

La Safer Martinique a réactualisé cette proposition : « Nous avions formulé une proposition il y a cinq ou six ans. Elle consistait, sur le modèle des EPF, en une taxe affectée de deux euros par habitant. Cette proposition n'a malheureusement pas été validée. Notre proposition est aujourd'hui assez proche. Elle consisterait à faire peser cette taxe, non sur les collectivités locales, mais sur le vendeur et/ou l'acquéreur. En effet, en Martinique, les 500 notifications annuelles représentent une valeur d'environ 45 millions d'euros. Avec 1 à 2 % de ce montant, les Safer pourraient fonctionner sans peser sur les collectivités ».

Selon M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, la question de la capacité d'intervention des Safer fait partie des réflexions portées lors de la concertation dans le cadre du futur projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles (PLOA). Ainsi, toute mesure spécifique aux Safer ultramarines devra être appréciée au regard des réflexions plus globales liées à l'ensemble des Safer. L'affectation d'une part de la TSE aux Safer est une piste qui mérite d'être explorée lors des débats en projet de loi de finances (PLF).

Toutefois, plusieurs obstacles s'y opposent.

En principe, le statut de société anonyme des Safer n'apparaît pas compatible avec la perception d'une taxe affectée. Il n'est pas d'usage d'affecter des taxes à des sociétés anonymes. Elles sont plutôt affectées, le cas échéant, à des établissements publics. C'est le cas notamment pour les établissements publics fonciers.

Le ministère de la transition écologique émet aussi des réserves sur ce nouveau prélèvement. M. Christophe Suchel, adjoint au sous-directeur, sous-direction de l'aménagement durable, direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP), a indiqué que : « La taxe spéciale d'équipement est évoquée de façon récurrente depuis plusieurs années. Cette taxe est attribuée aujourd'hui aux établissements publics fonciers. Un plafond est fixé par les textes à hauteur de 20 euros par habitant et par an. Dans certains territoires, notamment la Guyane, ce plafond n'est pas atteint et des débats ont lieu chaque année, considérant qu'il serait possible d'augmenter le montant de cette taxe de 2 euros, par exemple, pour affecter le produit de cette taxe au fonctionnement des Safer. Ce sujet sera discuté dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances par le Parlement. Nous voyons bien le bénéfice que pourraient retirer les Safer d'une taxe affectée ».

Nonobstant, la nécessité de doter rapidement les Safer d'outre-mer de moyens financiers à la hauteur de leurs missions et de l'urgence foncière doit prévaloir.

Proposition n° 3 : Renforcer les moyens des Safer outre-mer :

- en instaurant un prélèvement additionnel affecté sur la taxe spéciale d'équipement (TSE) ;

- en apportant la garantie de l'État sur les emprunts des Safer en cas de préemption partielle ;

- en agréant au plus tôt la Guyane, afin de la rendre opérationnelle avant fin 2023 ;

- en expertisant le projet de création d'une Safer pour Mayotte.

c) La Guyane : un retard préjudiciable

L'agriculture guyanaise s'inscrit dans une dynamique positive : augmentation du nombre d'exploitations, de la SAU et de la production, volonté de beaucoup d'agriculteurs de s'inscrire dans une démarche agroécologique (incluant l'agroforesterie)...

Lors de son audition, le ministre Marc Fesneau a fait des annonces qui devraient permettre à la Guyane d'être opérationnelle fin 2023.

Mais le projet de la Safer remonte à six ans. Il est né de négociations entre les services de l'État et la profession agricole dans le cadre d'un mouvement social qui a conduit à l'accord de Guyane en avril 201739(*).

À cette occasion, la nécessité de protéger et valoriser les terres agricoles guyanaises face aux enjeux de développement agricole, de préservation de l'environnement et de lutte contre la spéculation a été mise en exergue. Un groupement d'intérêt public (GIP) Safer a été la première concrétisation de cet accord de 2017. Composé à 90 % des membres habituels du conseil d'administration de la Safer, il a bénéficié de fonds du ministère de l'agriculture permettant le lancement de cette structure.

La Safer a été créée en mai 2021 en tant qu'institution contribuant à la gestion du foncier agricole guyanais. Mais la Safer n'est pas opérationnelle, car elle n'a pas encore obtenu l'agrément lui permettant de mettre en place un plan d'action stratégique.

La stratégie de développement agricole prévue au schéma d'aménagement régional (SAR) piloté par la CTG, vise à doubler la SAU pour atteindre 75 000 hectares en 2030 (Agreste Guyane 2019) afin de nourrir les 600 000 habitants que comptera la Guyane en 2050.

De nombreuses difficultés sont à relever sur ce territoire et le retard constaté sur la Safer est préjudiciable :

- comme l'a indiqué M. Arnaud Matrenchar lors de son audition40(*), faute d'agrément, la Guyane ne peut exercer son droit de préemption. Par conséquent, on constate que certains terrains agricoles de ce territoire sont vendus en prévision d'une spéculation immobilière ;

- des problématiques de défrichage et d'habitat se posent. Les agriculteurs veulent pouvoir accéder aux services publics, y compris au numérique. Leur installation ne doit plus être aussi pénible qu'auparavant. Le métier d'agriculteur doit être rendu attractif... ;

les demandes d'attributions foncières, notamment en zone péri-urbaine, sont difficiles à obtenir ; les délais d'instruction sont longs (deux ans en moyenne) et le retard de la Safer complique également la reprise ou le rachat de terres d'agriculteurs retraités ou en cessation d'activité. Le littoral (entre Cayenne et Kourou) est ainsi sujet à une réorientation de la destination des terres agricoles vers du résidentiel ;

pour l'installation des jeunes, la difficulté d'accès au foncier représente le premier frein ; le deuxième étant lié aux investissements nécessaires pour transformer la forêt en espace agricole (défriche, installation des cultures et prairies). Si 1 100 hectares de foncier sont en moyenne attribués chaque année pour des projets agricoles, très peu aboutissent à des installations effectives à l'échéance de 5 ans. La pluriactivité de près de la moitié des exploitants professionnels constitue un troisième obstacle à la mise en place d'une activité agricole, dans la mesure où le montant des aides à l'installation est réduit.

À cela s'ajoutent de grandes fragilités dans les organisations professionnelles, qui ne répondent que partiellement aux attentes des agriculteurs, que ce soit en termes technique, économique ou organisationnel.

C. ASSURER LA VIABILITÉ DES EXPLOITATIONS FRAGILISÉES

1. Sans eau, pas d'agriculture : assurer la protection de la ressource en eau
a) Des épisodes de sécheresse de plus en plus marqués : la problématique croissante de l'irrigation

La question de l'eau conditionne l'avenir agricole des territoires. Sans eau, pas d'agriculture performante, ni autonomie alimentaire. Pas d'avenir pour l'agriculture tout court. Or, l'accès à l'eau est un sujet de préoccupations omniprésent pour les professionnels, comme les rapporteurs ont pu le constater tant lors des auditions que de leur déplacement en Martinique. Les effets du réchauffement climatique se sont déjà largement fait ressentir en modifiant le régime des pluies.

Le défi est donc de pouvoir accéder, capter, conserver la ressource en eau pour l'agriculture à différentes échelles (territoire, exploitation, parcelle)41(*).

Même à La Réunion, pourtant moins affectée par un manque d'eau, le problème se pose de sa gestion sur l'année. Comme l'a précisé M. Serge Hoareau, « le territoire détient des records mondiaux de pluviométrie. Il s'agit donc de stocker cette eau avant de pouvoir mieux la distribuer. Les périodes de sécheresse seront de plus en plus longues, tandis que les périodes pluvieuses seront plus intenses ». Citant le cas exemplaire de la commune du Tampon qui a déjà construit deux réservoirs de plus de 300 000 m3 chacun (un troisième réservoir, représentant plus de 17 millions d'euros d'investissement, est prévu), il plaide pour que cette politique soit menée à l'échelle départementale. Les 24 communes de l'île bénéficieraient ainsi de capacités de stockage leur permettant de continuer à irriguer les terres agricoles en période de sécheresse.

La Réunion bénéficie d'une longueur d'avance dans ce domaine. D'importants chantiers ont été conduits à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Dans les années 1970 et 1980, les périmètres irrigués du Bras de la Plaine et du Bras de Cilaos ont été constitués. Le chantier du basculement de l'eau d'est en ouest permet aujourd'hui d'irriguer près de 6 000 hectares de terres agricoles dans l'ouest. Les réseaux ouest et sud sont désormais interconnectés et près de 17 000 hectares sont aujourd'hui irrigués, soit la moitié des terres de La Réunion. La collectivité départementale travaille aujourd'hui sur un nouveau projet, le projet mobilisation des ressources en eau des micro-régions Est et Nord (MEREN) visant à irriguer les terres du nord et de l'est, en partant là aussi de Salazie.

Cependant, deux points de vigilance ont été soulevés, pour La Réunion :

- les projets annoncés ont pris beaucoup de retard. L'est, autrefois bien arrosé, subit désormais les conséquences de la sécheresse ;

- Il est aujourd'hui nécessaire d'harmoniser la gestion sur tout le territoire. Selon M. Bruno Robert de la chambre d'agriculture, « Nous attendons aussi un renforcement des outils dans ce domaine ».

En Guadeloupe où le problème du manque d'eau en quantité et en qualité est un problème global qui impacte toutes les activités de l'archipel, le déséquilibre de la disponibilité de la ressource entre les îles va s'accroître. Un rattrapage structurel est en cours (barrage, réseau irrigation) mais doit être accompagné d'une véritable réflexion et une sensibilisation sur les bonnes pratiques et les usages de l'eau agricole pour tendre vers une agriculture moins consommatrice d'eau. Ex : conséquences de la culture de banane dans le nord Grande-Terre.

Cette question cruciale conduit à souhaiter :

- des plans d'envergure prenant en compte les investissements et les frais d'entretien afférents ;

- une adaptation des pratiques culturales et de la localisation des filières grandes consommatrices d'eau face à la raréfaction de la ressource en eau.

b) Les défis du stockage et de l'accès à l'eau pour les agriculteurs

Sur cette question fondamentale de l'accès à l'eau à des fins agricoles, M. Arnaud Martrenchar a indiqué que :

- chaque plan de souveraineté alimentaire comporte un plan d'action sur le problème de l'eau agricole, afin de travailler avec le gestionnaire du réseau, chargé de son entretien ;

- des investissements d'un montant important sont généralement indispensables pour entretenir le réseau d'eau potable. Il existe des appuis publics, au travers du plan stratégique national (PSN) mais aussi au travers du plan de relance et de France 2030 : des guichets sont prévus afin de soutenir les équipements permettant de faire face aux aléas climatiques, dont fait partie la sécheresse. Il faut donc mobiliser ces instruments d'investissement ;

- s'agissant de l'entretien, le gestionnaire du réseau est chargé de son entretien mais les investissements nécessaires peuvent être soutenus par le PSN ou au travers du Plan de relance ou des guichets France 2030 destinés à la lutte contre les aléas climatiques.

M. Emmanuel Hyest a insisté sur la nécessité d'une vue d'ensemble : « Il convient aussi de mentionner la problématique de l'eau, qu'elle soit potable ou destinée à l'agriculture. À La Réunion, la Safer a ainsi accompagné le passage de l'eau de la Côte-sous-le-vent à la Côte-au-vent. L'irrigation permet ainsi de développer des terrains auparavant secs. De nouvelles méthodes d'irrigation permettent aujourd'hui d'économiser l'eau. Au demeurant, l'agriculture est souvent une composante de la réserve d'eau potable. Le raisonnement doit être global ».

Pour les DOM qui sont dans un contexte insulaire, la question de l'usage de l'eau, de son partage et de la sobriété en eau est réfléchie de façon globale. C'est l'objectif du Plan eau annoncé le 30 mars par le Président de la République.

M. Christophe Suchel du ministère de la transition écologique a confirmé cette volonté politique :

- des financements sont prévus pour l'aide à l'agriculture sobre, notamment en matière d'eau, ainsi que pour conduire la réflexion sur la modernisation des réseaux d'adduction et d'alimentation en eau. Ces aides viendront évidemment compléter le dispositif qui a été décrit sur l'eau ;

- les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) sont en cours sur les territoires ultramarins. Ils seront renforcés en vue de préserver la ressource agricole, de disposer d'une agriculture qui soit confortée et de subvenir, autant que possible, malgré les objectifs de sobriété, aux besoins économiques locaux.

Or, comme l'a montré le dernier rapport du CESE les différents usages de la ressource en eau ne sont pas distingués dans les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) : usage agricole, arrosage d'espaces verts, travaux, nettoyage, consommation domestique non-alimentaire des ménages... À Mayotte, le SDAGE propose cet usage différencié mais il n'est pas mis en oeuvre... Selon ce rapport, la création de réserves de substitution, la récupération des eaux de pluie, ou encore, au cas par cas, la réutilisation d'eaux usées permettraient d'ajuster les ressources aux différents usages. Il conviendrait de mettre en place des schémas locaux d'approvisionnement et de distribution différenciés selon les usages, notamment agricoles, domestiques et alimentaires.

Les responsables de l'ONF ont aussi souligné le rôle fondamental des milieux forestiers dans le cycle de l'eau, la stabilité des sols et la disponibilité de la ressource en quantité et qualité. Le massif boisé de la Basse-Terre en Guadeloupe par exemple reste le château d'eau de l'archipel !

C'est la raison pour laquelle les rapporteurs, par lettre en date du 2 mai 2023, ont souhaité appeler l'attention des ministres des outre-mer, de l'agriculture et de la transition écologique et de la cohésion des territoires sur l'importance vitale de mener une politique ambitieuse de préservation de la ressource en eau sur les territoires ultramarins, en raison des forts écarts de pluviométrie observés depuis quelques années, encore accrus par les effets du changement climatique.

S'appuyant sur le cas de la Martinique qui, faute de retenues collinaires, ne peut ni stocker ni acheminer pour l'irrigation les eaux de pluie, abondantes une partie de l'année en particulier dans le nord, le barrage de la Manzo, seul ouvrage hydraulique de l'île, datant de 1980, voit le niveau de son bassin baisser de manière alarmante et nécessiterait des travaux de curage. Les forages qui pourraient faciliter l'accès à l'eau des exploitants agricoles sont actuellement entravés par la lourdeur des procédures...

Il leur paraît donc essentiel de saisir l'opportunité de la campagne en matière de prévention des risques pour renforcer les actions de lutte contre le gaspillage de la ressource en eau sur ces petits territoires qui en sont tellement dépendants, tant pour l'approvisionnement des populations que pour les productions agricoles. Sans un effort exceptionnel et concomitant dans ce domaine, l'avenir du foncier agricole et donc l'objectif d'autonomie alimentaire serait gravement compromis.

Cette question, absolument essentielle, ne peut être laissée à la seule charge des collectivités concernées.

Proposition n° 4 : Conduire une politique de répartition et de gestion de l'eau à usage agricole en opérant un rattrapage structurel (barrages, retenues, réseaux d'irrigation) et en renforçant le volet « agricole » des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE).

2. Le soutien aux filières essentielles pour la souveraineté alimentaire
a) Une filière maraîchère peu aidée

La répartition de la SAU ultramarine se divise en trois tiers environ :

- 38 %, soit 69 000 hectares, sont des surfaces dédiées aux productions végétales hors canne et banane, à vocation locale (y compris les jardins et vergers familiaux des non-exploitants) ;

- 35 % de la SAU, soit 65 000 hectares, est dédiée aux surfaces fourragères et surfaces en herbes, dont 23 000 hectares sont des surfaces hors exploitation (collectifs et hors champs, zones pâturées, etc.) ;

- 27 %, soit 48 000 hectares, sont des cultures de canne et bananiers.

Ces chiffres montrent l'importance des cultures maraîchères en termes de superficie et au regard de l'autonomie alimentaire.

Pourtant ces cultures maraîchères si importantes pour l'approvisionnement des habitants sont très vulnérables et bénéficient de peu d'aides.

Malgré l'étroitesse du foncier agricole, les quantités de terres manquantes pour couvrir 100 % des besoins n'apparaissent pas pharaoniques. Pour M. Arnaud Martrenchar, il est possible d'atteindre une autonomie alimentaire dans les outre-mer en augmentant légèrement les surfaces des activités agricoles qui peuvent permettre des augmentations sensibles de la production, notamment pour le maraîchage.

Pour les fruits et les légumes en effet, la surface en production manquante pour couvrir l'ensemble des besoins en produits frais varie :

- une « fourchette haute » de surfaces manquantes est située entre 12 540 et 27 050 hectares selon les estimations, soit entre 7 et 15 % de la surface agricole ultramarine. Selon l'ODEADOM, les rendements moyens utilisés pour leur calcul seraient sous-évalués ;

- une « fourchette basse » issue d'une étude menée par le CIRAD estime quant à elle la surface manquante de seulement 2 049 hectares sur la base d'une bonne maîtrise des cultures et d'absence de problèmes phytosanitaires.

Pour y parvenir, la note précitée avance cinq leviers afin d'augmenter les tonnages produits et donc améliorer les taux de couverture :

1. Diminuer les surfaces insuffisamment cultivées ou laissées en friche malgré leur potentiel agricole, notamment en levant les verrous juridiques (indivision, occupations illégales, etc.) et en favorisant les nouvelles installations ou les agrandissements d'exploitation en particulier dans les secteurs de diversification.

2. Mieux planifier les productions et organiser le marché de façon à éviter les périodes de saturation des marchés. Rendre de la valeur aux producteurs.

3. Que soit assurée une stratégie de promotion des produits frais et locaux et redonner confiance aux consommateurs, en particulier là où certaines méfiances se sont installées.

4. Intensifier écologiquement les systèmes de production en diversification végétale en favorisant les pratiques « agro-écologiques », qui fixent pour objectif de maintenir ou d'augmenter la production, tout en diminuant les intrants.

5. Favoriser les rotations et associations de cultures sur des surfaces actuellement uniquement dédiées aux productions d'exportations (canne et banane) : sans remettre en question ces dernières, de tels procédés agronomiques permettraient d'augmenter les quantités produites et commercialisées localement.

b) Qui doit faire l'objet d'un soutien renforcé et adapté

L'idée de la structuration de la filière maraîchère sur le modèle des filières canne-banane progresse.

Les avantages recherchés sont nombreux 42(*) : la capacité à développer la professionnalisation, la formation initiale et continue, les appuis techniques, les circuits de commercialisation, la recherche de label, le contrôle qualité des produits et le respect du code du travail... Est aussi évoquée en Guadeloupe l'idée d'arriver à construire un lobbying local « filière maraîchère ». Elles permettent à ces filières bien structurées et pourvoyeuses d'emplois de faire face aux augmentations des coûts de production et à la concurrence internationale liée à la baisse des barrières douanières sur les produits issus des pays tiers.

Mais les difficultés sont nombreuses car la diversification et la création de filières pour répondre aux attentes des exploitants locaux sont des pratiques assez récentes. En outre, on constate un niveau global d'aides (européennes et nationales) fortement différencié entre les filières maraîchères et les filières dites de « grandes cultures » que sont la canne-sucre et la banane.

La Réunion43(*) a su développer cette diversification et pourrait servir de modèle : la filière maraîchère y dispose déjà d'une organisation, réunissant de 500 à 600 agriculteurs liés à une coopérative. Pour les quelque 1 600 indépendants du marché de gros, une forme de filière existe aussi : certains alimentent des points fraîcheur, de grandes surfaces ou la restauration collective. Même si l'activité est moins structurée que pour la filière animale, la dynamique d'organisation est réelle à La Réunion et permet aujourd'hui de nourrir une partie de la population et de répondre partiellement à la forte demande de la restauration collective. 

Sur la structuration des filières, il faut toutefois se garder de vouloir décalquer les filières de la canne ou de la banane sur celles des fruits et légumes. Par nature, la filière canne à La Réunion est intégrée puisque le planteur ne produit pas lui-même son sucre. En revanche, les producteurs de fruits et légumes peuvent vendre directement leurs produits et cela concerne plus de 70 % de la production1. Il ne faut pas négliger pour autant les activités de transformation de ces produits, qui créent de la valeur ajoutée.

À La Réunion, pour les fruits et légumes, dix organisations professionnelles coexistent et une interprofession l'Association Réunionnaise Interprofessionnelle de fruits et légumes (ARIFEL) est en phase de reconnaissance au niveau national. Selon M. Serge Hoareau, en comptant large, mille hectares supplémentaires de cultures maraîchères sous serre permettraient de couvrir les besoins de la majorité - sinon de la totalité - de la population réunionnaise.

La structuration progresse donc et le mouvement doit être encouragé. La structuration en filière longue, de la production au stockage et à la transformation, voire à l'exportation, permet de garantir un revenu pour les producteurs et un approvisionnement régulier des transformateurs. Mais les leviers pour encourager l'adhésion aux interprofessions sont plus difficiles à actionner que dans d'autres domaines, en raison de l'importance de la vente directe. L'interprofession doit alors valoriser son action, en montrant qu'elle constitue une garantie face aux aléas agricoles et assure un apport technique.

En Guadeloupe, M. Boris Damase, du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Guadeloupe, a pointé l'intérêt, pour développer les filières maraîchères, de s'inspirer du modèle canne/banane structuré aujourd'hui autour d'une seule coopérative : « Les Guadeloupéens soutiennent le développement et l'organisation des filières. Cependant, lorsque les agriculteurs sont dans une situation financière difficile, ils privilégient la vente directe pour obtenir plus rapidement des liquidités ».

En Martinique, Mme Ruidice Ravier, vice-présidente de l'Association martiniquaise de fruits et légumes (AMAFEL) et fondatrice de la SICA 2M (Maraîchers de Martinique), a fait part d'un sentiment d'abandon qui l'a conduit à créer en 2008 sa société d'intérêt collectif agricole (SICA). Elle réunit aujourd'hui près de 200 producteurs cultivant sur des petites superficies (deux ou trois hectares) mais dont les rendements ont malheureusement tendance à diminuer (épuisement des sols, pas de possibilité de mises en jachère).

Compte tenu des difficultés actuelles, les petits producteurs devraient pouvoir bénéficier, selon elle, d'un « ballon d'oxygène » financier (pour payer les semences, les intrants et la main-d'oeuvre), évoquant par exemple une aide de 5 000 euros par exploitant.

Dans ce contexte, il faut saluer l'annonce par la Première ministre lors de son déplacement à La Réunion en mai 2023 d'une aide de 10 millions d'euros à la filière fruits et légumes en outre-mer, confirmant la volonté de l'État d'y soutenir la « souveraineté alimentaire ».

L'État doit continuer à soutenir financièrement la structuration de cette filière fondamentale pour cet objectif.

Proposition n° 5 : Aider à la structuration des filières maraîchères des DROM en soutenant les dynamiques d'organisation déjà en cours au niveau des territoires notamment au travers des Sociétés d'intérêt collectif agricole (SICA) et en aidant financièrement les petits producteurs qui y adhèrent.

II. RECONQUÉRIR DES TERRES AGRICOLES EXPLOITABLES

La préservation du foncier agricole existant ne suffit pas. Il est nécessaire aujourd'hui de passer d'une posture défensive à la reconquête des terres à potentiel agricole, principalement celles laissées en friche ou insuffisamment cultivées.

A. LUTTER CONTRE LE PHÉNOMÈNE DES TERRES EN FRICHE

La lutte contre les friches agricoles répond à des enjeux essentiels en outre-mer : économique (favoriser l'installation des jeunes agriculteurs, objectif de souveraineté alimentaire), paysager (maintenir des paysages de qualité) et environnemental (lutter contre les risques naturels).

1. Une procédure peu appliquée
a) Un potentiel difficile à évaluer malgré l'obligation d'inventaire

Si on sait que le phénomène des terres en friche est plus prégnant dans les territoires ultramarins qu'en moyenne dans le territoire métropolitain44(*), leur étendue est difficile à évaluer et fait l'objet de chiffrages approximatifs.

D'après le ministère de l'agriculture, il existerait un potentiel important en Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion, avec respectivement de l'ordre de 12 000 hectares, 9 000 hectares et 8 000 hectares de friches. Ces chiffres sont à prendre avec précaution car selon les interlocuteurs les estimations peuvent varier du simple au double.

Pour élargir le foncier disponible, le repérage de ces friches agricoles est donc un préalable et une nécessité à l'échelle de tous les territoires.

La loi pour l'avenir de l'agriculture et de la forêt (LAAF) de 2014 en a d'ailleurs fait une obligation de l'État. Celui-ci est tenu de réaliser un inventaire des terres considérées comme des friches qui pourraient être réhabilitées pour l'exercice d'une activité agricole ou forestière. L'obligation est codifiée à l'article L.112-1-1 du code rural : « Tous les 5 ans, le préfet charge la CDPENAF de procéder à un inventaire des terres considérées comme des friches qui pourraient être réhabilitées pour l'exercice d'une activité agricole ou forestière ».

L'inventaire des friches est toutefois un exercice difficile.

Il existe en réalité plusieurs définitions de la friche agricole, plus ou moins précises, variables selon le type de sources, les finalités ou les problématiques des territoires concernés. L'inventaire repose sur des conventions que les partenaires doivent valider mais qui peuvent être remises en question ultérieurement.

La réalisation de ces inventaires requiert la mise en place d'outils interactifs dédiés (outils cartographiques, numériques de surveillance et de suivi des espaces). Dans beaucoup de départements hexagonaux, des applications ont vu le jour afin d'informer les élus et décideurs des collectivités (Cartofriches) ou le grand public (Vigifriche, Open friche Map) dont il conviendrait de faire bénéficier les collectivités ultramarines.

À titre d'exemple, l'outil Open friche Map, développé par certaines Safer hexagonales, est une application mobile gratuite qui permet à chacun (agriculteurs, élus de collectivités et organismes agricoles), de participer au recensement des friches (localisation, typologie...).

Une fois réalisé, les résultats de l'inventaire doivent faire l'objet d'une exploitation et d'un suivi par les autorités publiques, en particulier les élus des collectivités.

L'inventaire des terres en friche en Martinique

Dans le cadre des études territoriales des SGAR ultramarins financées par le Commissariat Général à l'Égalité des Territoires (CGET, ex-Datar), un projet porté par la DAAF a permis de mener en 2022 une étude « Évaluation des terres en friche : quelles potentialités pour les politiques publiques45(*) ».

Confiée à la Safer par voie de convention, l'étude a été amendée par les membres de la CDPENAF dans le cadre de ses prérogatives prévues par la LAAF pour la réalisation d'un inventaire des friches agricoles tous les 5 ans (Art L.112-1-1 du code rural et de la pêche maritime). Cette étude devait constituer une étape préalable à la réalisation d'un inventaire exhaustif et partagé appliqué à l'ensemble du territoire martiniquais.

Pour son recensement des terres en friche, l'étude a retenu la définition suivante : « La friche agricole résulte de la déprise progressive - entre trois et vingt ans - de terres à vocation agricole. Elle s'inscrit dans un état transitoire entre la végétation spontanée et la forêt et ne doit pas être confondue avec une jachère ».

Cette approche de la friche était limitée dans le temps : avec un seuil de 3 ans permettant de respecter la définition du code rural en zone de montagne et de tenir compte des pratiques agricoles locales avec des temps de jachère longs ; et un plafond de 20 ans permet d'éviter la confusion entre friche et forêt et d'avoir une marge de temps suffisante pour s'assurer qu'une friche garde son potentiel agricole sans devenir une forêt soumise à une autorisation de défrichement.

Le résultat a fait apparaître une cartographie du potentiel de friches agricoles de plus de 8 186 hectares, réparti sur le territoire. Ce potentiel restait une superficie qui peut être affinée par une analyse plus avancée, en combinant d'autres couches d'information, comme les zonages des plans locaux d'urbanisme (PLU) et les zonages environnementaux.

Il a fait apparaître aussi une distribution hétérogène des friches selon les communes. D'importantes disparités sont en effet constatées : la commune du Lamentin présente le plus fort potentiel de friches agricoles avec 739 hectares. Le François et Le Robert disposent d'un potentiel équivalent de friche avec une répartition spatiale diluée sur le territoire

Par ailleurs, il a identifié peu de friches dotées de bonnes potentialités agricoles. Le croisement d'informations comme le potentiel des friches agricoles et les bonnes potentialités agricoles a permis d'identifier que 34 % des friches repérées se trouvaient sur des terres à fort rendement (pour définir la potentialité d'une zone, il a été retenu des critères liés à la pluviométrie, à la pente, à la profondeur des sols, au périmètre d'irrigation...).

Source : DAAF Martinique

Lors de leur déplacement en Martinique, les rapporteurs ont pu mesurer les évaluations très disparates sur l'ampleur des friches agricoles sur ce territoire, pouvant aller de 8 000 et 20 000 hectares, selon les sources.

De tels inventaires sont nécessaires pour servir d'appui à la politique agricole des collectivités et de base de réflexion aux politiques d'aménagement d'infrastructures pour les exploitations agricoles : dessertes, zone de chalandise, de stockage, d'irrigation...

Ils doivent permettre aussi de réfléchir à une meilleure rationalisation des documents d'urbanisme. En effet, de nombreux terrains exploitables se retrouvent à l'intérieur de zonages non-conformes à leurs vocations (zones à urbaniser, urbaines ou naturelles). Une réflexion peut être menée afin de prendre des décisions pour l'avenir de ces terres potentiellement exploitables.

Ils sont enfin le préalable à la procédure dite des « terres incultes ou manifestement sous-exploitées ».

b) Un dispositif allant rarement à son terme

Pour lutter contre l'extension des friches, l'article L.125-1 du code rural et de la pêche maritime prévoit que toute personne physique ou morale peut demander au préfet l'autorisation d'exploiter une parcelle susceptible d'une mise en valeur agricole ou pastorale et inculte ou manifestement sous-exploitée depuis au moins trois ans.

La procédure prévue est la suivante. Le Conseil départemental à son initiative ou à la demande du préfet, de la chambre d'agriculture ou d'un EPCI, saisit la commission départementale d'aménagement foncier (CDAF) qui se prononce, après procédure contradictoire, sur l'état d'inculture ou de sous-exploitation manifeste du fonds ainsi que sur les possibilités de mise en valeur agricole ou pastorale de celui-ci.

Cette décision fait l'objet d'une publicité organisée afin de permettre à d'éventuels demandeurs de se faire connaître du propriétaire ou du préfet.

Mais dans la pratique, cette procédure va rarement à terme. M. Arnaud Martrenchar46(*) a pointé les difficultés de mise en oeuvre de cette procédure : « Un recensement de ces terres est réalisé, puis les propriétaires concernés sont informés sur l'état de leurs terres. Si leurs terres ne sont pas mises en culture, les préfets émettent des arrêtés de mise en demeure. Néanmoins, si les propriétaires ne respectent pas ces mises en demeure, la situation de leurs terres est peu susceptible d'évoluer. Il faut donc réfléchir à une évolution législative qui exposerait ces propriétaires à des sanctions, qui pourraient être d'ordre fiscal ».

Revenant sur ce sujet, il a précisé le 8 juin dernier47(*) : « Chaque territoire, dans le cadre de sa feuille de route territoriale vers la souveraineté alimentaire, a identifié le foncier comme un facteur limitant. Il leur est demandé de mettre en oeuvre les procédures de mise en valeur des terres incultes. Elles existent aujourd'hui dans le code rural mais sont peut-être insuffisamment mises en oeuvre. Dans cette procédure, l'on met en demeure le propriétaire. Si celui-ci n'obtempère pas, on peut aller jusqu'à un fermage obligatoire, décidé par le préfet. Souvent, le processus ne va pas jusqu'à cette décision. Je pense qu'il faut relancer ce sujet. Cela me semble assez important ».

Comme l'a souligné M. Robert Catherine, directeur de la Safer Martinique, « la Martinique dispose d'environ 20 000 hectares de terres en friche anciennement agricoles. Leur qualification en « terres insuffisamment cultivées », prévue par la loi, pourrait constituer une option ».

À La Réunion, comme l'a rappelé M. Serge Hoareau, premier vice-président du Conseil départemental de La Réunion, en charge des affaires agricoles, le dispositif a fait ses preuves : « J'ai découvert avec effroi cette baisse de la SAU car la collectivité départementale mène une politique foncière plutôt dynamique. Ainsi, nous avons mis en place un dispositif visant à remettre en culture des terres en friche, par le biais de primes destinées aux propriétaires non exploitants. Depuis 2014, ce dispositif a encouragé la remise en culture de 522 hectares, à travers des projets d'installation ou d'agrandissement. La procédure « terres incultes », menée en lien avec la Safer, nous a également permis de remettre en culture 320 hectares en moyenne par an, soit 3 200 hectares ces dix dernières années ».

2. Le volontarisme des autorités publiques à l'épreuve
a) Les procédures à l'amiable

Avant l'action règlementaire, le recours à des procédures de concertation est toujours préférable, comme le fait d'organiser des réunions de sensibilisation auprès des propriétaires de foncier afin d'inciter les propriétaires à remettre en valeur leur foncier abandonné et les mettre en relation avec des porteurs de projets.

Pourquoi sont-elles sous-exploitées ?

Comme l'a indiqué Interco' Outremer, les élus eux-mêmes soulignent leurs besoins de formation sur les enjeux fonciers, et notamment agricoles. Une telle formation serait utile pour les sensibiliser à leurs responsabilités sur les sujets fonciers, pour développer leur capacité à informer, sensibiliser et expliquer les documents d'urbanisme à la population ainsi que pour vulgariser les éléments de langage autour des enjeux nouveaux (problématiques de risques, enjeux agricoles, etc.). Ces compétences seraient utiles pour affirmer plus encore leur capacité à débattre avec les différents professionnels du secteur, voire les bureaux d'études et afin de ne pas dépendre de leurs orientations sans en percevoir les enjeux techniques...

Selon les causes, plusieurs solutions sont pourtant à explorer au cas par cas avec l'aide de la Safer notamment : mise en valeur directe (insertion dans une démarche professionnelle par exemple) ou indirecte (bail à ferme, convention de mise à disposition, etc.) ; incitation à la mise en valeur sur une partie de la surface, quand c'est possible ; recherche de possibilités de désenclavement économiquement viables...

b) Incitation ou taxation ? 

Lorsque les procédures à l'amiable ont échoué ce qui semble être souvent le cas, le dispositif règlementaire des terres incultes peut être actionné.

S'agissant de l'État, l'application des règles paraît le minimum. Le fait que cela ne soit pas le cas est même assez stupéfiant. La menace, après mise en demeure du propriétaire, d'aller jusqu'à un fermage obligatoire devrait s'appliquer. Les contextes locaux et le fameux « désordre foncier » déjà cité conduisent malheureusement souvent à l'inaction.

L'inapplication serait liée à un manque de volonté politique et à un manque de pertinence : d'une taxe s'adressant à des personnes ne disposant le plus souvent que de faibles revenus. Pour beaucoup, il serait souhaitable de développer des dispositifs d'incitation48(*) :

- les propriétaires qui feraient l'effort de mettre en valeur leurs terres, en les exploitant eux-mêmes ou via un fermage ou un autre bail, pourraient être exonérés de certaines taxes (taxe foncière notamment) ;

- des incitations financières pour les propriétaires non exploitants sur le modèle des aides départementales mises en oeuvre à La Réunion pourraient être généralisées. M. Ariste Lauret, directeur général délégué de la Safer, a salué le fait que, « le département a mis en oeuvre des incitations financières à la vente ou la location des terrains. Les primes permettent aux agriculteurs concernés de rembourser les frais de notaire et de garantir leurs emprunts. En 2023, 73 parcelles et 169 hectares sont ainsi concernés, pour un montant total de 273 000 euros de primes ».

Bien qu'utiles ces mesures ne sont sans doute pas suffisantes comme M. Bruno Robert, premier vice-président de la chambre d'agriculture de La Réunion, l'a rappelé : « Concernant les terres en friche, le département mène une politique volontaire d'accompagnement. Les propriétaires qui décident de louer leurs terres en friche ou de les exploiter bénéficient aujourd'hui d'une subvention du conseil départemental. Cependant, beaucoup conservent une position d'attente à des fins spéculatives. En effet, les loyers comme les prix de vente demeurent peu élevés. 8 000 hectares demeurent ainsi en friche. Par conséquent, nous estimons qu'il conviendrait de compléter les incitations avec un dispositif contraignant de lutte contre la spéculation».

Pour l'ONF Guadeloupe, l'incitation financière à la remise en culture semble plus constructive en appui à une mise en cohérence de l'offre et la demande de foncier (mission de la Safer). La friche agricole est souvent l'étape intermédiaire vers le déclassement en zone urbanisée (effet d'aubaine).

Il faut relever que la collectivité territoriale de Martinique a récemment lancé une procédure de mise à disposition de terres en friche sur 3 communes volontaires : celles du Prêcheur, du Morne Rouge et de Rivière Salée. Sur la base d'un recensement des terres en friche exploitables, elle annonce qu'une réflexion sera lancée sur l'attribution d'une prime incitative aux propriétaires de terres en friche qui s'engagent à louer leur terrain à un professionnel souhaitant s'installer par voie de bail ou convention de mise à disposition.

Sur la question d'une taxation, les avis recueillis sont très partagés.

Selon certains, la possibilité de taxer est déjà ouverte par l'article 181-15 du code rural qui renvoie à l'article 1639 A bis du code général des impôts. Les communes ayant effectué un recensement validé peuvent transmettre l'information aux services de l'État. Ceux-ci sont ainsi en mesure de taxer les terres en friche. Les communes pourraient y procéder en concertation avec le conseil départemental qui conduit avec la Safer la procédure des terres incultes49(*).

Mais compte tenu de l'intérêt général et de l'objectif de la souveraineté alimentaire, si le propriétaire n'obtempère pas, le préfet devrait pouvoir sanctionner les propriétaires récalcitrants s'appuyant sur cette disposition du CGI existante.

Proposition n° 6 : Durcir la procédure réglementaire des terres incultes en créant une taxe sur les propriétaires refusant la remise en culture de terres en friche.

B. INVENTORIER ET VALORISER LE FONCIER PUBLIC AGRICOLE

1. Le potentiel foncier agricole des collectivités publiques
a) Un besoin d'inventaire

La mise à disposition du foncier détenu par les collectivités publiques st également l'une des pistes à développer.

Le sénateur Dominique Théophile l'a mise en exergue : « L'augmentation de la SAU aux Antilles est indispensable pour atteindre la souveraineté et l'autosuffisance alimentaires. Or, faute de parcelles disponibles, les jeunes peinent à s'installer : l'État peut-il faire l'inventaire des terrains dont il est propriétaire, en vue de mettre éventuellement à disposition des parcelles pour que des jeunes s'installent50(*) ? ».

Lors de son audition, Marc Fesneau a indiqué qu'il n'était pas opposé à ce qu'on regarde le foncier disponible qui appartient à l'État et qui pourrait aider à installer de jeunes agriculteurs.

Interco' Outre-mer a regretté que la connaissance des situations foncières des collectivités soit largement incomplète ou inachevée. Il y a un besoin de connaissance partagée des patrimoines publics comme privés, des collectivités et structures publiques (État, collectivités régionales ou départementales, intercommunalités, communes). Elle souligne la nécessité et l'urgence d'établir une photographie complète des patrimoines fonciers des collectivités, domaines publics et privés, voire des établissements publics, comme les EPF. Celle-ci gagnerait, selon elle, à être établie sous l'impulsion des collectivités régionales et départementales et déclinée à l'échelle des intercommunalités.

En Martinique, par exemple, une Banque de terre appartenant à la collectivité dispose d'une superficie de 480 hectares et a été créée pour mettre du foncier à la disposition des agriculteurs. Elle a été confrontée à de nombreuses difficultés (non-paiement des loyers, présence d'agriculteurs âgés qui ont conduit à la sous-exploitation des parcelles concernées...) et une évaluation a été lancée, avec l'aide de la Safer et de la chambre d'agriculture, en vue d'une meilleure gestion.

Proposition n° 7 : Dans les DROM, faire le recensement du foncier à potentiel agricole détenu par l'État, les collectivités territoriales et les organismes publics en vue de l'installation de jeunes agriculteurs.

b) Le potentiel des terrains boisés gérés par l'ONF anciennement agricoles

Le président de la FNSafer, M. Emmanuel Hyest, a appelé l'attention de la délégation sur la grande difficulté de remettre en culture un terrain laissé en friche du fait des particularités climatiques, élément jugé « crucial », en raison de la doctrine appliquée aujourd'hui par l'ONF : « Le sujet s'est présenté en Martinique. En raison du climat, la végétation se développe très rapidement sur les terres laissées en friche. La situation s'est heurtée à une interprétation de l'Office national des forêts (ONF), qui s'oppose à une remise en culture dans ce type de cas... Il conviendrait de se doter d'une doctrine permettant, après photo interprétation, de remettre en culture des terres autrefois cultivées. Toutes les précautions environnementales devraient bien évidemment être prises. Ainsi, les ravines ne seraient pas défrichées. Cet enjeu, spécifique aux territoires d'outre-mer, est un peu moins prégnant en Guadeloupe, mais se retrouve aussi à La Réunion. »

Il ne s'agit pas de remettre en cause la nécessité est protéger les espaces naturels et la table ronde avec l'ONF a permis de rappeler cette évidence avec force51(*).

Mais il est nécessaire de rechercher de la cohérence et de la complémentarité dans les approches pour une stratégie de gestion du foncier agricole et forestier. Un équilibre est à trouver en termes d'aménagement du territoire face aux diverses pressions liées à l'urbanisation.

Les milieux forestiers ne peuvent plus être considérés comme une « réserve » foncière. Par le passé, l'extension des activités agricoles en périphérie de la forêt sèche de la Grande-Terre lui a fait perdre plus de 50 % de sa surface, au profit de l'agriculture et l'urbanisation ces 30 dernières années52(*).

L'ONF gère la forêt publique. Ce rôle de gestionnaire a un impact positif sur l'agriculture, car la forêt contribue à la protection des sols contre l'érosion et dans une certaine mesure contre les remontées salines, qui sont nuisibles à l'agriculture.

2. Une remise en culture difficile
a) Des freins financiers et pratiques

Il est possible de remettre une surface emboisée en culture mais dans les faits cela est extrêmement difficile et donc rare. Notamment du fait qu'il appartiendrait de toute façon au propriétaire, selon la loi, de démontrer qu'il y a moins de trente ans, sa parcelle était agricole, ce qui n'est pas toujours évident, faute d'accès par ces derniers aux documents photographiques ou cadastraux.

L'ONF joue aussi un rôle particulièrement important dans l'instruction des demandes de défrichement ou des procédures contre les défrichements illicites. Cette mission est financée à hauteur de 1,5 million d'euros par le ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire.

Cette activité d'instruction se développe, même si les surfaces concernées diminuent : « ce qui tend à prouver que les gens savent qu'il faut initier des procédures et font appel à celles-ci, au lieu de se lancer dans le défrichement qui deviendra illicite. Il faut donc plutôt voir là une forme de progrès. À titre d'exemple, 500 visites préalables ont lieu en outre-mer chaque année pour pré instruire ou instruire ce type de demande »53(*).

Improprement appelée taxe, une compensation est mise en oeuvre en cas de défrichement autorisé. La compensation prend la forme d'un reboisement, d'un travail sylvicole, pour enrichir et améliorer l'état de la forêt, ou, lorsque ce n'est pas possible, d'un versement pécuniaire.

Aux Antilles, la compensation pécuniaire, qu'on appelle taxe ONF localement, est fixée à un euro par mètre carré, avec un coefficient multiplicateur pouvant aller jusqu'à cinq lorsqu'on touche à des espaces classés ou extrêmement sensibles, qu'il est très difficile de compenser.

Il existe de plus aux Antilles un minimum forfaitaire de 1 000 euros. Cette décision a été prise par l'État pour dissuader le mitage par de nombreux petits défrichements qui finiraient par se mailler et in fine impacter davantage les surfaces.

L'ONF de la Guadeloupe

L'ONF est gestionnaire pour le compte de l'État et des collectivités (propriétaires) des forêts publiques sur l'ensemble de l'archipel (36 951 hectares soit 21,3 % du territoire). Le conseil départemental, premier propriétaire de foncier, lui a confié la gestion de la forêt départementale. Il convient de noter que :

- 48% des forêts de Guadeloupe sont privées et très peu valorisées (pas de plan simple de gestion déterminant le potentiel sylvicole, éco-touristique ou agricole) ;

- 60 % de la forêt départementale est en coeur de parc national (protection forte en termes de biodiversité) ;

- 100 % de la forêt domaniale du littoral est à enjeu de préservation et d'accueil du public.

L'ONF estime que 11 500 hectares de parcelles ont un potentiel de production. Mais moins de 70 hectares sont à fort potentiel sylvicole exploitable. Une majorité de ces parcelles est en cours de régénération naturelle avec de grandes difficultés d'accès qui limitent leur valorisation (notamment pour les activités de culture sous couvert forestier).

Source : ONF Guadeloupe

b) Un besoin de concertation étroit avec l'ONF

Une meilleure concertation est donc absolument nécessaire.

Les responsables de l'ONF s'y sont montrés très ouverts54(*) : « Si vous avez l'impression que, sur votre territoire, cette phase de concertation doit être améliorée, n'hésitez pas à nous le dire. L'État signe avec l'ONF un contrat d'une durée de cinq ans. La concertation constitue l'un des axes d'amélioration avec les communes de situation, si elles ne sont pas propriétaires ».

La concertation n'est pas forcément facile compte tenu des superficies concernées : « Ce n'est certes pas la même chose de faire de la concertation sur des massifs tels que ceux qui existent en Guyane, où l'ONF gère 6 millions d'hectares dont 2,4 millions d'hectares divisés en 35 massifs forestiers représentant chacun 60 000 hectares. Cela n'a rien à voir, en termes d'échelle, avec l'Hexagone où nous avons environ 1 300 forêts domaniales représentant, au total, 1,4 million d'hectares. Avec des populations très dispersées, de surcroît, en Guyane, la concertation est sans doute plus compliquée à organiser au 21e siècle ».

Elle suppose de travailler dans la durée : « Le lancement d'une concertation pour l'aménagement forestier, pour une durée de quinze ans, peut laisser entendre qu'au cours des quinze années suivantes, ces décisions sont mises en oeuvre, en considérant que tout le monde est au courant. Or, tel n'est pas nécessairement le cas, et la durée des mandats locaux n'est pas de quinze ans. Il peut apparaître, par moments, un sentiment de découverte de tel ou tel axe ou telle ou telle action. La concertation constitue donc un sujet en construction permanente ».

M. Jean-Yves Caullet : « On ne lui donne pas satisfaction. C'est à ce moment-là que l'élu découvre l'existence d'un projet. S'il en avait eu connaissance dès le départ, peut- être aurait-il indiqué à son administré que son projet ne pourrait voir le jour, pour telle ou telle raison. Cela crée des situations de tension et l'élu se retrouve en porte à faux par rapport à son administré. Je citais les progrès réalisés au niveau national. Au niveau local, il existe une concertation. Ce n'est jamais suffisant. Il faut une relation presque permanente. Nos effectifs présents sur le terrain sont très sollicités par des enjeux très divers ».

Proposition n° 8 : Développer les procédures de concertation entre l'Office national des forêts (ONF), les élus locaux et les représentants du monde agricole pour la remise en culture de terres anciennement cultivées, laissées en friche et assimilées à des forêts ou espaces naturels.

C. LA RECHERCHE DE SOLUTIONS INNOVANTES

Les outre-mer pourraient s'inspirer des solutions innovantes pour la reconquête de foncier agricole et qui ont fait leur preuve à l'étranger ou dans l'Hexagone. Lors du déplacement en Martinique, il a été question des performances de l'agriculture israélienne, du potentiel de développement de l'agro-tourisme ou encore de l'aquaponie55(*)...

Dans la stratégie de reconquête, deux pistes méritent d'être particulièrement approfondies : l'agroforesterie et certaines terres gérées par l'ONF.

1. Le développement de l'agroforesterie
a) Des perspectives encourageantes pour les jeunes...

L'agroforesterie présente un fort intérêt compte tenu de l'importance des terrains boisés sur les territoires et de la démarche de transition vers l'agroécologie.

En Guadeloupe, M. Boris Damase, du Syndicat des Jeunes Agriculteurs, a exprimé la frustration ressentie par la jeunesse : « Aujourd'hui, notre génération de jeunes agriculteurs souhaitant s'installer a le sentiment qu'il ne reste que des miettes de foncier agricole en Guadeloupe. Toutes les belles parcelles sont déjà en culture et les jeunes agriculteurs sont souvent amenés à s'installer sur des parcelles abritant très peu de foncier réellement cultivable... Les jeunes agriculteurs sont aujourd'hui appelés à s'installer dans des zones instables, avec des occupants parfois menaçant... On observe que certaines parcelles précédemment destinées à la culture de bois ont été sanctuarisées, comme s'il s'agissait d'espaces abritant des forêts endémiques. Ces parcelles, aujourd'hui gérées par le département et l'Office national des forêts (ONF) mais initialement dédiées à l'exploitation forestière, pourraient accueillir de jeunes agriculteurs porteurs de projets agroécologiques ou d'agroforesterie».

Pour M. Jean-Yves Caullet, président du conseil d'administration de l'ONF, l'agroforesterie présente un avantage certain : « Cela permet de rompre la frontière entre agriculture et forêt. L'agriculteur voit toujours la forêt comme la frontière d'un espace éventuellement à conquérir et le forestier voit l'agriculture comme une activité susceptible de grignoter le territoire forestier dont il est chargé de la protection. L'agroforesterie permet de faire comprendre l'intérêt mutuel des deux occupations de l'espace et l'ONF instruit les demandes d'autorisation à ce titre ».

Mais il précise que « Les choses sont très différentes selon les territoires. À Mayotte, par exemple, où la déforestation constitue un problème majeur, qui a des conséquences très prégnantes sur l'eau, il vaut mieux avoir des agriculteurs qui protègent le couvert forestier (qui leur est bénéfique), plutôt que de laisser une frontière un peu sauvage s'installer entre des agriculteurs qui défrichent et une forêt qui dépérit ».

Mme Nathalie Barbe, directrice des relations institutionnelles, de l'outre-mer et de la Corse, a confirmé les projets en cours : « À La Réunion, la vanille Bourbon, assortie d'une appellation d'origine, a davantage d'antériorité que des concessions d'occupation temporaire pour agroforesterie et production de vanille. Des ruchers sont également installés en forêt, ce qui n'a aucune conséquence sur le peuplement forestier. En Guadeloupe, une démarche est en train de prendre de l'ampleur, à travers trois productions principales : vanille, café et cacao. Ces deux dernières productions entrent dans le périmètre du règlement de lutte contre la déforestation et la dégradation. En Martinique, cela a démarré plus tardivement mais il y a énormément de demandes. Comme il s'agit à nos yeux d'une production sous couvert forestier, cela nécessite, pour l'ONF, d'identifier les parcelles forestières dont le couvercle permet d'accueillir une activité agricole. Nous sommes en train d'identifier les lots et allons les mettre en concurrence ».

Pour La Réunion, le directeur de l'ONF a dit que l'agroforesterie était un mouvement assez important : « La vanille en est le produit phare. Sa production est concentrée dans le sud de l'île, sur les collines autour de Saint Philippe et de Sainte Rose. Nous gérons environ 200 conventions d'occupation temporaire destinées à la vanille. De façon plus diffuse sur l'ensemble du territoire, l'apiculture donne aussi lieu à des conventions d'occupation temporaire ».

En Guadeloupe, Mme Mylène Musquet, directrice régionale de l'Office national des forêts (ONF), a indiqué qu'« il existe une complémentarité naturelle entre le foncier forestier et le foncier agricole. Pour rappel, 50 % de l'espace boisé guadeloupéen correspondent à des forêts privées, offrant des perspectives de valorisation, dans le cadre prévu par le droit forestier. L'ONF assure quant à lui la gestion des espaces forestiers protégés du territoire, abritant des forêts primitives. Dans ce cadre, il entretient des relations privilégiées avec un certain nombre d'acteurs économiques, pour opérer un rapprochement entre la gestion du foncier forestier et la réponse aux besoins des agriculteurs, dans le respect du code forestier et au travers de cahiers des charges co-construits.

Nous avons ainsi signé plus d'une soixantaine de conventions d'occupation temporaire du domaine forestier, pour le développement d'activités de cultures associées ou sous couvert forestier, avec une augmentation progressive de la liste des espèces concernées. Ces conventions s'inscrivent dans une véritable démarche d'accompagnement de proximité... Cependant, ces parcelles soulèvent parfois des problématiques d'accessibilité ».

b) ... mais qu'il ne faut pas surestimer

En effet, il s'agit d'une production encadrée : « Pour l'Office national des Forêts, il s'agit d'une production agricole sous couvert forestier. Il ne s'agit pas de maintenir quelques arbres pour réaliser une production agricole dans la parcelle forestière. C'est malheureusement ce que nous voyons à Mayotte, où ont lieu des occupations illégales pour faire de l'agriculture au sein de la forêt publique, ce qui a des conséquences. ...Lorsqu'on crée des lots susceptibles d'accueillir de l'agroforesterie, on définit un cahier des charges précisant l'état de la forêt au début de la concession d'agroforesterie ainsi que les itinéraires techniques pouvant être mis en place par l'agriculteur (en prévoyant par exemple l'absence d'usage de produits phytosanitaires et l'absence de tassement des sols). Chaque année, des contrôles sont menés afin de vérifier que le peuplement en place est toujours présent à l'issue de la concession d'occupation temporaire ».

Les autorisations sont limitées dans le temps : « Nous sommes tout à fait conscients que dans le cas d'une concession pour une production de cacao, par exemple, le plan de cacao produisant au bout de cinq ans, il n'est pas question d'arrêter immédiatement la concession : l'agriculteur doit bénéficier d'un retour sur investissement suite à son activité. Nous ne pouvons néanmoins nous engager au-delà de dix-huit ans, sauf à soumettre ces concessions à l'avis du propriétaire dont le représentant est le ministère de l'agriculture ».

Pour la Guyane, M. Jacques Andrieu, directeur de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer, estime que son cas est tellement à part que le potentiel est indéterminable : « nous pouvons penser qu'au regard de la taille de la Guyane, il suffirait d'augmenter la surface agricole pour augmenter la production. En réalité, le cas de ce territoire s'avère plus complexe. En effet, la surface réellement utilisable pour l'agriculture reste essentiellement limitée au littoral guyanais. Même un défrichage de la forêt tropicale, que nous ne souhaitons évidemment pas, n'offrirait pas de sols qui se prêteraient particulièrement à l'agriculture. Nous ne pouvons pas espérer une grande augmentation de la surface agricole guyanaise via des défrichements. Pour autant, il est aussi possible en Guyane de réaliser des gains de surfaces agricoles sur des friches ».

Toutefois ce potentiel est limité, comme l'ont rappelé les responsables de l'ONF56(*). Le prochain règlement européen de lutte contre la déforestation et contre la dégradation des forêts aura des effets restrictifs : « Effectivement, le règlement de lutte contre la déforestation et contre la dégradation des forêts aura des conséquences non négligeables pour les territoires ultramarins. L'objectif de la commission européenne est d'interdire au sein de l'Union ce que celle- ci ne souhaite pas voir proliférer dans d'autres pays, en particulier les pays producteurs d'huile de palme, de canne ou de boeuf où existent de très importants fronts pionniers de déforestation. Ces règles devront s'appliquer dans les territoires ultramarins et, compte tenu de la part encore importante de forêt primaire qui existe dans ces territoires, cela aura des conséquences sur les produits élaborés après déforestation. Cela va donc redonner de la force à l'ensemble du dispositif mis en place (demandes d'autorisation de défrichement, compensations, etc.) ».

Malgré les difficultés, il est certain que c'est une voie d'avenir qui figure d'ailleurs dans les documents stratégiques, à l'instar de la Martinique qui souhaite encourager le développent de l'agroforesterie et de l'apiculture sur les zones N des PLU.

2. Le cas des terres agricoles contaminées à la chlordécone
a) Des terres qui ne sont pas impropres à l'agriculture

Le rapport de Mme Catherine Procaccia au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques a précisé que les sols chlordéconés ne sont pas impropres à l'agriculture. En effet, les plantes peuvent être distinguées en trois catégories :

- les productions sensibles (racines et tubercules qui poussent dans le sol) qui ne doivent être cultivées que dans des sols très faiblement contaminés (moins de 0,1 mg de chlordécone par kg de sol sec) ;

- les productions intermédiaires (plantes qui poussent en contact avec le sol, comme les cucurbitacées, les cives, les laitues...) qui ne doivent être cultivées que dans des sols modérément contaminés (moins de 1 mg de chlordécone par kg de sol sec) ;

- les productions peu sensibles (plantes qui produisent un aliment qui pousse en hauteur comme les arbres fruitiers ou les solanacées) qui peuvent être cultivées quelle que soit la contamination du sol.

Il est donc tout à fait possible de continuer à cultiver des bananes sur les sols contaminés.

La problématique de la contamination des sols se pose dans le cas d'anciennes plantations bananières reconverties pour d'autres cultures ou de l'élevage (reconversions qui pourraient augmenter en raison de la cercosporiose noire du bananier).

Afin que les agriculteurs puissent organiser leur production en fonction de la contamination de leurs parcelles, des analyses gratuites de sol leur sont proposées. Cependant, le rapport précité regrette que le caractère volontaire de ces analyses se heurte à la crainte d'une dévaluation du foncier agricole en cas de contamination.

Pour enrayer cette crainte, le rapport propose de permettre l'utilisation des terres contaminées pour des denrées non-sensibles et éviter leur déprise, et que des aides soient proposées aux agriculteurs afin qu'ils adaptent leurs pratiques culturales. Une filière arbre à pain a notamment été entreprise en Guadeloupe dans ce cadre grâce au plan France Relance.

Le sujet de la contamination à la chlordécone reste vif aux Antilles. Elle a fragilisé la filière banane, désormais engagée dans une profonde mutation écologique qu'il convient de saluer.

La filière banane est un acteur essentiel du maintien de la ruralité de l'aménagement du territoire aux Antilles. En Martinique, elle représente 6 000 hectares - soit un peu plus 25 % de la SAU -, c'est le premier exportateur et un importateur majeur de l'île. Une très grande majorité est constituée de petites exploitations familiales produisant moins de 300 tonnes. La diversification est progressive : cacao, fleurs, maraîchage, ananas, arboriculture...

Les planteurs ont progressivement réduit l'usage des pesticides ce qui a augmenté leurs coûts de production.

Comme les rapporteurs ont pu le constater, Banamart a arrêté un ambitieux plan de transition 2023-2030 et a déjà fixé un objectif pour 2030 : une production de 320 000 bananes, entièrement bio. Les dirigeants se sont montrés prêts à accompagner le projet de modernisation agricole de la CTM (agroécologie) en regrettant la méthode qui consisterait à opposer les productions entre elles.

Même si les consommateurs l'ignorent souvent, la banane de Guadeloupe et de Martinique est sans doute la banane la plus propre du monde et fait l'objet de dix fois moins de traitements par an qu'au Costa Rica par exemple.

L'enjeu est de maintenir cette activité vitale pour les territoires et pour l'avenir des agriculteurs et des salariés concernés.

Plan de transition 2023-2030 (Banamart-Ugpban-Producteurs de Guadeloupe)

L'objectif de la filière banane de Guadeloupe et de Martinique est d'arriver, à horizon de 7 ans, à produire 320 000 tonnes de bananes bio.

1. dès 2023, redonner des marges de manoeuvre aux exploitations situées dans des zones à forte pression « cercosporiose » et à toutes les exploitations de moins de 1 000 tonnes de production, en introduisant une mise à la réserve de 25 % de référence individuelle dans le programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) ;

2. désendetter les planteurs de moins de 500 tonnes en risque de cessation imminente d'activité par la solidarité économique et financière des organisations de producteurs ;

3. intensifier les efforts commerciaux favorisant l'optimisation du revenu des producteurs et en particulier des exploitations de moins de 500 tonnes de production qui souffrent le plus de l'insuffisance des moyens de lutte ;

4. mieux protéger les producteurs européens de bananes face aux opérations de dumping suspectées, réalisées par certains opérateurs ;

5. déployer les aides à l'investissement notamment à travers le FEADER ;

6. recourir à l'assurance climatique financée dans le cadre du programme national de gestion des risques et assistance technique (PNGRAT).

Source : Banamart

b) Une possibilité d'échanges de terres ?

En Martinique, la proposition a été faite d'un échange foncier entre les terres contaminées par la chlordécone et des terrains classés N ou terrains agricoles boisés, au sein d'une unité foncière. Elle figure dans la stratégie de transformation de l'agriculture martiniquaise57(*).

Interrogé sur le sujet, M. Jean-Yves Caullet, président du conseil d'administration de l'Office national des forêts (ONF)58(*), a admis que la question était très importante.

Mais il a estimé que d'une part, la manière dont la forêt pourrait participer à la dépollution n'est pas totalement établie : « on sait qu'un espace forestier protège d'autres utilisations du sol qui pourraient présenter des inconvénients. L'échange constitue cependant une autre question : il voudrait dire que l'on autoriserait des défrichements, en prévoyant une sorte de compensation à l'envers » et d'autre part, il existe un obstacle juridique : « pour l'heure, la loi ne le prévoit pas. Le fait de planter une forêt ne vous autorise pas à défricher. Cela fonctionne en sens inverse : le fait de défricher vous oblige à replanter. Nous ne pouvons donc pas vous dire que ce serait une bonne idée, car la loi ne le prévoit pas ».

Il affirme cependant que si les connaissances scientifiques vont dans ce sens, la perspective ne semble pas écartée : « si l'on établit que la forêt accélère la dépollution, ce sera effectivement un sujet à travailler, car nous parlons de territoires limités en surface. Ce mode de traitement des surfaces polluées devra être conçu, dès lors qu'il sera bien établi sur le plan technique et que ses performances seront reconnues ».

Interrogés sur le sujet, les services de la DGOM ont fait part de leurs fortes réserves59(*), considérant que l'échange de terres risque de fragiliser encore plus les espaces naturels, déjà sous tension. Échanger des terres paraît aussi compliqué aux plans administratif, cadastral, notarial, voire impossible au plan légal. L'échange, par définition, n'intègre pas de dimension financière alors qu'il se ferait dans un contexte de forte pression foncière où le caractère agricole ne sera que très secondaire par rapport à d'autres considérations.

Cette piste mérite néanmoins d'être approfondie.

III. TRANSMETTRE POUR ASSURER LA RELÈVE DES GÉNÉRATIONS

Une situation prédomine outre-mer : le blocage du foncier agricole. Le foncier est peu liquide. Les causes sont bien identifiées : raréfaction des terres, désordre foncier, faiblesse des retraites et moyens financiers des porteurs de projets s'agglomèrent pour aboutir à ce blocage.

M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte, témoigne des effets de cette conjonction de facteurs : « sur les 15 premiers diplômés du brevet professionnel de responsable agricole (BPRA) à Mayotte, seuls 6 disposent d'un foncier leur permettant de s'installer et de bénéficier du soutien de l'Union européenne. Les 9 autres sont confrontés à un parcours du combattant pour trouver du foncier. » Il ajoute : « 94 % des porteurs de projet, soit environ 200 personnes, se sont adressés au point accueil installation (PAI) et cherchent du foncier agricole. Ils mettent entre 3 et 5 ans pour trouver des terres, certains abandonnent. Cette situation maintient des agriculteurs compétents et diplômés dans une situation de semi professionnalisation. Ils sont contraints d'exploiter des terres sans bail ou titre, sans possibilité d'investir, ou de trouver un emploi alimentaire. Faute d'une politique forte sur le foncier agricole, c'est la réalité à laquelle sont confrontés les jeunes agriculteurs mahorais ».

Des aménagements des dispositifs ou actions déjà conduites doivent permettre d'accélérer la transmission.

Toutefois, avant de les détailler, il convient de constater l'énorme déficit de communication et de connaissance des dispositifs existants pour faciliter les transmissions. Ce constat concerne aussi bien les questions foncières proprement dites que celles des retraites ou les outils juridiques accompagnant une transmission.

Cela vaut pour les professionnels du droit comme les notaires, les avocats ou les magistrats qui ne sont pas tous au fait des dispositions issues de la loi dite Letchimy de 2018. Cela vaut également pour les chefs d'exploitation qui ne connaissent pas toujours les récentes réformes de l'Allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) ou des retraites agricoles60(*). Des outils juridiques sont aussi ignorés comme le fonds agricole, alors qu'ils pourraient faciliter des transmissions douces dans des conditions financières satisfaisantes pour chaque partie.

Les chambres d'agriculture, les caisses de retraite ou les départements pour ne citer qu'eux réalisent pourtant un travail important d'information et de sensibilisation. Mais force est de constater que l'effort doit être poursuivi et amplifié. Il ne sert à rien de multiplier les dispositifs ou de modifier les textes s'ils demeurent méconnus de leurs publics cibles. Un travail d'accompagnement plus personnalisé est sans doute nécessaire.

A. POURSUIVRE LA RÉFORME DE L'INDIVISION POUR METTRE FIN AU DÉSORDRE FONCIER

1. Le désordre foncier outre-mer : un fléau inextricable qui entrave l'exploitation et la transmission du foncier agricole
a) Un diagnostic ancien à la suite des travaux de la délégation sénatoriale

La situation extrêmement compliquée du foncier dans les outre-mer est désormais largement identifiée et commentée.

La Délégation sénatoriale aux outre-mer a réalisé un travail ancien, extrêmement approfondi sur l'ensemble des aspects de la question foncière outre-mer. Trois rapports y ont été consacrés61(*) qui ont formulé des dizaines de recommandations. Plusieurs d'entre elles ont été suivies d'effets.

Dans son rapport sur la sécurisation des droits fonciers du 23 juin 2016, la délégation sénatoriale a dressé un tableau exhaustif de l'état du désordre foncier outre-mer, de ses causes historiques, sociologiques et juridiques.

Ce rapport soulignait que « la Guadeloupe, la Martinique et Saint-Martin dans l'arc antillais, Mayotte et La Réunion dans l'océan Indien ainsi que la Polynésie française dans le Pacifique sont des territoires fortement impactés par l'indivision qui contribue au gel du foncier. Pour une bonne part, les situations d'indivision sont devenues inextricables car résultant de dévolutions successorales non réglées et parfois même non ouvertes sur plusieurs générations. Ainsi, en Martinique, 26 % du foncier privé est géré en indivision et 14 % supplémentaires correspondent à des successions ouvertes. À Mayotte, le territoire de certaines communes se trouve presque intégralement en situation d'indivision : les 3/4 du village de Chiconi sont ainsi couverts par deux titres fonciers établis dans les années 1960 ».

En Martinique, c'est 40 % du foncier qui est à des degrés divers gelé ou bloqué en raison d'un titrement défaillant ou d'indivisions complexes.

Il est en effet récurrent outre-mer qu'un bien ne fasse pas l'objet d'une intervention du notaire au décès de son ou d'un des propriétaires. Le non règlement de la succession et la non formalisation des transactions conduisent à deux situations distinctes selon que :

- un ou plusieurs indivisaires occupent le terrain dont le titre renvoie à l'aïeul propriétaire décédé depuis plusieurs générations ;

- un tiers ou ses ayants droit occupent ce même terrain soit sur le fondement d'une autorisation verbale du propriétaire de l'époque, soit de façon illicite.

Dans ces deux variantes, on ne peut que constater une disjonction entre l'occupation ou la possession et la propriété validée par un titre. Elle ne peut être résorbée que par deux opérations : la dévolution successorale ou la prescription acquisitive. Aucun des deux mécanismes ne fonctionne avec la fluidité nécessaire dans les outre-mer.

Le coût des mutations et taxes sur les successions pour des populations souvent modestes ne doit pas être négligé pour comprendre la préférence sociale pour des règlements informels et non enregistrés, qui ne font qu'ajouter de la complexité à l'inextricable.

C'est l'ensemble de la chaîne d'établissement du droit de propriété qui doit être reprise, du titrement jusqu'au règlement des successions.

b) Le foncier agricole logé à la même enseigne

Naturellement, le foncier agricole n'échappe pas à ces points de blocage qui sont communs à tous les types de foncier, agricole ou non, bâti ou non bâti. Ils sont aussi un frein aux politiques d'aménagement, notamment lorsque doivent être mis en oeuvre des expropriations ou des préemptions.

Les auditions ont toutes confirmé les constats précédemment établis. Malgré quelques améliorations, le tableau d'ensemble a peu évolué.

Mme Lyliane Piquion Salomé, vice-présidente de l'association Interco' Outre-mer, a cité l'exemple d'un projet ambitieux en Guadeloupe qui a dû être gelé en raison d'une situation foncière non résolue : « je connais une personne qui a acheté 37 hectares de foncier en bonne et due forme, qui a établi un projet très intéressant pour la transformation et la production de plantes aromatiques et médicinales biologiques, lequel a obtenu un prix à l'international. Mais cette entreprise est bloquée en raison d'un conflit, car des occupants répliquent que ce foncier appartenait à leurs ancêtres. Il a été proposé de leur donner gratuitement une partie de ce terrain, de former leurs enfants dans le cadre de l'insertion puis de donner des emplois stables, mais sans résultat. En demeurant dans cette situation, nous n'arriverons pas à faire émerger de nouveaux métiers, à innover, à bénéficier de produits de qualité à travers la production agricole ».

Elle ajoute : « je connais des cas de successions qui n'ont toujours pas été réglées trente ans après, quand bien même il s'agit d'un partage judiciaire. [...] Il ne s'agit malheureusement pas d'un cas particulier. Généralement, les notaires prennent trop de temps et sont très négligents. Si la succession comporte des liquidités, elles peuvent passer en frais ».

Au cours de son déplacement à la Martinique, les acteurs locaux ont fait part à la délégation du grand nombre d'exploitants qui, arrivés à la retraite, ne souhaitent ni ne peuvent transmettre, car ils ne sont pas vraiment propriétaires. Ils exploitaient ces terres depuis de nombreuses années, voire depuis plusieurs générations, mais ils n'ont jamais eu de titres de propriété.

M. Rodrigue Trèfle, président de la Safer Guadeloupe, confirme aussi que beaucoup de personnes occupent des espaces agricoles sans titre et que ce phénomène tend même à augmenter.

2. Des premières réponses, mais un maigre bilan

Les spécificités foncières dans les outre-mer ont déjà justifié l'adaptation de plusieurs textes législatifs en matière d'indivision et de prescription acquisitive et la création de structures ad hoc pour accélérer les procédures.

a) Le foncier agricole, première exception à la règle de l'unanimité dans les indivisions

Un des principaux obstacles à la sortie des indivisions est la règle de l'unanimité pour céder un bien indivis ou pour le mettre à bail, conformément au code civil.

En effet, l'article 815-3 dudit code dispose que les indivisaires titulaires d'au moins deux tiers des droits indivis peuvent à cette majorité conclure et renouveler les baux « autres que ceux portant sur un immeuble à usage agricole, commercial, industriel ou artisanal ». Pour céder un bien et sortir de l'indivision, l'unanimité est aussi requise, mais l'article 815-5-1 du même code permet aux indivisaires titulaires d'au moins des deux tiers des droits indivis de saisir le tribunal judiciaire afin qu'il autorise l'aliénation.

Ces dispositions de droit commun, applicables sur l'ensemble du territoire national, ont été jugées inadaptées aux outre-mer et plus particulièrement au foncier agricole des outre-mer.

La loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt a donc introduit deux dispositions - les articles L.181-29 et L.181-30 du code rural et de la pêche maritime -, afin de faciliter respectivement la mise en fermage et la sortie de l'indivision d'un bien agricole. Elles sont applicables en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion et à Mayotte.

L'article L.181-29 précité permet aux indivisaires titulaires d'au moins deux tiers des droits indivis de mettre en fermage un bien agricole. L'unanimité prévue par l'article 815-3 du code civil est écartée. Les indivisaires minoritaires ont un délai de trois mois pour saisir le président du tribunal judiciaire d'une demande d'opposition à location. Le président est tenu de rejeter la demande d'opposition si la mise en location favorise l'exploitation normale du terrain. En l'absence d'opposition, il est procédé à la mise en fermage sans que l'autorisation du tribunal ne soit requise. Si des indivisaires sont inconnus, la part des loyers leur revenant est conservée chez un dépositaire agréé. Dernier point important : si le bien n'est pas déjà loué, sa mise en fermage est réalisée par la Safer qui lance un appel à candidats.

L'article L.181-30 du même code distingue deux cas de figure :

- le ou les indivisaires souhaitant aliéner un bien agricole sont titulaires d'au moins deux tiers des droits indivis. Dans ce cas, il est procédé à la vente à l'issue d'un certain délai et après notification et publicité du projet d'aliénation. À la différence de l'article 815-5-1 du code civil62(*), les indivisaires souhaitant aliéner n'ont donc pas besoin de saisir le tribunal judiciaire pour ordonner la vente. En revanche, c'est à tout indivisaire qui s'y oppose de saisir le tribunal judiciaire. Le président du tribunal statue en prenant en compte « tant l'importance de l'atteinte aux droits du requérant que l'intérêt de l'opération pour l'exploitation du bien ». Si aucun indivisaire ne saisit le président du tribunal judiciaire, il est procédé à l'aliénation par licitation63(*) ;

- le ou les indivisaires souhaitant aliéner un bien agricole sont titulaires de moins des deux tiers des droits indivis et ceux ayant exprimé leur opposition ne représentent pas plus d'un quart de ces droits. Dans cette hypothèse, il ne peut être procédé à la vente qu'après autorisation par le président du tribunal judiciaire, qui vérifie si l'aliénation est de nature à favoriser l'exploitation normale du bien sans porter une atteinte excessive aux intérêts des indivisaires qui n'y ont pas expressément consenti. On notera qu'une majorité d'indivisaires favorables à la vente n'est pas formellement requise, ce qui peut être utile lorsque beaucoup d'indivisaires sont inconnus ou sans adresse connue.

L'article 181-30 précise que l'acheteur doit s'engager à exploiter ou faire exploiter le bien agricole pendant une durée de dix ans au moins.

Ces dispositions du code rural, à la différence de la loi Letchimy (voir infra) n'ont pas été adoptées pour une durée limitée.

Près de 9 ans après leur adoption, quel est le bilan de ces dispositions novatrices et dérogatoires, ciselées pour débloquer la situation du foncier agricole outre-mer ?

Au cours des auditions, ces dispositions n'ont été spontanément citées qu'à une seule reprise par M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte.

M. Arnaud Martrenchar a relevé qu'en pratique, cette mesure pouvait être difficile à appliquer, lorsque le nombre d'héritiers n'est pas connu et qu'il n'est pas possible de calculer le pourcentage d'héritiers qui s'accordent à sortir d'une indivision.

Sans que des données précises aient été communiquées, le bilan d'ensemble est celui d'une méconnaissance profonde de ces dispositions, aussi bien par les propriétaires de biens agricoles que par les professionnels du droit.

b) La loi Letchimy du 27 décembre 2018 : un vrai changement mais des résultats qui tardent

S'appuyant notamment sur les travaux précités de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, le député Serge Letchimy déposa une proposition de loi qui est devenue la loi n° 2018-1244 du 27 décembre 2018 visant à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement en outre-mer.

Cette loi est applicable à tous les biens immobiliers indivis (pas uniquement les biens agricoles) à la condition qu'ils fassent partie d'une succession ouverte depuis plus de 10 ans. Ce dispositif est en vigueur dans les cinq départements d'outre-mer, ainsi qu'à Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon.

La procédure permettant à des indivisaires de sortir d'une indivision successorale est sensiblement différente de celle de l'article L. 181-30 du code rural et de la pêche maritime exposée supra.

La procédure dérogatoire de vente ou de partage pour sortir d'une indivision successorale ouverte depuis plus de 10 ans doit être engagée par une majorité de 51 % des droits indivis. Un ou des indivisaires ne détenant pas la majorité simple ne peuvent pas initier la procédure pour notifier le projet à tous les indivisaires et recueillir ensuite une majorité sur le projet.

Cette majorité doit proposer un projet d'acte de vente ou de partage abouti, clef en main. En cas de cession à une personne étrangère à l'indivision, le projet doit mentionner les noms et coordonnées de la personne qui se propose d'acquérir le bien64(*). La vente ne se fait pas par licitation.

La notification du projet doit être faite à tous les indivisaires par acte extrajudiciaire. Le projet est aussi publié dans un journal d'annonces légales.

Tout indivisaire dispose de trois mois65(*) pour faire connaître son opposition au projet. Cette opposition contraint les titulaires majoritaires à l'initiative du projet à saisir le tribunal judiciaire pour être autorisés à passer l'acte. L'aliénation ou le partage est opposable à l'indivisaire dont le consentement a fait défaut, sauf si l'intention d'aliéner ou de partager le bien du ou des indivisaires titulaires de plus de la moitié des droits indivis ne lui avait pas été notifiée.

Cette loi, qui a bouleversé le principe de l'unanimité, a soulevé lors de son adoption l'espoir d'un déblocage de la situation foncière dans les outre-mer.

Près de cinq années sont passées. Quel bilan en tirer ?

Le 10 janvier 2023, l'organisation par le Conseil supérieur du notariat d'un colloque sur l'indivision et les problématiques foncières en outre-mer fut notamment l'occasion de faire un point d'étape sur la mise en oeuvre de cette loi.

Il faut tout d'abord regretter la lenteur pour prendre le décret d'application. C'est chose faite depuis la parution du décret n° 2020-1324 du 30 octobre 2020.

Lors de ce colloque, ainsi qu'au cours des auditions de la délégation, il a été remonté une faible utilisation de la loi Letchimy à ce jour. Pour Me Nathalie Jay, vice-présidente de la commission Prospective et innovation du Conseil national des barreaux (CNB), la loi Letchimy commence à être utilisée mais encore marginalement, de nombreux professionnels du droit - notaires, avocats, magistrats - n'étant pas familiers de la procédure. Elle estime qu'«il faut néanmoins le prolonger et, surtout, le préciser et l'encadrer davantage ».

Les professionnels du droit ne se sont pas approprié ce dispositif récent.

Pour Me Yannick Louis-Hodebar, membre de la commission Affaires européennes et internationales et de la commission Règles et usages du CNB, les notaires ont une responsabilité particulière : « la loi Letchimy a été salutaire pour beaucoup de successions non liquidées depuis plusieurs générations. Elle n'est toutefois pas connue du grand public, car beaucoup de notaires ne souhaitent pas se plier à ses exigences. En effet, ses dispositions alourdissent leurs missions, notamment par des recherches complexes d'héritiers qui, bien souvent, n'habitent pas le territoire. Je pense que les notaires devraient se déplacer sur le terrain pour expliquer aux citoyens le contenu de la loi et les sensibiliser à ses avantages ».

Aucun chiffre n'a été communiqué sur le nombre de ventes ou partages autorisés en application de la loi du 27 décembre 2018. Toutefois, quand bien même des données étaient disponibles, elles ne suffiraient pas à évaluer seules les effets de la loi Letchimy. En effet, il est probable que certaines indivisions successorales se règlent du seul fait de la crainte de l'usage de cette loi. Comme l'explique Me Bertrand Macé, membre du bureau du Conseil supérieur du notariat, « cela change tout : le coïndivisaire qui s'oppose au partage sait qu'il existe une procédure légale qui va permettre de passer outre son opposition ». Sa propre expérience fait foi. Les trois premiers dossiers qu'il a eu à traiter ont été réglés sans avoir à établir le moindre projet d'acte dans les formes de la loi Letchimy.

En dépit de la jeunesse de la loi, de sa méconnaissance et du peu d'empressement de certains professionnels, le colloque du 10 janvier dernier a surtout mis en évidence plusieurs défauts ou imprécisions du texte.

Tout d'abord, les prérequis manquent souvent pour initier la procédure Letchimy, à savoir l'identification des héritiers pour calculer la majorité en droits et le titrement. Réunir tous ces éléments est la première gageure. Elle suppose de mobiliser du temps, de l'argent et des compétences qui manquent (des généalogistes en particulier). Et dans l'hypothèse où les héritiers semblent tous identifiés, la complexité des successions à la troisième ou quatrième génération ne permet pas de garantir l'exhaustivité. La manifestation d'un héritier oublié, après le partage ou la vente, est un risque réel susceptible de fragiliser la procédure.

Autre point qui alourdit la procédure : l'obligation de notification du projet par acte extrajudiciaire à tous les indivisaires, y compris ceux à l'initiative du projet. Le coût est élevé et peut suffire à dissuader les héritiers majoritaires. Le recueil des adresses est aussi compliqué, en particulier lorsque des indivisaires vivent à l'étranger, occurrence assez élevée dans les outre-mer.

Enfin, on ne peut écarter, en ce qui concerne les biens agricoles, le risque d'une confusion des procédures entre la loi Letchimy et les articles L.181-29 et L.181-30 du code rural et de la pêche maritime. Bien que leurs objets ne soient pas identiques (vente ou partage pour la première, aliénation par licitation pour la seconde), ces deux voies pour écarter le couperet de l'unanimité peuvent se faire concurrence et ajouter de la complexité. Elles ont chacune leurs avantages propres et semblent avoir été conçues sans réelle coordination. La coexistence a pu laisser croire à certains acteurs que la loi Letchimy n'était pas applicable aux biens agricoles.

3. Amplifier les réformes engagées

La plupart des recommandations exposées ci-après seraient applicables à tous types de foncier outre-mer, y compris le foncier agricole.

a) Alléger les conditions de l'usucapion

Le titrement des propriétés foncières est bien souvent le maillon manquant pour initier la procédure Letchimy ou celle du code rural.

Face à l'impossibilité fréquente d'établir l'origine de propriété d'un bien outre-mer, le législateur a renforcé la valeur juridique des actes de notoriété.

En effet, depuis la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer, « lorsqu'un acte de notoriété porte sur un immeuble situé en Guadeloupe, en Martinique, à La Réunion, en Guyane, à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin et à Mayotte et constate une possession répondant aux conditions de la prescription acquisitive, il fait foi de la possession, sauf preuve contraire. Il ne peut être contesté que dans un délai de cinq ans à compter de la dernière des publications de cet acte66(*) ».

L'acte de notoriété peut être établi par un notaire ou, à Mayotte, par le groupement d'intérêt public. Ces dispositions dérogatoires au droit commun ont un caractère provisoire et ne s'applique qu'aux actes de notoriété dressés et publiés avant le 31 décembre 2027.

Ces dispositions sont exorbitantes du droit commun, car les actes de notoriété acquisitive ne valent pas titre de propriété habituellement. Ils ne sont qu'un élément de preuve, créé par la pratique notariale, dans le cas où un tiers engagerait une action en revendication de propriété contre celui qui se prétend propriétaire par prescription trentenaire. Pour rappel, l'action en revendication est, elle, imprescriptible.

La loi « Égalité réelle » du 28 février 2017 a fait bouger ce paradigme dans les outre-mer, puisque par exception, ces actes valent désormais titre de propriété en l'absence de contestation dans un délai de 5 ans.

Cet outil puissant doit permettre de sortir de situations d'occupation sans titre depuis des générations de manière irréfragable. Le recours aux actes de notoriété acquisitive dans les outre-mer doit être largement promu par les notaires.

Une prorogation de ces dispositions au-delà du 31 décembre 2027 paraît nécessaire - 2032 ou 2037 ? - tant la tâche reste immense dans ces territoires.

La prescription acquisitive abrégée

Par exception au principe de la prescription trentenaire, la prescription peut être réduite à dix ans au profit du possesseur de bonne foi qui est muni d'un juste titre.

L'article 2272 du code civil dispose en effet que « le délai de prescription requis pour acquérir la propriété immobilière est de trente ans. Toutefois, celui qui acquiert de bonne foi et par juste titre un immeuble en prescrit la propriété par dix ans ».

La prescription acquisitive abrégée est une mesure de faveur accordée au possesseur qui a cru à tort acquérir le bien du véritable propriétaire.

Ainsi, si le véritable propriétaire ne se manifeste pas dans un délai minimum de dix ans le possesseur devient propriétaire du bien.

Cette prescription acquisitive abrégée ne peut être mise en oeuvre que pour les immeubles et les droits réels immobiliers.

Pour s'appliquer, la prescription acquisitive doit, en plus des conditions générales applicables à l'usucapion de droit commun, remplir deux conditions spéciales à savoir :

- le possesseur doit être de bonne foi ;

- le possesseur doit être détenteur d'un juste titre.

Par ailleurs, les conditions de l'usucapion pourraient être aménagées, afin de faciliter le règlement de successions anciennes. En matière agricole, il est par exemple fréquent que des parcelles soient mises en culture depuis des dizaines d'années par un coïndivisaire, avec la tolérance des autres coïndivisaires dans le cadre de « successions partagées par simple accord verbal des cohéritiers » pour reprendre les termes du Pr Pascal Puig lors de son intervention au colloque du 10 janvier 2023.

Or, le code civil exclut que des actes de simple tolérance puissent fonder une possession ou une prescription67(*).

Une proposition consisterait donc, pour les outre-mer68(*), de permettre la prescription trentenaire, même en cas d'indivision, dès lors que les coïndivisaires successoraux ne s'y opposent pas. Cette adaptation accompagnerait la pratique répandue outre-mer des « successions partagées par simple accord verbal » et permettrait de solder des successions ouvertes depuis plus de trente ans. Des garanties de notification et de publicité seraient naturellement prévues.

Proposition n° 9 : Pour accélérer le titrement par prescription trentenaire :

- proroger les dispositions de la loi « Égalité réelle » de 2017 prévoyant que l'acte de notoriété acquisitive vaut titre après 5 ans sans contestation ;

- aménager les conditions de l'usucapion par un indivisaire, dès lors que les coïndivisaires ne s'y opposent pas.

b) Simplifier et sécuriser la loi Letchimy

La jeunesse, mais aussi quelques défauts de complexité, empêchent la loi Letchimy de produire tous les effets attendus.

Le colloque organisé par le Conseil supérieur du notariat a permis de dégager plusieurs pistes intéressantes, qui rejoignent les commentaires recueillis lors des auditions de la délégation sur la complexité de la procédure imaginée par la loi Letchimy.

Le souci d'échapper aux foudres du Conseil constitutionnel explique ces précautions. Mais avec les premiers retours d'expérience, des solutions alternatives et des évolutions sont envisageables.

Le principal grief concernant l'obligation de notification par acte extrajudiciaire à tous les indivisaires, une modification consisterait, d'une part, à réduire cette obligation aux seuls indivisaires n'étant pas à l'initiative du projet d'acte et, d'autre part, à autoriser la notification par lettre recommandée avec accusé de réception (LRAR) ou mail sécurisé.

En sens inverse, la procédure pourrait être renforcée et mieux sécurisée juridiquement sur certains points.

S'agissant de la formalisation de l'opposition, le texte pourrait préciser qu'elle se fait par LRAR.

Par ailleurs, face au risque que des héritiers aient été omis, notamment en cas de successions en cascade, les partages actés en application de la loi Letchimy gagneraient à bénéficier des mêmes garanties que les partages judiciaires. En effet, afin de sécuriser les partages judiciaires dans les outre-mer, l'article 5 de la loi du 27 décembre 2018 dispose que « lorsque l'omission d'un héritier résulte de la simple ignorance ou de l'erreur, si le partage judiciaire a déjà été soumis à la formalité de la publicité foncière ou exécuté par l'entrée en possession des lots, l'héritier omis ne peut solliciter qu'à recevoir sa part soit en nature, soit en valeur, sans annulation du partage. En cas de désaccord entre les parties, le tribunal tranche ». Les partages actés en application des articles 1 et 2 de la loi Letchimy, qui ne sont pas des partages judiciaires, pourraient bénéficier de cette même protection contre le risque d'être annulés du fait d'une simple erreur ou omission.

Pour équilibrer le dispositif, en retour, les formalités de publicité pourraient être renforcées, afin de mieux protéger les héritiers non identifiés par les notaires et limiter les risques que des héritiers omis se manifestent tardivement. Le texte en vigueur prévoit actuellement la publication du projet d'acte dans un journal d'annonces légales, au lieu de situation du bien ainsi que par voie d'affichage à la mairie ou sur l'immeuble objet de l'acte et sur le site internet de la chambre des notaires, pendant un délai de trois mois.

Une solution pour améliorer l'information théorique des héritiers non identifiés serait la création d'une plateforme dédiée de publicité centralisée.

Enfin, la prorogation de la loi Letchimy pour 10 années supplémentaires est sans doute à envisager. Toutefois, une prorogation actée aussi tôt pourrait aussi avoir un effet contraire en incitant des coïndivisaires à retarder encore le recours à cette loi. Cet effet pervers possible devra être évalué lorsque l'échéance de 2028 approchera.

Proposition n° 10 : Renforcer la loi Letchimy, notamment en :

- simplifiant les notifications ;

- précisant les formalités de l'opposition au projet d'acte ;

- créant une plateforme centralisée de publicité des projets d'acte de vente ou de partage ;

- écartant l'annulation du partage lorsqu'un héritier a été omis par simple ignorance ou erreur.

c) Généraliser les GIP en charge du titrement

Face au défi du désordre foncier outre-mer, la mobilisation de tous les acteurs concernés, leur coopération et le renforcement de leurs moyens sont indispensables, surtout lorsque l'on sait que de nombreux professionnels manquent sur les territoires (géomètre, généalogiste, notaire, avocat...). À titre d'exemple, à Mayotte, il n'y a pas d'études notariales.

C'est à la suite des travaux de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, que fut décidée la création de la commission d'urgence foncière (CUF) à Mayotte. Ce territoire était prioritaire compte tenu de l'ampleur des défis.

Administrée au travers d'un groupement d'intérêt public par la loi n° 2017-256 du 28 février 2017, la CUF a deux missions principales :

- inventorier tous les titres fonciers n'ayant plus de propriétaire apte à exercer ses droits et, dans ces cas, analyser les incohérences entre propriétaires inscrits et occupants ;

- permettre que chaque terrain ait un propriétaire apte à exercer ses droits. Cette mission de titrement s'effectue via des outils spécifiques, dont l'acte de notoriété acquisitive.

Sans que puisse lui être opposé le secret professionnel, la CUF peut se faire communiquer par toute personne, physique ou morale, de droit public ou de droit privé, tous documents et informations nécessaires à la réalisation de la procédure de titrement, y compris ceux contenus dans un système informatique ou de traitement de données à caractère personnel.

Entièrement financé par l'État, la CUF conseille, oriente et émet des actes de notoriété acquisitive après examen des dossiers69(*). Ses services sont gratuits. Elle assure la liaison avec les professionnels, les collectivités territoriales pour accompagner les demandeurs.

Ces premiers succès mahorais ont conduit la Martinique à solliciter à son tour la création d'un GIP. Le Groupement d'Intérêt Public Sortie de l'Indivision et Titrement Martinique (GIP SITM) a ainsi tenu sa première assemblée générale d'installation le 9 juin 2023.

De manière plus large, il paraît indispensable que tous les territoires ultramarins soient dotés d'une structure similaire pour accélérer les titrements.

Proposition n° 11 : Généraliser dans chaque outre-mer la mise en place d'un Groupement d'intérêt public (GIP) en charge du titrement des occupations anciennes sans titre.

d) Réduire les frais des procédures de titrement et de sortie des indivisions

Un autre point d'achoppement fréquent est celui des frais nécessaires pour mener à bien toutes ces opérations juridiques qui mobilisent de nombreux professionnels.

La création de GIP est une première réponse en donnant accès à des conseils et services gratuitement.

Des exonérations de taxe sont aussi prévues. Ainsi, la loi Letchimy a-t-elle notamment exonéré du paiement des droits de mutation de 2,5 % les partages de succession et les licitations de biens héréditaires dans les outre-mer jusqu'en 2028. Selon le Conseil supérieur du notariat, cette exonération temporaire aurait permis de faire aboutir des dossiers de successions très anciens qui étaient bloqués par manque de moyens financiers des coïndivisaires.

Compte tenu du nombre de dossiers et du niveau de vie en outre-mer, il faut aller plus loin.

M. Ariste Lauret, directeur général délégué de la Safer Réunion, propose par exemple que les départements aident au règlement des indivisions et des successions en mobilisant des aides dans le cadre du FEADER. Il s'agirait donc d'aides ciblées sur le foncier agricole. Cette piste doit être explorée.

Un autre outil intéressant pour lever l'obstacle financier pourrait être le cantonnement. Cette hypothèse a été évoquée par Me Emmanuel de Survilliers, notaire en Martinique.

Pour rappel, le cantonnement permet traditionnellement à un conjoint survivant bénéficiaire d'une donation entre époux ou d'un testament ou à un légataire de renoncer partiellement à la succession ou au legs, sans que ce renoncement soit assimilé à une libéralité.

Dans le cadre de la loi Letchimy, un dispositif de cantonnement, ouvert à tous héritiers, pourrait être autorisé. Les coïndivisaires ne disposant pas des moyens pour assumer les frais divers de la procédure pourraient renoncer à tout ou partie de la succession à due proportion au profit des indivisaires en capacité de les prendre en charge. Ce renoncement ne serait pas assimilé à une libéralité consentie aux autres héritiers.

Proposition n° 12 : Pour réduire les frais de titrement et de succession à la charge des indivisaires impécunieux :

- explorer la possibilité de mobiliser le FEADER afin de prendre en charge une partie de ces frais lorsqu'ils concernent un bien immobilier agricole ;

- créer un mécanisme de cantonnement dans le cadre de la loi Letchimy.

B. S'ATTAQUER AUX « RETRAITES MISÉRABLES » POUR PASSER
LA MAIN

1. Des retraites insuffisantes pour vivre, frein au départ
a) Les effets pervers de pensions faibles

De manière unanime, l'ensemble des personnes auditionnées ont jugé que la faiblesse des retraites agricoles était un frein majeur à la transmission des exploitations à de jeunes agriculteurs.

M. Arnaud Martrenchar fait de cette question des retraites le principal verrou à la transmission outre-mer, de nombreux exploitants ayant peu ou pas cotisé : « malgré les systèmes de bonification qui permettent de cotiser moins longtemps en outre-mer que dans l'Hexagone pour un niveau de retraite équivalent, les personnes qui n'ont pas cotisé ne bénéficient pas de retraites. De nombreux exploitants disposent de pensions de retraite qui atteignent 300 à 400 euros par mois ».

Le faible niveau des pensions contraint les exploitants à demeurer en activité, même réduite, quitte à baisser les rendements et les surfaces cultivées.

En outre, comme l'a évoqué M. Frantz Gustave Fonrose, premier secrétaire adjoint de la chambre d'agriculture de la Martinique, « les terres subissent une pression financière très forte. Un agriculteur qui arrive à la retraite dispose d'une pension très faible, y compris après quarante ans d'activité, et sa tentation est de « spéculer » sur ses terres plutôt que de les transmettre ».

Il en résulte partout, comme dans l'Hexagone, un vieillissement des exploitants.

Selon les données issues du recensement agricole de 2020, les chefs d'exploitation ont près de 53 ans dans les départements d'outre-mer en 2020 contre 49 ans dix années plus tôt. Cette tendance au vieillissement est plus marquée qu'en métropole où la moyenne d'âge n'a progressé que d'une année pour s'établir à 52 ans en 2020.

Mayotte est le territoire où les chefs d'exploitation sont les plus âgés, avec une moyenne de 57 ans, à rebours de la population générale qui est la plus jeune de France. M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs, a rappelé que 43 % des agriculteurs mahorais ont plus de 60 ans et 10 % ont moins de 40 ans. Selon la MSA Armorique, au 1er janvier 2023, Mayotte comptait 1 338 chefs d'exploitation mahorais affiliés, dont 52 % de plus de 60 ans et 7 % moins de 40 ans. Si le vieillissement de la population agricole est une problématique nationale, celle-ci est accentuée à Mayotte par le maintien d'une agriculture non professionnelle qui freine l'installation et le développement des filières.

En Guadeloupe, plus de la moitié des exploitations sont dirigées par au moins un exploitant de 55 ans ou plus, contre 51 ans en 2010. Un tiers le sont par un exploitant de plus de 60 ans. Surtout, la moitié des exploitants de plus de 60 ans n'envisage pas de départ prochainement.

b) Des retraites incomplètes faute de cotisations, voire d'affiliation aux régimes de retraite agricole

La faiblesse des pensions agricoles des salariés et non-salariés agricoles n'est pas un constat propre aux outre-mer. Toutefois, elle est encore plus marquée dans ces derniers.

Montants mensuels moyens des retraites des non-salariés agricoles
en euros (données 2021)

 

France entière

Guadeloupe

Guyane

Martinique

La Réunion

Carrières complètes

81370(*)

710

732

744

716

Toutes carrières confondues

439

387

278

353

325

Source : MSA Armorique, CGSS

Il convient néanmoins de préciser que ces données ne portent que sur les pensions agricoles. Les assurés non-salariés agricoles concernés peuvent bénéficier éventuellement de pensions de retraite au titre d'un autre régime de retraite, en particulier ceux qui n'ont pas une carrière complète d'exploitant agricole.

Les non-salariés agricoles perçoivent une pension moyenne inférieure de 700 euros par mois à celle de l'ensemble des retraités.

La plupart des affiliés ne dispose pas de carrières complètes.

À Mayotte, les données relatives aux retraites des non-salariés agricoles sont anecdotiques : 5 bénéficiaires pour des montants oscillant entre 64,81 euros et 292,40 euros. La raison en est simple : avant 2015, le statut d'agriculteur n'existait pas à Mayotte. Les agriculteurs et leur famille relevaient de la caisse de Sécurité sociale de Mayotte, sans appel de cotisations. Par conséquent, les agriculteurs professionnels n'ont ouvert aucun droit à retraite avant 201571(*).

c) De récentes revalorisations notables

Plusieurs lois récentes ont sensiblement rehaussé le niveau des pensions des non-salariés agricoles pour rattraper une partie du retard par rapport aux pensions versées par le régime général. Ces dispositions ne sont pas propres aux outre-mer, mais ces derniers ont bénéficié de coups de pouce supplémentaires.

Ainsi, la loi du 3 juillet 2020 dite « loi Chassaigne 1 » a modifié le dispositif de complément différentiel de points de retraite complémentaire obligatoire (RCO), instauré en 2014.

Depuis le 1er novembre 2021, le montant minimal des pensions de retraite est passé de 75 % à 85 % du Smic net agricole pour les anciens chefs d'exploitation ayant une carrière complète, soit une garantie de retraite minimale portée à 1 035,57 euros par mois (en moyenne, 105 euros de retraite de plus chaque mois pour les bénéficiaires) lors de l'entrée en vigueur de la loi, puis à 1 067,91 euros au 1er janvier 202272(*). Cette revalorisation des pensions de retraite agricoles a été rendue applicable dans l'Hexagone et dans les outre-mer.

Les adaptations outre-mer de la « loi Chassaigne 1 »

Pour les exploitants agricoles ultramarins, la condition de durée d'assurance minimale en tant que chef d'exploitation ou d'entreprise agricole et la condition de justifier du taux plein par la seule durée d'assurance ont été supprimées, afin qu'ils puissent bénéficier plus aisément de la garantie de pension à 85 % du Smic. En effet, les carrières complètes sont très rares outre-mer et ces conditions excluaient la plupart des exploitants du bénéfice du complément différentiel de points de retraite complémentaire obligatoire. La condition de justifier d'une durée complète d'assurance a été remplacée par une condition de liquidation à taux plein d'office, laquelle est satisfaite notamment lorsque le demandeur a 65 ans, est reconnu inapte au travail ou a un handicap entraînant une incapacité permanente.

En outre, pour le calcul des périodes d'assurance, les périodes d'assurance accomplies en qualité de chef d'exploitation sont majorées de 50% pour compenser la faible durée d'assurance souvent constatée dans les carrières des chefs d'exploitation de ces territoires.

La loi du 17 décembre 2021 dite « loi Chassaigne 2 » a aussi revalorisé les retraites de base des non-salariés agricoles en révisant la majoration des petites retraites instaurée en 2009 (la PMR ou pension majorée de référence). Cette loi a bénéficié principalement aux conjoints et aides familiaux. Elle a permis d'augmenter en moyenne de 65 euros le montant de la retraite de base (75 euros pour les femmes).

Plus récemment encore la loi du 13 février 2023 prévoit que : « la Nation se fixe pour objectif de déterminer, à partir du 1er janvier 2026, la retraite des non-salariés agricoles (NSA) sur la base des 25 meilleures années de revenu » et non plus l'intégralité de la carrière. Les conditions d'application doivent être précisées par décret.

Enfin, la loi n° 2023-270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023 a aussi apporté quelques améliorations pour les petites pensions agricoles. Le minimum des pensions de base agricoles seront désormais indexées sur le Smic. Une majoration de 100 euros de la pension majorée de référence (PMR) des non-salariés agricoles (conditionnée au bénéfice du taux plein), réduite, le cas échéant, au prorata de la durée d'assurance validée par rapport à la durée requise pour le taux plein, est également prévue. Pour Mayotte, l'Aspa et les petites pensions sont revalorisées de 150 euros pour une carrière complète (voir infra).

On rappellera également que les exploitants agricoles des départements d'outre-mer sont exonérés du paiement des cotisations d'assurance maladie, d'assurance vieillesse et de prestations familiales lorsqu'ils exploitent moins de quarante hectares pondérés (article L.781-6 du code rural et de la pêche maritime).

2. Débloquer la transmission générationnelle
a) Revaloriser les retraites : une piste compliquée, à l'exception de Mayotte

Plusieurs textes très récents - le dernier étant la loi du 14 avril 2013 précitée - ont modifié et réévalué les retraites des non-salariés agricoles hexagonaux et ultramarins. Dans ce contexte, de nouvelles revalorisations paraissent difficilement envisageables à court terme.

Les retraites agricoles dans l'Hexagone ne sont pas beaucoup plus élevées que celles de la majorité des DOM. Des dispositifs plus favorables existent déjà pour les outre-mer. Aller plus loin encore, hormis pour Mayotte, pourrait poser un problème d'égalité de traitement.

En revanche, une meilleure affiliation et des cotisations mieux acquittées doivent préparer des retraites plus solides pour les exploitants en activité, en particulier les plus jeunes, afin de ne pas reproduire dans les prochaines décennies les mêmes difficultés. C'est aussi immédiatement un meilleur accès à tous les dispositifs de protection sociale qui ne se limitent pas à la retraite : maladie, accident du travail, indemnité journalière, droit à la formation, remplacement... qui sont des éléments clefs pour améliorer les conditions de vie et de travail des professions agricoles et par voie de conséquence l'attractivité de ces métiers.

Cette préconisation est particulièrement pertinente pour Mayotte où la protection sociale des agriculteurs ne se met en place progressivement que depuis 2015. Une convergence accélérée des droits est encore plus nécessaire que dans les autres secteurs d'activité, compte tenu du vieillissement exceptionnel des exploitants agricoles sur ce territoire (voir supra).

Ainsi, à Mayotte, selon Karine Nouvel, directrice générale de la Mutualité sociale agricole (MSA) d'Armorique, la notion d'obligation d'affiliation - en vigueur depuis 2015 - n'est toujours pas intégrée par la population agricole, d'autant que l'attribution des aides de la PAC n'est pas soumise à une obligation d'affiliation à la MSA, contrairement aux règles applicables dans l'Hexagone. De plus, cette situation génère une distorsion de concurrence entre les exploitants affiliés à la MSA vis à vis des exploitants non affiliés, qui n'ont pas de charges sociales mais qui bénéficient, malgré tout, de la PAC.

Parmi les affiliés, malgré de nombreuses exonérations pour les outre-mer, les taux de recouvrement des cotisations doivent eux aussi être améliorés.

À Mayotte, le taux de recouvrement des cotisations reste faible, autour de 20 %, bien qu'il ait augmenté depuis 2015, notamment grâce à la mise en place du prélèvement bancaire en 2019 et à des opérations de communication locales.

La retraite agricole de base a été mise en place en 2015. Les exploitants agricoles n'ont donc pu acquérir de points et de validation d'années d'activité que depuis 8 ans. Pour la retraite complémentaire obligatoire, l'obtention de points est encore plus récente, puisqu'elle a été mise en place en 2019. Or, à ce jour, selon la MSA, aucun texte ne prévoit une validation gratuite de points pour les années antérieures à 2015.

Pourtant, les autres régimes plus anciens ont déjà bénéficié de validation gratuite des points. Ainsi, une ordonnance de décembre 2021 a mis en place un dispositif exceptionnel de validation gratuite de périodes d'assurance vieillesse pour les personnes affiliées à la caisse de Sécurité sociale de Mayotte et ayant exercé une activité salariée pendant une durée minimale entre 1987 et 2002. Cette même ordonnance a permis d'attribuer des trimestres supplémentaires de retraite aux assurés sous réserve qu'ils aient validé une durée minimale d'assurance entre 2003 et la liquidation de leur pension, et ainsi de faciliter le départ à la retraite à taux plein.

Pour le régime des non-salariés agricoles, l'absence de validation de trimestres et de points gratuits pour les périodes antérieures à 2015 constituerait un des principaux freins au départ à la retraite et par conséquent à la cession du foncier à Mayotte.

La MSA plaide aussi pour d'autres ajustements notamment celui des coefficients de pondération appliqués aux productions déclarées. En effet, les cotisations des exploitants agricoles de Mayotte ne sont pas déterminées en fonction des revenus professionnels, mais, à l'instar des autres DOM, selon la superficie pondérée des exploitations, par tranche de superficie pondérée selon les types de culture. C'est un arrêté annuel qui fixe la pondération et les montants des cotisations associées à ces surfaces pondérées73(*). Toutefois, la MSA juge ces coefficients de pondération inadaptés, ce qui se traduit par des cotisations appelées trop importantes au regard des revenus réellement générés par l'activité des exploitants. Les cotisations n'étant pas payées, les assurés ne bénéficient pas de droits tels que les indemnités journalières, la retraite complémentaire obligatoire ou l'Atexa74(*).

Par ailleurs, certaines cultures ne sont pas bien identifiées, notamment les cultures maraîchères, pourtant très répandues à Mayotte, qui ne bénéficient pas de coefficient de pondération.

Proposition n° 13 : À Mayotte, accélérer la convergence des droits des affiliés à la caisse des non-salariés agricoles, notamment par des validations gratuites de période d'assurance vieillesse.

b) Réformer l'Aspa, une solution plébiscitée

De nombreuses personnes interrogées sur cette problématique des pensions ont plaidé pour une réforme, voire une revalorisation de l'Allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), pour inciter les exploitants en âge de prendre leur retraite et ne pouvant prétendre qu'à de très faibles pensions à le faire.

Cette solution présente plusieurs avantages : technique (mise en oeuvre aisée), lisibilité (une réforme de l'Aspa est plus compréhensible qu'une réforme des régimes de retraite) et équitable vis-à-vis des retraités exploitants de l'Hexagone.

Pour rappel, l'Aspa est une prestation mensuelle accordée aux retraités ayant de faibles ressources et vivant en France. Elle est versée par les caisses de retraite aux personnes âgées de 65 ans et plus. Elle garantit un revenu minimum de 961,08 euros brut par mois pour une personne vivant seule et 1 492,08 euros pour un couple.

L'Aspa à Mayotte

Lors de son audition, M. Yohan Auffret, directeur adjoint de la Mutualité sociale agricole (MSA) d'Armorique qui gère la MSA de Mayotte, a rappelé certaines particularités de l'Aspa à Mayotte.

Son montant est fixé à 50 % du montant national : 480 euros par mois contre 961 euros pour une personne seule et 740 euros pour un couple contre 1 492 euros.

Bien que supérieur à la retraite moyenne à Mayotte (environ 280 euros par mois), l'Aspa n'est pas incitatif à la cessation d'activité et donc à la libération de terres agricoles. 246 agriculteurs en bénéficient.

Toutefois, l'article 20 de la loi n° 2023-270 du 14 avril 2013 de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 a toutefois nettement revalorisé l'Aspa à compter du 1er septembre 2023. Cette revalorisation forfaitaire devrait être fixée par décret à 150 euros par mois pour une personne seule, selon les engagements du Gouvernement, soit une hausse de 30 % environ.

L'article 19 de la même loi revalorise l'ensemble des pensions à taux plein servies à Mayotte d'un montant identique de 150 euros.

Cette réforme amorce l'accélération de la convergence des retraites à Mayotte.

Toutefois, l'Aspa souffre d'un inconvénient majeur pour convaincre les exploitants de la solliciter. Au décès du bénéficiaire, les sommes versées au titre de l'Aspa sont récupérées sur l'actif net de la succession, ce qui peut dissuader les personnes éligibles par crainte que leurs ayants droit voient leur héritage fondre.

Plusieurs limites ont néanmoins déjà été posées à ce droit de récupération sur succession par l'article L.815-13 du code de la sécurité sociale.

En premier lieu, l'Aspa n'est récupérée que si l'actif net de la succession dépasse 39 000 euros dans l'Hexagone. Dans les départements d'outre-mer75(*), ce seuil a été porté à 100 000 euros depuis 2017. Mieux, ces seuils devraient être encore relevés à compter du 1er septembre 2023. En effet, conformément à la loi n° 2023-270 du 14 avril 2023 précitée, les seuils seront fixés à cette date à 100 000 euros dans l'Hexagone et 150 000 euros dans les DOM (jusqu'au 31 décembre 2029).

En deuxième lieu, seule une partie des sommes allouées est récupérée, à hauteur de 7 732,41 euros pour une personne seule, et 10 344,80 euros pour un couple de bénéficiaires (plafonds pour 2023) pour chaque année de bénéfice de l'Aspa.

En dernier lieu, lorsque la succession du bénéficiaire, en tout ou en partie, comprend un capital d'exploitation agricole, ce dernier ainsi que les bâtiments qui en sont indissociables ne sont pas pris en compte dans le calcul de l'actif net. La liste des éléments constitutifs de ce capital et de ces bâtiments est précisée à l'article D.815-5 du code de la sécurité sociale.

Néanmoins, malgré ces limitations importantes à la récupération sur succession dans le cas des agriculteurs, de nombreux exploitants ultramarins demeureraient réfractaires au bénéfice de l'Aspa en raison de la non-protection de la résidence principale.

M. Arnaud Martrenchar l'explique par le fait que « les maisons d'habitations attenantes aux exploitations agricoles sont moins nombreuses en outre-mer, alors même qu'elles sont exclues du champ de recouvrement de l'Aspa. Cette spécificité tient à l'histoire métropolitaine du foncier agricole, marquée par le développement de corps de ferme séculaires. De cette façon, les agriculteurs métropolitains sont plus nombreux à pouvoir léguer leurs maisons et leurs exploitations, tout en bénéficiant de l'Aspa ». Il ajoute : « même s'il a existé des plantations en outre-mer, les maisons attenantes aux exploitations y sont moins fréquentes. On peut également citer l'exemple de l'application de la loi Littoral à Mayotte qui a contribué à séparer les maisons d'habitations et les exploitations agricoles. Les personnes dont la maison n'est pas attenante à leur exploitation agricole ne choisissent donc pas de bénéficier de l'Aspa, pour permettre à leurs ayants droit de la récupérer ».

De fait, la plupart des agriculteurs vivent à plusieurs kilomètres de leur exploitation.

L'article D.815-5 du code de la sécurité sociale dispose en effet que sont considérés comme des bâtiments indissociables du capital d'exploitation :

« 1° Les bâtiments d'habitation occupés à titre de résidence principale par le bénéficiaire de l'allocation et les membres de sa famille vivant à son foyer qui comprennent un mur mitoyen à un bâtiment d'exploitation agricole inclus dans ce capital agricole ;

2° Les autres bâtiments d'habitation affectés à l'usage exclusif de l'exploitation et qui sont soit implantés sur des terres incluses dans ce capital, soit situés à une distance ne pouvant excéder cinquante mètres des bâtiments agricoles ou des terres qui constituent ce capital, soit nécessaires à l'activité de l'exploitation. »

Les bâtiments d'habitation situés à plus de 50 mètres des terres exploitées sont donc inclus dans le périmètre de la succession récupérable au titre de l'Aspa.

Face à cette difficulté, qui peut aussi se présenter dans l'Hexagone mais dans des proportions infiniment moindres pour les raisons historiques précitées, Arnaud Martrenchar suggère de faire évoluer la loi, afin que pour les outre-mer, la maison d'habitation à usage de résidence principale du chef d'exploitation soit réputée attenante à l'exploitation. Une autre solution moins ambitieuse serait de fixer une autre distance que celle des 50 mètres.

Cette spécificité ultramarine permettrait de déroger aux alinéas 3 et 4 de l'article D.815-5 précité. Cette adaptation se justifierait « par les caractéristiques et contraintes particulières » des DOM en ce domaine.

Une telle disposition pourrait être entourée au choix de quelques garanties : durée minimale de conservation de l'habitation par les ayants droits, obligation pour le chef d'exploitation d'y résider effectivement, obligation pour le bénéficiaire de l'Aspa de transmettre son exploitation dès la cessation de son activité agricole... L'objectif est bien de lever une barrière à la transmission grâce à un recours plus fréquent à l'Aspa au motif que la résidence demeure indissociable de l'exploitation quand bien même elle en est géographiquement dissociée.

Lors de son audition, Marc Fesneau, ministre de l'agriculture, s'est montré favorable à un tel aménagement de l'Aspa.

L'obligation de cesser son activité professionnelle agricole pour bénéficier de l'Aspa devrait être renforcée, sous réserve du droit à conserver une parcelle dite de subsistance.

Proposition n° 14 : Dans les outre-mer, exclure du périmètre des actifs récupérables sur succession la résidence principale des exploitants agricoles demandant le bénéfice de l'Aspa, y compris lorsque la résidence est éloignée de l'exploitation.

En revanche, une revalorisation de l'Aspa pour les outre-mer ne paraît pas envisageable à moyen terme, à l'exception de Mayotte qui est dans une dynamique de convergence des droits. La loi du 14 avril 2023 précitée a déjà procédé à plusieurs aménagements et les spécificités ultramarines ne paraissent pas pouvoir justifier une réelle différenciation sur cet aspect.

c) Réinstaurer une préretraite couplée à un tutorat

Les exploitants agricoles ont bénéficié à partir de 199276(*) de la possibilité de solliciter une préretraite, selon des modalités qui ont été réorientées, en 1998, sur les agriculteurs confrontés à des difficultés économiques ou de santé.

Dans le cadre de la modernisation des politiques publiques, il a été décidé en 2008 que les aides à la cessation d'activité seraient rationalisées en supprimant, notamment, le dispositif de préretraite des agriculteurs. Il s'agissait d'aligner les exploitants agricoles sur les autres catégories socio-professionnelles, pour lesquelles les dispositifs de préretraite avaient été progressivement supprimés. Le décret n° 2008-1111 du 30 octobre 2008 a donc abrogé le décret du 22 octobre 2007 régissant le dispositif de préretraite agricole dans l'Hexagone. Les dernières demandes de préretraite devaient être déposées le 15 novembre 2008 au plus tard.

Dans les départements d'outre-mer, l'extinction du dispositif a été décalée de quelques années. Le décret n° 2008-138 du 13 février 2008 modifiant le décret n° 98-312 du 23 avril 1998 modifié relatif à la mise en oeuvre d'une mesure de préretraite dans les départements d'outre-mer prévoyait en effet que, pour bénéficier de l'allocation de préretraite, l'agriculteur devait déposer sa demande au plus tard le 31 décembre 2012 et cesser son activité agricole au plus tard le 31 décembre 2013.

Le mécanisme de préretraite agricole outre-mer en vigueur
avant sa suppression au 31 décembre 2012

Le décret n° 98-312 du 23 avril 1998 modifié par le décret n° 2008-138 du 13 février 2008 disposait que les chefs d'exploitation agricole cessant leur activité pouvaient, sur leur demande, bénéficier d'une allocation de préretraite pendant une durée maximum de cinq ans et jusqu'à soixante-cinq ans au plus. En 2008, l'âge légal de départ à la retraite était de 60 ans.

Pour en bénéficier, ils devaient notamment :

- être âgés à la date de la cessation de l'activité agricole de 57 ans au moins (et, dans le cas où il pourrait prétendre à une retraite à taux plein, ne pas avoir plus de 60 ans) ;

- s'engager à transférer les terres et les bâtiments d'exploitation ;

- avoir été chef d'exploitation à titre principal pendant au moins les dix années précédant la cessation d'activité ;

- ne pas avoir réduit la superficie exploitée de plus de 15 % au cours de l'année précédant la cessation ou bien procéder à une scission du fonds.

La superficie de l'exploitation devait, au moment de la demande, représenter au moins 2 hectares de superficie agricole utile pondérée en faire-valoir direct ou en fermage, ou en concession.

L'allocation annuelle de préretraite comportait un forfait et une part variable dans une limite totale de 18 000 euros.

Les terres exploitées en faire valoir direct (hors fermage) et libérées par l'exploitant demandant la préretraite devaient être destinées, soit à des agriculteurs de moins de 50 ans et ayant au moins 5 ans d'expériences, soit à l'installation de jeunes agriculteurs bénéficiant d'aides, soit à un GFA, soit à une Safer.

En février 2018, devant des jeunes agriculteurs, le président de la République proposait de rétablir un système de préretraites agricoles avec une sortie progressive de l'activité, en vue de favoriser le renouvellement des générations.

Au cours de son audition, M. Bruno Robert, premier vice-président de la chambre d'agriculture de La Réunion, a plaidé pour le rétablissement d'un mécanisme de préretraite. De la même façon pour M. Ariste Lauret, directeur général délégué de la Safer Réunion.

Un dispositif revu pourrait en effet être un accélérateur pour renouveler les générations d'exploitants. Afin de favoriser des transitions douces, la préretraite pourrait être couplée obligatoirement ou au choix avec un accompagnement des repreneurs lorsqu'il s'agit de jeunes agriculteurs en première installation. La préretraite serait bonifiée en fonction de l'intensité de l'accompagnement.

Proposition n° 15 : Rétablir un mécanisme de préretraite pour les exploitants agricoles ultramarins, qui pourrait être accompagné d'un dispositif de tutorat rémunéré, en cas de reprise de l'exploitation par un jeune agriculteur.

C. FACILITER L'ACCÈS AU FONCIER DES PORTEURS DE PROJET

1. Mieux utiliser les outils d'association-transmission existants
a) De nombreux instruments sous-utilisés

De nombreux dispositifs juridiques tendent à faciliter l'accès au foncier et sa transmission dans des conditions économiques abordables pour des porteurs de projets qui n'ont pas toujours une surface financière suffisante pour acheter des terres à des prix parfois élevés.

Ces dispositifs tendent aussi à préserver l'unité et la cohérence des exploitations, contre les divisions et les démembrements.

(1) Le Groupement foncier agricole : un outil séduisant malgré quelques expériences amères

Le Groupement foncier agricole (GFA) en est un autre. Il a déjà été utilisé avec un certain succès.

Ainsi, en Guadeloupe, à la suite de la troisième réforme agraire initiée en 1981, les agriculteurs intéressés sont devenus fermiers d'un GFA, dont ils détiennent environ 40 % des parts sociales. La Safer, le Crédit Agricole et le département détiennent les 60 % restants. Selon Rodrigue Trèfle, président de la Safer Guadeloupe, « plus de 700 personnes ont ainsi été installées sur 8 000 hectares. En quarante ans, pas 1 m2 de terres ont été déclassées. L'outil GFA permet donc de maintenir l'espace agricole pour les générations futures. »

Il permet aussi d'éviter la concentration du foncier agricole au profit de très grandes exploitations détenues par quelques sociétés.

Toutefois, toujours en Guadeloupe, la gestion du GFA a été très hasardeuse, la principale difficulté étant les loyers impayés. Les GFA ont été perçus comme un mode de propriété du foncier, alors qu'ils consistent en une mise à disposition. Ce malentendu est aussi la source de tension avec les enfants des bénéficiaires du GFA qui escomptent prendre automatiquement la suite de leurs parents, alors que les exploitations ont vocation à être reprise par des tiers.

Il n'en reste pas moins que la création de GFA demeure un outil pertinent pour permettre à de jeunes agriculteurs de s'installer et ne pas laisser en friche des parcelles grevées d'indivision. Dans son rapport précité de 2017 sur les conflits d'usage et la planification foncière dans les outre-mer, la délégation relevait déjà que l'expérience des GFA avait préservé le foncier agricole en Guadeloupe. Sa recommandation n° 4 invitait déjà à créer des GFA à Mayotte.

(2) Un fermage historiquement moins répandu outre-mer

Dans les exploitations individuelles, les terres peuvent être exploitées en faire-valoir direct (lorsque l'exploitant en est propriétaire), en fermage (terres louées auprès de tiers) ou, de façon plus marginale, en métayage. Dans les exploitations sous forme sociétaire, les terres peuvent être propriété de la société (faire-valoir direct), louées auprès de tiers ou auprès du ou des associés.

Les baux ruraux sont la principale forme juridique du fermage. Le statut des baux ruraux est défini par le code rural qui régit les rapports entre propriétaires (ou bailleurs) et fermiers (preneurs) dès lors que ces derniers ont conclu un contrat appelé bail à ferme. Le fermage est le principal type de baux ruraux.

Selon Agreste, en 2020, la location de terres auprès de tiers reste le mode de faire-valoir le plus répandu en France métropolitaine. Il y concerne 51 % de la surface agricole utilisée (SAU). Les autres terres sont mises en valeur en faire-valoir direct (20 % de la SAU) ou par des exploitations sous forme sociétaire qui les louent auprès de leurs associés (27 % de la SAU).

À l'inverse, le fermage est minoritaire outre-mer, voire quasi-inexistant à Mayotte et en Guyane.

Part de la SAU louée auprès de tiers en 2020

Hexagone

Guadeloupe

Guyane

Martinique

Mayotte

La Réunion

51 %

37,35 %

2,56 %

46 %

0,3 %

44,14 %

Source : Agreste

Pourtant, le fermage est un mode d'exploitation des terres agricoles qui facilite l'installation de nouveaux exploitants qui ont rarement les moyens d'acquérir le foncier agricole. Le ticket d'entrée est très inférieur en fermage.

Les raisons de ce recours limité au fermage sont historiques, mais aussi juridiques et institutionnelles.

Dans les DROM et à Saint-Pierre-et-Miquelon, le statut du fermage fait l'objet de dispositions particulières définies aux articles L.461-1 à L.464-2 du code rural, qui déroge au droit commun. Parmi les différences, on notera par exemple que le prix des fermages y est évalué en une quantité de denrées. L'article L.461-7 dispose que « le prix du fermage est évalué en une quantité de denrées. La ou les denrées devant servir de base au calcul du prix des baux dans [les départements d'outre-mer], ainsi que les quantités de ces denrées représentant, par nature de cultures et par catégories de terres, la valeur locative normale des biens loués, sont déterminées par le représentant de l'État dans la collectivité. » Cela implique une réévaluation régulière de ces prix.

De même, le préfet après avis de la commission consultative des baux ruraux doit arrêter un modèle de baux ruraux.

Or, on constate que sur plusieurs territoires, les arrêtés ont tardé à être pris ou sont rarement actualisés. Quant à la commission consultative des baux ruraux, elle peine aussi à se mettre en place.

En Martinique par exemple, les arrêtés sur le prix des denrées et le modèle de baux ruraux ont été pris en 2011. Ils n'ont pas fait d'actualisation depuis.

Le cadre légal des baux ruraux en Martinique est pourtant plus stabilisé que dans les autres DROM, notamment en Guadeloupe ou à Mayotte. En Guadeloupe, les modèles de baux et les prix ont été approuvés en 2018 seulement. À Mayotte, les modèles de baux n'ont été publiés qu'en 2021 et la commission consultative des baux a été créée en 2020 seulement. L'installation de cette commission était d'ailleurs une des recommandations du rapport d'information du 6 juillet 2017 de la délégation précité77(*).

M. Philippe Gout, directeur de la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF) de Mayotte, a d'ailleurs souligné que la mise en place de la réglementation des baux ruraux et donc la sécurisation des conditions juridiques de mise à disposition du foncier avait été une de ses priorités.

La pose du cadre juridique et réglementaire des baux ruraux sur chaque territoire est le prérequis pour développer son usage au profit de nouveaux exploitants.

Il faudra également lutter contre les loyers impayés. En effet, les taux d'impayés seraient élevés selon le président de la Guadeloupe. Les procédures contraignantes pour mettre en fermage des terres non cultivées ne sont pratiquement pas utilisées, en raison de la sensibilité foncière outre-mer. L'essor du fermage ne sera pérenne que si les loyers dus sont effectivement perçus.

b) Promouvoir le fonds agricole sur le modèle du fonds de commerce ?

Un fonds agricole est un fonds, créé dans le cadre d'une activité agricole, par un exploitant agricole. C'est l'ensemble des biens mobiliers cessibles, matériels ou immatériels, qu'un exploitant affecte à l'exercice de son activité. C'est l'équivalent du fonds de commerce pour le commerçant. Il a un caractère civil. L'objectif poursuivi est la constitution d'unités économiques faciles à transmettre lors des changements d'exploitant, sans remise en cause de leur pérennité.

Cet outil juridique a été créé par la loi n° 2006-11 du 5 janvier 2006 d'orientation agricole78(*). Chaque exploitant est libre de créer un fonds agricole et d'en déterminer la composition (le matériel, les animaux, les stocks, les contrats d'approvisionnement ou de vente de produits, les baux cessibles, la clientèle, les droits à produire, brevets, enseignes...). Le bail rural ne peut en faire partie en revanche car il n'est pas cessible79(*). De même, les éléments immobiliers, comme les terrains, ne peuvent faire partie d'un fonds agricole.

Un fonds agricole offre une grande souplesse de gestion et présente plusieurs avantages. En donnant une reconnaissance à l'entité juridique de l'exploitation agricole, il permet de bien séparer le patrimoine privé de l'agriculteur et son patrimoine professionnel. Le fonds agricole peut être nanti comme garantie, notamment dans le cadre d'un emprunt bancaire. Il facilite la transmission de l'exploitation, soit dans le cadre d'une cession à titre onéreux ou d'une cession à titre gratuit. Les biens constituant le fonds sont vendus ensemble, avec un seul prix, au lieu d'être vendus séparément « à la découpe ». En cas de cession à titre onéreux, seul un droit fixe d'enregistrement de 125 euros est dû.

En cas de donation à un salarié agricole en CDI depuis au moins deux ans ou en contrat d'apprentissage au jour de la transmission, aucun droit de mutation n'est dû si la valeur du fonds transmis est inférieure à 300 000 euros.

Enfin, le fonds agricole peut être loué : cela permet à l'exploitant agricole de rester propriétaire de ses biens et d'accorder une location gérance à une tierce personne.

Cette faculté est particulièrement intéressante pour des exploitants âgés ou malades qui ont besoin de conserver des revenus, en particulier si leurs pensions sont très faibles. Le fonds agricole permet de conserver la propriété du fonds, ainsi que celle des terres le cas échéant ou le bénéfice du bail rural, tout en tirant un revenu du fonds. Toutefois, le code rural ne mentionne pas expressément cette location gérance, qui peut par ailleurs soulever des difficultés en présence d'un bail rural. La location gérance peut être assimilée à une sous-location prohibée.

La location gérance pourrait donc être une solution pour préparer une transmission et mettre le pied à l'étrier d'un jeune agriculteur.

Une simple déclaration auprès de la chambre d'agriculture est exigée pour créer le fonds. Les formalités sont très allégées et n'ont aucune conséquence fiscale. L'évaluation et la détermination des éléments composant le fonds ne sont pas nécessaires lors de sa création. Elles n'interviennent qu'au moment du nantissement, de la location ou de la cession.

Malgré ces avantages, le fonds agricole est peu utilisé dans l'Hexagone. Outre-mer, cet outil juridique semble même inconnu, malgré sa souplesse, sa simplicité et son utilité.

Afin de relancer le recours au fonds agricole, la loi de finances pour 2022 a modifié l'article 39 du code général des impôts, afin de permettre l'amortissement des fonds de commerce acquis à titre onéreux entre le 1er janvier 2022 et le 31 décembre 2025. Assimilant le fonds agricole à un fonds de commerce, l'administration fiscale80(*) admet que ces dispositions dérogatoires s'appliquent dans les mêmes conditions au fonds agricole.

Concrètement, la reprise d'un fonds agricole avant le 1er janvier 2026 permet au cessionnaire de l'amortir, et donc de le déduire des bénéfices agricoles et de l'assiette des cotisations sociales.

Compte tenu de l'utilité possible du fonds agricole pour faciliter des transmissions dans les outre-mer, deux améliorations pourraient être introduites :

prolonger la période au cours de laquelle la cession d'un fonds agricole ouvre droit à amortissement (2030 a minima par exemple) ;

sécuriser juridiquement la faculté de mettre le fonds en location gérance. Cette faculté pourrait aussi être étudiée en présence de baux ruraux classiques.

Ces modifications doivent permettre de porter une campagne de promotion de cet outil juridique, notamment par les chambres d'agriculture auprès des exploitants agricoles ultramarins.

Lors de son audition, Marc Fesneau, ministre de l'agriculture, s'est montré ouvert à l'examen de la possibilité d'intégrer les baux ruraux dans le périmètre des fonds agricoles.

Proposition n° 16 : Promouvoir le fonds agricole comme outil de transmission moderne d'une exploitation agricole en :

- étudiant la faisabilité d'inclure les baux ruraux dans le périmètre des fonds ;

- informant mieux les exploitants sur le dispositif de la loi de 2006 ;

- prolongeant jusqu'à 2030 au moins la possibilité d'amortir la cession d'un fonds agricole ;

- sécurisant juridiquement la location gérance d'un fonds.

2. Prévoir un accompagnement fort
a) Mieux accompagner les jeunes porteurs de projets

Les aides financières ou techniques, ainsi que les dispositifs d'accompagnement des projets d'installation en agriculture sont nombreux sur l'ensemble du territoire national. Les outre-mer en bénéficient également.

Un point souligné lors des travaux de la délégation est la simplification des parcours pour les porteurs de projet.

La mise en place des Points d'accueil installation (PAI) dans chaque département d'outre-mer a été saluée. C'est la « porte d'entrée » unique pour tous les porteurs de projet souhaitant s'installer en agriculture.

M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte, a indiqué que 94 % des porteurs de projet, soit environ 200 personnes, se sont adressés au point accueil installation (PAI) et cherchent aujourd'hui du foncier agricole.

Certains dispositifs d'accompagnement restent à déployer pleinement dans tous les outre-mer.

Ainsi, M. Boris Damase, administrateur du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Guadeloupe, a demandé que soit activé sur le territoire de la Guadeloupe certains dispositifs tels que l'Accompagnement à l'installation transmission en agriculture (AITA), existants dans l'Hexagone et permettant une transmission fluide des exploitations.

L'AITA qui consiste en un programme complet d'accompagnement individualisé aux candidats à l'installation en dehors du cadre familial, est normalement disponible dans tous les outre-mer. Le témoignage de M. Boris Damase témoigne soit d'un déploiement incomplet de l'AITA, soit d'une communication insuffisante auprès des publics cibles.

b) Un accompagnement plus individualisé

Un accompagnement individualisé est à promouvoir. Les formes de tutorat, de mentorat ou de tuilage ont démontré leur efficacité et permettent de ménager des phases de transition vers le métier de chef d'exploitation.

L'établissement d'un tutorat professionnel permettrait en effet aux agriculteurs plus expérimentés de partager leurs connaissances, leur expérience et leurs conseils avec des agriculteurs en devenir. Cette transmission intergénérationnelle favoriserait une meilleure intégration des jeunes et les aiderait à surmonter les défis administratifs et techniques auxquels ils sont confrontés. M. Robert Catherine, directeur de la Safer Martinique, s'est exprimé en faveur de la création de pépinières agricoles. Cette approche pédagogique favoriserait ainsi une immersion complète et concrète dans le métier d'agriculteur.

Elle rejoint l'idée de M. Serge Hoareau et du département de La Réunion qui nourrit « le projet de créer une ferme départementale. Elle fonctionnerait comme un sas entre la fin de la formation et l'entrée du jeune dans la vie active agricole. Nous devons nous assurer que ces jeunes ont vraiment la passion pour le métier d'agriculteur ».

Ce tutorat pourrait aussi s'imaginer dans le cadre d'une préretraite, si un tel outil était rétabli conformément à la recommandation n° 15 exposée supra.

IV. AMÉNAGER DANS UNE PERSPECTIVE D'AGRICULTURE DURABLE

Le foncier agricole outre-mer est rare, faiblement valorisé pour lui-même et peu liquide. Dans cet environnement contraint, il est encore plus essentiel de créer les conditions d'une bonne exploitation des terres.

A. MIEUX ORIENTER LES FINANCEMENTS

Comme cela a été dit aux rapporteurs, « la question du foncier agricole dépasse le foncier agricole », car elle doit être appréhendée dans son environnement.

Pour protéger et développer le foncier, d'autres leviers peuvent être mobilisés sachant que des financements importants sont consacrés au soutien des agricultures ultramarines, tant au plan national qu'au niveau européen.

1. Adapter davantage les aides aux besoins des agricultures ultramarines
a) Des aides européennes, nationales et locales importantes

Selon l'observatoire de l'économie agricole d'outre-mer, service de l'ODEADOM, en 2021, les aides versées au secteur agroalimentaire représentaient 599 millions d'euros en 2021. À ces aides versées s'ajoutent également d'autres formes de soutiens nationaux, que sont notamment les régimes de fiscalité réduite sur le rhum et les exonérations/allègements de cotisations sociales, évalués au total à 203 millions d'euros.

Le total des soutiens était ainsi estimé à 802 millions d'euros.

Les missions de l'ODEADOM

Créé en 1984, l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM) est un établissement public administratif qui relève du ministère chargé de l'agriculture et du ministère chargé des outre-mer. Dédié au développement de l'économie agricole en outre-mer, il a pour objectif d'accompagner et promouvoir le développement durable de l'économie agricole en Guadeloupe, en Guyane, à La Réunion, en Martinique, à Mayotte, à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin et à Saint-Pierre-et-Miquelon.

En tant qu'établissement doté de compétences régionales et multisectorielles, l'ODEADOM intervient dans toutes les filières agricoles et a trois missions principales. Il s'agit d'un instrument d'application de la politique agricole dans ces territoires. Organisme payeur des aides nationales et européennes, il attribue notamment les aides du programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI).

En outre, l'ODEADOM constitue un espace d'échange et de réflexion sur les filières agricoles et agroalimentaires entre les professionnels et l'administration. Enfin, l'établissement réalise des études spécifiques consacrées aux différentes filières à partir des données économiques, financières et techniques rassemblées par « l'observatoire de l'économie agricole dans les DOM ».

L'ODEADOM n'intervient pas directement sur les questions foncières. Pourtant, l'Office s'intéresse aux effets fonciers des dispositifs d'aides qui peuvent être mis en place comme les aides à l'hectare. Ces dispositifs peuvent inciter les agriculteurs à agrandir leurs exploitations ou à relâcher du foncier. Autrement dit, ces dispositifs peuvent avoir des effets sur la pression foncière ou encore sur la limitation des friches.

Par le passé, l'ODEADOM a fait l'objet de critiques quant à l'organisation de sa gouvernance, son fonctionnement et à l'efficacité de son action. Envisagée en 2006 et 2009 lors des réformes de rationalisation du dispositif national de gestion des aides publiques à l'agriculture, la fusion de l'ODEADOM avec FranceAgriMer a été écartée. Dans le cadre de la réforme portant réorganisation des services de l'État en 2022, l'opportunité de la suppression de cet établissement public a fait à nouveau débat. Néanmoins, au regard de son expertise en matière d'agriculture et d'élevage dans les outre-mer et grâce à une forte mobilisation des parlementaires, l'ODEADOM a finalement été maintenu.

Source : ODEADOM et DSOM

Les 599 millions d'euros d'aides se décomposaient ainsi :

- 321 millions versés au titre du programme POSEI (montant FEAGA et complément national dit « CIOM » cumulés) ;

- 130 millions versés au titre du second pilier de la PAC (Plan de développement rural) ;

- 1 million versé au titre des OCM (organisation commune de marché, fruits et légumes) ;

- 147 millions versés au titre des aides nationales.

Depuis 2016, l'ensemble des aides est à la hausse.

Des crédits importants sont mobilisés pour l'ensemble des questions agricoles : soutien aux filières, producteurs, jeunes agriculteurs...

Évolution des aides à l'agriculture ultramarine depuis 2015

Source : ODEADOM

b) Des aides européennes à adapter aux spécificités ultramarines

Les mécanismes d'aides peuvent avoir un effet important sur l'utilisation du foncier, selon les incitations choisies.

Dans l'Hexagone, les aides du premier pilier de la PAC sont liées à la surface des exploitations. Les agriculteurs déclarent leurs surfaces agricoles et reçoivent des subventions, indépendamment du niveau de production des exploitations. Ce choix s'explique par le souhait à une époque de réduire les surproductions, d'assurer un revenu régulier aux producteurs et d'entamer un virage vers une agriculture moins intensive.

En outre-mer, un choix différent a été fait compte tenu des particularités et des besoins de ces territoires. Depuis 1989, et ce choix n'a pas été remis en cause, les aides POSEI du premier pilier sont couplées à la production, pour inciter à produire plus.

M. Arnaud Martrenchar souligne que les agriculteurs ultramarins dont la production n'est pas connue ne peuvent donc pas bénéficier de ces aides. Dans les faits, la proportion de ces agriculteurs n'est pas négligeable, en particulier dans les filières moins structurées que celles de la canne et de la banane.

Régulièrement, des représentants du monde agricole ultramarin réclament la mise en place d'aides surfaciques, comme dans l'Hexagone.

Des aides surfaciques ont été mises en place par exception à Mayotte, car une trop infime proportion des agriculteurs était assez structurée pour pouvoir déclarer des productions. Sans le choix d'une aide surfacique, très peu d'aides auraient été versées à Mayotte. De plus, cette mesure a incité les agriculteurs à déclarer leurs surfaces, alors que beaucoup d'entre eux ne l'avaient pas fait.

Dans le même sens, un rapport produit en 2022 par le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) préconisait le recours à une aide par exploitation.

Toutefois, selon M. Arnaud Martrenchar, la mise en place des aides surfaciques dans l'ensemble des outre-mer a des inconvénients : « Imaginons l'affectation d'une enveloppe de près de 20 millions d'euros pour une aide surfacique. Immédiatement, les 20 millions d'euros sont consommés sans qu'un seul kilogramme de plus ne soit produit ». En revanche, une aide surfacique pourrait inciter les exploitants à remettre en culture des terres incultes. Elle soutiendrait l'exploitation de terres moins commodes à travailler (pentes, moins accessibles). Elle limiterait la déprise agricole en sécurisant financièrement les agriculteurs.

Proposition n° 17 : Dans le cadre du programme POSEI, introduire une part d'aides surfaciques calculée sur la base des terres incultes remises en exploitation ou des terres plus difficiles à travailler.

2. Mieux orienter les aides vers les petites exploitations et les jeunes agriculteurs
a) Les fortes disparités dans l'accès aux aides

Les aides sont concentrées sur certaines productions et bénéficient en conséquence à certains territoires plus qu'à d'autres.

Disparités entre les filières d'abord. M. Arnaud Martrenchar a confirmé le constat de niveaux d'aide globale (UE et nationale) fortement différenciés entre les filières maraîchères et les filières dites de « grandes cultures » que sont la canne-sucre et la banane. Ces aides fortes à la canne et à la banane préexistaient au POSEI. Elles permettent à ces filières bien structurées et pourvoyeuses d'emplois de faire face aux augmentations des coûts de production et à la concurrence internationale.

Répartition des aides par filière en 2021 et évolution depuis 2015

Source : ODEADOM

Ces graphiques montrent que les filières exportatrices bénéficient de l'essentiel des aides et la tendance ne réduit pas ces écarts. La banane et la canne-sucre-rhum représentent 55 % des aides.

Ces différences sont la source d'un fort sentiment d'injustice chez les producteurs des filières moins structurées et moins tournées vers l'exportation.

Disparités entre les territoires ensuite. Cette répartition par filières se répercute nécessairement sur la répartition géographique des aides. La Guyane et Mayotte perçoivent des aides nettement inférieures, respectivement 23 et 13 millions d'euros en 2021, contre 283 pour La Réunion, 144 pour la Martinique et 135 pour la Guadeloupe.

Répartition des aides par filière par DROM en 2021

L'objectif de souveraineté alimentaire devrait conduire à mieux orienter les aides vers des productions animales et végétales. L'État le fait ponctuellement en accompagnant les productions locales de diversification, notamment les fruits et légumes par un abondement des crédits CIOM.

Mais, il faut sans doute aller plus loin, en cohérence avec les objectifs fixés de rééquilibrage au profit de productions destinées à l'alimentation locale.

b) Un accompagnement nécessaire

Sur le modèle des points accueil installation (PAI), une demande de simplification de l'accès aux aides remonte des exploitants, en particulier dans les filières les moins organisées.

La création sur chaque territoire d'un point d'entrée unique est nécessaire et il doit être connu.

Le constat est aussi que les filières les plus structurées sont celles qui captent le mieux les aides existantes, européennes ou nationales. Ainsi, l'Union des Producteurs de Banane de la Martinique Banamart fait en quelque sorte office de point d'entrée unique. Elle assure pour ses membres le préfinancement des aides, puis la gestion et le suivi des dossiers d'aides. Cet exemple est celui des filières de culture d'exportation.

Plus généralement, la subrogation pour préfinancer les subventions et éviter aux exploitants d'avoir à en faire l'avance en totalité doit être développée. Cette avance peut être le fait des organisations de producteurs ou bien des collectivités. L'Agence française de développement (AFD) pourrait être aussi un partenaire possible. Dans le cadre de sa stratégie Trois Océans, l'Agence a créé des outils de préfinancement de subventions européennes et d'État en direction des collectivités territoriales. Il conviendrait d'étudier dans quelles mesures un outil financier analogue pourrait bénéficier aux organisations de producteurs des filières les moins structurées à ce jour, en particulier les cultures maraîchères.

Malgré les différences entre chaque type de cultures ou d'élevage, il paraît indispensable que toutes les filières parviennent à se structurer pour capter les aides au bénéfice de leurs membres.

Enfin, un autre exemple d'accompagnement nécessaire est celui de Mayotte. Un problème est celui de la formation des jeunes. Il dépasse largement la seule question des aides européennes, mais son impact est direct. En effet, au niveau des formations, le brevet professionnel responsable d'entreprise agricole (BPREA) a remplacé en 2021 la capacité professionnelle agricole (CPA). Or, selon M. Soumeila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte, il n'y a eu qu'une seule promotion en 2022. Ces formations sont normalement financées par le conseil départemental, mais l'offre de formation 2023 n'a toujours pas été publiée et le lycée agricole ne peut pas lancer les inscriptions pour cette formation essentielle. Or, pour bénéficier des fonds européens, un jeune agriculteur doit être titulaire du BPREA.

Proposition n° 18 : Mieux orienter les régimes d'aides, notamment le POSEI, vers l'agriculture de diversification et développer le préfinancement des aides à la filière maraîchère (fruits et légumes).

B. LES HABITATIONS AGRICOLES : OUI, MAIS...

1. Un souhait légitime, mais exposé à des dérives
a) Pouvoir vivre sur son exploitation, pas seulement en vivre

De nombreux acteurs du foncier agricole ont exprimé la demande de permettre aux agriculteurs de vivre sur leur exploitation. En effet, si cette pratique est courante dans l'Hexagone, où les corps de ferme sont ancrés dans le paysage agricole, elle demeure rare en outre-mer.

Historiquement, les exploitations agricoles, notamment aux Antilles, sont marquées par leur héritage colonial. Les terres étant souvent exploitées par de grandes entreprises ou des structures foncières lointaines qui ont, de fait limité l'accès des agriculteurs à la propriété. Ainsi, cette dynamique a eu un impact durable sur la structure foncière de ces régions, rendant difficile l'établissement de fermes familiales et le droit de vivre sur place.

En outre, la loi est parfois un frein à l'installation des agriculteurs sur leur exploitation. Par exemple, M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, souligne que l'application de la loi Littoral à Mayotte a contribué à séparer les maisons d'habitations et les exploitations agricoles.

Dans ce cadre, il importe de permettre l'installation des agriculteurs sur leur exploitation, d'abord pour des raisons pratiques. En effet, en vivant sur place, les agriculteurs sont en mesure de répondre rapidement aux besoins de leur exploitation, qu'il s'agisse d'intervenir en cas de problème technique sur les cultures ou de veiller sur le bétail. La proximité directe avec l'exploitation favorise ainsi une meilleure gestion et une réactivité accrue face aux défis quotidiens.

Être en mesure de résider sur place permet aussi aux exploitants de mieux concilier leur vie professionnelle et leur vie personnelle. Réduire les déplacements des exploitants est d'autant plus important que les pistes agricoles en outre-mer sont souvent en mauvais état, voire impraticables en période de fortes pluies.

Surtout, face à l'augmentation de la délinquance, et notamment des vols de la production et du matériel sur les exploitations agricoles, les agriculteurs s'inquiètent aussi pour la sécurité de leurs biens. Le fléau des chiens errants est aussi présent chaque jour. Les cheptels sont régulièrement attaqués et blessés. Comme le souligne M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte, il est désormais nécessaire que « l'implantation du logement principal sur l'exploitation soit facilitée, ce qui limiterait les vols, ainsi que la mise en place de villages agricoles. En effet, les parcelles louées aux agriculteurs sont souvent dépourvues d'infrastructures ».

Au bilan, l'interdiction stricte de nouvelles habitations sur le foncier agricole apparaît contre-productive. Comme le souligne, la chambre d'agriculture de La Réunion81(*) : « Aujourd'hui, le choix se porte sur la solution de facilité, à savoir le refus - à quelques exceptions près - de toute habitation sur le foncier agricole. Or, nous constatons tous les jours des arrêts d'exploitations dus aux problèmes causés par l'éloignement des habitations (vols répétés, attaques de chiens, difficultés de suivi technique...). Par ailleurs, certaines communes comme Le Tampon concilient un territoire très mité et une forte production maraîchère. De fait, l'interdiction totale génère des constructions illégales, que les maires dénoncent difficilement compte tenu des tensions en matière de logement ». Le fait accompli prévaut souvent.

b) Fléau ou nécessité, une question très controversée

Tout d'abord, la construction peut présenter un risque de développement d'activités parallèles. Elles pourraient dans certains cas conduire à délaisser la production agricole au bénéfice d'activité touristique par exemple. L'effet serait alors contraire aux attentes.

La deuxième difficulté peut se présenter au moment de la cession. Le propriétaire peut souhaiter conserver son habitation, au risque de générer des conflits de voisinage. A contrario, il peut désirer céder l'ensemble et rendre ainsi les coûts d'installation prohibitifs pour un jeune.

2. Une évolution envisageable qui doit être fortement encadrée
a) Pour des autorisations au cas par cas

Être agriculteur ne donne pas forcément le droit de construire en zone agricole. Les terres agricoles sont, en effet, inconstructibles par principe. Des exceptions existent néanmoins, elles tiennent essentiellement à leur nécessité pour poursuivre l'exploitation agricole.

Concrètement, sont autorisées les constructions et installations nécessaires à l'exploitation agricole. Peuvent également être autorisées les extensions, les changements de destination, et dans les PLU, les annexes aux bâtiments d'habitation (articles L.151-11, R.151-23, L.161-4, R.161-4, L.111-4 du code de l'urbanisme). En outre, les constructions nécessaires au stockage et à l'entretien de matériel agricole par les coopératives d'utilisation de matériel agricole (CUMA) sont autorisées en zone A des PLU.

Les PLU peuvent néanmoins être plus stricts et interdire toute construction dans certains secteurs.

Le caractère nécessaire à l'exploitation s'apprécie au cas par cas, à partir des éléments du dossier transmis par le pétitionnaire. Une jurisprudence a été développée par les juridictions administratives. La CDPENAF rend un avis sur les conditions d'implantation, d'emprise et de hauteur des extensions et annexes aux habitations et sur les changements de destination.

Cependant, ces dérogations sont rares dans les territoires ultramarins, notamment à cause de l'avis conforme de la CDPENAF. En effet, la CDPENAF aurait tendance à être trop rigide et à refuser la délivrance d'autorisation. Ainsi, les exploitants, peu enclins à solliciter la CDPENAF, préfèreraient construire directement leur habitation de façon illégale.

Les acteurs du foncier agricole en outre-mer sont très partagés. Par exemple, au sujet de la mise en place d'autorisation de construction ponctuelle d'habitation sur les propriétés agricoles, M. Ariste Lauret, directeur général délégué de la Safer Réunion, a affirmé : « Nous n'y sommes pas hostiles en cas de nécessité, dès lors que l'exploitation ne pourra être morcelée par la suite et qu'elle sera bien vendue dans son intégralité à un agriculteur ». Ainsi, il apparaît nécessaire de réfléchir à l'assouplissement de la doctrine qui prévaut aujourd'hui au sein des CDPENAF.

Néanmoins, la prudence est de mise en matière d'habitation sur des terres agricoles. M. Philippe Schmit, expert82(*), met en garde contre « la fausse bonne idée et le risque de dérapage très important sur cette idée d'encourager la création ».

Elle doit donc être parfaitement encadrée et limitée afin d'éviter le mitage.

Outre la vérification du caractère nécessaire de la construction d'une habitation pour l'exercice de l'activité agricole (caractère qui pourrait être présumé acquis sauf motivation spéciale, et non pas réservé à l'élevage de bovins ou à des cultures particulièrement fragiles), les critères et conditions pour autoriser la construction du logement principal de l'exploitant pourraient être, notamment :

- le statut d'exploitant agricole actif, en démontrant une production régulière et significative et l'exercice, à titre principal de l'activité agricole. Le simple statut d'exploitant agricole ne suffirait pas ;

- le rattachement obligatoire du logement à une exploitation agricole d'une surface suffisante pour justifier une résidence sur site ;

- l'obligation de bâtir l'habitation à proximité des bâtiments d'exploitation (moins de 50 mètres par exemple) ;

- l'interdiction de céder le logement séparément de l'exploitation ou d'allotir la parcelle en séparant le logement.

Plusieurs de ces critères sont déjà ceux normalement appliqués par les juridictions pour apprécier le caractère nécessaire. L'application de ces critères par les CDPENAF devrait suffire à débloquer les demandes réellement justifiées. Les engagements à ne pas céder le logement séparément ou les interdictions d'allotir apporteraient des garanties complémentaires.83(*)

À terme, l'objectif est bien de voir émerger des corps de ferme modernes et durables en outre-mer pour une agriculture attractive et performante.

Enfin, une réflexion plus prospective pourrait conduire à utiliser des outils juridiques novateurs qui restent à créer. Par analogie avec l'obligation réelle environnementale (ORE) récemment créée par la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (article L.132-3 du code de l'environnement), M. Philippe Schmit a évoqué la création d'une « obligation réelle agricole » (ORA)84(*). Comme pour les ORE, l'exploitant agricole consentirait à grever son bien agricole d'une « obligation réelle agricole » qui l'engagerait pour une très longue durée (jusqu'à 99 ans) à maintenir le caractère agricole de sa propriété, en ce compris le bâtiment d'habitation.

Proposition n° 19 : Accorder des dérogations de manière limitée et très contrôlée afin de permettre la construction d'une habitation sur l'exploitation agricole pour les exploitants ayant des revenus agricoles significatifs et s'engageant à maintenir une activité agricole pérenne.

b) b) Un contrôle effectif et sanctionné

En cas d'abus avérés, tels que l'utilisation de ces terres à des fins résidentielles non liées à l'agriculture ou la spéculation foncière, la puissance publique doit être habilitée à intervenir plus rapidement pour détruire les constructions illégales.

C. DES TERRES PLUS ACCESSIBLES ET DES PERSPECTIVES D'AVENIR

1. Lutter contre l'enclavement
a) La desserte problématique des terres agricoles

Les pistes agricoles jouent un rôle déterminant dans l'aménagement du foncier agricole. Elles permettent en effet de relier les zones agricoles éloignées aux centres urbains, d'assurer l'accès aux services publics et de faciliter le transport des produits agricoles vers les marchés. Les autres réseaux les accompagnent (eau, irrigation, électricité, internet). Derrière la question des pistes agricoles, c'est celle de la viabilisation des exploitations agricoles qui est posée.

Cependant, il est fréquent que les pistes agricoles en outre-mer soient en mauvais état, voire impraticables. La géologie particulière parfois, mais surtout les précipitations, usent prématurément les voies d'accès, en particulier lorsqu'elles sont très sollicitées par le passage d'engins lourds. Ainsi, leur entretien doit devenir une priorité pour désenclaver les zones agricoles et rendre les terres plus accessibles à leurs exploitants.

Lorsqu'elles existent les pistes agricoles posent aussi le problème de leur entretien. Qui est compétent ? Voies privées ou voies publiques ? La prise en charge soulève un problème juridique.

Les pistes agricoles peuvent être considérées comme des chemins ruraux, c'est-à-dire des chemins appartenant aux communes, affectés à l'usage du public. Le maire est responsable de la police et de la préservation des chemins ruraux (article L.161-5 du code rural et de la pêche maritime). Or, les communes concernées sont souvent financièrement démunies.

De plus, s'il apparaît que les pistes agricoles font partie du domaine privé de la commune, cette dernière n'est pas légalement tenue de les entretenir. En effet, l'entretien des chemins ruraux n'est pas prévu dans la liste des dépenses communales obligatoires énumérées à l'article L.2321-2 du code général des collectivités territoriales.

Il importe donc de déterminer le statut juridique des pistes agricoles pour identifier celui qui doit en assumer l'entretien. Des crédits FEADER pourraient être alors mobilisés pour aider au financement.

Proposition n° 20 : Flécher des crédits FEADER sur l'entretien des pistes agricoles et, en Guyane, obtenir la remise à niveau des anciennes pistes forestières avant leur transfert aux communes.

b) Le devenir des anciennes pistes forestières : le cas de la Guyane

En Guyane, la question des pistes agricoles se confond avec celle des pistes forestières. Cette question y est particulièrement sensible, car elle participe au mal-être agricole85(*). Les témoignages de notre collègue Marie-Laure Phinéra-Horth, sénatrice de Guyane, l'ont mis en lumière.

Mme Nathalie Barbe, directrice des relations institutionnelles, de l'outre-mer et de la Corse auprès de l'Office national des forêts (ONF), a exposé les raisons juridiques et économiques de cette situation.

En Guyane, le réseau routier est très limité et restreint à la zone littorale. L'infrastructure d'accès aux 8 millions d'hectares de surfaces (dont 6 millions d'hectares gérés par l'ONF) repose quasi exclusivement sur les pistes forestières. Or, celles-ci n'existent que pour gérer et exploiter la forêt. Ces pistes sont tracées pour désigner les bois exploités dans la forêt primaire, puis les abattre et les extraire.

L'investissement, c'est-à-dire la création des pistes, a été financé entièrement par les fonds FEADER jusqu'au 1er janvier 2023. Ces ressources ont permis d'équilibrer économiquement le modèle d'exploitation des forêts guyanaises.

Toutefois, ces deux dernières années en particulier des conditions météorologiques très difficiles ont prévalu. Compte tenu de la topographie et de la conception de ces pistes, des travaux d'entretien très importants sont indispensables. Or, ces travaux ne font pas l'objet de subventions. L'ONF doit donc assurer ce financement. Il faut parvenir à équilibrer le modèle entre, d'une part, l'entretien nécessaire pour des kilomètres de pistes et, d'autre part, la ressource en bois qui sera extraite de ces massifs.

Prenant l'exemple du massif de Balata, qui est l'un des plus anciens, Mme Nathalie Barbe explique que lorsque l'exploitation (« la vidange ») de ce massif sera achevée, la piste forestière sera fermée au sens de l'ONF, à moins que la collectivité et l'État décident de donner un autre statut à ces pistes qui ne seront plus de facto et de jure des pistes forestières.

Cette fermeture, et donc l'arrêt de l'entretien, ont des conséquences économiques et sociales très lourdes. Au fil du temps, beaucoup de jeunes agriculteurs se sont installés le long de ces pistes qui sont les seules voies d'entrée vers l'intérieur du territoire. Ils ont pu fonder des familles. Ce sont elles aussi qui permettent d'ouvrir des sites d'orpaillage légal.

M. Arnaud Martrenchar a indiqué que des discussions étaient en cours entre les maires et l'État. Les maires seraient prêts à prendre en charge l'entretien des pistes, à la condition que l'État fasse au préalable une remise à niveau complète. Il faut également trancher entre le statut privé ou public de certaines pistes. Le nombre de foyers desservis est pris en compte. Des arbitrages devraient intervenir prochainement.

Le rapport d'Olivier Damaisin paru en mars 202386(*) propose qu'une aide spécifique et pérenne soit apportée aux différentes collectivités propriétaires des voies d'accès afin de permettre la réalisation d'ouvrages résistants sur la durée aux aléas environnementaux.

2. Rendre les métiers de l'agriculture plus attractifs
a) Une crise de vocations

Lors des auditions menées par la délégation, il a été constaté un manque d'attrait des jeunes pour les métiers de l'agriculture. Malgré les ressources naturelles abondantes et le potentiel agricole qui caractérisent les outre-mer, les jeunes se tournent de moins en moins vers ce secteur considéré comme peu rémunérateur et physiquement pénible.

Lors du déplacement en Martinique, le président de la Safer M. Louis-Félix Glorianne, et M. Robert Catherine, son directeur, ont souligné le problème de la main-d'oeuvre. Sociologiquement l'agriculture n'est pas valorisée et a même une connotation négative (métiers réputés pénibles, faibles rémunération), d'où le recours à la main-d'oeuvre étrangère. Par ailleurs, pour s'installer il est parfois difficile d'accéder à une formation réservée parfois aux seuls chômeurs. Il n'y a qu'entre cinq et dix installations par an, ce qui est largement insuffisant.

Les difficultés d'accès comme le manque de foncier exploitable, la lenteur du processus d'attribution des terres ou la méconnaissance des aides existantes expliquent aussi ce désintérêt croissant. Comme l'explique M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte, « les jeunes agriculteurs ont du mal à trouver du foncier. Ou n'ont pas accès aux terres agricoles. 94 % des porteurs de projet, soit environ 200 personnes, se sont adressées au point accueil installation (PAI) et cherchent du foncier agricole. Ils mettent entre 3 et 5 ans pour trouver des terres, certains abandonnent. »

Cette crise de vocation qui est notamment observée au niveau des effectifs de l'enseignement agricole est d'autant plus paradoxale que le chômage touche près de la moitié des jeunes actifs (15-24 ans) en outre-mer, contre 17,3 % au niveau national. Cette situation a des conséquences problématiques notamment le recours croissant à la main d'oeuvre étrangère. Ainsi, comme le souligne la sénatrice Victoire Jasmin87(*) « au regard des taux de chômage importants sur nos territoires, il importe de permettre aux jeunes de revenir travailler la terre. La situation est d'autant plus regrettable que la culture de la canne recourt actuellement à une main d'oeuvre étrangère illégale. Ce modèle ne doit pas perdurer. Les réponses à apporter sont l'inclusion, mais aussi l'accompagnement ».

C'est pourquoi, ce déséquilibre entre les opportunités d'emploi offertes par le secteur agricole et le taux de chômage élevé chez les jeunes en outre-mer constitue un enjeu crucial à résoudre.

b) Agriculteur : un métier d'avenir

Afin de rendre les métiers de l'agriculture plus attrayants outre-mer, il conviendrait de mettre en place des actions de proximité et de long terme en renforçant notamment l'accompagnement des jeunes agriculteurs. En effet, de nombreux intervenants ont déploré l'absence de suivi sur la durée des jeunes agriculteurs.

Cet accompagnement devrait être plus global c'est-à-dire soutenir les jeunes agriculteurs à la fois sur le plan financier et matériel. D'un point de vue financier, la création d'un revenu complémentaire pour soutenir les agriculteurs en début d'activité permettrait une installation plus sereine. M. Albert Siong, président de la chambre d'agriculture de Guyane, explique à ce titre : « les jeunes agriculteurs doivent souvent gagner de l'argent au préalable pour ensuite travailler pleinement sur leurs exploitations. Nous cherchons donc à mettre en place, avec la DAAF, un revenu leur permettant d'exploiter directement leurs parcelles »88(*).

Dans le contexte actuel, Mme Ruidice Ravier, vice-présidente de l'Association martiniquaise de fruits et légumes (AMAFEL) et fondatrice de la SICA 2M (Maraîchers de Martinique), a évoqué l'utilité d'un « ballon d'oxygène » pour les petits exploitants du secteur maraîcher destiné à les aider à payer le renchérissement des semences et des intrants, sous forme d'une aide forfaitaire.

*

M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, a réuni le 25 mai dernier le 1er comité de pilotage stratégique du plan de souveraineté en fruits et légumes.

Ce plan doit notamment s'appuyer sur les moyens du programme d'investissement France 2030 qui prévoit de mobiliser 200 millions d'euros en faveur de la filière fruits et légumes, dont au moins 100 millions d'euros pour le guichet « équipements pour la troisième révolution agricole ». Il prévoit aussi une enveloppe renforcée dédiée à la recherche, au développement et l'innovation.

Au même moment, les consultations se poursuivent sur le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles. Après une phase de concertation sur les territoires, y compris outre-mer -- même si certaines chambres d'agriculture ultramarines ont le sentiment de ne pas être assez associées --, le projet de loi est attendu pour l'automne. Un volet installation-transmission devrait y figurer.

Dans cette séquence importante, la déclinaison outre-mer de ces initiatives sera décisive, afin d'adapter toujours plus les politiques nationales aux réalités ultramarines. L'enjeu particulier du développement du foncier agricole et de sa transmission sera incontournable si l'on veut répondre aux défis de la souveraineté alimentaire dans les outre-mer.

Mais cette adaptation aux outre-mer ne doit pas perdre de vue leur hétérogénéité. Les économies agricoles des outre-mer suivent en effet des trajectoires très variées. Les Antilles ont à relever de multiples défis : foncier, revenu, emploi. La Guyane connaît une dynamique positive avec une surface agricole utile qui augmente et une productivité qui s'améliore. Quant à La Réunion et Mayotte, selon l'ODEADOM, en dépit d'une baisse des surfaces, la productivité croît fortement.

Enfin, un des principaux défis sera sans doute de parvenir à faire travailler ensemble tous les acteurs de l'agriculture et du foncier sur chaque territoire ultramarin. La multitude d'acteurs et de guichets peine encore à faire émerger une vision partagée et une action tendue vers l'objectif de souveraineté alimentaire et de développement économique par l'agriculture.

LISTE DES RECOMMANDATIONS

I. SAUVEGARDER

1. Sanctuariser le foncier agricole dans les outils de planification, notamment dans les schémas d'aménagement régional (SAR), et par le développement des périmètres de protection des espaces agricoles et naturels (PEAN).

2. Maintenir l'avis conforme des commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers mais en instituant une phase obligatoire (pré-CDPENAF) de concertation, pour éviter les décisions couperets.

3. Renforcer les moyens des Safer outre-mer :

- en instaurant un prélèvement additionnel affecté sur la taxe spéciale d'équipement (TSE) ;

- en apportant la garantie de l'État sur les emprunts des Safer en cas de préemption partielle ;

- en agréant au plus tôt la Guyane, afin de la rendre opérationnelle avant fin 2023

- en expertisant le projet de création d'une Safer pour Mayotte.

4. Conduire une politique de répartition et de gestion de l'eau à usage agricole en opérant un rattrapage structurel (barrages, retenues, réseaux d'irrigation) et en renforçant le volet « agricole » des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE).

5. Aider à la structuration des filières maraîchères des DROM en soutenant les dynamiques d'organisation déjà en cours au niveau des territoires notamment au travers des Sociétés d'intérêt collectif agricole (SICA) et en aidant financièrement les petits producteurs qui y adhèrent.

II. RECONQUÉRIR

6. Durcir la procédure réglementaire des terres incultes en créant une taxe sur les propriétaires refusant la remise en culture de terres en friche.

7. Dans les DROM, faire le recensement du foncier à potentiel agricole détenu par l'État, les collectivités territoriales et les organismes publics en vue de l'installation de jeunes agriculteurs.

8. Développer les procédures de concertation entre l'Office national des forêts (ONF), les élus locaux et les représentants du monde agricole pour la remise en culture des terres anciennement cultivées, laissées en friche et assimilées à des forêts ou espaces naturels.

III. TRANSMETTRE

9. Pour accélérer le titrement par prescription trentenaire :

- proroger les dispositions de la loi « Égalité réelle » de 2017 prévoyant que l'acte de notoriété acquisitive vaut titre après 5 ans sans contestation ;

- aménager les conditions de l'usucapion par un indivisaire, dès lors que les coïndivisaires ne s'y opposent pas.

10. Renforcer la loi Letchimy, notamment en :

- simplifiant les notifications ;

- précisant les formalités de l'opposition au projet d'acte ;

- créant une plateforme centralisée de publicité des projets d'acte de vente ou de partage ;

- écartant l'annulation du partage lorsqu'un héritier a été omis par simple ignorance ou erreur.

11. Généraliser dans chaque outre-mer la mise en place d'un Groupement d'intérêt public (GIP) en charge du titrement des occupations anciennes sans titre.

12. Pour réduire les frais de titrement et de succession à la charge des indivisaires impécunieux :

- explorer la possibilité de mobiliser le FEADER afin de prendre en charge une partie de ces frais lorsqu'ils concernent un bien immobilier agricole ;

- créer un mécanisme de cantonnement dans le cadre de la loi Letchimy.

13. À Mayotte, accélérer la convergence des droits des affiliés à la caisse des non-salariés agricoles, notamment par des validations gratuites de période d'assurance vieillesse.

14. Dans les outre-mer, exclure du périmètre des actifs récupérables sur succession la résidence principale des exploitants agricoles demandant le bénéfice de l'Aspa, y compris lorsque la résidence est éloignée de l'exploitation.

15. Rétablir un mécanisme de préretraite pour les exploitants agricoles ultramarins, qui pourrait être accompagné d'un dispositif de tutorat rémunéré, en cas de reprise de l'exploitation par un jeune agriculteur.

16. Promouvoir le fonds agricole comme outil de transmission moderne d'une exploitation agricole en :

- étudiant la faisabilité d'inclure les baux ruraux dans le périmètre des fonds ;

- informant mieux les exploitants sur le dispositif de la loi de 2006 ;

- prolongeant jusqu'à 2030 au moins la possibilité d'amortir la cession d'un fonds agricole ;

- sécurisant juridiquement la location gérance d'un fonds.

IV. AMÉNAGER

17. Dans le cadre du programme POSEI, introduire une part d'aides surfaciques calculée sur la base des terres incultes remises en exploitation ou des terres plus difficiles à travailler.

18. Mieux orienter les régimes d'aides, notamment le POSEI, vers l'agriculture de diversification et développer le préfinancement des aides à la filière maraîchère (fruits et légumes).

19. Accorder des dérogations de manière limitée et très contrôlée afin de permettre la construction d'un logement principal sur l'exploitation agricole pour les exploitants ayant des revenus agricoles significatifs et s'engageant à maintenir une activité agricole pérenne.

20. Flécher des crédits FEADER sur l'entretien des pistes agricoles et, en Guyane, obtenir la remise à niveau des anciennes pistes forestières avant leur transfert aux communes.

EXAMEN EN DÉLÉGATION

M. Stéphane Artano, président. - Mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui les conclusions de nos rapporteurs, Vivette Lopez et Thani Mohamed Soilihi, sur le foncier agricole.

Avant de leur céder la parole, je voudrais saluer l'importance de l'étude réalisé par nos collègues. L'enjeu du foncier est crucial dans les outre-mer, comme l'a souligné le rapport que les représentants d'Interco' Outremer sont venus nous présenter le 25 mai dernier.

Notre délégation s'y est intéressée de longue date. Elle a publié trois rapports par le passé qui ont tous été coordonnés par notre collègue Thani Mohamed Soilihi dont je salue une fois encore la persévérance, l'implication et la constance.

Je tiens à remercier nos deux rapporteurs, Thani et Vivette Lopez, d'avoir formé ce binôme hexagonal-ultramarin qui est en quelque sorte notre ADN et notre plus-value. Cette parité est une façon d'ancrer la dimension ultramarine dans l'activité sénatoriale qui est un choix fondamental depuis la création de notre délégation.

Je remercie aussi notre collègue Victoire Jasmin qui est à l'origine de ce rapport et qui nous a proposé ce sujet pour la présente session parlementaire qui s'achève. Nous ne l'avions pas encore traité à part entière dans notre programme de travail et je crois que c'est une heureuse conclusion à nos activités particulièrement nombreuses cette année.

J'aurais d'ailleurs l'occasion de faire le point le mercredi 12 juillet sur le triennat 2020-2023 avant que nous nous séparions. Ce bilan est une obligation de nos statuts.

Concernant l'étude sur le foncier agricole, je vous livre d'abord quelques éléments sur les travaux préparatoires réalisés dans un laps de temps restreint, entre mars et juin, compte tenu des nombreux travaux inscrits à notre programme et d'une étude conjointe que nous menons avec la Délégation aux droits des femmes sur la parentalité et qui s'achève aussi dans les prochains jours.

La présente étude a donné lieu à 11 réunions soit 18 heures d'auditions et 57 personnes entendues

Elle a aussi occasionné un déplacement en Martinique du 17 au 20 avril au cours duquel nos rapporteurs ont tenu 12 réunions, et auditionné 28 personnes, en se rendant sur différents sites et en rencontrant les principaux acteurs du monde agricole.

Comme d'habitude, les rapporteurs ont complété leurs connaissances avec les réponses écrites aux questionnaires adressés systématiquement.

Pour le présent rapport, je vous précise aussi que comme à l'accoutumée, les comptes rendus de toutes les auditions seront annexés au rapport d'information dont la retranscription représente près de 200 pages, ce qui contribuera à éclairer et enrichir ce dossier promis à de prochains développements.

En effet, nous sommes aussi à la veille d'un Comité interministériel aux outre-mer (CIOM), prévu le 6 juillet, après plusieurs reports successifs.

Le ministre Marc Fesneau a aussi confirmé lors de son audition par la délégation le mardi 20 juin dernier que le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles sera présenté à l'automne en conseil des ministres. Même si la question de savoir s'il comportera un volet outre-mer n'est pas encore tranchée, il est certain qu'il y aura des mesures impactant les agricultures d'outre-mer.

Ces deux temps forts doivent être l'occasion de promouvoir une stratégie ambitieuse pour la gestion concertée des terres agricoles de chaque territoire et la mise en place les outils adaptés à nos outre-mer.

Je ne doute pas de l'excellence des propositions de nos rapporteurs à partir de leur état des lieux approfondi.

Pour suivre commodément les présentations de nos rapporteurs, comme d'habitude plusieurs supports vous ont été distribués :

- une note de synthèse du rapport sous forme d'un « Essentiel »,

- la liste des recommandations,

- et le tableau de mise en oeuvre et de suivi.

Sans plus tarder, je cède la parole aux rapporteurs.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, vous l'avez rappelé, Monsieur le président, la problématique du foncier dans les outre-mer est cruciale pour les raisons qui ont été détaillées dans les 3 rapports que Thani Mohamed Soilihi a coordonné : l'exiguïté des territoires, la topographie accidentée, l'exposition aux risques naturels, l'intensité des conflits d'usage...

D'un point de vue général, le foncier disponible est rare et menacé. Un aspect particulier de ce foncier - que nous n'avions pas encore approfondi - doit retenir l'attention : celui du foncier agricole.

Vous le savez, le président de la République a fait de la souveraineté alimentaire un objectif pour les outre-mer à l'horizon 2030. Annoncé lors d'un déplacement d'Emmanuel Macron à La Réunion en octobre 2019, il figure dans les missions du ministre de l'Agriculture ainsi que de celles du Délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer (que nous avons reçu à 3 reprises). La crise du Covid et la guerre en l'Ukraine ont montré, plus que jamais, l'importance de cette question.

Or, au regard de cet objectif, les chiffres révèlent une évolution préoccupante. Le dernier recensement agricole montre qu'entre 2010 et 2020 la surface agricole utile (SAU) a encore reculé dans les DROM, à l'exception de la Guyane qui progresse de 44 % et de la Guadeloupe qui se maintient. La Réunion, la Martinique et Mayotte, enregistrent respectivement une baisse de 10 %, 12 % et 15 %, après un recul ininterrompu depuis des décennies.

Ce recul est à rapprocher de trois autres constats préoccupants :

- la diminution du nombre d'exploitations. La Martinique et La Réunion notamment, ont perdu un cinquième de leurs exploitations agricoles en 10 ans ;

- la part des exploitations de petite et très petite taille. Les petites exploitations représentent plus de 90 % des exploitations ultramarines dans tous les territoires, et jusqu'à 99 % à Mayotte. La surface moyenne des exploitations agricoles est ainsi de moins de 6 hectares, contre environ 70 hectares dans l'Hexagone ; ces exploitations sont donc très vulnérables aux aléas économiques et climatiques ;

- une population d'exploitants agricoles particulièrement âgée. Aux Antilles, plus d'un tiers des exploitants ont aujourd'hui plus de 60 ans, contre 25 % dans l'Hexagone. À Mayotte, cette proportion atteint 42 %.

D'où l'interrogation qui a été le fil conducteur de nos travaux en tant que rapporteurs : de telles évolutions ne sont-elles pas de nature à compromettre l'objectif d'autosuffisance alimentaire pour les outre-mer ?

Au fil des 85 auditions au total que nous avons menées, nos interlocuteurs nous ont fait part des raisons de ce grignotage progressif du foncier agricole dans ces territoires : urbanisation rampante, fléau de l'indivision, spéculation immobilière, etc.

Elles nous ont permis d'identifier quatre difficultés majeures :

- une protection insuffisante des terres agricoles ;

- un phénomène d'enfrichement des terres exploitables ;

- des entraves multiples à la transmission ;

- et un aménagement inadapté à la survie des exploitations.

Le paradoxe est qu'il existe actuellement d'importants moyens financiers et de nombreux dispositifs juridiques mais qui ne sont pas mis au service d'une stratégie et d'une vision d'ensemble du foncier agricole.

Il manque une « conscientisation » de cet enjeu agricole comme l'a dit le président d'Interco' Outre-mer, M. Maurice Gironcel, autrement dit une réelle prise de conscience de la gravité et des conséquences de cette érosion.

Sur la base de ce constat, notre rapport s'articule autour de 20 propositions regroupées autour de 4 axes d'action :

- sauvegarder les terres agricoles existantes ;

- reconquérir les terres exploitables ;

- transmettre pour assurer la relève des générations ;

- et aménager dans une perspective d'agriculture durable.

Je vais vous exposer à présent les deux premiers axes, et Thani vous présentera les deux derniers.

Le premier axe : sauvegarder les terres agricoles existantes. Cette sauvegarde passe, selon nous, par trois leviers.

Premier levier : la sanctuarisation du foncier agricole existant.

Il faut souligner que les terres agricoles sur ces îles exiguës et au relief accidenté se trouvent de plus en plus « prises en tenaille » entre l'urbanisation rampante et la protection des zones naturelles - essentiellement des forêts gérées par l'ONF pour le compte de l'État et des collectivités -, protection qui a été renforcée par la législation, ainsi que par l'encadrement réglementaire et administratif.

Si ce phénomène de recul du foncier agricole n'est pas propre aux outre-mer, il y revêt une acuité particulière :

- en premier lieu, la production agricole a crû moins vite que la population sur l'ensemble des DROM. La production agricole destinée à l'approvisionnement des marchés locaux (hors canne et banane) enregistre une tendance à la baisse sur la période 2009-2019, avec une diminution d'environ 900 tonnes par an. Cette baisse est particulièrement forte à La Réunion et à la Martinique.

- en second lieu, le foncier en outre-mer revêt une dimension très sensible, compte tenu de l'histoire et des cultures locales. L'attachement à la terre y est très fort mais le foncier n'est pas assez considéré comme un outil de travail, ni comme ayant une vocation agricole pérenne.

Pour inverser l'évolution, il faut une réflexion sur le modèle agricole que les collectivités souhaitent mettre en place, ce modèle étant naturellement différent pour chacun d'entre eux. Celle-ci permettre d'adopter une stratégie de sauvegarde des terres nourricières, qui selon nous passe par plusieurs actions.

Il faut d'abord optimiser les outils de planification foncière disponibles.

La révision des schémas d'aménagement régional (SAR), qui définissent la destination générale des différentes parties du territoire et précisent la cartographie des zones à protéger, doit permettre de sanctuariser le foncier agricole par rapport aux projets d'aménagement.

Il faut veiller naturellement à sa déclinaison dans les PLU et les SCoT. Il faut naturellement renforcer les zones agricoles protégées (ZAP) et développer les périmètres de protection des espaces agricoles et naturels périurbains (PEAN). À La Réunion, par exemple, la commune de Petite Île est la seule à l'avoir mis en place mais M. Serge Hoareau, vice-président du conseil départemental, a précisé que 6 communes étaient entrées dans cette démarche qui s'inscrit dans un plan d'action défini par décret. Pour lui, il s'agit du meilleur outil pour préserver et valoriser les espaces agricoles de La Réunion.

C'est donc notre proposition n° 1 : sanctuariser le foncier agricole dans les outils de planification.

Un autre instrument à mobiliser : les commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF).

Comme vous le savez, elles se prononcent sur les permis de construire, les dossiers individuels et sur les documents d'urbanisme notamment ceux présentés par les maires.

Elles font l'objet de beaucoup de critiques, à la fois sur leur composition et sur la portée de l'avis qu'elles délivrent.

Certains proposent d'élargir leur composition pour en faire une sorte de Conférence territoriale de l'aménagement, (avec les Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), les commissions départementales d'aménagement commercial (CDAC), les commissions départementales de la nature, des paysages et des sites (CDNPS))... Mais il est délicat de s'engager dans cette voie car la composition de ces instances est le résultat d'un équilibre complexe et fragile. Elle réunit déjà les principaux représentants du monde agricole. Le changement de composition, pour y faire entrer d'autres partenaires, n'irait pas forcément dans le sens des intérêts agricoles. L'essentiel, à nos yeux, est qu'elle soit un véritable lieu de présentation des projets et de dialogue.

C'est pourquoi nous vous proposons de nous concentrer sur la question de l'avis conforme. On peut considérer que l'avis conforme - je rappelle qu'un avis simple suffit dans l'Hexagone - est un outil de régulation lorsqu'il y a une forte pression ce qui est le cas en outre-mer. Mais comme l'ont bien fait valoir Viviane Malet et d'autres collègues, l'avis ne devrait pas surgir brutalement, sans présentation ou échange préalable. Il faut organiser une présentation argumentée du projet, et un dialogue approfondi avec les élus qui ont porté des projets pendant des mois et ne devraient pas se voir soudain opposer une « décision couperet ».

D'où notre proposition n° 2 : rendre obligatoire une phase de présentation et d'échanges (« pré-CDPENAF ») sur les documents d'urbanisme, avant l'avis des commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers.

Naturellement, la CDPENAF ne doit pas être le seul lieu où l'on discute de la préservation du foncier. Comme je l'ai rappelé, l'élaboration des documents de planification SCoT, PLU est un moyen de dépassionner le débat, d'éclairer les uns et les autres sur l'action conduite et de trouver des points d'équilibre...

Deuxième levier : conforter l'action des Safer comme acteur central de la sauvegarde des terres agricoles.

Le droit de préemption est entravé dans les DROM. L'implantation des Safer a été plus tardive : en 1966 à La Réunion, en 1967 en Guadeloupe et en 1968 à la Martinique. Elle est aussi incomplète.

Mayotte n'a pas de Safer : l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM) dispose d'un droit de préemption mais rencontre des difficultés. L'EPFAM fonctionne sans dotation de l'État. C'est grâce à la volonté du conseil départemental qu'il a réussi à fonctionner. Les préemptions réalisées par l'établissement sont mal vécues sur le territoire.

Le président de la FNSafer a annoncé une mission sur ce territoire à l'occasion d'un prochain déplacement à La Réunion où la situation n'a strictement rien à voir. Il nous paraît important d'expertiser le projet de création d'une Safer pour Mayotte... De même, il est indispensable d'accélérer l'agrément de la Safer de Guyane afin qu'elle soit opérationnelle avant la fin de l'année. Je vous rappelle que cette Safer est annoncée depuis 2017 !

Par ailleurs, il est nécessaire de repenser pour les outre-mer le modèle économique des Safer, compte tenu de l'étroitesse du marché foncier sur ces îles, pour qu'elles puissent disposer d'un financement suffisant, pérenne et autonome, nécessaire à leurs interventions. Les auditions ont fait remonter des méthodes de contournement consistant à laisser en friches des terres agricoles dans l'espoir d'un déclassement en terres constructibles ou la vente de terres agricoles par lots, avec un effet de mitage des terres agricoles avec des habitations sur lesquelles les Safer n'arrivent pas à exercer leur droit de préemption, Safer qui de toute façon n'ont pas de ressources suffisantes pour intervenir. Les tables rondes sur la Guadeloupe et La Réunion ont aussi été éclairantes à ce sujet.

Concernant le financement, plusieurs pistes ont été avancées : hausse des dotations de l'État, augmentation du fonds de péréquation géré par la FNSafer, prélèvement sur la taxe spéciale d'équipement, taxe sur les transactions immobilières, partage des dotations allouées aux Établissements publics fonciers (EPF)...

Nous proposons de retenir la proposition de la Safer Martinique qui milite pour un prélèvement additionnel de l'ordre de 2 euros sur la taxe spéciale d'équipement (TSE). Ce sujet pourrait être discuté dans le cadre de la prochaine loi de finances. Même si le statut de société anonyme des Safer n'apparaît pas juridiquement compatible avec le bénéfice d'une taxe affectée, nous considérons qu'à situation exceptionnelle, il faut des ressources exceptionnelles !

La proposition n° 3 du rapport est renforcer les moyens des Safer outre-mer :

- en instaurant un prélèvement additionnel affecté sur la taxe spéciale d'équipement (TSE) ;

- en apportant la garantie de l'État sur les emprunts des Safer en cas de préemption partielle ;

- en agréant au plus tôt la Safer de Guyane afin de la rendre opérationnelle avant la fin de 2023 ;

- et en expertisant le projet de création d'une Safer pour Mayotte.

Autre sujet essentiel : l'eau.

J'avoue que j'ai découvert l'ampleur de cette problématique lors de notre déplacement à la Martinique où les périodes de sécheresse sont de plus en plus longues, malgré des périodes pluvieuses intenses. Les effets du réchauffement climatique sont très présents, y compris dans les grandes plantations de banane et canne !

Pour ces milieux insulaires, la question des usages de l'eau, de son partage et de sa préservation doit être réfléchie de façon globale et urgente, car sans eau, pas d'agriculture !

C'est la raison pour laquelle dès notre retour, par lettre en date du 2 mai 2023, nous avons appelé l'attention des ministres des outre-mer, de l'agriculture et de la transition écologique et de la cohésion des territoires, sur l'importance vitale de mener une politique ambitieuse d'investissements (il y a un retard structurel avec des équipements anciens et un manque de moyens pour leur entretien), de gestion et de préservation de la ressource en eau.

Cette orientation figure dans la proposition n° 4 visant à renforcer le « volet agricole » des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE).

Par ailleurs, pour tendre vers la souveraineté alimentaire, il faut absolument soutenir la filière maraîchère qui représente 38 % de la SAU et assure l'approvisionnement des marchés locaux, soit 69 000 hectares. Ce sont des surfaces dédiées aux productions végétales, hors canne et banane, (notamment les jardins créoles) qui fonctionnent en circuit court.

Ces petits producteurs sont peu aidés et leurs revenus très irréguliers. L'État doit soutenir financièrement la structuration de cette filière qui commence à s'organiser. En Martinique, nous avons rencontré la vice-présidente d'une SICA maraîchère - Société d'intérêt collectif agricole - qui regroupe 200 petits producteurs cultivant des superficies de 2 à 3 hectares ! Leurs rendements tendent à diminuer, faute de jachère, et ils sont en difficulté pour payer leurs semences, leurs intrants, leur essence, la main d'oeuvre... Elle demandait pour eux un « ballon d'oxygène » financier (de l'ordre de 5 000 euros).

On constate un niveau global d'aides notamment européennes fortement différencié entre les filières maraîchères et les filières dites de « grandes cultures » comme la banane qui est très bien organisée, nous l'avons vu en rencontrant l'Union des producteurs de banane (Banamart). Dans ce contexte, il faut saluer l'annonce par la Première ministre lors de son déplacement à La Réunion en mai 2023 d'une aide de 10 millions d'euros à la filière fruits et légumes en outre-mer. Il faut continuer dans cette voie, sans forcément copier le modèle des grandes plantations !

Notre proposition n° 5 va dans ce sens : aider à la structuration des filières maraîchères des DROM en soutenant les dynamiques d'organisation déjà en cours au niveau des territoires, notamment au travers des SICA, et en aidant financièrement les petits producteurs qui y adhèrent.

Le deuxième axe d''action est la reconquête des terres agricoles exploitables.

La préservation des terres actuellement cultivées ne suffit pas. Il est nécessaire aujourd'hui de passer d'une posture défensive à la reconquête des terres cultivables, principalement celles laissées en friche et celles qui ont changé de statut.

Première piste : il faut s'attaquer de façon déterminée au phénomène des terres en friche

Leur étendue est difficile à évaluer même si la loi pour l'avenir de l'agriculture et de la forêt (LAAF) de 2014 en a fait une obligation pour l'État. Il existe en réalité plusieurs définitions de la friche agricole, plus ou moins précises, variables selon le type de sources, les finalités ou les problématiques des territoires concernés. L'inventaire repose sur des conventions que les partenaires doivent valider mais qui peuvent être remises en question ultérieurement.

Le ministère de l'agriculture évalue néanmoins leur étendue à 12 000 ha en Martinique, 9 000 hectares en Guadeloupe et 8 000 hectares à La Réunion. Pour lutter contre l'extension des friches, l'article L.125-1 du code rural et de la pêche maritime prévoit que toute personne physique ou morale peut demander au préfet l'autorisation d'exploiter une parcelle susceptible d'une mise en valeur agricole ou pastorale et inculte ou manifestement sous-exploitée depuis au moins trois ans.

Mais dans la pratique, cette procédure va rarement à terme. Comme l'a précisé le délégué interministériel M. Arnaud Martrenchar : « Un recensement de ces terres est réalisé, puis les propriétaires concernés sont informés sur l'état de leurs terres. Si leurs terres ne sont pas mises en culture, les préfets émettent des arrêtés de mise en demeure. Néanmoins, si les propriétaires ne respectent pas ces mises en demeure, la situation de leurs terres est peu susceptible d'évoluer ». Le dispositif juridique existe, c'est l'application et - peut-être aussi parfois - la volonté qui font souvent défaut !

Il faut donc réfléchir à une évolution législative qui exposerait ces propriétaires à des sanctions, qui pourraient par exemple être d'ordre fiscal. Nous vous proposons en tous les cas de durcir la procédure des terres incultes en appliquant une taxe sur les propriétaires refusant la remise en culture de terres en friche (proposition n° 6) pour donner un signal fort et tenter de donner un coup d'arrêt à ce type de spéculation.

Deuxième piste de reconquête : le foncier à potentiel agricole détenu par collectivités publiques c'est-à-dire l'État, les collectivités et les établissements publics.

Notre collègue Dominique Théophile a bien posé le problème devant le ministre : « L'augmentation de la SAU aux Antilles est indispensable pour atteindre la souveraineté et l'autosuffisance alimentaires. Or, faute de parcelles disponibles, les jeunes peinent à s'installer : l'État peut-il faire l'inventaire des terrains dont il est propriétaire, en vue de mettre éventuellement à disposition des parcelles pour que des jeunes s'installent ? ».

Le ministre Marc Fesneau s'y est montré favorable et cela va peut-être faire avancer un sujet que le rapport d'Interco' Outre-mer sur le foncier a également pointé : la connaissance des situations foncières des collectivités est largement incomplète ou inachevée. Il y a un besoin de connaissance partagée des patrimoines publics comme privés, des collectivités et structures publiques (État, collectivités régionales ou départementales, intercommunalités, communes), voire des établissements publics, comme les EPF.

En Martinique par exemple, la Banque de terre appartenant à la collectivité dispose d'une superficie de 480 hectares et a été créée pour mettre du foncier à la disposition des agriculteurs mais elle produit très peu (non-paiement des loyers, présence d'agriculteurs âgés qui ont conduit à la sous-exploitation des parcelles concernées). Or, l'Assemblée de Martinique a voté en décembre 2022 une délibération pour la mise à disposition des jeunes agriculteurs de 1 000 hectares de terres prélevés sur les propriétés privés de plus de 30 hectares, c'est à dire essentiellement sur des terres déjà cultivées plutôt que sur des friches !

D'où notre proposition n° 7 : dans les DROM, faire le recensement du foncier à potentiel agricole détenu par l'État, les collectivités territoriales et les établissements publics en vue de l'installation de jeunes agriculteurs.

Une troisième piste concerne la remise en culture de terres emboisées et anciennement cultivées.

Le président de la FNSafer notamment a appelé l'attention de la délégation sur la grande difficulté de remettre en culture un terrain laissé pendant une certaine période en friche du fait des particularités climatiques (la végétation pousse très vite) et en raison de la doctrine appliquée aujourd'hui par l'ONF. Il ne s'agit pas de remettre en cause la nécessité de protéger les espaces naturels et la table ronde avec l'ONF a permis de rappeler cette évidence.

Mais il est nécessaire de rechercher de la cohérence et de la complémentarité dans les approches pour une stratégie de gestion du foncier agricole et forestier. Aux Antilles, la compensation pécuniaire, qu'on appelle « taxe ONF » localement, est fixée à un euro par mètre carré, avec un coefficient multiplicateur pouvant aller jusqu'à cinq lorsqu'on touche à des espaces classés ou extrêmement sensibles. Il existe de plus un minimum forfaitaire de 1 000 euros. Cette décision a été prise par l'État pour dissuader le mitage par de nombreux petits défrichements qui finiraient par se mailler et in fine impacter davantage les surfaces.

En théorie, il est possible de remettre une surface emboisée en culture mais dans les faits cela est extrêmement difficile et rare. Notamment du fait qu'il appartient au demandeur de démontrer qu'il y a moins de trente ans, sa parcelle était agricole, ce qui n'est pas toujours évident, faute d'accès par ces derniers aux documents photographiques ou cadastraux.

Une meilleure concertation est donc absolument nécessaire et d'ailleurs, les responsables de l'ONF s'y sont montrés ouverts, rappelant qu'ils ne sont que gestionnaires et que c'est à l'État et aux collectivités d'ouvrir le chantier.

D'où la proposition n° 8 : développer les procédures de concertation entre l'Office national des forêts (ONF), les élus locaux et les représentants du monde agricole pour la remise en culture de terres anciennement cultivées.

Enfin, les outre-mer pourraient aussi s'inspirer des solutions innovantes pour améliorer le rendement des productions et qui ont fait leur preuve à l'étranger ou dans l'Hexagone. Lors du déplacement en Martinique, il a beaucoup été question des performances de l'agriculture israélienne et du potentiel de développement de l'agro-tourisme.

Deux pistes méritent sans doute d'être particulièrement approfondies : l'agroforesterie et l'utilisation de certaines zones boisées pour permettre aux terres contaminées de se reconstituer.

L'agroforesterie présente un fort intérêt compte tenu de l'importance des terrains boisés sur ces territoires et de la démarche de transition vers l'agro-écologie. Beaucoup de jeunes se tournent vers la culture du cacao, du café, de la vanille... Il est certain qu'il ne s'agit pas de grandes superficies mais cette voie d'avenir figure dans de nombreux plans, à l'instar de la Martinique qui souhaite encourager le développement de l'agroforesterie et de l'apiculture sur les zones N des PLU avec des jeunes exploitants.

En Guadeloupe, M. Boris Damase, du Syndicat des Jeunes Agriculteurs, a exprimé les attentes et la frustration ressentie par la jeunesse : « On observe que certaines parcelles précédemment destinées à la culture de bois ont été sanctuarisées, comme s'il s'agissait d'espaces abritant des forêts endémiques. Ces parcelles, aujourd'hui gérées par le département et l'Office national des forêts (ONF) mais initialement dédiées à l'exploitation forestière, pourraient accueillir de jeunes agriculteurs porteurs de projets agroécologiques ou d'agroforesterie ».

Il ne faut pas ignorer non plus la problématique des terres contaminées à la chlordécone qui ne sont pas impropres à l'agriculture mais doivent être réorientées vers certains types de production moins sensibles et poussant en hauteur. Dans la stratégie de la collectivité territoriale de la Martinique pour la transformation de l'agriculture figure la proposition d'un échange foncier entre les terres chlordéconées et des terrains boisés (classés N).

Interrogé sur le sujet, M. Jean Yves Caullet, président du conseil d'administration de l'Office national des forêts (ONF), a admis que la question était très importante mais estimé qu'actuellement la manière dont la forêt pourrait participer à la dépollution n'est pas totalement établie.

Il nous semble utile de continuer à étudier cette possibilité car si la forêt accélère la dépollution, ce sera effectivement une solution à explorer aux Antilles.

Je passe la parole à présent à mon co-rapporteur pour les deux derniers volets de cette stratégie.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Monsieur le président, chers collègues, le troisième axe de notre réflexion porte sur l'enjeu de la transmission du foncier agricole et des exploitations.

En effet, outre-mer, le blocage du foncier agricole entrave largement le développement et la modernisation de l'agriculture. Le foncier est « peu liquide ». Les causes sont bien identifiées : raréfaction des terres, désordre foncier et faiblesse des retraites. S'y ajoute aussi le fait que les porteurs de projets, les jeunes agriculteurs, ont des moyens financiers limités.

Nos propositions que je vais vous présenter tendent à lever les blocages et à accélérer la transmission.

Toutefois, avant de les détailler, il convient de constater l'énorme déficit de communication et de connaissance des dispositifs existants pour faciliter les transmissions. Ce constat concerne aussi bien les questions foncières proprement dites que celles des retraites ou les outils juridiques accompagnant une transmission.

Premier blocage à lever : celui du désordre foncier bien connu et analysé par notre délégation.

Notre diagnostic est ancien et a contribué à inspirer plusieurs réformes, que ce soit la création de la CUF à Mayotte ou la loi dite Letchimy de 2018.

Le législateur est déjà intervenu pour tenter de mettre de l'ordre.

En 2014, la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt a ainsi introduit deux dispositions, les articles L.181-29 et L.181-30 du code rural, afin de faciliter respectivement la mise en fermage et la sortie de l'indivision d'un bien agricole. Elles permettent de passer outre la règle de l'unanimité dans des conditions encadrées.

En 2018, la loi dite Letchimy a également introduit un dispositif qui concerne cette fois tous les biens, pas seulement agricoles. Elle permet à une majorité de coïndivisaires de mettre un terme à une indivision successorale de plus de 10 ans.

Quel bilan peut-on tirer de ces deux lois au regard du foncier agricole ? Le bilan reste maigre. Des dossiers ont été résolus, mais la tâche reste immense et de premières limites apparaissent déjà : complexité, insécurité juridique, professionnels du droit hésitants.

De plus, ces dispositions achoppent souvent sur le problème initial du titrement.

Le conseil supérieur du notariat a tenu en début d'année un colloque pour faire un premier bilan de la loi Letchimy. De ces travaux, nous tirons plusieurs préconisations pour renforcer les dispositifs en vigueur, qui vont dans le bon sens mais doivent aller plus loin.

Ainsi, en matière de titrement par prescription trentenaire, nous proposons d'une part, de proroger les dispositions de la loi « Égalité réelle » de 2017 prévoyant que l'acte de notoriété acquisitive vaut titre, après 5 ans sans contestation. D'autre part, dans les situations d'indivision ancienne, qui font normalement obstacle à la prescription trentenaire, la prescription pourrait être acquise, dès lors que les coïndivisaires ne s'y opposent pas. Ce serait une innovation importante par rapport au principe de la possession non équivoque. Mais la situation particulière des outre-mer pourrait la justifier. C'est notre proposition n° 9.

S'agissant de la loi Letchimy proprement dite, nous proposons plusieurs améliorations :

- tout d'abord, simplifier le formalisme des notifications ;

- ensuite, créer une plateforme centralisée de publicité des projets d'acte de vente ou de partage, de manière à mieux informer les coïndivisaires non identifiés ou dont les coordonnées sont inconnues ;

- enfin, améliorer la sécurité juridique en écartant l'annulation du partage lorsqu'un héritier a été omis par simple ignorance ou erreur.

C'est notre proposition n° 10.

Une dernière proposition pour remédier au désordre foncier consisterait à généraliser dans chaque outre-mer la mise en place d'un Groupement d'intérêt public (GIP) en charge du titrement des occupations anciennes sans titre. C'est notre proposition n° 11.

Enfin, pour réduire les frais afférents à ces procédures lourdes, qui peuvent dissuader de nombreux propriétaires ou occupants, nous proposons de mobiliser des fonds FEADER sur cet enjeu foncier agricole. Une faculté de cantonnement pourrait aussi être ouverte dans le cadre de la loi Letchimy afin de permettre aux petits coïndivisaires de renoncer à tout ou partie de leur succession sans frais pour eux.

Deuxième blocage à lever en matière de transmission : la question des retraites agricoles.

De manière unanime, l'ensemble des personnes auditionnées ont jugé que la faiblesse des retraites agricoles était un frein majeur à la transmission des exploitations à de jeunes agriculteurs.

Le faible niveau des pensions contraint les exploitants à demeurer en activité, même réduite, quitte à baisser les rendements et les surfaces cultivées. Il peut aussi être tenté de spéculer sur la vente de ses terrains au prix d'un terrain constructible.

Il en résulte partout, comme dans l'Hexagone, un vieillissement des exploitants.

Mayotte est le territoire où les chefs d'exploitation sont les plus âgés, avec une moyenne de 57 ans, à rebours de la population générale qui est la plus jeune de France.

Quelles sont les pistes ?

Une revalorisation des retraites agricoles outre-mer paraît compliquée.

Plusieurs textes très récents ont modifié et réévalué les retraites des non-salariés agricoles hexagonaux et ultramarins. Dans ce contexte, de nouvelles revalorisations paraissent difficilement envisageables à court terme.

Les retraites agricoles dans l'Hexagone ne sont pas beaucoup plus élevées que celles de la majorité des DOM. Des dispositifs plus favorables existent déjà pour les outre-mer. Aller plus loin encore, hormis pour Mayotte, pourrait poser un problème d'égalité de traitement.

Nous ne préconisons donc une revalorisation des retraites agricoles que pour Mayotte, compte tenu du retard particulier de ce territoire.

En revanche, une réforme de l'Aspa est la solution plébiscitée.

Cette solution présente plusieurs avantages : technique (mise en oeuvre aisée), lisible (une réforme de l'Aspa est plus compréhensible qu'une réforme des régimes de retraite) et équitable vis-à-vis des retraités exploitants de l'Hexagone.

L'Aspa a déjà fait l'objet de plusieurs adaptations outre-mer. Toutefois un point de blocage demeure : celui de la récupération sur succession de la résidence principale.

Nous vous proposons d'exclure du périmètre des actifs récupérables sur succession la résidence principale des exploitants agricoles demandant le bénéfice de l'Aspa, y compris lorsque la résidence est éloignée de l'exploitation. C'est notre proposition n° 14.

En revanche, nous ne proposons pas de revalorisation de l'Aspa, sauf à Mayotte où elle est deux fois inférieure au montant national.

Enfin, sur cette question des retraites, nous proposons également de rétablir un mécanisme de préretraite. C'est notre proposition n° 15. Ce serait un accélérateur pour renouveler les générations d'exploitants. Afin de favoriser des transitions douces, la préretraite pourrait être couplée à une forme de tutorat des repreneurs lorsqu'il s'agit de jeunes agriculteurs en première installation. La préretraite pourrait être bonifiée en fonction de l'intensité du tutorat.

Troisième blocage à lever en matière de transmission : Faciliter l'accès au foncier des porteurs de projet.

Des outils existent pour alléger le coût d'entrée des jeunes agriculteurs. Mais beaucoup sont trop peu développés outre-mer. Le fermage par exemple est minoritaire, voire quasi-inexistant à Mayotte et en Guyane.

Les GFA ont permis de nombreuses installations il y a quelques décennies, mais la perception difficile des loyers gâtent aujourd'hui cet outil.

Une piste intéressante consisterait à rendre plus attractif le fonds agricole.

Là encore cet outil est trop peu connu. Il a certes des défauts, notamment l'impossibilité de faire entrer dans son champ les biens immobiliers, ainsi que les baux ruraux classiques.

Pourtant, il permet à l'exploitant agricole de rester propriétaire de ses biens et d'accorder une location gérance à une tierce personne.

Cette faculté est particulièrement intéressante pour des exploitants âgés ou malades qui ont besoin de conserver des revenus, en particulier si leurs pensions sont très faibles. Le fonds agricole permet de conserver la propriété du fonds, tout en tirant un revenu de celui-ci. La location gérance d'un fonds agricole pourrait donc être une solution pour préparer une transmission et mettre le pied à l'étrier d'un jeune agriculteur.

C'est la raison pour laquelle, afin de rendre plus attractif le fonds agricole outre-mer, nous proposons d'étudier la faisabilité d'inclure les baux ruraux dans le périmètre des fonds ainsi que de sécuriser juridiquement la location gérance. Quelques avantages fiscaux actuels pourraient aussi être prorogés. C'est notre proposition n° 16.

J'en viens à présent au quatrième et dernier axe de nos travaux, celui de l'aménagement du foncier agricole dans une perspective d'agriculture durable moderne.

Cela a déjà été évoqué par ma collègue Vivette Lopez au début de sa présentation. Il ne suffit pas de disposer de foncier agricole. Encore faut-il qu'il soit attractif et exploitable dans des conditions satisfaisantes et durables. La question cruciale de l'eau a déjà été parfaitement mise en lumière.

Cet enjeu de l'aménagement foncier soulève la question des financements.

Pour protéger et développer le foncier, d'autres leviers peuvent être mobilisés sachant que des financements importants sont consacrés au soutien des agricultures ultramarines, tant au plan national qu'au niveau européen.

Pour rappel, les aides versées au secteur agroalimentaire outre-mer représentaient 599 millions d'euros en 2021, dont 321 millions au titre du programme POSEI.

Or, les mécanismes d'aides peuvent avoir un effet important sur l'utilisation du foncier, selon les incitations choisies.

Dans l'Hexagone, les aides du premier pilier de la PAC sont liées à la surface des exploitations. Les agriculteurs déclarent leurs surfaces agricoles et reçoivent des subventions, indépendamment du niveau de production des exploitations.

En outre-mer, un choix différent a été fait compte tenu des particularités et des besoins de ces territoires. Depuis 1989, et ce choix n'a pas été remis en cause, les aides POSEI du premier pilier sont couplées à la production, pour inciter à produire plus.

Régulièrement, des représentants du monde agricole ultramarin réclament la mise en place d'aides surfaciques, comme dans l'Hexagone. Le Gouvernement s'y oppose toutefois, au motif qu'une aide surfacique n'augmenterait pas la production.

Des aides surfaciques ont été mises en place par exception à Mayotte, car une proportion trop infime des agriculteurs était assez structurée pour pouvoir déclarer des productions.

Sans remettre en cause ces arbitrages, une aide surfacique pourrait inciter les exploitants à remettre en culture des terres incultes. Elle soutiendrait l'exploitation de terres moins faciles à travailler. Elle limiterait ainsi la déprise agricole en sécurisant financièrement les agriculteurs.

Notre proposition n° 17 consiste donc, dans le cadre du programme POSEI, à introduire une part d'aides surfaciques calculée sur la base des terres incultes remises en exploitation ou des terres plus difficiles à travailler.

Par ailleurs, il apparaît nécessaire d'orienter plus de crédits vers l'agriculture de diversification qui contribue directement à la souveraineté alimentaire des territoires. Ces aides pourraient notamment renforcer les filières fruits et légumes, sur le modèle des filières des cultures d'exportation. Des dispositifs de préfinancement des aides sont à imaginer. C'est notre proposition n° 18.

L'aménagement du foncier agricole, c'est aussi la question d'y vivre, et pas seulement d'en vivre.

De nombreux acteurs du foncier agricole ont exprimé la demande de permettre aux agriculteurs de vivre sur leur exploitation. En effet, si cette pratique est courante dans l'Hexagone, où les corps de ferme sont ancrés dans le paysage agricole, elle demeure rare en outre-mer pour des raisons historiques.

Dans ce cadre, il importe de permettre l'installation des agriculteurs sur leur exploitation, d'abord pour des raisons pratiques. En effet, en vivant sur place, les agriculteurs sont en mesure de répondre rapidement aux besoins de leur exploitation.

Être en mesure de résider sur place permet aussi aux exploitants de mieux concilier leur vie professionnelle et leur vie personnelle.

Surtout, face à l'augmentation de la délinquance, et notamment des vols de la production et du matériel sur les exploitations agricoles, les agriculteurs s'inquiètent aussi pour la sécurité de leurs biens. Le fléau des chiens errants est aussi présent chaque jour.

Au bilan, l'interdiction stricte de nouvelles habitations sur le foncier agricole apparaît contre-productive, car de nombreux agriculteurs font prévaloir le fait accompli et construisent sans autorisation.

Mais les opposants sont presque aussi nombreux que les partisans de la construction d'habitations sur les biens agricoles. La crainte du mitage et de l'urbanisation des espaces agricoles motivent souvent un refus systématique des demandes.

Que faut-il faire ?

Un refus systématique ne paraît pas légitime ni tenable. Toutefois, un encadrement strict est aussi indispensable pour éviter les dérives et détournements. Un faisceau de critères pourrait être pris en compte, notamment le statut d'exploitant agricole actif, en démontrant une production régulière et significative et l'exercice, à titre principal, de l'activité agricole. Le simple statut d'exploitant agricole ne suffirait pas. L'interdiction de céder le logement séparément de l'exploitation ou d'allotir la parcelle en séparant le logement pourrait aussi être imposée. C'est notre proposition n° 19.

Je terminerai en évoquant l'accessibilité des terres.

Il est fréquent que les pistes agricoles en outre-mer soient en mauvais état, voire impraticables. La géologie particulière parfois, mais surtout les précipitations, usent prématurément les voies d'accès, en particulier lorsqu'elles sont très sollicitées par le passage d'engins lourds. Ainsi, leur entretien doit devenir une priorité pour désenclaver les zones agricoles et rendre les terres plus accessibles à leurs exploitants.

Lorsqu'elles existent les pistes agricoles posent aussi le problème de leur entretien. Qui est compétent ? Voies privées ou voies publiques ? La prise en charge soulève un problème juridique.

En Guyane, la question des pistes agricoles se confond avec celle des pistes forestières. Cette question y est particulièrement sensible, car elle participe au mal-être agricole.

Ces pistes forestières cessent d'être entretenues lorsque l'exploitation de la forêt est achevée par l'ONF. Se pose alors la question de « l'après » dans les secteurs où des agriculteurs se sont installés.

Les maires seraient prêts à prendre en charge l'entretien des pistes, à la condition que l'État fasse au préalable une remise à niveau complète. Il faut également trancher entre le statut privé ou public de certaines pistes. Le nombre de foyers desservis est pris en compte. Des arbitrages devraient intervenir prochainement selon le ministère.

Notre proposition n° 20 porte donc sur la double nécessité, d'une part de mobiliser des fonds FEADER sur l'entretien de ces pistes et d'autre part, d'obtenir de l'État une remise à niveau des pistes avant leur transfert aux communes.

Pour conclure, je dirais qu'un des principaux défis sera sans doute de parvenir à faire travailler ensemble tous les acteurs de l'agriculture et du foncier sur chaque territoire ultramarin.

Le prochain CIOM et la déclinaison outre-mer du prochain projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles seront scrutés à l'aune de leur capacité à apporter des réponses au défi du foncier agricole.

À défaut, l'objectif de souveraineté alimentaire annoncé risque de s'éloigner.

Je tiens enfin à remercier Vivette Lopez. Nous avons effectué ce travail avec complicité et c'est avec plaisir que je rapporterais à nouveau avec elle. Enfin, je remercie le Président Artano pour avoir relevé avec brio les défis de cette délégation depuis près de trois ans. Ce fut vraiment un plaisir de travailler à ses côtés et de l'avoir à la tête de la délégation.

Mme Micheline Jacques. - Je tiens à féliciter les rapporteurs pour la qualité de ce rapport. Il montre combien les territoires ultramarins peuvent être des exemples en matière d'agriculture car ils sont contraints. Ils doivent relever beaucoup de défis et faire preuve de beaucoup d'ingéniosité.

Mme Annick Pétrus. - Je félicite aussi mes collègues pour ce rapport ô combien important. Je regrette que seuls les DROM aient pu être étudiés parce que nous avons exactement la même problématique. Elle est même beaucoup plus accrue dans les collectivités d'outre-mer comme Saint-Martin, car un territoire très petit est encore plus confronté aux conflits d'usage entre les besoins de logement, de développement économique et de préservation de l'environnement. Nous ne pouvons pas toujours faire ce que font les DROM. Nous avons commencé à développer notre propre réflexion.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Un travail complémentaire sur les collectivités d'outre-mer (COM) est tout à fait envisageable.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Le temps imparti et l'ampleur du travail nous ont conduit à faire un choix, mais d'ores et déjà, en attendant le prochain volet, il faut savoir que beaucoup de nos propositions pourraient profiter aussi aux COM, notamment à Saint-Martin. Je pense par exemple à la création d'une préretraite, à la réforme de l'Aspa ou à la modification de la loi Letchimy. Nous ne les avons pas évoqués par manque de temps mais nous ne les oublions pas.

M. Philippe Folliot. - Je voudrais m'associer aux propos tenus par les collègues pour féliciter nos deux excellents co-rapporteurs dont nous apprécions la complicité et la complémentarité.

J'ai deux questions à vous poser. La première porte sur l'objectif de zéro artificialisation nette (ZAN). Comment cet objectif va-t-il s'appliquer dans les départements et collectivités d'outre-mer et, plus particulièrement, pour les territoires insulaires ? Avez-vous abordé cet aspect ?

La seconde est en dehors du champ de votre rapport, mais n'est pas étrangère au défi de la souveraineté alimentaire. Cet objectif passera par l'agriculture, mais aussi par une exploitation raisonnable et raisonnée des ressources de la mer. Est-ce que pour vous cela peut être une piste complémentaire pour atteindre cette souveraineté alimentaire qui est assurément quelque chose d'essentiel ?

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Vous trouverez à la page 19 du rapport qui vous a été distribué un encart sur la difficile application de la loi dite « ZAN » dans les DROM. Pour l'instant, une proposition de loi sénatoriale recommande de procéder à une étude approfondie des conséquences de sa mise en oeuvre d'ici un an. Il faut d'abord faire une étude d'impact préalable pour voir comment l'appliquer.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - L'exploitation des ressources marines, et halieutiques en particulier, mériterait un rapport à part entière. C'est naturellement une dimension incontournable de la souveraineté alimentaire de ces territoires.

M. Stéphane Artano, président. - S'il n'y a pas d'autres questions ou interventions, je propose de soumettre à votre approbation le rapport et ses recommandations en l'état.

Je vous remercie et vous souhaite de passer une bonne fin de session parlementaire.

La Délégation sénatoriale aux outre-mer a adopté le rapport à l'unanimité des présents.

TABLEAU DE MISE EN OEUVRE ET DE SUIVI

Objet (formulation synthétique)

Acteurs concernés

Support

Mise en application

1

Sanctuariser le foncier agricole dans les outils de planification, notamment dans les schémas d'aménagement régional (SAR), et par le développement des périmètres de protection des espaces agricoles et naturels (PEAN).

Région ou collectivité

Département

Communes

Délibérations des collectivités

Dès 2023

2

Maintenir l'avis conforme des commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers mais en instituant une phase obligatoire (pré CDPENAF) de concertation, pour éviter les décisions couperets.

État

Préfecture

Réglementaire ou à défaut circulaire

2024

3

Renforcer les moyens des Safer outre-mer :

- en instaurant un prélèvement additionnel affecté sur la taxe spéciale d'équipement (TSE) ;

- en apportant la garantie de l'État sur les emprunts des Safer en cas de préemption partielle ;

- en agréant au plus tôt la Guyane, afin de la rendre opérationnelle avant fin 2023 ;

- en expertisant le projet de création d'une Safer pour Mayotte.

Gouvernement

Parlement

Loi de finances

Décret

Rapport

Fin 2023

4

Conduire une politique de répartition et de gestion de l'eau à usage agricole en opérant un rattrapage structurel (barrages, retenues, réseaux d'irrigation) et en renforçant le volet « agricole » des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE).

Comités de bassin

Offices de l'eau

Délibérations locales

Au plus tard 2027

5

Aider à la structuration des filières maraîchères des DROM en soutenant les dynamiques d'organisation déjà en cours au niveau des territoires notamment au travers des Sociétés d'intérêt collectif agricole (SICA) et en aidant financièrement les petits producteurs qui y adhèrent.

DAAF

ODEADOM

Région ou collectivité

Programme POSEI

FEADER

2025

6

Durcir la procédure réglementaire des terres incultes en créant une taxe sur les propriétaires refusant la remise en culture de terres en friche.

Gouvernement

Parlement

Loi de finances

Fin 2023

7

Dans les DROM, faire le recensement du foncier à potentiel agricole détenu par l'État, les collectivités territoriales et les organismes publics en vue de l'installation de jeunes agriculteurs.

État

Région ou collectivité

Département

Communes

Etablissement public

Circulaire

Instruction

Fin 2023

8

Développer les procédures de concertation entre l'Office national des forêts (ONF), les élus locaux et les représentants du monde agricole pour la remise en culture des terres anciennement cultivées, laissées en friche et assimilées à des forêts ou espaces naturels.

État

ONF

commune

Chambre d'agriculture

Instruction

Convention

Fin 2023

9

Pour accélérer le titrement par prescription trentenaire :

- proroger les dispositions de la loi « Égalité réelle » de 2017 prévoyant que l'acte de notoriété acquisitive vaut titre après 5 ans sans contestation ;

- aménager les conditions de l'usucapion par un indivisaire, dès lors que les coïndivisaires ne s'y opposent pas.

Gouvernement

Parlement

Loi ordinaire

2024

10

Renforcer la loi Letchimy, notamment en :

- simplifiant les notifications ;

- précisant les formalités de l'opposition au projet d'acte ;

- créant une plateforme centralisée de publicité des projets d'acte de vente ou de partage ;

- écartant l'annulation du partage lorsqu'un héritier a été omis par simple ignorance ou erreur.

Gouvernement

Parlement

Loi ordinaire

2024

11

Généraliser dans chaque outre-mer la mise en place d'un Groupement d'intérêt public (GIP) en charge du titrement des occupations anciennes sans titre.

État

Collectivités

Chambre des notaires

Convention

2024

12

Pour réduire les frais de titrement et de succession à la charge des indivisaires impécunieux :

- explorer la possibilité de mobiliser le FEADER afin de prendre en charge une partie de ces frais lorsqu'ils concernent un bien immobilier agricole ;

- créer un mécanisme de cantonnement dans le cadre de la loi Letchimy.

État

Région ou collectivité

FEADER

Loi ordinaire

2024

13

À Mayotte, accélérer la convergence des droits des affiliés à la caisse des non-salariés agricoles, notamment par des validations gratuites de période d'assurance vieillesse.

Gouvernement

Parlement

Loi de financement de la sécurité sociale

2024

14

Dans les outre-mer, exclure du périmètre des actifs récupérables sur succession la résidence principale des exploitants agricoles demandant le bénéfice de l'Aspa, y compris lorsque la résidence est éloignée de l'exploitation.

Gouvernement

Parlement

Loi ordinaire

2024

15

Rétablir un mécanisme de préretraite pour les exploitants agricoles ultramarins, qui pourrait être accompagné d'un dispositif de tutorat rémunéré, en cas de reprise de l'exploitation par un jeune agriculteur.

Gouvernement

Parlement

Loi ordinaire

2024

16

Promouvoir le fonds agricole comme outil de transmission moderne d'une exploitation agricole en :

- étudiant la faisabilité d'inclure les baux ruraux dans le périmètre des fonds ;

- informant mieux les exploitants sur le dispositif de la loi de 2006 ;

- prolongeant jusqu'à 2030 au moins la possibilité d'amortir la cession d'un fonds agricole ;

- sécurisant juridiquement la location gérance d'un fonds.

Gouvernement

Parlement

Loi ordinaire

2024

17

Dans le cadre du programme POSEI, introduire une part d'aides surfaciques calculée sur la base des terres incultes remises en exploitation ou des terres plus difficiles à travailler.

Ministère de l'agriculture

Décret

Programme POSEI

Au plus tard 2027

18

Mieux orienter les régimes d'aides, notamment le POSEI, vers l'agriculture de diversification et développer le préfinancement des aides à la filière maraîchère (fruits et légumes).

Ministère de l'agriculture

Programme POSEI

Au plus tard fin 2027

19

Accorder des dérogations de manière limitée et très contrôlée afin de permettre la construction d'un logement principal sur l'exploitation agricole pour les exploitants ayant des revenus agricoles significatifs et s'engageant à maintenir une activité agricole pérenne.

Gouvernement

Parlement

Communes

CDPENAF

Loi ordinaire

Délibérations

2024

20

Flécher des crédits FEADER sur l'entretien des pistes agricoles et, en Guyane, obtenir la remise à niveau des anciennes pistes forestières avant leur transfert aux communes.

État

ONF

Région ou collectivité

communes

Délibération

Au plus tard fin 2027

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

Réunions plénières de la délégation

Jeudi 2 mars 2023

Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer)

Emmanuel HYEST, président, Rodrigue TRÈFLE, président de la Safer Guadeloupe, Robert CATHERINE, directeur de la Safer Martinique

Jeudi 23 mars 2023

Conseil départemental de Mayotte

Mouhamadi ASSANI, chef de cabinet, Enfanne HAFFIDOU, directeur général adjoint en charge du développement économique et Saitu SAID-HALIDI, directeur de l'agriculture, des ressources terrestres et maritimes

Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt de Mayotte (DAAF)

Philippe GOUT, directeur

Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM)

Yves-Michel DAUNAR, directeur général

Chambre de l'agriculture, de la pêche et de l'aquaculture de Mayotte (CAPAM)

Stéphane ALLARD, directeur

Fédération mahoraise des associations environnementales (FMAE)

Naïlane-Attoumane ATTIBOU, secrétaire général

Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte

Soumaila MOEVA, président, Martin KHUU, coordinateur

Mutualité sociale agricole (MSA) d'Armorique

Karine NOUVEL, directrice générale, Yohan AUFFRET, directeur adjoint

Jeudi 6 avril 2023

Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM)

Jacques ANDRIEU, directeur, Arnaud MARTRENCHAR, délégué interministériel

Jeudi 13 avril 2023

Collectivité territoriale de Guyane

Roger ARON, vice-président, en charge de l'agriculture, de la pêche et de la souveraineté alimentaire, Jérémy LECAILLE, responsable agriculture

Direction générale de la coordination et de l'animation territoriale (DGCAT) de la préfecture de Guyane

Myriam VIREVAIRE, directrice adjointe

Direction générale des territoires et de la mer de Guyane (DGTM)

Patrice PONCET, directeur adjoint en charge de l'environnement, de l'agriculture, de l'alimentation et de la forêt

Chambre d'agriculture de Guyane

Albert SIONG, président

Établissement public foncier et d'aménagement (EPFA) de la Guyane

Patrice PIERRE, directeur général adjoint

Parc amazonien de Guyane 

Pascal VARDON, directeur

Société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) de Guyane

Chantal BERTHELOT et Sabrina HIGHT, administratrices

Mardi 23 mai 2023

Notaires de La Réunion

Sylvie PONS-SERVEL, notaire à Saint-Denis, Éric HOARAU, notaire à Saint-Louis, Emmanuel DE SURVILLIERS, notaire au Lamentin

Conseil national des barreaux

Nathalie JAY, vice-présidente de la commission Prospective et innovation, Yannick LOUIS-HODEBAR, membre de la commission Affaires européennes et internationales et de la commission Règles et usages

Jeudi 25 mai 2023

Interco' Outre-mer

Maurice GIRONCEL, président, Lyliane PIQUION SALOMÉ, vice-présidente, Philippe SCHMIT, expert-président d'Urba Demain, Caroline CUNISSE, Chargée de mission, juriste, ancienne collaboratrice d'Interco' Outre-mer, Gilles LEPERLIER, directeur de cabinet à la Communauté intercommunale du Nord de La Réunion (CINOR)

Jeudi 1er juin 2023

Table ronde relative à La Réunion

Conseil départemental

Serge HOAREAU, président

Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF)

Jacques PARODI, directeur, Albert GUEZELLO, chef du pôle protection des terres agricoles

Établissement public foncier (EPF)

Jean-Louis GRANDVAUX, directeur

Chambre d'agriculture

Bruno ROBERT, premier vice-président

Société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer)

Thierry HENRIETTE, président directeur général, Ariste LAURET, directeur général délégué, Sylvain LÉONARD, directeur régional La Réunion et Mayotte

Office national des forêts de La Réunion et Mayotte

Sylvain LEONARD, directeur régional de La Réunion et Mayotte

Table ronde relative à la Guadeloupe

Conseil départemental de Guadeloupe

Blaise MORNAL, vice-président

Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF)

Sylvain VEDEL, directeur

Chambre d'agriculture

Patrick SELLIN, président

Société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer)

Rodrigue TRÈFLE, président

Office national des forêts Guadeloupe

Mylène MUSQUET, directrice régionale Guadeloupe

Association Kap Gwadloup

Nathalie MINATCHY, présidente

Syndicat Jeunes agriculteurs de la Guadeloupe

Boris DAMASE, administrateur

Jeudi 8 juin 2023

Ministères des outre-mer et de l'agriculture

Arnaud MARTRENCHAR, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer

Ministère de la transition écologique

Christophe SUCHEL, adjoint au sous-directeur, sous-direction de l'aménagement durable, direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP)

Office national des forêts (ONF)

Jean-Yves CAULLET, président du conseil d'administration, Nathalie BARBE, directrice des relations institutionnelles, de l'outre-mer et de la Corse

Mardi 20 juin 2023

Ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire

Marc FESNEAU, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire

LISTE DES PERSONNES RENCONTRÉES LORS DU DÉPLACEMENT

Déplacement en Martinique

(du lundi 17 au jeudi 20 avril 2023)

Lundi 17 avril 2023

Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF)

Vincent PFISTER, directeur adjoint, Miguel ANAIS, technicien territoires ruraux

Assemblée de Martinique

Lucien SALIBER, président, Monette TAUREL, présidente de la commission politique agricole, alimentation et artisanat, Marie-Georges DRONNIER, directeur de cabinet du président et Kora BERNABÉ, conseillère territoriale

Chambre d'agriculture

Émile ROSALIE, 3ème vice-président, Frantz Gustave FONROSE, 1er secrétaire adjoint, Gilles MOUTOUSSAMY, chef du service développement et Jean-Marc JUSTINE, conseiller pour le foncier

Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles (FDSEA)

Jean-Baptiste MANUEL, secrétaire général et Audrey DRELA, élue en charge des questions foncières

Jeunes agriculteurs

Marc-André PASTEL, président et Audrey DRELA, élue en charge des questions foncières

Organisation patriotique agriculteurs Martinique (OPAM)

Christian DACHIR, secrétaire général, représentant de l'OPAM au Conseil d'administration de la SAFER

Mardi 18 avril 2023

Société d'intérêt collectif agricole (SICA) Canne Union

Éric EUGÉNIE, consultant et Stéphane BOUYET, gérant

Association martiniquaise de fruits et légumes (AMAFEL)

Ruidice RAVIER, vice-présidente et présidente de l'organisation de producteurs de produits agricoles diversifiés (SICA 2M)

Mercredi 19 avril 2023

Société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) Martinique

Louis-Félix GLORIANNE, président et Robert CATHERINE, directeur

Association des producteurs de plantes, fleurs et feuillages et pépiniéristes de Martinique

Marcelino HAYOT, président

Union des producteurs de banane de la Martinique (BANAMART)

Alexis GOUYÉ, président, Sébastien THAFOURNEL, directeur opérationnel, Miguel GUITEAU, producteur, Laurent PRUDENT, producteur et Ulysse MUDARD, producteur

Jeudi 20 avril 2023

Collectivité territoriale de Martinique

Serge LETCHIMY, président, Monette TAUREL, présidente de la commission politique agricole, alimentation et artisanat et Évelyne BIRON, service de l'agriculture et du foncier agricole

CARNET DU DÉPLACEMENT

La Martinique

(du 17 au 20 avril 2023)

Lundi 17 avril 2023

Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF)

Arrivée la veille, la délégation s'est rendue à la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF), pour une première réunion de travail avec M. Vincent Pfister, directeur-adjoint, et M. Miguel Anais, technicien forêt et territoire. Mme Catherine Conconne, sénatrice de la Martinique, s'est jointe à cet entretien.

M. Pfister a rappelé le contexte (concertation sur le pacte et la loi d'orientation et d'avenir agricoles avec la CTM et la chambre d'agriculture) et a indiqué que le foncier constituait un frein à deux niveaux : pour l'installation des jeunes et pour l'accroissement de la production vers la souveraineté alimentaire. Deux types d'agriculture coexistent : l'agriculture traditionnelle (exploitations de petite taille en pluriactivités) et l'agriculture plus intensive, capitalistique et organisée (banane, canne). Les jeunes agriculteurs ont un problème d'accès au foncier car il y a peu de transmission, les terres sont souvent morcelées entre les héritiers de manière illégale (« flou des parcelles »), sont soumises à la spéculation et deviennent improductives. Outre la question des constructions illégales sur des terres agricoles, la Martinique est confrontée à une problématique de terres en friche, estimée à 8 000 ou 9 000 hectares sur les 22 000 hectares de surface agricole utile (SAU). Seules trois communes ont mis en oeuvre la procédure « terres incultes » prévue dans le code rural. Parallèlement, le rendement des grandes productions tend à baisser avec la sécheresse.

Une zone d'ombre importante existe au niveau statistique : sur 2 700 exploitants, seuls 1 700 font l'objet d'une déclaration de surface ; pour l'accès aux aides (par exemple en cas de calamités naturelles) 1 200 environ se déclarent, les 500 autres ne se manifestant pas. On estime que 70 % de la production s'effectuent hors organisation et s'écoulent en ventes directes.

Le défi pour la DAAF est de pouvoir mieux appréhender les perspectives de souveraineté alimentaire. Parmi les pistes de réflexion, sont étudiés la substitution d'une aide surfacique aux aides à la production pour soutenir l'agriculture traditionnelle et l'accès pour les exploitations enclavées sur des terres accidentées et souvent non mécanisables. Lafaiblesse des retraites constitue aussi un obstacle à la transmission ainsi que le montant de la taxe réclamée par l'ONF pour la remise en terres agricoles de terres en friche.

M. Pfister a insisté sur le rôle protecteur de l'avis conforme de la CDPENAF. Sinon, l'impact sur le foncier agricole serait encore pire.

Assemblée de Martinique

À l'Assemblée territoriale, la délégation a rencontré son président M. Lucien Saliber, en présence de Mme Monette Taurel, conseillère territoriale chargée de la politique agricole, de l'alimentation et de l'artisanat, de Mme Evelyne Biron du service de l'agriculture et du foncier agricole, et de Mme Kora Bernabé, conseillère territoriale.

Le président a fait un historique de la propriété des terres arables en Martinique, a évoqué la problématique des transmissions (les avancées et les difficultés d'application de la loi Letchimy) ainsi que la question des friches.

Il a évoqué la baisse de la démographie qui se répercute sur les effectifs des lycées agricoles alors que parallèlement, le nombre d'allocataires du RMI explose sur le territoire. Il a aussi indiqué que la CTM a fait voter une délibération afin d'engager des négociations avec les propriétaires d'exploitations supérieures à 30 hectares pour redistribuer 1 000 hectares de terres au profit de jeunes.

Lors d'un tour de table, de nombreux sujets ont été abordés concernant le système des aides - dont le processus est très long - et profite à ceux qui produisent le plus, le manque de techniciens au niveau de la chambre d'agriculture et des structures d'exploitation, le manque d'attractivité des métiers agricoles, le rôle de la Safer...

Mme Kora Bernabé, conseillère territoriale, a formulé diverses propositions : compte tenu de l'absence de mesures suffisamment incitatives pour obliger un propriétaire à vendre ou louer ses terres et que la procédure des terres incultes est peu appliquée, l'État devrait obliger à mettre en valeur ou en location les terres agricoles laissées en friche ; dans les procédures de prescription, les photos cadastrales anciennes devraient être accessibles ; dans les zones boisées, il faudrait pouvoir aussi utiliser la procédure dite des « terres incultes » ; il faudrait davantage d'accompagnement pour le montage des projets et l'installation des jeunes (il serait utile que l'instruction des demandes d'aides auprès de la chambre d'agriculture relève d'un « satellite » réunissant des instances comme la DAAF ou la CTM) ; pour la structuration des filières, il faudrait un opérateur pour le maraîchage comme à La Réunion...

Sur le problème sensible des habitations agricoles, le président Saliber a mis en garde contre le mitage des terres « qui arrive tôt ou tard ». Mme Bernabé a insisté sur la question des vols qui conduit à organiser la surveillance. La solution serait dans le contrôle strict des permis de construire qui devraient être réservés aux exploitants ayant fait leurs preuves (engagement sur plus de 15 ans avec des résultats).

Selon les participants, pour créer de la valeur, il conviendrait aussi de diversifier l'activité agricole (tourisme, produits variés), de libérer davantage les initiatives (plus de transparence) et que la question de la recherche de financements - notamment au niveau européen - soit opérée par des personnes compétentes (des résultats intéressants ont été obtenus au Lamentin et au Carbet).

La question de l'irrigation et de l'accès à l'eau est un sujet de préoccupation croissant mais qui requiert de lourds investissements et génère des coûts d'entretien élevés. Un schéma d'irrigation dans le cadre du SDAGE - schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux - a été adopté pour la période 2022-2024 mais ne semble pas avoir été mis en place.

Chambre d'agriculture

Au cours de l'après-midi, la délégation a été reçue à la chambre d'agriculture par M. Frantz Gustave Fonrose, premier secrétaire adjoint, et son équipe technique.

Ils ont admis que le sujet foncier est à l'origine de frictions et de mal-être. Les terres subissent une pression financière très forte. Un agriculteur qui arrive à la retraite dispose d'une pension très faible, y compris après quarante ans d'activité, et sa tentation est de « spéculer » sur ses terres plutôt que de les transmettre. L'urbanisme rattrape les terrains agricoles (conflits d'usage) et les lois actuelles sont inadaptées aux outre-mer, comme par exemple la loi Climat et résilience de 2021 qui interdit de construire sur des terrains ayant une déclivité supérieure à 30 %.

Les terres agricoles ne sont pas suffisamment protégées. Si elles relèvent généralement du domaine privé, elles devraient néanmoins être considérées comme un bien commun destiné à nourrir la population d'aujourd'hui et de demain.

Pour M. Jean-Marc Justine, le code forestier surprotège la forêt et rend difficile le retour à l'agriculture. L'emboisement est très rapide compte tenu du climat dès que l'exploitation s'arrête. Il existe des projets de diversification intéressants s'articulant autour de propriétés agricoles et qui donnent de la plus-value (restauration, hébergement à la ferme, visites pédagogiques...).

M. Gilles Moutassamy a évoqué la grande difficulté de faire appliquer la procédure légale des terres incultes et seules trois communes y ont eu recours récemment, pour une surface limitée à quelques centaines d'hectares. De plus, cette procédure n'a touché que des personnes à la retraite alors qu'elles visaient des exploitants encore en activité pour la transmission à des jeunes. Sur l'idée d'un fonds agricole inspiré du fonds de commerce proposée le sénateur Thani Mohamed Soilihi, qui permettrait à l'exploitant âgé de garder la propriété de ses terres tout en partageant l'activité, M. Émile Rosalie a évoqué diverses expériences (coopératives, SARL avec des jeunes louant le bien à une structure sociétaire...), tout en soulignant les difficultés de gestion pérenne de ce type de structure. Il a évoqué les expériences difficiles d'installation en mode probatoire sur un ou deux ans.

Ont également été abordés la politique de la Safer, le poids de l'ONF, ou encore l'inégal accès aux aides européennes qui génère un profond sentiment d'injustice.

Au cours de l'après-midi, la délégation a pu échanger au Lamentin avec des représentants de la FDSEA, du Syndicat des Jeunes Agriculteurs et de l'OPAM.

FDSEA, Jeunes Agriculteurs, OPAM

Dans le vaste bâtiment du Lamentin, où ces structures sont regroupées, la délégation a eu une série d'entretiens pour recueillir le point de vue des représentants des agriculteurs.

Avec le secrétaire général de la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles (FDSEA), M. Jean-Baptiste Manuel, ont été évoqué divers sujets : l'indivision, l'attachement sentimental aux terres agricoles, le poids de l'économie informelle, la transmission et les terres en friche.

Le rôle de la fédération est d'accompagner les exploitants à travers des groupes d'échanges notamment sur le départ en retraite en raison des pensions très faibles. Ont été pointés les problèmes de communication et de coordination entre les acteurs du secteur, la recrudescence des vols et des prédations (attaques de chiens errants) ainsi que les effets déjà très sensibles du dérèglement climatique et l'impact de l'utilisation de la chlordécone sur l'agriculture martiniquaise.

Avec la présidente du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Martinique, Mme Audrey Drela, élue de la structure en charge des questions foncières, la délégation a échangé sur l'inquiétante perte de terres agricoles chaque année, le phénomène incontrôlé des constructions illégales, et les problèmes liés à indivision (les successions ne sont pas réalisées, le sentiment de fort attachement empêche la mise en vente, les agriculteurs sont souvent dans l'espoir d'un déclassement en terrain constructible...).

M. Marc-André Pastel, président du syndicat, a déploré le peu de succès des groupements fonciers agricoles, contrairement à la Guadeloupe, qui éviteraient le morcellement car les intéressés ne sont pas prêts travailler en collectif. Il a présenté le travail de son association pour fournir une « boîte à outils » à l'attention des futurs retraités et la lutte encore peu développée contre les terres en friche menée par la CTM (concernant en ce moment trois communes seulement sur 34). Mme Audrey Drela a évoqué le problème des ressources de la Safer et plaidé pour une ressource pérenne (par exemple une taxe sur les transactions financières). Elle a mentionné le problème des maisons sur des terrains agricoles qui les renchérissent et les empêchent d'être préemptées en totalité. Parmi les autres freins à l'action de la Safer, M. Pastel a pointé le coût du bornage.

Concernant les jeunes, Mme Audrey Drela a précisé que beaucoup étaient en reconversion et a donné des exemples encourageants d'installations collectives avec mise à disposition de terres pour 6 ans renouvelables. M. Pastel a défendu la diversification depuis l'amont jusqu'à l'aval avec l'agro-tourisme et la vente directe avec des incitations à cultiver plutôt qu'à la cession, assorties d'un vrai accompagnement technique, fort et global, notamment pour développer les zones agricoles. Il a estimé qu'il faudrait développer les zones agricoles protégées aménagées (ZAPA), dont une seule fonctionne à l'heure actuelle. D'un point de vue général, malgré les signalements auprès des communes, le syndicat considère qu'il y a beaucoup trop de clientélisme, et qu'il faudrait faire appliquer les zonages (PEAN, ZAN) avec une vraie volonté politique d'aménagement et de viabilisation des terrains enclavés.

Quant à l'Organisation Patriotique Agriculteurs Martinique (OPAM), son secrétaire général M. Christian Dachir a fait un large rappel de l'histoire du syndicalisme agricole en Martinique, en rappelant les spécificités du sol et du relief martiniquais. Il a plaidé pour un retour aux engins à chenilles afin de conserver la couche arable qui tend à s'éroder sous l'effet des intempéries. Il a évoqué les problèmes d'attractivité en raison desquels la SAU est actuellement sous-exploitée (la Martinique ne couvrirait en fait que 4 % de ces besoins réels). Il a également pointé la mauvaise gestion des parcelles en prônant plus de « qualité, quantité et régularité » et une agriculture plus intensive. Ont également été évoqués les problèmes de financement et de dépendance de la Safer vis-à-vis de la CTM, le manque d'ouvriers agricoles dans ce secteur et le recrutement des travailleurs étrangers, ainsi que le scandale de la chlordécone.

Mardi 18 avril 2023

Société d'intérêt collectif agricole (SICA) Canne Union

La délégation s'est rendue sur le domaine du Galion à la Trinité qui appartient depuis huit générations à une même famille. Il s'étend sur 1 600 hectares dont 1 000 sont actuellement cultivés. Le gérant M. Stéphane Bouyet et M. Éric Eugénie, consultant, ont précisé que 750 hectares étaient cultivés en direct et 250 hectares par de petits producteurs, essentiellement consacrés à la banane et à l'élevage. Encore 450 hectares sont en forêt dans le cadre d'un plan de gestion. 150 hectares ne sont pas cultivés en raison du sol (bosquets, mangroves...).

Avant de parler d'autosuffisance alimentaire, ces responsables ont souhaité mettre en avant un certain nombre de difficultés : la non-application de la loi EGAlim sur l'approvisionnement des cantines, la pluviométrie variable et le manque d'irrigation (alors que de gros investissements ont profité à La Réunion, la Martinique n'a pas de schéma d'irrigation, ne ferait ni recherche ni forage), la sous-consommation des crédits FEADER (40 %), l'évolution préoccupante de la filière canne, le grignotage des terres agricoles y compris celles en AOC (contentieux sur la propriété Neisson), le manque de main-d'oeuvre locale et le recours aux réfugiés haïtiens ou immigrés de Sainte-Lucie, l'avenir incertain de l'unique sucrerie restant à la Martinique située au Galion, l'absence de contrôle sur le maraîchage et la production informelle, la mauvaise gestion de la banque de terres...

La Martinique a perdu ainsi en moyenne 1 000 hectares de SAU par an et près de la moitié de ses exploitants en 10 ans. M. Eugénie a insisté sur l'importance primordiale de l'eau regrettant l'absence de retenues collinaires, l'insuffisant curage du barrage de La Monzo et l'absence de nouveaux forages (compétences DEAL et BRGM).

La délégation a ensuite visité l'habitation Le Galion où sont commercialisés les rhums Baie des trésors, une des étapes des circuits de spiritourisme qui se développe avec succès en Martinique.

AMAFEL

La délégation s'est aussi rendue dans le quartier du Bois rouge à Ducos pour rencontrer Mme Ruidice Ravier, vice-présidente de l'Association martiniquaise de fruits et légumes (AMAFEL) et fondatrice de la SICA 2M (Maraîchers de Martinique). Cette remarquable association vise à assurer la défense des producteurs de fruits et légumes de Martinique, maîtriser durablement la valorisation de la production agricole de leurs membres, renforcer l'organisation commerciale des producteurs et pérenniser la production sur le territoire de la Martinique.

Mme Ruidice Ravier a souligné le défi difficile de l'autosuffisance compte tenu du caractère insulaire de la Martinique, du rythme de l'urbanisation, des conséquences de la crise de la chlordécone, du manque d'irrigation... Elle a fait part d'un sentiment d'abandon qui l'a conduit à créer en 2008 la SICA sans accompagnement. Elle réunit aujourd'hui près de 200 producteurs cultivant sur des petites superficies (deux ou trois hectares) mais dont les rendements ont malheureusement tendance à diminuer (épuisement des sols, pas de possibilité de mises en jachère).

Compte tenu des difficultés actuelles, les petits producteurs devraient pouvoir bénéficier selon elle d'un « ballon d'oxygène » financier (pour payer les semences, les intrants et la main-d'oeuvre), évoquant par exemple une aide de 5 000 euros par exploitant.

Ont également été évoqués les prix de vente pratiqués par les grandes surfaces, les bailleurs qui refusent de rendre les terres aux propriétaires, et le faible nombre de jeunes candidats à l'installation.

Mercredi 19 avril 2023

Safer

Dans leur présentation, le président Louis-Félix Glorianne, et M. Robert Catherine, son directeur, ont tenu à souligner le problème de la main-d'oeuvre car sociologiquement l'agriculture n'est pas valorisée et a même une connotation négative (métiers réputés pénibles, faibles rémunération), d'où le recours à la main-d'oeuvre étrangère. Par ailleurs, pour s'installer il est parfois difficile d'accéder à une formation réservée parfois aux seuls chômeurs.

Le foncier n'est pas si rare mais sa valorisation se heurte à de nombreux problèmes, notamment la mise en oeuvre de la procédure des terres en friche (volonté politique), la pollution à la chlordécone, ou encore la protection des terres boisées (on pourrait mettre davantage d'arbres fruitiers et échanger des terres en faisant un système de compensation).

Il n'y a qu'entre cinq et dix installations par an, ce qui est largement insuffisant. Il y a une lourdeur administrative (il faut compter presque trois ans pour une installation), les autorisations de défrichement coûtent trop cher.

La Safer est aussi confrontée à un problème structurel de financement et d'outils juridiques. Elle doit souvent faire de la préemption partielle (en cas de terres mixtes) ce qui amène à faire des conventions complexes avec l'EPF (achat ensemble et revente de la partie agricole). Autre outil possible, la convention de mise à disposition (ou CMD) de six ans renouvelables une fois sous statut de fermage pose toutefois un problème au-delà des 12 ans. Par ailleurs, la procédure des terres en friche soulève des problèmes d'interprétation avec l'ONF.

Enfin, ils ont attiré l'attention sur l'accès aux fonds POSEI notamment sur sa lourdeur administrative ; en effet, les services de l'État ne sont pas entièrement connectés entre eux pour les listes d'attestation. Il faudrait prioritairement mettre en place un « guichet unique » des services publics de l'État.

ADDUAM

À l'Agence de Développement Durable d'Urbanisme et d'Aménagement (ADDUAM) de Martinique située au coeur de Fort-de-France, la délégation s'est entretenue avec Mme Anne Petermann, en charge de la production et des études, et M. Kristof Denise, directeur adjoint. L'ADDUAM a pour vocation d'accompagner ses partenaires dans les champs de l'urbanisme et de l'aménagement, afin de mieux coordonner et maîtriser le développement urbain de la Martinique. Fonctionnant sous forme d'association (loi 1901) réunissant les collectivités locales et l'État, l'ADDUAM est un organisme de réflexions et d'études partenarial, composé de membres de droits et de membres adhérents.

L'agence est à l'origine de nombreuses études notamment sur l'artificialisation du sol en Martinique.

Comme l'a précisé M. Denise, la question agricole dépasse la question agricole et rejoint la problématique du logement et des équipements sur l'île.

Les échanges ont porté sur les pressions croissantes sur le foncier agricole, les conflits d'usage, l'importance de la CDPENAF comme lieu d'échanges et de préservation (et l'utilité des réunions préparatoires), le vieillissement de la population agricole, les risques de disparition pesant sur la petite agriculture.

Association des producteurs de plantes, fleurs et feuillages
et pépiniéristes de Martinique

M. Marcelino Hayot, président de l'association des producteurs de plantes, fleurs et feuillages et pépiniéristes de Martinique (spécialiste de la botanique et auteur entre autres d'un ouvrage sur les espèces végétales exotiques envahissantes), a reçu la délégation dans ses locaux des Trois-Îlets.

Cette association encourage le retour des espèces endémiques de la Martinique, soutient la professionnalisation des acteurs de ce secteur (la Martinique était appelée autrefois Madinina, l'île aux fleurs).

Pour M. Marcelino Hayot, l'indivision est le problème majeur ainsi que l'artificialisation des petites surfaces. Il a présenté à la délégation son combat de plus de 10 ans pour l'agroforesterie et fait visiter le site où a été créée une vaste réserve d'eau et un parc d'animation. Il a appelé l'attention sur la contamination à la chlordécone qui ne permet plus de faire de culture maraîchère mais qui n'empêche pas de cultiver comme on le voit en Belgique et en Allemagne.

Sur les problèmes de location des terres, il a confirmé les risques fréquents de loyers impayés (y compris de la part des locataires de la banque de terre créée par la CTM), d'où l'idée de prévoir des paiements mensuels pour les baux afin de rompre plus rapidement le contrat si besoin. Il a également indiqué le recours à la main-d'oeuvre haïtienne, surtout dans le nord de l'île.

S'agissant de la question essentielle de l'accès à l'eau, il a rappelé l'irrégularité des précipitations et leur répartition, en préconisant des réserves d'eau et peut-être un jour la nécessité bientôt de prévoir des tours d'eau. Il a défendu l'idée d'une obligation de recyclage comme à Sainte-Lucie et évoqué les aléas de certaines productions comme la fleur exotique. Il a également pointé la lourdeur des questions administratives et comptables, ainsi que l'intérêt d'avoir une équipe administrative dédiée.

Il a aussi évoqué le potentiel agricole, suggérant notamment le développement du hors-sol et de certaines nouvelles techniques comme l'aquaponie mais en relevant une protection insuffisante des terres dans les documents d'urbanisme dont certains n'ont pas été modifiés depuis les années 80.

BANAMART

La délégation a rencontré les représentants de l'Union des Producteurs de Banane de la Martinique BANAMART réunis autour de son président M. Alexis Gouyé : M. Sébastien Thafournel, directeur opérationnel, MM. Miguel Guiteau, Laurent Prudent, Ulysse Mudard, producteurs.

L'union des groupements de producteurs de bananes de Guadeloupe et Martinique réunit 500 producteurs et 4 500 salariés. Sur 8 000 hectares, ils produisent environ 240 000 tonnes de bananes soient 50 % de l'emploi agricole de la Guadeloupe et 80 % de l'emploi agricole de la Martinique. Elle réalise des actions communes notamment celle de défense de cette production agricole auprès des instances nationales et communautaires.

Les chiffres clés de la filière indiquent son importance : 310 exploitations réparties sur 22 communes (la filière banane est un acteur essentiel du maintien de la ruralité de l'aménagement du territoire de la Martinique), 6 000 hectares - soit un peu plus 25 % de la SAU de la Martinique -, premier exportateur et importateur majeur de l'île. Une très grande majorité est constituée de petites exploitations familiales produisant moins de 300 tonnes. L'exploitation « bananes » représente 6 000 hectares sur les 22 000 hectares de la SAU Martinique, mais la diversification est progressive : cacao, fleurs, maraîchage, ananas, arboriculture. La production pour le marché local s'élève à environ 4 600 tonnes.

La filière représente ainsi 3 500 salariés agricoles (80 % des salariés agricoles permanents martiniquais), 7 500 emplois directs et indirects. À l'égard des planteurs, le groupement assure l'approvisionnement en outils et intrants nécessaires à la production et à l'emballage, l'organisation de la logistique liée aux expéditions, le préfinancement des aides, la gestion et le suivi des dossiers d'aides, l'encadrement technique et les centres de formation pour les chefs d'exploitation et leurs salariés...

La filière reste dynamique mais fait face à de nombreuses contraintes : baisse importante du prix import en Europe, la cercosporiose noire, maladie du bananier, qui n'a cessé de se renforcer, l'impact de la crise en Ukraine sur les intrants, la concurrence des pays non européens (demande de clauses miroirs), la baisse des rendements liés notamment au changement climatique, l'érosion du nombre d'exploitants et d'exploitations. Les dirigeants se sont montrés prêts à accompagner le projet de modernisation agricole de la CTM (agroécologie) en regrettant la méthode qui consisterait à opposer les productions entre elles.

Entretien avec le président du conseil exécutif de la CTM

Recevant les rapporteurs au siège de la CTM, le président de la collectivité M. Serge Letchimy a salué la démarche de la délégation axée sur l'autonomie alimentaire qui est de nature à dépassionner le débat compte tenu de l'histoire agraire de la Martinique marquée par la période esclavagiste.

Ce département fait face à une diminution « vertigineuse » de la SAU (la pression foncière est forte avec les besoins de construction). L'évolution est donc préoccupante et il faut l'arrêter, c'est un objectif vital pour la Martinique qui n'a que 20 % d'autonomie alimentaire (même si certaines filières ont des taux plus élevés). Il a noté d'ailleurs que La Réunion faisait mieux et que son objectif personnel était de doubler le taux d'autonomie pendant sa mandature. La question est donc : comment trouver les 1 000 hectares nécessaires à l'autosuffisance sur ce territoire ?

Pour cela, il faudrait mobiliser les grandes plantations qui appartiennent toujours à une petite minorité de la population ; les autres ont souvent des superficies réduites de deux ou trois hectares, sur des terrains pentus. La plupart des terrains arables sont plantés en canne et banane. Il faut aussi développer les petites exploitations et favoriser l'installation des jeunes (par le biais de coopératives notamment) et l'expérimentation de nouveaux produits d'agroécologie. 180 demandes de parcelles ne sont pas satisfaites actuellement.

Il a évoqué plusieurs pistes : une réforme de la Safer portant sur les synergies à trouver avec l'Établissement public foncier, les moyens d'éviter les contournements du droit de préemption, le financement, le pouvoir de police sur les questions agricoles, le meilleur accompagnement des agriculteurs par rapport au foncier (lequel n'est pas seulement une source de transaction), les moyens de sécuriser la retraite et d'améliorer la situation financière des retraités agricoles.

Il faut aussi plus de diversification et la collectivité demande aussi un pouvoir d'adaptation normative afin de faire contribuer sous une forme ou une autre les propriétés de plus de 30 hectares pour établir des baux ruraux location, etc.

Enfin, il a plaidé pour une grande loi foncière, fédérant les moyens financiers pour développer une stratégie agricole d'accès à la terre et de développement des filières de production, ainsi que pour régler des problèmes de terres liés à la période coloniale (régularisation des certains occupants de longue date sans titre, soit environ une quarantaine de petits quartiers).

LISTE DES ABRÉVIATIONS

· ADDUAM : Agence de développement durable, d'urbanisme et d'aménagement de Martinique

· ADRAF : Agence de développement rural et d'aménagement foncier

· AITA : Accompagnement à l'installation-transmission en agriculture

· ARIFEL : Association Réunionnaise Interprofessionnelle de fruits et légumes

· Aspa : Allocation de solidarité aux personnes âgées

· BRGM : Bureau de recherches géologiques et minières

· BPREA : Brevet professionnel responsable d'entreprise agricole

· CAPAM : Chambre de l'agriculture, de la pêche et de l'aquaculture de Mayotte

· CDAC : Commission départementale d'aménagement commercial

· CDAF : Commission départementale d'aménagement foncier

· CDOA : Commission départementale d'orientation agricole

· CDCEA : Commission départementale de la consommation des espaces agricoles

· CDNPS : Commission départementale de la nature, des paysages et des sites

· CDPENAF : Commission de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers

· CIOM : Comité Interministériel des Outre-mer

· CIRAD : Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement

· CG3P : Code général de la propriété des personnes publiques

· CGI : Code général des impôts

· CNB : Conseil national des barreaux

· CNPN : Conseil national de protection de la nature

· COSDA : Comité d'orientation stratégique et de développement agricole

· CUF : Commission d'urgence foncière

· DAAF : Direction de l'alimentation de l'agriculture et des forêts

· DAF : Direction des affaires foncières

· DEAL : Direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement

· DGCAT : Direction générale de la coordination et de l'animation territoriale

· DGER : Direction générale de l'enseignement et de la recherche

· DGFAG : Direction générale des finances et des affaires générales

· DGTM : Direction générale des territoires et de la mer

· DHUP : Direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages

· DRAAF : Direction régionale de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt

· DREAL : Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement

· EBC : Espace boisé classé

· ENS : Espaces naturels sensibles

· EPCI : Établissement public de coopération intercommunale

· EPF : Établissements public foncier

· EPFA : Établissements publics fonciers et d'aménagement

· EPFAG : EPFA de Guyane

· EPFAM : EPFA de Mayotte

· FDSEA : Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles

· FEADER : Fonds européen agricole pour le développement rural

· FMAE : Fédération mahoraise des associations environnementales

· FNSafer : Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural

· GEMAPI : Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations

· GFA : Groupement foncier agricole

· GIP : Groupement d'intérêt public

· IBRAE : Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

· LAAF : Loi pour l'avenir de l'agriculture et de la forêt

· MSA : Mutualité sociales agricole

· MEREN : Mobilisation des ressources en eau des micro-régions Est et Nord

· ODEADOM : Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer

· ONF : Office national des forêts

· OPAM : Organisation Patriotique Agriculteurs Martinique

· ORA : Obligations réelles agricoles

· ORE : Obligations réelles environnementales

· PAC : Politique agricole commune

· PEAN : Périmètre de protection des espaces naturels et agricoles périurbains

· PAI : Point accueil installation

· PEAFOG : Programme d'encadrement de l'agriculture familiale de l'Ouest guyanais

· PAPAM : Plantes aromatiques à parfum et médicinales

· PLOA : Projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles

· PLU : Plan local d'urbanisme

· PLUi : Plan local d'urbanisme intercommunal

· POSEI : Programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité

· PPR : Plan de prévention des risques

· PRODEO : Programme départemental opérationnel pour l'accès à l'eau dans les Hauts

· RCO : Retraite complémentaire obligatoire

· RSA : Revenu de solidarité active

· Safer : Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural

· SAR : Schéma d'aménagement régional

· SAU : Surface agricole utile

· SCoT : Schéma de cohérence territorial

· SAGE : Schéma d'aménagement et de gestion des eaux

· SDAGE : Schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux

· SEFAG : Société d'épargne foncière agricole de la Guadeloupe

· SICA : Société d'intérêt collectif agricole

· SRADDET : Schéma régional d'aménagement et de développement durable du territoire

· SRCE : Schéma régional de cohérence écologique

· SRPNB : Schéma régional du patrimoine naturel et de la biodiversité

· SRU : Solidarité et renouvellement urbain

· TSE : Taxe spéciale d'équipement

· ZAN : Zéro artificialisation nette 

· ZAP : Zone agricole protégée

· ZAPA : Zones agricoles protégées aménagées

· ZDUC : Zone de droit d'usage collectif

· ZNT : Zone de non traitement

COMPTES RENDUS DES TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION

· Jeudi 2 mars 2023 Audition de la Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer) 167

· Jeudi 23 mars 2023 Table ronde sur la situation à Mayotte 187

· Jeudi 6 avril 2023 Audition de MM. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer et Jacques Andrieu, directeur de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM) 209

· Jeudi 13 avril 2023 Table ronde sur la situation en Guyane 231

· Mardi 23 mai 2023 Étude sur les aspects notariaux et juridiques 247

· Jeudi 25 mai 2023 Audition d'Interco' Outre-mer 263

· Jeudi 1er juin 2023 Table ronde sur la situation à La Réunion 279

· Jeudi 1er juin 2023 Table ronde sur la situation en Guadeloupe 297

· Jeudi 8 juin 2023 Table ronde avec les ministères et l'ONF 313

· Mardi 20 juin 2023 Audition de M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire 333

Jeudi 2 mars 2023

Audition de la Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer)

M. Stéphane Artano, président. - Messieurs les présidents, Mesdames, Messieurs, chers collègues, la Délégation sénatoriale aux outre-mer a décidé d'inscrire à son programme de travail de 2023 une étude sur le foncier agricole dans les outre-mer. Selon le principe de parité que nous appliquons au sein de cette délégation, un binôme de rapporteurs a été nommé. Je tiens à remercier Vivette Lopez, sénateur du Gard, et Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte, de s'être portés candidats pour approfondir cette problématique peu connue et pourtant essentielle.

Notre délégation s'est intéressée de longue date à la thématique foncière et a produit trois rapports remarqués sur différents aspects de ce sujet. Au cours des dernières années, certains territoires ont été particulièrement touchés par une perte de terres agricoles et une tendance générale à la diminution du nombre d'exploitations, sauf en Guyane. Nous aurons un focus particulier sur ce territoire totalement atypique de ce point de vue. Cette situation est très préoccupante compte tenu des enjeux d'autosuffisance alimentaire et de transformation écologique qui sont devant nous. Le Salon international de l'agriculture, qui se tient actuellement Porte de Versailles, s'en fait largement l'écho. Je remercie Victoire Jasmin d'avoir suggéré ce thème d'étude.

Nous engageons donc ce matin une série d'auditions consacrées plus particulièrement au foncier agricole outre-mer pour nous aider à prendre la mesure des difficultés auxquelles nos territoires sont confrontés.

Pour nous aider à évaluer le phénomène, nous avons fait appel à la Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer), dont les responsables sont fortement mobilisés sur ces questions. Nous les remercions de leur disponibilité.

Nous accueillons donc ce matin : M. Emmanuel Hyest, président, accompagné de Mme Sabine Agofroy, chargée de relations publiques et internationales, MM. Rodrigue Trèfle, président de la Safer Guadeloupe et Robert Catherine, directeur de la Martinique.

Vous allez avoir la parole à tour de rôle et dans l'ordre que je viens d'énoncer pour une dizaine de minutes chacun, afin de présenter vos observations.

Ensuite, je laisserai la parole aux rapporteurs sur la base d'une trame qui vous a été adressée. Nous sommes preneurs de supports écrits et de toute contribution. Ils permettront d'alimenter les travaux des rapporteurs.

Ceux-ci interviendront pour vous demander certaines précisions, puis ce sera le tour de nos autres collègues.

M. Emmanuel Hyest, président de la FNSafer. - Bonjour Mesdames et Messieurs. Nous sommes très heureux de participer à cette audition.

Les Safer des outre-mer font partie intégrante des Safer du territoire national. La Fédération a ainsi modifié ses statuts de façon à prendre en charge l'ensemble de leurs coûts de déplacement. Rodrigue Trèfle, ici présent, est le président du groupe des Safer d'outre-mer. Il participe aux réunions de la FNSafer.

Les Safer des outre-mer représentent un enjeu pour nous. En effet, les territoires ultramarins présentent certaines spécificités, liées à leur insularité et à l'exiguïté de leur superficie. Pour autant, la pression foncière s'exerce partout, à l'échelle nationale, voire à celle de la planète. La protection et la meilleure valorisation des terres agricoles sont un enjeu de société. La population s'accroît et plus personne ne conteste la réalité du changement climatique.

Les agricultures ultramarines sont souvent les premières confrontées à ce changement. Leur adaptation devient nécessaire. Le nombre d'hectares diminue dans ces territoires et l'autonomie alimentaire s'y réduit en conséquence.

À l'occasion d'un récent conseil d'administration décentralisé aux Antilles, beaucoup de présidents de Safer ont découvert les spécificités de l'outre-mer. L'agriculture représente aussi un enjeu de développement économique. En effet, le tourisme est lié au dynamisme de l'agriculture et à la production alimentaire locale. De fait, beaucoup de nos concitoyens apprécient une agriculture de proximité.

Le renouvellement des générations se révèle également un sujet majeur. Le déséquilibre de la pyramide des âges est plus accentué dans les outre-mer que sur le reste du territoire. Le taux de chômage y est aussi plus élevé. Il est donc fondamental d'accompagner les jeunes formés dans les lycées agricoles, d'être capable de leur faire de la place pour entrer dans le métier d'agriculteur.

En Guyane, une Safer se met en place depuis deux ans, non sans difficulté. En effet, l'État était historiquement propriétaire de la quasi-totalité du territoire. Paradoxalement, celui-ci est très étendu, mais les surfaces agricoles s'avèrent aussi faibles que celles des autres territoires ultramarins. Elles se situent aux alentours de 30 à 40 000 hectares sur un total de 8 millions d'hectares. La Guyane présente un véritable enjeu d'autonomie alimentaire, mais aussi de sécurité publique. Les implantations illégales et les phénomènes d'accaparement s'y révèlent nombreux.

Pour conclure ce propos liminaire, l'exiguïté des territoires restreint les ressources des Safer d'outre-mer. Aujourd'hui, ces dernières ne bénéficient plus de soutien public, hormis une enveloppe spécifique limitée. Chaque année, elles doivent aller réclamer un financement auprès des collectivités territoriales afin de boucler leur budget. Cet apport demeure fragile car il est soumis à un vote. Or, sans ce financement, les Safer ne pourront mettre en oeuvre la politique publique de contrôle et de régulation sur le territoire.

Nous avons donc réfléchi à un mode de financement particulier pour les Safer des outre-mer. Nous pourrons les évoquer. En revanche, nous ne souhaitons aucune modification sur les Safer métropolitaines.

M. Rodrigue Trèfle, président de la Safer Guadeloupe. - Bonjour à tous, je vous remercie pour cette invitation.

La crise sanitaire a révélé encore plus fortement la nécessité pour l'agriculture guadeloupéenne de subvenir aux besoins alimentaires de la population. Les Safer représentent à cet égard un outil capital.

Ainsi, la Guadeloupe a dû initier dans les quarante dernières années une politique publique d'État : la réforme foncière. Aujourd'hui, cette réforme concerne environ 8 000 hectares de terres, 700 agriculteurs installés et 25 % de la surface agricole utile (SAU) de Guadeloupe. Cela témoigne du poids d'une Safer d'outre-mer pour accompagner le développement économique.

Elle remplit aussi un rôle en matière d'aménagement du territoire, afin de permettre le développement d'autres activités économiques que l'agriculture.

La nécessité d'un avis conforme de la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) a permis de protéger environ 800 hectares de surface agricole en Guadeloupe. Cet outil essentiel permet le maintien de terres non mitées. En effet, une protection particulière est nécessaire car beaucoup de constructions parsèment les terres agricoles.

L'agriculture familiale est relativement jeune. Elle date de moins d'un siècle. Traditionnellement fondée sur la canne à sucre et la banane, l'agriculture était destinée à la métropole. La diversification et la création de filières pour répondre aux attentes des Guadeloupéens sont assez récentes.

La moyenne d'âge des exploitants agricoles est élevée. Elle se situe autour de 57 ans. Le défi consiste à permettre rapidement un accès des jeunes au foncier.

Malgré la préservation de la SAU au cours des dix dernières années, l'augmentation des coûts affecte les capacités de production. Le revenu dégagé s'amoindrit. Depuis un an, certaines parcelles sont abandonnées, mal cultivées ou laissées en friche. Il s'avère par conséquent nécessaire de conforter la protection du foncier agricole.

Or, le marché foncier des départements d'outre-mer en Guadeloupe se trouve confronté à un problème économique. Comme l'a indiqué le président Emmanuel Hyest, ce marché ne permet pas de générer suffisamment de ressources pour financer nos équipes. Nous sommes contraints de nous adresser aux collectivités. Un soutien de l'État serait bienvenu afin d'assurer une pérennité financière. En effet, l'autonomie alimentaire relève à mon sens de sa responsabilité. Il convient de mentionner ce point.

M. Robert Catherine, directeur de la Safer Martinique. - Je ne reprendrai pas les propos des présidents Emmanuel Hyest et Rodrigue Trèfle. La Martinique connaît les mêmes problématiques, de manière encore accrue.

En effet, les superficies y sont plus réduites et les Safer ne peuvent intervenir que sur les notifications reçues. Or, moins de 500 hectares sont notifiés chaque année à la Martinique. À titre de comparaison, 23 000 hectares sont notifiés dans les Pays de Loire. Nous avons ainsi des difficultés pour équilibrer les comptes.

De plus, nos capacités financières ne nous permettent pas de préempter ces terres dans leur intégralité. La loi pour l'avenir de l'agriculture et la forêt (LAAF) permet certes d'opérer une préemption partielle. Cependant, un propriétaire conserve la faculté de demander la vente de l'intégralité de son bien, y compris lorsque la Safer s'est mise d'accord au préalable avec le Conservatoire du littoral. Du coup, les Safer ne parviennent pas à intervenir.

Le vieillissement des agriculteurs affecte aussi la Martinique. De jeunes agriculteurs sont bien formés, à un coût élevé, mais leur formation demeure théorique. Ils ne bénéficient pas d'une expérience pratique acquise auprès des générations précédentes. Il conviendrait d'inventer un mécanisme d'apprentissage concret, sous forme de pépinières agricoles.

De plus, la population agricole dispose d'une très faible capacité financière. La Safer se trouve donc obligée de se garantir, tant en rétrocession qu'en location. Cela allonge les procédures. Nous mettons en place des mécanismes de portage avec le Crédit Agricole et nous avons passé des conventions avec les Établissements publics fonciers (EPF) pour permettre aux jeunes diplômés sans terre d'accéder au foncier agricole. La Collectivité a mis en place un autre mécanisme, appelé « banque de terres ». Cependant, ce dispositif présente une limite. À terme, l'agriculteur demeure locataire. Il convient donc de proposer un panel de solutions aux jeunes agriculteurs.

Certains outils, comme la CDPENAF, sont remarquables. Cependant, les élus locaux demandent sa suppression du fait de l'avis conforme qu'elles rendent. Cela constituerait un gros recul. Son handicap réside dans le caractère tranché de l'avis de conformité. Il ne peut être que positif ou négatif et empêche toute négociation. En Martinique, nous pratiquons donc des « pré-CDPENAF », afin de concilier les projets de développement de la commune et la préservation du foncier agricole. En effet, la Safer a pour mission de protéger le foncier agricole, mais aussi de favoriser le développement local.

Pour conclure, je voudrais attirer l'attention sur la diminution des superficies foncières. Aujourd'hui, la SAU représente 22 000 hectares, contre 80 000 en 1960. Pendant longtemps, la perte s'élevait à 1 000 hectares par an, pour un petit territoire de 1 100 kilomètres carrés. Grâce à la CDPENAF, elle se réduit, à hauteur de 700 ou 800 hectares par an. Cependant, la Martinique dispose d'environ 20 000 hectares de terres en friche anciennement agricoles. Leur qualification en « terres insuffisamment cultivées », prévue par la loi, pourrait constituer une option.

M. Emmanuel Hyest. - Je me permets d'ajouter un élément crucial. Le sujet s'est présenté en Martinique. En raison du climat, la végétation se développe très rapidement dans les terres laissées en friche. La situation s'est heurtée à une interprétation de l'Office national des forêts (ONF), qui s'oppose à une remise en culture dans ce type de cas. En l'occurrence, j'ai pu régler le problème à l'amiable avec l'ONF. Il conviendrait toutefois de se doter d'une doctrine permettant, après photo-interprétation, de remettre en culture des terres autrefois cultivées. Toutes les précautions environnementales devraient bien évidemment être prises. Ainsi, les ravines ne seraient pas défrichées. Cet enjeu, spécifique aux territoires d'outre-mer, est un peu moins prégnant en Guadeloupe, mais se retrouve aussi à La Réunion.

Il en va de même concernant les préemptions, notamment les préemptions partielles. Le prix du bâti est tel à La Réunion que la Safer ne peut pas courir le risque d'acquérir la totalité du bien. Il y a un vrai sujet de réflexion à avoir.

M. Stéphane Artano, président. - Merci pour vos remarques préliminaires. Je laisse maintenant la parole aux rapporteurs.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Merci, Monsieur le président.

Je souhaiterais rebondir sur les propos concernant la Martinique. Quelles raisons profondes empêcheraient-elles l'ONF de remettre les friches en culture ?

Par ailleurs, les contraintes européennes sur les produits sanitaires freinent-elles l'installation des agriculteurs ?

Vous avez aussi signalé l'âge de nombreux exploitants agricoles. Cependant, les jeunes sont-ils vraiment demandeurs ?

Le besoin de logement ne prend-il pas le pas sur les terres agricoles ? J'ai cru comprendre que les maisons individuelles étaient préférées aux appartements.

Le Conservatoire du littoral met-il à disposition des terres destinées à l'agriculture ou les conserve-t-il, si bien qu'elles deviennent également des friches ?

Enfin, avez-vous constaté des évolutions significatives au cours des dernières années ? Quelles sont actuellement les caractéristiques principales du foncier agricole ultramarin : types d'exploitation, modes de production, valorisation, etc. ? Quels sont ses atouts et ses faiblesses ? Quelles sont les menaces les plus alarmantes ?

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Messieurs les présidents, Madame, Messieurs de la Fédération nationale des Safer, c'est vraiment un plaisir de vous rencontrer aujourd'hui. Merci beaucoup de votre présence. Elle nous permettra d'avancer dans notre réflexion.

Pour ma part, j'ai eu l'honneur et la joie de coordonner entre 2015 et 2017 les trois rapports généraux consacrés au foncier en outre-mer. Ces travaux ont étudié de façon transverse la situation de blocage et de tension du foncier ultramarin. L'examen du foncier agricole constitue donc une suite logique.

La crise sanitaire et la guerre en Ukraine soulignent encore davantage la nécessité de l'autosuffisance alimentaire pour nos collectivités. Nos territoires ne peuvent plus continuer à dépendre d'importations, à plus de 80 % dans certains cas. Cela est particulièrement vrai pour les produits alimentaires.

Pour commencer, pourriez-vous nous rappeler la raison d'exister des Safer ? De fait, elles n'existent pas dans tous les départements d'outre-mer. Vous avez mis en place récemment une Safer en Guyane, mais il n'en existe pas à Mayotte.

Quels enseignements tirez-vous de l'expérience guyanaise ? En effet, Mayotte est confrontée aux mêmes contraintes. La pression démographique y est exceptionnelle. 300 000 habitants officiellement, 50 % supplémentaires en réalité, se concentrent sur une superficie très réduite de 374 km2. Les missions de la Safer y sont exercées par l'Établissement public foncier et d'aménagement. Or, un établissement public similaire existe en Guyane. Pourtant, la nécessité d'une Safer s'y est révélée.

Je salue le travail mené par l'Établissement public foncier de Mayotte. Pour autant, quelles raisons pourraient motiver la nécessité d'une Safer sur le territoire ? Cette nécessité s'applique-t-elle dans toutes les collectivités d'outre-mer ? Merci de bien vouloir nous éclairer sur votre organisation.

M. Emmanuel Hyest. - Je vais commencer par la mission des Safer. Lors de leur création en 1960, elles ne remplissaient qu'un rôle agricole. Le législateur a rapidement élargi leurs attributions à l'accompagnement de l'aménagement du territoire. Cela concerne particulièrement les grands ouvrages. Depuis quarante ans, la Safer intervient ainsi dans tous les grands ouvrages linéaires... à l'exception de Notre-Dame-des-Landes qui est un exemple emblématique pour lequel la Safer n'a pas été missionnée : 50 ans de projet et finalement une reculade pour aboutir à rien !

L'accompagnement des Safer permet un double résultat : aboutir à ce que les ouvrages se mettent en place à un coût moindre pour la collectivité nationale, puisque l'État est généralement le financeur et prise en compte l'intérêt des agriculteurs. En effet, les réserves foncières permettent de compenser les pertes de terres agricoles engendrées par les ouvrages.

À la différence des EPF, l'accompagnement des Safer s'opère toujours à travers un prisme agricole. Les enjeux pour l'agriculture sont systématiquement étudiés. La grande force des Safer réside dans la complémentarité. La présence des élus agricoles dans les Safer est une grande force. Les collectivités territoriales et locales, les associations de protection de l'environnement, en fait l'ensemble des usagers des territoires ruraux, siègent au sein des conseils d'administration et des comités techniques des Safer. Cela fait toute la différence.

La Guyane n'est pas encore opérationnelle. Je ne peux donc vous présenter de résultats. Nous avons été sollicités à plusieurs reprises concernant Mayotte. Nous nous y rendrons à l'occasion de notre prochain voyage à La Réunion, afin d'étudier les modalités d'un accompagnement éventuel. Dans un premier temps, nous pouvons imaginer un support de la part des équipes réunionnaises, en accompagnement bien entendu de l'EPF. En tout état de cause, la compréhension des problématiques impose de nous rendre sur place.

Le Conservatoire du littoral agit en vrai partenaire des Safer sur l'ensemble du territoire national. Une convention-cadre nationale a été renouvelée l'an dernier. Les relations sont aujourd'hui excellentes. En effet, la gouvernance et la réflexion scientifique du Conservatoire du littoral ont évolué en faveur de l'agriculture. Les Safer proposent les agriculteurs susceptibles d'exploiter les terrains du Conservatoire. Souvent, elles attribuent même au Conservatoire les terres dont elles sont propriétaires. La relation est donc très forte.

La raison d'être de la Safer réside dans la régulation du prix du foncier. Nous nous inscrivons dans le marché foncier, et nous le régulons. Notre rôle consiste à éviter l'emballement, les bulles spéculatives, etc. La Safer intervient au travers de son droit de préemption, sauf impossibilité (tel est le cas du marché sociétaire). J'y reviendrai. La loi Sempastous, votée en 2021, n'est entrée en application que ce 1er mars. Comme l'indiquait Robert Catherine, le poids de la propriété bâtie par rapport aux surfaces agricoles est parfois tel que nous ne pouvons intervenir. Toutefois, l'outil nous permet globalement d'intervenir tout en respectant la capacité à entreprendre et à se développer. Nous voyons notre rôle de régulation comme équilibré. Dans les faits, la Safer préempte souvent peu. Elle préempte moins de 1 % des 320 000 déclarations d'intention d'aliéner reçues chaque année. Ces préemptions représentent environ 10 % de notre activité. Le reste se réalise à l'amiable. Toutefois, les préemptions sont un peu plus nombreuses outre-mer.

L'autonomie alimentaire est un enjeu majeur. Les deux dernières crises ont encore davantage mis l'accent sur le sujet. Cette question se révèle particulièrement prégnante sur des territoires insulaires et exigus. Dernièrement, nous avons accompagné Malte sur la mise en place d'outils de régulation foncière.

Dans ces conditions, la réflexion sur le financement du service public des Safer sur un territoire ultramarin est absolument indispensable. En l'absence de Safer, l'intervention est beaucoup plus difficile. En Guyane, nous commencerons à agir dans un marché sans référence de prix. Les premières préemptions seront probablement contestées devant les tribunaux. Les Safer devront se montrer suffisamment solides pour supporter d'éventuelles condamnations. Ces considérations s'appliqueraient aussi à Mayotte. Là aussi, il conviendrait de prendre des références et des risques. De ce fait, nous souhaiterions une garantie de l'État sur certaines opérations à risque, notamment les préemptions partielles.

Enfin, le logement comme le tourisme sont régulièrement invoqués en opposition à la préservation des terres agricoles. Il est donc indispensable d'inscrire leur protection dans le marbre. C'est aujourd'hui un enjeu de société majeur, a fortiori sur des territoires contraints. L'alimentation et les réserves d'eau en dépendent.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Je rebondis sur vos propos. Je vous adresse une supplication : venez s'il vous plaît à Mayotte, avant de tirer la moindre conclusion. Mayotte et La Réunion ne sont pas confrontées aux mêmes enjeux ; leur niveau et leur rythme de développement sont différents.

M. Emmanuel Hyest. - Je vais essayer de trouver le temps pour me rendre sur place.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Les Safer gèrent-elles du foncier agricole dans d'autres collectivités d'outre-mer, comme la Nouvelle-Calédonie ?

M. Emmanuel Hyest. - Nous travaillons avec la Nouvelle-Calédonie. Nous avons élaboré un rapport sur le foncier agricole à la demande du gouvernement calédonien. Il n'a jamais été rendu public. Nous avons travaillé sur un état des lieux et sur la sortie de la mission de l'Agence de développement rural et d'aménagement foncier (ADRAF). Cette structure avait été mise en place pour rééquilibrer les territoires entre peuples autochtones et terres privées. Nous avons émis des propositions destinées à rendre le foncier plus mobile. Les baux ruraux constituent à cet égard une solution envisageable. Depuis 1945, la loi sur le statut du fermage a apporté des garanties aux fermiers. En métropole, 70 % des agriculteurs relèvent de ce statut. Cela ne pose aucun problème. Il s'agit également d'un élément de réponse en Guadeloupe et à La Réunion, pour ceux qui n'ont pas la capacité d'acheter le foncier.

Par ailleurs, nous venons de signer avec la collectivité de Saint-Martin un accord d'accompagnement portant sur la protection des terres agricoles et les mutations.

Nous accompagnons aussi la mise en oeuvre de lois foncières en Afrique de l'Ouest.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Quelle est la situation du fermage dans les outre-mer ?

M. Rodrigue Trèfle. - Je reviens d'abord sur la raison d'exister des Safer. Les Safer sont un espace de concertation. Elles réunissent l'ensemble des acteurs du monde rural et politique.

Par ailleurs, je rebondis sur la question du mode d'exploitation. La Guadeloupe a connu trois réformes foncières. La première est intervenue entre 1960 et 1968, avant la création de la Safer. Les usiniers ont alors dû vendre du foncier. 2 800 hectares ont alors été vendus et urbanisés. Lors de la deuxième réforme, entre 1968 et 1978, 3 900 hectares ont été cédés. La moitié a été urbanisée. La troisième réforme, initiée en 1981 et toujours motivée par la crise sucrière, a tiré les enseignements des deux précédentes.

Le modèle a été modifié, puisque la rétrocession en pleine propriété avait conduit à l'urbanisation. Dans ce cadre, les agriculteurs concernés sont devenus fermiers d'un Groupement foncier agricole (GFA), dont ils détiennent environ 40 % des parts sociales. La Safer, le Crédit Agricole et le département détiennent les 60 % restants. Plus de 700 personnes ont ainsi été installées sur 8 000 hectares. En quarante ans, pas 1 m2 de terres ont été déclassées. L'outil GFA permet donc de maintenir l'espace agricole pour les générations futures.

En Guadeloupe, les relations avec le Conservatoire du littoral sont assurées en bonne intelligence. Le Conservatoire permet la mise à disposition de certains espaces à un moindre coût. Ce partenaire majeur joue le jeu.

Enfin, l'agriculture guadeloupéenne est de type familial. Les exploitations restent de petite taille. La réforme foncière a permis d'augmenter la surface moyenne de 2,5 à 4,5 hectares. Toutefois, le coût devient élevé pour les entrants.

La recherche de l'autosuffisance alimentaire, invoquée depuis des décennies, est indispensable, d'autant plus que nous sommes très loin de la métropole. Nous sommes susceptibles d'être impactés plus fortement par les crises, notamment les guerres. 10 000 hectares de friches ont été identifiés en Guadeloupe. Ces terres doivent bénéficier au développement agricole. Le potentiel existe. Il faut le protéger et le conforter. Les Safer constituent à cet égard un lieu de régulation et de concertation avec tous les acteurs.

M. Emmanuel Hyest. - En complément, j'ajoute que l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) expérimente des solutions d'agriculture à la fois plus intensive et respectueuse de l'environnement. En effet, l'industrie cannière ne peut être totalement remplacée, les usines doivent rester approvisionnées. Or, les besoins de protection de l'environnement sont plus importants outre-mer du fait du climat. Les réflexions de l'INRAE devraient ainsi permettre l'émergence de nouveaux modèles. Des complémentarités avec l'élevage sont notamment étudiées. Ces modèles favoriseraient l'installation de jeunes agriculteurs.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Le changement climatique permet-il une autre agriculture ? De nouveaux produits peuvent-ils être cultivés ?

M. Rodrigue Trèfle. - En Guadeloupe, le retour à des productions abandonnées, comme la vanille ou le café, tend à se manifester, souvent sur la Côte-sous-le-vent. Il convient aujourd'hui de trouver un modèle de développement et d'optimiser la petite taille des exploitations. La Safer partage avec l'INRAE la volonté d'installer un maximum de jeunes sur de petites exploitations viables.

J'ai omis de préciser un élément concernant l'EPF. En Guadeloupe, la population vieillit et se réduit. La consommation d'espaces devrait diminuer en conséquence. L'EPF a choisi de racheter des habitations abandonnées dans les villes, (il y en a beaucoup) afin de construire et d'héberger la population. La Safer observe ces évolutions et peut ainsi se projeter.

M. Emmanuel Hyest. - Il convient aussi de mentionner la problématique de l'eau, qu'elle soit potable ou destinée à l'agriculture. À La Réunion, la Safer a ainsi accompagné le passage de l'eau de la Côte-sous-le-vent à la Côte-au-vent. L'irrigation permet ainsi de développer des terrains auparavant secs. De nouvelles méthodes d'irrigation permettent aujourd'hui d'économiser l'eau. Au demeurant, l'agriculture est souvent une composante de la réserve d'eau potable. Le raisonnement doit être global.

M. Stéphane Artano, président. - Merci de ces précisions. Avant de passer la parole à nos collègues, je souhaite vous demander les pistes de consolidation financière que vous envisagez pour les Safer en outre-mer. L'espace disponible et le volume d'échanges fonciers y sont visiblement très différents.

Mme Victoire Jasmin. - Merci aux différents intervenants ici présents. Je tiens à remercier le président Artano, mais aussi les collègues qui nous permettent de travailler sur ce sujet. Nous avons eu collectivement raison. En effet, le foncier est important. J'ai pu rencontrer à la fois la FNSafer, mais aussi différentes personnes ressources. Je me suis rendu compte de l'importance d'aborder cette problématique.

Je suis particulièrement satisfaite d'entendre votre point de vue sur la CDPENAF, car l'opinion des élus est différente généralement. Ainsi, vos propos permettent de recadrer le débat et de comprendre les raisons de votre action sur le foncier agricole. En tant qu'élus, nous avons été amenés à valider des Plans locaux d'urbanisme (PLU) sans toujours connaître l'avis de la Safer. Nous comprenons mieux également les contraintes budgétaires des Safer.

Nous avons la chance de disposer de lycées agricoles et de jeunes désireux de s'orienter vers l'agriculture. Malheureusement, le foncier manque. L'intérêt de ce travail est aussi de permettre aux jeunes qui veulent s'impliquer de bénéficier d'un accompagnement. J'ai entendu plusieurs propositions, comme celle de chantiers d'insertion permettant un transfert d'expérience. Le travail devra s'effectuer en coordination avec l'ensemble des partenaires du territoire.

Il est urgent d'agir concrètement en matière de souveraineté alimentaire.

Je vous remercie donc pour les réponses que vous nous avez déjà apportées. Je souhaiterais aussi évoquer rapidement l'aménagement du territoire.

En complément de vos propos, il convient de parler des écoquartiers.

Plusieurs textes récents, issus du Sénat, recommandent des mesures visant à ne pas artificialiser complètement les sols. Les événements naturels majeurs, comme la tempête Fiona, montrent comment l'eau reste en surface. Les contraintes liées à la chlordécone doivent également être prises en compte. Les cultures compatibles avec des sols contaminés doivent être valorisées et leur impact sur la santé étudié.

La tendance à l'extension urbaine me semble une erreur. Elle génère des surcoûts pour tous les réseaux : l'eau, l'assainissement, l'électricité, internet, etc. La recentralisation et les écoquartiers permettraient de maintenir le foncier agricole.

La situation est différente en Guyane, où le foncier appartient pour beaucoup à l'État. Celui-ci doit trouver les meilleures solutions possibles pour permettre à la remplir pleinement son rôle et de tendre vers l'autonomie alimentaire.

En complément des travaux coordonnés par notre collègue Thani Mohamed Soilihi, il convient de mettre l'agriculture au centre, tout en maintenant une certaine diversification, au-delà de la canne à sucre et de la banane.

Enfin, au regard des taux de chômage importants sur nos territoires, il importe de permettre aux jeunes de revenir travailler la terre. La situation est d'autant plus regrettable que la culture de la canne recourt actuellement à une main-d'oeuvre étrangère illégale. Ce modèle ne doit pas perdurer. Les réponses à apporter sont l'inclusion, mais aussi l'accompagnement des jeunes. Plusieurs pistes ont été évoquées avec Robert Catherine.

Je pense que nos travaux nous permettront d'inverser la tendance, afin de permettre à nos territoires de se développer sur le plan agricole et de viser la souveraineté alimentaire.

Mme Annick Petrus. - Nous avons tous compris l'importance du sujet dans nos travaux. Nos territoires ultramarins sont confrontés à une réelle problématique de disponibilité des surfaces agricoles et de survie alimentaire en cas de crise.

Je suis sénatrice de la collectivité territoriale de Saint-Martin, petit territoire de 53 km2 caractérisé par une double insularité. Je me réjouis de la convention signée en faveur de la protection des terres agricoles. Je n'ai pas encore pu en prendre connaissance dans le détail, d'où ma question. Cette convention prévoit-elle un accompagnement de la collectivité dans ses premiers pas vers l'agriculture ? Cet accompagnement peut être de tout ordre. L'agriculture est en effet extrêmement peu développée sur le territoire.

Mme Micheline Jacques. - Ma question sera d'ordre plus institutionnel. Sachant que dans les territoires régis par l'article 73 de la Constitution, les textes législatifs s'appliquent de plein droit, je souhaiterais savoir si les Safer sont consultées lors de l'élaboration ou des révisions de textes relatifs au foncier. Je pense par exemple à la loi Zéro artificialisation nette (ZAN) ou à la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU). Ces lois sont-elles adaptées aux territoires ? Chaque territoire ultramarin devrait-il à l'inverse bénéficier de dispositions spécifiques ? Comment parvient-on à articuler l'objectif d'autosuffisance alimentaire, les problématiques de logement et la loi ZAN dans des territoires où l'espace est très contraint et les tensions exacerbées ?

Mme Viviane Artigalas. - Je retrouve dans vos propos certaines problématiques de mon territoire des Hautes-Pyrénées. Les questions de foncier et les conflits avec les usages touristiques y sont présents. Nous sommes parvenus à mettre en place quelques outils de gestion du foncier. Ils permettent à des agriculteurs de racheter des bâtiments agricoles alors qu'ils ne disposent pas des moyens suffisants. En effet, le tourisme fait augmenter les prix. Ce conflit entre tourisme et agriculture existe dans les territoires ultramarins mais dans ce cas, le tourisme l'emporte-t-il ?

Ma deuxième question porte sur le revenu des agriculteurs. Trois lois « Egalim » ont été votées pour améliorer leur revenu. Dans ces conditions, qu'en est-il des activités complémentaires telles que l'agritourisme ?

Par ailleurs, vous évoquez une activité plutôt familiale en Guadeloupe, mais encore tournée vers la canne à sucre et la banane. Dans ces conditions, les possibilités de diversification permettent-elles de maintenir le revenu des agriculteurs ?

Enfin, les GFA de Guadeloupe me semblent constituer une alternative aux tentatives d'accaparement du foncier par de grandes sociétés que nous constatons sur d'autres territoires. Qu'en est-il véritablement ?

M. Emmanuel Hyest. - Je répondrai sur les questions générales et laisserai mes collègues intervenir sur les autres points.

Concernant l'adaptation, une partie de la réponse réside dans la modification de la fiscalité locale. Souvent, les élus locaux n'ont comme seule ressource pour augmenter leur capacité financière que la construction de maisons pour avoir une fiscalité supplémentaire. Dans les communes rurales, si on veut réduire la pression sur les terres agricoles, il faut trouver une autre assise que la seule assise foncière. Cette modification permettrait de générer d'autres ressources. La pression des élus locaux sur la ZAN serait alors moins importante.

Ensuite, il est indispensable d'accompagner l'ingénierie dans les collectivités locales rurales. En effet, beaucoup de collectivités n'en disposent pas. Il s'avère pourtant nécessaire à un urbanisme de qualité. Le sujet suppose une réflexion, des financements croisés, etc. Il convient d'imaginer un nouveau modèle plus cohérent. À cet égard, les Schémas de cohérence territoriale (SCcoT) sont un élément important. De fait, la protection du foncier agricole requiert une projection dans le temps long.

Enfin, pour répondre à la question concernant Saint-Martin, nous allons réaliser un diagnostic du territoire. Par la suite, nous proposerons des solutions en fonction des demandes de la collectivité.

Les Safer réalisent des diagnostics sur le foncier. Elles travaillent en complémentarité avec les chambres d'agriculture sur les sujets relatifs au développement agricole.

Je cède la parole à Rodrigue Trèfle. Robert Catherine vous présentera ensuite nos propositions de financement pour les Safer des territoires d'outre-mer.

M. Rodrigue Trèfle. - À Saint-Martin, l'état des lieux de toutes les parcelles commencera dans les prochains jours. L'examen détaillé portera sur leur valeur agronomique. La collectivité pourra ainsi mieux se projeter sur les potentialités agricoles du territoire. Dans un second temps, nous chercherons le meilleur accompagnement possible. Il convient de saluer l'initiative de M. Louis Mussington, président de la collectivité territoriale. En effet, un tel diagnostic n'avait jamais été réalisé dans le passé.

Pour répondre à la sénatrice Viviane Artigalas, la Guadeloupe connaît très peu les conflits d'usage entre tourisme et agriculture. Les terrains agricoles se situent en effet à l'intérieur des terres. En matière d'agritourisme, la doctrine de la CDPENAF consiste à autoriser une construction si elle complète le revenu d'un agriculteur. Dans le cas contraire, s'il y a une consommation de terre agricole au profit d'un non agriculteur, la commission tend à refuser.

Enfin, concernant les jeunes, c'est notre premier souci, nous cherchons en Guadeloupe à accompagner au mieux la transition entre générations. Les lycées agricoles forment de nombreux jeunes. Un peu moins de 400 jeunes diplômés susceptibles de gérer une exploitation ont été recensés il y a quelques années. Il convient de permettre à ces jeunes de s'insérer dans le tissu agricole tout en leur assurant un revenu. Plus qu'en métropole, l'appui de l'État s'avère indispensable.

M. Robert Catherine. - Je reviens sur le financement des Safer. Lors de leur création, les Safer bénéficiaient d'un financement important de l'État. Au cours des années, cette dotation publique s'est amenuisée. Les Safer d'outre-mer bénéficient encore d'un financement spécifique, mais il demeure insuffisant.

Par conséquent, nous avions formulé une proposition il y a cinq ou six ans. Elle consistait, sur le modèle des EPF, en une taxe affectée de deux euros par habitant. Cette proposition n'a malheureusement pas été validée.

Notre proposition est aujourd'hui assez proche. Elle consisterait à faire peser cette taxe, non sur les collectivités locales, mais sur le vendeur et/ou l'acquéreur. En effet, en Martinique, les 500 notifications annuelles représentent une valeur environ de 45 millions d'euros. Avec 1 à 2 % de ce montant, les Safer pourraient fonctionner sans peser sur les collectivités.

Actuellement, la Martinique bénéficie d'un financement annuel de 500 000 euros. Pour autant, elle ne sait jamais si ce financement sera reconduit ni quand il sera assuré. Ces incertitudes pèsent sur la gestion. Une modification du financement la rendrait plus indépendante, sans remettre en question le contrôle de l'État. En effet, deux commissaires du gouvernement siègent en son sein et disposent d'un droit de veto sur toutes les décisions.

Au risque de me répéter, notre proposition est la seule à ne pas reposer sur aucun financement public.

M. Emmanuel Hyest. - Je précise que cette solution est adaptée à la situation martiniquaise, compte tenu de la valeur des transactions. En revanche, tous les territoires ne se trouvent pas dans la même situation. La proposition du groupe des Safer consisterait à affecter aux besoins des Safer d'outre-mer une partie de l'enveloppe des EPF. Un plafond de deux euros répondrait aux besoins des Safer. Leur mission de service public devrait être financée comme telle.

M. Victorin Lurel. - Merci pour votre présence et vos précieuses informations. Pour la bonne forme, j'informe mes collègues que j'ai jadis été directeur de chambre d'agriculture et que j'ai créé plusieurs des 38 GFA de Guadeloupe, dont le premier.

Mes questions seront franches. J'espère qu'elles ne vous heurteront pas.

La première porte sur l'utilité des Safer aujourd'hui face aux EPF. L'indépendance des Safer justifie-t-elle l'introduction d'une taxe de même nature que celle des EPF ? Comme vous l'avez dit, une dépendance des Safer à l'égard des collectivités locales s'est instaurée. On peut imaginer les conséquences en matière d'indépendance, de préemption, de notification, de moyens, etc.

Vous avez évoqué le rôle de régulation des Safer. Or, selon les chiffres que vous nous avez communiqués, seules 14 préemptions ont été proposées sur les 1 104 notifications de 2019. En 2018, le prix moyen à l'hectare s'élevait à 238 000 euros. Aujourd'hui, il s'est réduit à 141 642 euros sur un marché très restreint. Dans ce contexte, régulez-vous réellement les prix ? Quelles préemptions avez-vous effectivement réalisées ? Disposez-vous des moyens nécessaires pour les assumer ?

Je m'interroge ensuite sur la nature juridique des Safer. Combien de Safer disposent-elles de présidents ? Comment la gouvernance est-elle assurée ? Certains rapports ont remis en question la gestion de Safer, leur efficacité et leur coût. Ce type d'instrument est-il aujourd'hui nécessaire à la régulation du foncier ? Convient-il de leur donner des moyens supplémentaires ? Selon quelles modalités ?

Concernant vos perspectives, je pense que les cultures traditionnelles de la banane et de la canne à sucre disparaîtront à plus ou moins long terme, faute de compétitivité. Dans ce contexte, quel est aujourd'hui le bilan de la troisième réforme foncière ? Sur les 12 000 hectares achetés par l'État dans le cadre du plan Mauroy, 7 500 à 8 000 hectares ont été distribués. Que fait-on des 1 700 hectares restants aujourd'hui sur le solde de 4 000 à 4 500 ? Certaines solutions innovantes sont certes mises en oeuvre. Certains terrains sont vendus, apparemment pour l'artificialisation, mais à quel prix ? La possession d'un stock vous permettrait peut-être de réguler à la fois le prix du foncier et celui de l'urbanisable.

Par ailleurs, quelle est l'articulation entre la loi SRU et la CDPENAF ? La loi SRU contraint les collectivités à disposer de logements sociaux. Elles sont pénalisées financièrement lorsqu'elles n'atteignent pas les objectifs fixés en la matière. Or, elles disposent par ailleurs d'une « surface agricole utile » qu'elles ne peuvent plus déclasser. En effet, un avis conforme de la CDPENAF est exigé, alors que seul un avis simple est demandé en métropole. Comment vivez-vous cette contradiction entre les obligations de mettre des terrains à disposition pour construire des logements sociaux et les objectifs de préservation d'un foncier agricole de bonne qualité ?

Concernant la réforme foncière elle-même, quelle est la situation aujourd'hui alors que 60 % des parts sont détenues par la société d'épargne foncière agricole de la Guadeloupe (SEFAG) et 40 % par les GFA ? Tout d'abord, près de 10 millions d'euros de créances sont impayés. Ensuite, la mise en propriété collective de 8 000 hectares via les GFA partait d'une bonne idée. La surface moyenne des exploitations se situait entre dix et quinze hectares. Elle devait être consacrée à la canne à sucre à hauteur de 60 %, le reste à la diversification, végétale et animale. Or, aujourd'hui, beaucoup d'agriculteurs ne paient pas leur loyer, n'exploitent plus et sous-louent à des travailleurs étrangers, généralement haïtiens. Aussi, ne faut-il pas repenser cette réforme foncière ? Les Safer en ont-elles les moyens ? À mon sens, une mise à plat se révèle nécessaire. Les mêmes considérations s'appliquent à l'EPF. Tôt ou tard, il sera confronté à des difficultés financières. En effet, les collectivités ne peuvent pas rembourser. Les EPF sont victimes de leur succès et d'un manque d'anticipation.

J'aurais bien d'autres questions sur l'orientation agricole, les PLU et l'absence d'agence d'urbanisme dans les collectivités, le temps nécessaire pour modifier ou geler le foncier, etc. Par ailleurs, le réalisme conduit à viser une certaine autonomie alimentaire plutôt que l'autosuffisance. L'État a fixé pour 2030 des objectifs inatteignables en matière de ZAN. Une réflexion pragmatique s'impose. Les outils doivent être revus, tout comme la CDPENAF. En effet, les demandes de déclassement émanent des agriculteurs eux-mêmes, d'autant plus que le principe de non-compensation, imposé par le Conseil d'État, s'avère impraticable.

Je m'arrête là. Nous pourrons peut-être discuter de ces points de manière plus approfondie à l'occasion du rapport. En résumé, mes questions portent sur la régulation, la gestion, l'avenir et les moyens pour que les Safer restent un outil utile au service d'une politique agricole familiale.

M. Emmanuel Hyest. - La fin de votre propos, Monsieur le sénateur, démontre tout l'intérêt de la CDPENAF. La pression des intérêts particuliers est forte et ce n'est pas une raison pour laisser faire. En outre-mer, l'écart entre le prix du foncier agricole et celui de ses autres destinations est plus important qu'ailleurs. Il va de 1 à 800. Plus que jamais, la protection du foncier agricole s'avère indispensable a fortiori dans les territoires très contraints. L'enjeu est majeur.

Un placement des Safer sous le contrôle des EPF a été envisagé il y a quelques années. Heureusement, l'opération ne s'est pas concrétisée. De fait, la spécificité agricole des Safer les met au service de l'intérêt général. Alors que les contentieux liés au foncier représentent 70 % du total à l'échelle mondiale, ils sont presque inexistants dans notre pays depuis une soixantaine d'années. En effet, les collectivités locales et le monde agricole ont compris que les Safer regardent le territoire à travers un prisme agricole. Les EPF ne disposent pas de la même capacité. En effet, leur rôle consiste à dégager des terrains destinés à l'urbanisme. La différence est majeure. En revanche, nous sommes complémentaires. Cette complémentarité a d'ailleurs été inscrite dans la loi, sous le ministère de Mme Cécile Duflot. De nombreuses conventions sont conclues entre EPF, Safer et Régions. Elles permettent de conduire et de financer des opérations conjointes sur des enjeux mixtes.

Quant à la réforme foncière de la Guadeloupe, elle requiert du courage politique. Il importe de contraindre les locataires à payer leur loyer. La sous-location est intolérable, face à l'enjeu de développement que représente l'installation de jeunes agriculteurs. La loi doit s'appliquer ; en l'occurrence, le statut du fermage prévoit la perte du bail rural en cas de sous-location. Cette situation est spécifique à la Guadeloupe. À La Réunion, des GFA ont été constitués, les contraintes sont identiques, mais globalement les agriculteurs paient leur loyer.

M. Victorin Lurel. - Je me permets d'intervenir. J'ai lu dans votre rapport une nouvelle orientation relative à la vente en pleine propriété. Certes, les problèmes de comportement et de responsabilité ne peuvent être niés. Le laisser-faire constitue une vraie dérive. Pour autant, la transformation d'une propriété collective en propriété individuelle crée d'autres difficultés. Les deux premières réformes foncières se sont traduites en urbanisation. Il importe de maintenir le caractère collectif, mais assorti d'une gestion efficace. Pour cette raison, je vous interrogeais sur le type de gouvernance des Safer et leurs moyens d'intervention sur le foncier, comme le nombre de conseillers, d'agents, etc.

M. Emmanuel Hyest. - Les Safer sont des sociétés anonymes à but non lucratif. Leurs dirigeants sont des présidents-directeurs généraux. Juridiquement, tous les présidents de Safer sont des mandataires sociaux et sont responsables, y compris sur leurs biens propres. Néanmoins, un financement pérenne est nécessaire pour que les Safer d'outre-mer assurent leur mission. Les moyens financiers permettent de mettre en oeuvre des moyens humains. Toutefois, les Safer ne disposent pas de pouvoir de police. Elles peuvent alerter, mais l'action revient ensuite au pouvoir politique ou à la justice. Face à un fort enjeu de développement local, il est anormal que certains profitent du système pour percevoir des revenus qui ne leur sont pas destinés.

M. Victorin Lurel. - Les GFA ont probablement le dernier mot dans les assemblées générales. Ils devraient pouvoir intervenir. Cela fonctionne à La Réunion.

M. Emmanuel Hyest. - C'est un réel enjeu, propre à la Guadeloupe. Il conviendrait à mon sens que le rapport en fasse état.

M. Rodrigue Trèfle. - J'interviendrai sur plusieurs points, en commençant par les préemptions. Grâce à l'action de la Safer, les prix commencent à diminuer. Un hectare coûte cependant plus de 200 000 euros. Concernant les 65 notifications, la Safer a estimé le prix trop élevé et a indiqué acheter à un prix inférieur. Pour autant, la loi autorise le vendeur à retirer son bien de la vente dans un délai de six mois. De fait, il le retire dans la majorité des cas. Même en cas d'accord sur le prix, il s'avère souvent nécessaire d'aller en justice pour obliger le notaire à rédiger l'acte. Les pratiques déplorables se sont multipliées en Guadeloupe. Dans les faits, rien n'empêchait l'acheteur d'un terrain agricole de faire construire une grande villa avec piscine. Les maires n'intervenaient pas. La CDPENAF s'inscrit contre ces pratiques. Les demandes de permis de construire constituent un barrage efficace. Pour déposer un permis sur un terrain agricole, il faut en effet être agriculteur, présenter une déclaration de surface et justifier que l'activité agricole nécessite d'habiter sur l'exploitation.

En deuxième lieu, la Safer supporte encore le poids du foncier acquis lors de la réforme. En effet, la mise en place de la réforme a pris beaucoup de temps. Il a fallu avancer de l'argent aux agriculteurs qui souhaitaient s'installer et porter une partie des 40 % des parts dans les GFA. Les organismes financiers n'interviennent pas comme en métropole. De plus, les GFA sont gérés par la chambre d'agriculture. Ses représentants sont tentés de faire plaisir à leurs pairs qui sont aussi leurs électeurs. Dans ce contexte, la dette de fermage n'a cessé d'augmenter. Aujourd'hui, la part de la Safer dans les 40 % de parts sociales des agriculteurs s'élève à environ 700 000 euros. La Safer porte également les 60 % de parts de la SEFAG. Or, les fermages ne sont pas payés. Un audit de la Direction générale des finances et des affaires générales (DGFAG) a été présenté en juin 2022. Il souligne le laxisme criant de la gérance des GFA, assurée par le président de chambre. En l'absence de mesure, la Safer ne pourra jamais répondre à l'attente des collectivités qui souhaitent mettre le foncier à disposition de ceux qui le travaillent. La Safer ne pourra agir seule. Il suffit d'une volonté politique. En l'état, elle subit une triple peine : elle a mis en place la réforme, non sans mal ; elle a porté les parts sociales de ceux qui ne pouvaient pas payer ; aujourd'hui, elle se trouve face à 8,5 millions d'euros d'impayés. Les collectivités et l'État doivent intervenir. Notre conseil d'administration a donc décidé d'attirer l'attention des deux collectivités sur la question pour leur demander d'agir. Depuis l'audit de la DGFAG, nous avons demandé des explications au gérant de la GFA. Il n'a jamais honoré ses rendez-vous. L'objectif est d'arriver à mettre le foncier agricole à la disposition de ceux qui le travaillent.

M. Victorin Lurel. - Le Crédit Agricole est-il majoritaire au sein de la SEFAG ?

M. Rodrigue Trèfle. - Non, il détient 25 % des parts. La Safer est le premier actionnaire, suivie du département, puis du Crédit Agricole.

Je souhaite répondre également à l'interrogation concernant la vente de terres en pleine propriété. Je rappelle que les terrains mis en propriété collective étaient des terrains plats et mécanisables. Or, nous avons aujourd'hui en portefeuille des terrains vallonnés qui ne peuvent être exploités à moindre coût. De plus, les évolutions législatives empêchent désormais toute revente pendant quinze ans si la Safer n'est pas sollicitée. De son côté, la CDPENAF s'opposerait à toute transformation en lotissement. En outre, la valorisation agronomique de ces terrains est faible. Leur intégration dans les GFA serait difficile. Par conséquent, nous avons choisi de privilégier l'accès en pleine propriété au bénéfice d'agriculteurs jeunes et formés.

Enfin, nous avons en stock du foncier classé en terrain boisé. Nous avions conclu une convention avec le conseil départemental afin d'acquérir et de protéger ces terrains. La Safer les supporte pour le compte de la collectivité, mais telle n'est pas sa vocation. Nous espérons pouvoir les céder un jour au Département.

M. Emmanuel Hyest. - Je reviens sur la régulation. La Guadeloupe constitue une exception. En Martinique ou à La Réunion, les prix sont proches de ceux du territoire national. L'écart varie de 5 000 à 15 000 euros l'hectare, en fonction de la qualité des sols, de l'emplacement, des possibilités de spéculation, etc. Les prix guadeloupéens sont révélateurs d'une situation très dégradée, dans laquelle la Safer ne pouvait pas intervenir il y a quelques années, faute de moyens financiers. La situation est aujourd'hui différente.

Par ailleurs, le droit de préemption régule le prix, même lorsque la Safer ne l'exerce pas concrètement. Les représentants de la propriété privée le lui reprochent régulièrement. De fait, les prix du foncier agricole en France sont inférieurs à ceux constatés en Europe. Cela procure à l'agriculture française un réel avantage compétitif.

M. Victorin Lurel. - Auparavant, le prix du foncier était lié à celui des locations. Ainsi, certains arrêtés préfectoraux concernant la culture de la banane ou de la canne sont encore en vigueur. Or, il semble que les loyers eux-mêmes ont explosé. Les barèmes fixés par arrêté préfectoral ne sont plus respectés. Une déconnexion s'opère entre le marché agricole régulé et les loyers effectifs. Sans aller jusqu'à administrer ou geler le marché du foncier, il conviendrait peut-être de renforcer les moyens législatifs dans certains domaines pour se doter de moyens de régulation.

M. Emmanuel Hyest. - En l'occurrence, ces pratiques relèvent de l'usage, mais sont illégales.

M. Victorin Lurel. - Il en va de même des « dessous de table » en liquide. Il est donc nécessaire de repenser tout le dispositif en vue d'une plus grande efficacité dans un petit territoire où les terrains agricoles sont rares.

Mme Victoire Jasmin. - L'irrigation a été évoquée rapidement. Je souhaite mentionner une opération innovante réalisée par de jeunes Guadeloupéens. Ils ont mis en place une application qui permet de déclencher l'irrigation en fonction du taux d'humidité. Il convient de signaler une telle initiative dans le contexte actuel.

Par ailleurs, quelle est la situation de Marie-Galante et des autres îles de l'archipel ?

Je souhaiterais également savoir comment vous appréhendez les relations entre les Safer et le service des Domaines.

M. Rodrigue Trèfle. - La Direction régionale des finances publiques (DRFIP) est partie prenante des instances dirigeantes des Safer. Nous travaillons de façon étroite avec les Domaines.

Marie-Galante présente beaucoup de spécificités. Pour des raisons historiques, la majeure partie du foncier agricole appartient à la collectivité départementale. Elle a racheté les terres de l'usine sucrière locale qui a connu beaucoup de déboires. La situation inquiète la Safer : la production cannière chute, les exploitants sont plus âgés que dans le reste de la Guadeloupe et les jeunes quittent l'île. Il devient urgent de remettre en production les terres en friche afin d'alimenter la seule usine sucrière de Marie-Galante. Cela étant, l'île a la chance de disposer de terres. De plus, les sols ne sont pas contaminés par la chlordécone. Il s'agit donc d'un levier potentiel pour augmenter la production en Guadeloupe.

Depuis quelques années, l'alimentation représente une réelle difficulté. Il a fallu ponctionner une partie de l'eau destinée à l'irrigation de Grande-Terre pour répondre aux besoins de la population. L'agriculture manque d'eau et les coupures sont de plus en plus longues.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Je souhaite informer Robert Catherine que nous nous déplacerons à la Martinique du 16 au 20 avril. Les suggestions pour notre programme sur place seront d'une grande utilité.

M. Stéphane Artano, président. - Pour conclure cette audition, nous vous remercions de la qualité de vos interventions et des précisions que vous nous avez apportées. Nous vous rappelons qu'un questionnaire vous a été adressé. Au-delà de vos rapports d'activité, nous serons intéressés par toute communication ou proposition susceptible d'éclairer nos rapporteurs.

M. Emmanuel Hyest. - Chaque année, nous organisons une conférence de presse avec les services de l'État. Nous y mettons en avant le prix des terres en France. Les départements d'outre-mer feront l'objet d'un focus particulier. Vous recevrez tous une invitation à cette conférence.

Jeudi 23 mars 2023

Table ronde sur la situation à Mayotte

Mme Micheline Jacques, présidente. - J'ai l'honneur de remplacer aujourd'hui le président Stéphane Artano, qui vous prie de l'excuser car il est actuellement à Saint-Pierre-et-Miquelon. Il participe à nos travaux en visioconférence.

Dans le cadre de son étude sur le foncier agricole dans les outre-mer, la Délégation sénatoriale aux outre-mer organise ce matin une table ronde dédiée à Mayotte.

En effet, après une première audition avec la Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer), le 2 mars dernier, nos rapporteurs Vivette Lopez et Thani Mohamed Soilihi, ont souhaité aborder la situation à Mayotte qui a la particularité de ne pas avoir de Safer.

Le président de la FNSafer, M. Emmanuel Hyest, nous a aussi annoncé qu'il se rendrait prochainement sur l'île afin d'écouter les acteurs locaux à ce sujet.

Pour dresser le panorama de la situation à Mayotte, nous allons entendre à tour de rôle ce matin :

- le conseil départemental, qui en l'absence de M. Ben Issa Ousseni, sera représenté par son chef de cabinet M. Mouhamadi Assani ;

- la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt de Mayotte (DAAF) représentée par M. Philippe Gout, son directeur, qui est accompagné de M. Bastien Chalagiraud, directeur adjoint ;

- l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM) représenté par M. Yves-Michel Daunar, directeur général, qui est accompagné de M. David Vancauteren, directeur du pôle stratégie agricole ;

- la chambre de l'agriculture, de la pêche et de l'aquaculture de Mayotte (CAPAM) représenté par son directeur, M. Stéphane Allard ;

- la Fédération mahoraise des associations environnementales (FMAE), représentée par M. Naïlane-Attoumane Attibou, secrétaire général ;

- le Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte, représenté par M. Soumaila Moeva, président, qui est accompagné de Martin Khuu, coordinateur ;

- et enfin la Mutualité sociale agricole (MSA) d'Armorique, représentée par Mme Karine Nouvel, directrice générale, et M. Yohan Auffret, directeur adjoint ; cet organisme gère la protection sociale des exploitants agricoles et de leurs familles depuis 2015.

Dans un premier temps, je vous demanderai dans votre propos liminaire de pointer les éléments principaux caractérisant selon vous le foncier agricole mahorais, puis les rapporteurs interviendront pour des précisions complémentaires sur la base du questionnaire qu'ils vous ont adressé. Enfin, je donnerai la parole à nos autres collègues.

M. Mouhamadi Assani, chef de cabinet du président du conseil départemental de Mayotte. - Le président a un empêchement de dernière minute qui ne lui permet pas de participer à cette table ronde. Je prends donc la main en compagnie de M. Enfanne Haffidou, directeur général adjoint en charge du développement économique et de M. Saitu Said-Haldi, directeur de l'agriculture, des ressources terrestres et maritimes.

M. Enfanne Haffidou, directeur général adjoint en charge du développement économique du conseil départemental de Mayotte. - Avant de vous présenter les actions du département dans le domaine agricole, nous vous communiquons quelques chiffres pour vous permettre de mieux comprendre le contexte de notre département.

La superficie agricole utile est estimée à 20 000 hectares. Elle est composée de terres arables, qui accueillent des cultures maraîchères, vivrières, fourragères, d'arbres fruitiers, de vanille et de café, de surfaces toujours en herbe sous les cocotiers et de surfaces en jachère. Elle n'inclut pas la forêt. Il est difficile d'apprécier l'évolution exacte de la superficie mahoraise car l'observatoire mahorais n'est pas suffisamment alimenté en données.

Le foncier agricole mahorais est détenu à 60 % par le conseil départemental, à 30 % par des particuliers et à 10 % par l'État.

Le problème structurel de l'indivision successorale n'est toujours pas résolu et empêche tout déploiement d'actions en matière agricole.

M. Philippe Gout, directeur de la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt de Mayotte (DAAF). - Nous vous remercions de nous avoir associés à cette table ronde. Le foncier agricole est au coeur de nos préoccupations. L'ensemble des services locaux de l'État s'est approprié cette question sous le prisme du développement d'une agriculture professionnelle au service d'une ambition de souveraineté alimentaire du territoire. C'est dans cette optique que nous abordons, au niveau du ministère de l'agriculture, la question du foncier, dont on a coutume de dire à Mayotte qu'il est rare. Tous les collègues qui sont autour de cette table ronde virtuelle pourront en témoigner.

Cependant, si la question de la rareté du foncier est récurrente à Mayotte, c'est à travers le prisme d'un foncier disponible pour le déploiement et la mise en oeuvre d'une politique publique que nous souhaitons aborder le sujet.

Le foncier agricole existe, nous y reviendrons quand nous aborderons sa superficie. Notre préoccupation est de pouvoir disposer d'un foncier disponible et sécurisé, au sens de la propriété foncière. C'est un enjeu important à Mayotte, que le sénateur Thani Mohamed Soilihi connaît parfaitement, et qui parfois entrave la capacité de certains acteurs à s'investir dans une activité professionnelle sur le territoire.

Je prends quelques instants pour revenir sur la démarche que nous avons conduite depuis quelques années en matière de foncier, dans un environnement qui évolue très rapidement, ce qui est particulièrement éclairant.

À la demande du préfet de Mayotte, nous avons lancé en 2019 les états généraux de l'agriculture en y associant les parlementaires, le président du conseil départemental, la chambre d'agriculture et l'ensemble des acteurs du territoire autour de 3 thématiques identifiées comme prioritaires : les marchés informels, l'eau et le foncier agricole. Nous nous étions donnés comme ambition de construire des solutions de terrain, pragmatiques et opérationnelles.

Sur le foncier, nous avions recensé des enjeux de sanctuarisation de surfaces significatives de terres agricoles au profit de la mise en oeuvre d'une agriculture professionnelle, la régularisation de l'occupation foncière des agriculteurs professionnels et l'installation.

Parmi les actions validées, je peux citer la mise en place de la réglementation des baux ruraux et donc la sécurisation des conditions juridiques de mise à disposition du foncier de l'État et du conseil départemental, la conduite d'opérations de régularisation du foncier départemental, la conduite d'une opération d'installation sur un titre appartenant au foncier privé de l'État, des opérations de zones agricoles expérimentales, conduites par l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte, le renforcement du point accueil installation (PAI) sur le territoire et enfin une réflexion pour sécuriser les exploitations agricoles, en permettant notamment aux agriculteurs de vivre sur leur exploitation.

Vous constatez que, dès 2019-2020, ces sujets importants ont été traités. Le sénateur Thani Mohamed Soilihi a beaucoup oeuvré à la mise en oeuvre de ces préconisations. Si le sujet est important et complexe, des avancées très significatives ont été accomplies dans le domaine du foncier en seulement quelques années. Les acteurs locaux se sont approprié cette question.

M. Saitu Said-Haldi, directeur de l'agriculture, des ressources terrestres et maritimes du conseil départemental de Mayotte. - Comme M. Enfanne Haffidou, nous observons que la plupart des parcelles sont en indivision et que des travaux sont en cours pour que les propriétaires puissent obtenir un titre de propriété.

Le foncier agricole mahorais est en majorité valorisé dans un modèle intensif de monoculture commerciale, notamment de manioc et de bananes, mais aussi dans un modèle d'autoconsommation.

L'agriculture familiale reste dominante, souvent sur de petites exploitations de moins d'un hectare. L'agriculture traditionnelle cohabite donc avec l'agriculture commerciale.

La superficie réellement cultivée est de 7 000 hectares. Les fruits sont cultivés sur 3 700 hectares, les légumes sur 1 500 hectares, les superficies restantes accueillant des cultures de féculents, bananes vertes et manioc.

Pour protéger et valoriser le foncier agricole, le conseil départemental mène de nombreuses actions, souvent en partenariat avec les différentes institutions de développement agricole.

Une grande partie des parcelles agricoles sont occupées de manière irrégulière, par des agriculteurs ou par d'autres personnes pour des activités non agricoles. Une des grandes difficultés du département est d'agir pour mettre ces parcelles à la disposition des agriculteurs. Le conseil départemental répertorie tous les agriculteurs qui exploitent les parcelles agricoles dont il est propriétaire pour identifier ceux qui souhaitent se professionnaliser et les accompagner. Les parcelles de ceux qui sont plus âgés ou qui ne veulent pas se professionnaliser seront proposées à de jeunes agriculteurs ou à des professionnels.

Le département possède aussi des parcelles de très grande taille. Il envisage de les morceler, de les viabiliser en facilitant l'accès à l'eau et en réhabilitant les pistes agricoles et de proposer des baux à des agriculteurs professionnels. Parmi les atouts dont dispose le territoire, beaucoup de jeunes agriculteurs souhaitent s'installer.

L'autosuffisance alimentaire est un objectif atteignable. L'île est presque autosuffisante en féculents et en fruits et légumes. En revanche, sur d'autres filières, l'autosuffisance semble difficile à atteindre, notamment parce que la taille moyenne des parcelles est de 1 hectare.

Par ailleurs, une grande partie de la production est détruite par les lémuriens et les roussettes, et les agriculteurs sont confrontés à des vols. Le conseil départemental réfléchit à un plan de protection des exploitations agricoles et à l'identification des animaux d'élevage avec des puces électroniques. C'est une opération coûteuse et il envisage de doter quelques animaux par exploitation.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour vos propos très éclairants et je redonne la parole à M. Philippe Gout.

M. Philippe Gout. - Nous avons bien identifié le foncier comme un défi à relever, de nombreuses actions ont été entreprises pour apporter des solutions à cette problématique qui sera sans doute évoquée par l'ensemble des participants à cette table ronde.

Notre angle d'attaque est de disposer d'un foncier disponible et non d'un foncier occupé, pour déployer une stratégie d'installation, en vue de la souveraineté alimentaire du territoire, qui est la colonne vertébrale de notre action.

À ce titre, l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM) a pour mission d'aménager et d'équiper le foncier agricole de l'État. Ce foncier est aujourd'hui occupé par des personnes qui exercent une double activité. La difficulté est de conjuguer l'occupation longue de ce foncier avec la stratégie de l'État pour la souveraineté alimentaire de l'île.

Si le conseil départemental est le premier propriétaire foncier du territoire, l'État dispose d'un peu plus de 700 hectares de foncier agricole. Ces propriétés de l'État dont la détention est juridiquement sécurisée doivent servir de démonstrateur d'une politique de souveraineté alimentaire.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie et je donne la parole au directeur général de l'EPFAM.

M. Yves-Michel Daunar, directeur général de l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM). - L'EPFAM a été créé en juin 2017 et a commencé à exercer son droit de préemption en octobre 2019. S'il n'y a effectivement pas de Safer à Mayotte, l'article L.189-41 du code rural indique que les missions des Safer sont exercées par l'EPFAM, notamment en termes d'acquisitions foncières, de régulation des prix du foncier. L'établissement veille aussi à éviter le mitage et le morcellement du foncier agricole.

En matière d'aménagement agricole, nous travaillons avec la commune de Bandrélé sur l'aménagement de son pôle agricole, avec l'État sur l'aménagement d'une parcelle de 56 hectares. L'objectif est de travailler de manière expérimentale et de voir comment les méthodes peuvent être déclinées à l'échelle du territoire. Nous prenons en compte l'hydraulique agricole dans ces aménagements et nous cherchons à identifier des circuits courts et à mettre en place des fermes urbaines.

Enfin, nous accompagnons l'installation d'agriculteurs, notamment sur le foncier maîtrisé par l'établissement mais aussi dans le développement d'une agriculture biologique.

En termes d'organisation, nous disposons d'un pôle dédié doté de 7 ETP. Les décisions de l'établissement sont prises après avis de la commission départementale ad hoc, comme le prévoit le code rural, et dont la composition est basée sur celle des conseils d'administration des Safer. L'objectif est d'associer les professionnels de l'agriculture aux décisions qui sont prises sur le territoire, notamment en matière de préemption. Nous pouvons aussi réaliser des acquisitions amiables, les dernières propositions reçues portant sur 250 hectares.

En termes de préemption, nous avons reçu, depuis 2019, 714 déclarations d'intention, portant sur 233 hectares de foncier, avec un prix moyen de 22,78 euros par m2. En 2022, les prix ont atteint environ 30 euros. De nombreuses transactions portent sur de petites parcelles, 85 % couvrant moins de 5 000 m2. C'est pourtant la surface minimum permettant à un maraîcher de vivre. 65 % des parcelles couvrent moins de 1 000 m2, pour une surface médiane de 550 m2. Par conséquent, la majorité des petites parcelles qui sont mises sur le marché n'ont pas une vocation agricole.

La commission départementale nous demande d'intervenir de façon systématique en préemption sur les petites parcelles, ce qui n'est pas sans conséquences sur l'ambiance sociale du territoire. On nous annonce parfois des prix à 40 euros pour que nous ne préemptions pas les parcelles. Par ailleurs, nous ne préemptons pas quand l'achat est réalisé par un agriculteur déclaré. Nous voyons également apparaître des montages avec des sociétés écran à vocation agricole pour échapper à la préemption mais nous sommes très vigilants.

Le foncier est relativement onéreux. L'EPFAM a installé 18agriculteurs sur les terres dont il est propriétaire, après avoir évalué leur vocation à devenir des agriculteurs professionnels. Si les personnes présentes sur le foncier ne souhaitent pas devenir agriculteurs professionnels, l'établissement les indemnise et installe de nouveaux propriétaires. Certaines personnes disposent parfois d'un titre de propriété qui n'a pas été enregistré, ce qui génère des conflits.

L'établissement loue le foncier dont il est propriétaire environ 1 200 euros par hectare et par an, pour un prix d'achat moyen de 120 000 euros. Il ne pourra donc couvrir le prix d'achat qu'après 100 ans de location.

L'objectif de l'établissement est de permettre aux agriculteurs de s'installer dans de bonnes conditions. Nous les accompagnons également dans l'élaboration de leurs bilans prévisionnels, dans la recherche de financements auprès du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) ou des banques. Deux agriculteurs sont enfin financés par des banques de la place et vont débuter leur exploitation, alors qu'un autre va racheter les terres qu'il exploite à l'établissement.

Je rappelle que notre première acquisition en 2019 concernait une exploitation de 5 hectares que l'ancien propriétaire n'arrivait pas à vendre et qu'il commençait à démembrer, alors qu'elle disposait de serres et de réseaux hydrauliques. Nous sommes intervenus pour la maintenir dans l'espace agricole mahorais.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour ces propos très éclairants. Je donne la parole à M. Naïlane-Attoumane Attibou.

M. Naïlane-Attoumane Attibou, secrétaire général de la Fédération mahoraise des associations environnementales (FMAE). - Je vous remercie pour votre invitation. Je tiens à préciser ce que nous entendons par agriculteur et par cultivateur car les définitions ne sont pas toujours les mêmes. La plupart des Mahorais cultivent des champs qui se transmettent de génération en génération, pas forcément de manière officielle. Cependant, la pratique coutumière consacre l'appartenance de tel terrain à telle famille. Par ailleurs, une partie du foncier agricole est cultivée dans des espaces naturels sensibles, dans des espaces protégés qui parfois bénéficient de subventions publiques.

Des terres agricoles sont aussi situées dans des zones agroforestières extrêmement sensibles et leur exploitation n'est pas compatible avec la réglementation des milieux agricoles protégés. Alors que l'île est confrontée à une crise de l'eau, il y a des champs à proximité directe des périmètres des zones de captages, pourtant protégées. Cette situation se traduit par une pollution diffuse et fait peser un risque sur la sécurité alimentaire en matière d'eau.

Les parcelles sont souvent en indivision et sont occupées et exploitées par des personnes qui n'en sont pas propriétaires.

La réglementation appliquée à Mayotte n'est pas toujours cohérente avec la superficie du territoire. Les normes métropolitaines ne sont pas adaptées à l'île. Par exemple, le code forestier autorise le déboisement de parcelles dans la limite de 4 hectares mais cette superficie est très importante sur un territoire de 375 km2. Les pratiques agricoles ne sont pas suffisamment encadrées alors que la densification de la population renforce le besoin d'encadrer le foncier agricole. Même s'il appartient à l'État ou au département, ces acteurs ne maîtrisent pas forcément ce qui se passe sur le terrain. Les terres sont souvent exploitées par des squatteurs. Il est important d'intégrer cette réalité du territoire et de maîtriser réellement le foncier agricole et le foncier protégé.

J'attire votre attention sur le décalage entre ce qui est officiel et ce qui se passe au quotidien sur le terrain. Nous payons cet écart en termes de biodiversité, de ressource en eau, de diversité des espèces et des espaces.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie. Je donne la parole à M. Soumaila Moeva.

M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte. - Je rappelle que 43 % des agriculteurs mahorais ont plus de 60 ans et 10 % ont moins de 40 ans. Si le vieillissement de la population agricole est une problématique nationale, celle-ci est accentuée à Mayotte par le maintien d'une agriculture non professionnelle qui freine l'installation et le développement des filières.

Je rappelle que les aides de la PAC ne sont soumises à aucune restriction d'âge, de type d'activité ou de maîtrise foncière.

Le territoire souffre aussi d'un manque d'incitations financières à la transmission. Les aînés sont contraints de conserver le foncier agricole car ils ne peuvent pas partir en retraite. Par conséquent, les jeunes agriculteurs ont du mal à trouver du foncier.

Par ailleurs, des personnes, en situation régulière ou non, pratiquent une agriculture avec des méthodes peu conventionnelles, en utilisant des produits phytosanitaires interdits en France, qui entrent dans la chaîne alimentaire.

Sur les 15 premiers diplômés du brevet professionnel de responsable agricole (BPRA) à Mayotte, seuls 6 disposent d'un foncier leur permettant de s'installer et de bénéficier du soutien de l'Union européenne. Les 9 autres sont confrontés à un parcours du combattant pour trouver du foncier.

94 % des porteurs de projet, soit environ 200 personnes, se sont adressés au point accueil installation (PAI) et cherchent du foncier agricole. Ils mettent entre 3 et 5 ans pour trouver des terres, certains abandonnent. Cette situation maintient des agriculteurs compétents et diplômés dans une situation de semi-professionnalisation. Ils sont contraints d'exploiter des terres sans bail ou titre, sans possibilité d'investir, ou de trouver un emploi alimentaire. Faute d'une politique forte sur le foncier agricole, c'est la réalité à laquelle sont confrontés les jeunes agriculteurs mahorais.

Sur la maîtrise foncière, le syndicat porte plusieurs propositions.

Sur les terres du conseil départemental en zone agricole faisant l'objet de revendications au nom de l'occupation coutumière, le syndicat demande qu'un critère de portage de projet agricole soit rendu obligatoire, à savoir le passage par le PAI, une formation à l'agriculture et la rédaction d'un projet agricole. Sans mise en place d'une telle mesure, les terrains sont voués à se diviser et, à terme, à s'ajouter à la dynamique d'urbanisation sauvage. Sur les terres du conseil départemental en zone agricole (zone A) ne faisant pas l'objet de revendications au nom de l'occupation coutumière, le syndicat réclame une interdiction de cession ou de location à des personnes non agricoles.

Sur les terrains privés en zone A ou en zone N, le syndicat revendique l'application de l'article L.181-31 du code rural et de la pêche maritime, et demande la mise en place effective des recommandations du précédent rapport sénatorial, sur la réactivation d'une commission consultative des baux ruraux et la création de groupes fonciers agricoles, qui sont des éléments essentiels du développement du fermage sur le territoire. Aujourd'hui, seuls 1 % des exploitants louent leurs terres.

Par ailleurs, le syndicat demande la mise en place d'une politique de valorisation des terres incultes ou en friche par l'EPFAM avec un soutien du département, sur le modèle de ce qui a été mis en place à La Réunion.

Sur les terrains du conseil départemental et de l'EPFAM mis en location, le syndicat demande que l'implantation du logement principal sur l'exploitation soit facilitée, ce qui limiterait les vols, ainsi que la mise en place de villages agricoles. En effet, les parcelles louées aux agriculteurs sont souvent dépourvues d'infrastructures. La création de villages agricoles permettrait de viabiliser des parcelles à fort potentiel agricole.

Enfin, dans l'optique d'encourager la transmission et réduire la rétention des terres agricoles, il est nécessaire de réformer les conditions d'attribution de la PAC, tout en assurant un revenu aux agriculteurs retraités, avec la mise en place d'un minimum retraite couplé à des aides à la transmission versées par le département. En effet, ouvrir l'ensemble des terres privées au fermage permettrait d'augmenter rapidement et de façon significative les installations de nouveaux agriculteurs, notamment des jeunes agriculteurs.

Sans initiative forte sur une meilleure maîtrise du foncier agricole, l'agriculture mahoraise est vouée à l'échec. Le syndicat est convaincu que les agriculteurs professionnels, en particulier les jeunes, présents sur leur exploitation, usant de techniques raisonnées, voire biologiques, entretenant les cours d'eau et leurs terrains, sont aujourd'hui les plus à même d'assurer la préservation et le développement de l'agriculture à Mayotte.

Il faut donc nous encourager, en facilitant notre installation sur des terres accessibles et sécurisées.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie infiniment pour toutes ces précisions. Je rappelle que nous sommes preneurs des contributions écrites de tous les intervenants pour nourrir nos travaux.

Je donne la parole à M. Stéphane Allard.

M. Stéphane Allard, directeur de la chambre de l'agriculture, de la pêche et de l'aquaculture de Mayotte (CAPAM). - J'ai écouté l'ensemble des interventions et je partage le constat général sur les difficultés d'accès au foncier pour les agriculteurs qui veulent s'installer. Ces difficultés sont aussi liées à l'histoire. En effet, nous sommes missionnés par le conseil départemental pour développer le fermage mais ce système ne fonctionne pas du tout à Mayotte, ce qui bloque le développement de l'agriculture. Les exploitations ont une taille moyenne de 1,4 hectare, ce qui est peu, et beaucoup restent sur la culture vivrière.

Une des solutions serait que le conseil départemental et l'État mettent en place le fermage pour les jeunes agriculteurs, qui disposeront d'un SIRET et qui seront inscrits à la MSA. Il existe un potentiel de foncier mais il n'est pas utilisé.

Enfin, il existe des terres agricoles, par exemple en Tanzanie, disponibles à la location. Pour nourrir la population de Mayotte, on pourrait envisager un développement de l'approvisionnement régional et des investissements d'agriculteurs mahorais en Tanzanie. Une telle approche résoudrait les problèmes d'approvisionnements de Mayotte en produits agricoles frais, de qualité et locaux. Mayotte importe 60 % de son alimentation de métropole, 15 % du Brésil, 5 % d'Argentine et d'Afrique du Sud. Des solutions locales existent, sans doute à Madagascar ou à La Réunion.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour votre intervention. Nous terminons ce tour de table avec Mme Karine Nouvel de la Mutualité sociale agricole (MSA).

Mme Karine Nouvel, directrice générale de la Mutualité sociale agricole (MSA) d'Armorique. - La MSA d'Armorique couvre les populations agricoles du Finistère et des Côtes d'Armor et a la charge de la gestion de la protection sociale des agriculteurs mahorais depuis le 1er janvier 2015. Depuis cette date, ils ont obtenu un statut qui leur permet de bénéficier d'une protection sociale. Sur le volet maladie, ils sont éligibles aux indemnités journalières en cas d'arrêt de travail et à la prise en charge de leurs frais médicaux. Sur le volet retraite, ils bénéficient de la retraite de base.

En 2019, l'assurance accidents du travail et maladies professionnelles a été mise en place, comme la retraite complémentaire obligatoire.

Au 1er janvier 2023, la MSA d'Armorique - Mayotte couvrait 1 338 chefs d'exploitation mahorais. 52 % ont plus de 60 ans. Elle couvre également 350 conjoints collaborateurs et 50 aides familiaux. 2 471 personnes ont donc des droits ouverts en maladie.

Avant 2015, le statut d'agriculteur n'existait pas à Mayotte. Les agriculteurs et leur famille relevaient de la caisse de Sécurité sociale de Mayotte, sans appel de cotisations. Par conséquent, les agriculteurs professionnels n'ont ouvert aucun droit à retraite avant 2015.

À partir de cette date, pour être affilié à la MSA, l'agriculteur devait exploiter une surface pondérée minimum de 2 hectares. La notion d'obligation d'affiliation n'est toujours pas intégrée par la population agricole, d'autant que l'attribution des aides PAC n'est pas soumise à une obligation d'affiliation à la MSA, contrairement aux règles applicables en métropole.

Les cotisations ne sont pas calculées sur les revenus professionnels mais en fonction de la surface pondérée. La loi du 13 décembre 2000 prévoit un certain nombre d'exonérations de cotisations pour les territoires ultramarins, sur les cotisations maladie, prestations familiales et retraite de base.

La cotisation sur les indemnités journalières AMEXA est applicable depuis 2015. C'est une cotisation forfaitaire de 180 euros. La cotisation sur les indemnités journalières ATEXA est applicable depuis 2019. Elle est calculée en fonction de la surface pondérée. Enfin, la cotisation retraite complémentaire obligatoire est applicable depuis 2019. Elle est aussi basée sur la surface pondérée.

Malgré les exonérations, le taux de recouvrement des cotisations reste faible, autour de 20 %. Il a cependant augmenté depuis 2015, notamment grâce à la mise en place du prélèvement bancaire en 2019 et à des opérations de communication locales.

Je laisse la parole à mon directeur adjoint qui détaillera quelques points spécifiques sur l'impact de la structuration du foncier sur la protection sociale des exploitants mahorais.

M. Yohan Auffret, directeur adjoint de la Mutualité sociale agricole (MSA) d'Armorique. - Cela a été rappelé, 52 % des chefs d'exploitation couverts par la MSA ont plus de 60 ans et beaucoup d'agriculteurs s'installent à l'âge de la retraite. Ce sont souvent d'anciens fonctionnaires ou d'anciens salariés, qui possédaient un terrain. Seuls 7 % des chefs d'exploitation ont moins de 40 ans.

La structuration et la gestion du foncier à Mayotte peuvent avoir plusieurs impacts sur la protection sociale des agriculteurs affiliés à la MSA.

Il a été constaté, à plusieurs reprises, que des exploitants agricoles ont vu leurs parcelles réduites car ils exploitaient sur le domaine forestier, sur une parcelle devenue inaccessible ou encore sur du foncier victime de l'érosion.

Au-delà de la perte d'exploitation, cela génère une diminution des déclarations de surface pondérée, ce qui entraîne une baisse des cotisations appelées et, à long terme, le versement d'une retraite moins importante.

Une diminution de la parcelle peut également générer une désaffiliation, si la surface exploitée en hectare pondéré descend en dessous du seuil d'affiliation à la MSA qui est de 2 hectares. Les personnes dont l'agriculture est la seule activité seront dès lors sans protection sociale.

Si les droits aux prestations maladie restent acquis pour les frais de santé en cas de désaffiliation, ils ne sont plus couverts pour le risque accident du travail et maladie professionnelle, ne bénéficient plus des indemnités journalières maladie et ne cotisent plus pour leur retraite.

Nous avons organisé une table ronde autour de la prévention du mal-être. Au-delà des problèmes de vols, la principale difficulté liée au foncier concerne l'accès aux exploitations. Elle entraîne une perte d'exploitation car les parcelles sont difficiles à entretenir et à aménager. Les difficultés d'accès avec un véhicule empêchent également les exploitants de transporter leur production.

Cette perte d'exploitation entraîne, là encore, une incapacité à payer les cotisations. Ils ne bénéficient plus de la couverture des indemnités journalières en cas de maladie ou d'accident du travail. À plus long terme, ils ne pourront pas bénéficier de la retraite complémentaire obligatoire (RCO) sur les périodes non cotisées.

Sur la PAC, contrairement à la métropole, la condition d'affiliation à la MSA ne figure pas parmi les critères d'éligibilité à la PAC. Ce point de réglementation entraîne nécessairement une conservation du foncier agricole par des personnes dont la profession n'est pas agriculteur, ni à titre principal ni à titre secondaire, mais qui bénéficient de la PAC.

Cette situation génère une distorsion de concurrence entre les exploitants affiliés à la MSA, qui ont des charges sociales à payer, vis-à-vis des exploitants « non-officiels », qui n'ont pas de charges sociales mais qui bénéficient, malgré tout, de la PAC.

L'état de la protection sociale peut constituer un frein à l'installation et au maintien des agriculteurs dans leur métier.

Un nombre important de dispositifs de protection sociale ne sont pas mis en oeuvre, ce qui renforce le sentiment d'inégalité vis-à-vis de la métropole pour nos assurés, parfois de rejet de la MSA et accentue les difficultés d'accès aux soins et d'accès aux droits.

La législation prévoit que les exploitants agricoles peuvent bénéficier d'un congé maternité/paternité par le biais d'un service de remplacement. En l'absence de service de remplacement, ils peuvent procéder à une embauche directe. À Mayotte, il n'y a aucun service de remplacement et la possibilité de procéder à une embauche directe est très limitée compte tenu du contexte local. Ainsi, les dispositions réglementaires encourageant le congé maternité/paternité ne sont pas applicables sur le territoire.

Il conviendrait de faire évoluer les textes pour prendre en compte la situation de Mayotte et laisser la possibilité aux exploitants de bénéficier directement des indemnités journalières forfaitaires en cas de maternité/paternité.

En termes de retraite, la retraite agricole de base a été mise en place en 2015. Les exploitants agricoles n'ont donc pu acquérir de points et de validation d'années d'activité que depuis 8 ans. Pour la retraite complémentaire obligatoire, l'obtention de points est encore plus récente, puisqu'elle a été mise en place en 2019. À ce jour, aucun texte ne prévoit une validation gratuite de points pour les années antérieures à 2015.

Si ce sujet dépasse le cadre du champ de responsabilité de la MSA, les représentants des différentes organisations agricoles nous remontent régulièrement cette demande que nous relayons. Cette situation génère de l'incompréhension de leur part et incite les agriculteurs à ne pas s'affilier, car ils considèrent qu'ils ne bénéficieront pas d'une retraite convenable, ou à ne pas prendre leur retraite et donc à ne pas libérer de foncier.

Au 1er janvier 2023, il y avait 4 retraités agricoles à Mayotte, les pensions mensuelles oscillant entre 64,81 euros et 292,40 euros. Les pensions les plus importantes comprennent la part versée au titre de la retraite complémentaire obligatoire.

L'Allocation Spéciale pour personne âgée, différente de l'Aspa versée en métropole, est gérée par la Caisse de Sécurité sociale de Mayotte. Un exploitant peut en bénéficier, à compter de 65 ans, sous conditions de ressources, tout en conservant son activité. Son montant représente la moitié de celui versé en métropole. Il n'est pas incitatif à la cessation d'activité et donc à la libération de terres agricoles. 246 agriculteurs en bénéficient. Je signale également que l'Aspa est récupérable sur la succession.

Le calcul de la retraite agricole est basé sur les années d'activité. Pour rappel, un agriculteur ne peut cotiser que depuis le 1er janvier 2015. L'absence de validation de trimestres et de points gratuits pour les périodes antérieures à 2015 constitue le principal frein au départ à la retraite et par conséquent à la cession du foncier.

Les coefficients de pondération appliqués aux productions déclarées sont inadaptés au contexte. En effet, les cotisations des exploitants agricoles de Mayotte ne sont pas déterminées en fonction des revenus professionnels, mais, à l'instar des autres DOM, selon les productions déclarées auxquelles sont appliqués des coefficients de pondération. Cette inadaptation se traduit par des cotisations appelées trop importantes au regard des revenus générés par l'activité des exploitants. Les cotisations n'étant pas payées, les assurés ne bénéficient pas de droits tels que les indemnités journalières, la retraite complémentaire obligatoire ou l'Atexa.

Par ailleurs, certaines cultures ne sont pas bien identifiées, notamment les cultures maraîchères, pourtant très répandues à Mayotte, qui ne bénéficient pas de coefficient de pondération.

Enfin, la complémentaire santé solidaire n'a pas encore été mise en place à Mayotte. Son déploiement est prévu au 1er janvier 2024. Un dispositif d'exonération du ticket modérateur existe depuis 2019. Il permet aux assurés de bénéficier d'un 100 % santé, sous réserve d'une demande adressée chaque année et de la transmission de l'avis d'imposition, pour vérifier que ses revenus sont en dessous des seuils d'éligibilité.

Cependant, la population que nous couvrons, en raison de la barrière de la langue et de la culture locale, n'est pas toujours en mesure de transmettre les éléments demandés pour pouvoir bénéficier de l'exonération du ticket modérateur.

En 2020, la MSA a sollicité la DGFIP afin d'obtenir, à l'instar de la Caisse de Sécurité sociale de Mayotte, les flux permettant de renouveler automatiquement les droits des assurés éligibles.

Les différentes problématiques exposées peuvent apparaître techniques mais leur résolution est essentielle pour le bon déploiement de la protection sociale des exploitants agricoles et de leurs familles et la professionnalisation du monde agricole.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour votre intervention. Je donne successivement la parole à nos deux rapporteurs.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Merci Mme la présidente. Je salue nos invités dont les interventions ont énormément enrichi notre réflexion. Mes collègues sont édifiés par ce qu'ils ont entendu, notamment au cours des deux dernières interventions. Je remercie la MSA d'avoir insisté pour participer à cette table ronde.

C'est au travers de vos auditions que la délégation aux outre-mer aura une idée plus précise de ce qui se passe dans ce jeune département. Cette étude a été proposée par Victoire Jasmin, sénatrice de la Guadeloupe, que je remercie, dans le prolongement des études que nous avons effectuées de 2015 à 2017 sur le foncier en outre-mer. Elle a proposé à la délégation, qui l'a accepté à l'unanimité, cette étude complémentaire sur le foncier agricole à l'aune des crises que nous venons de traverser et qui mettent en évidence la nécessité de réduire les importations et de produire davantage localement, pour tendre vers l'autosuffisance agroalimentaire.

Cette étude transpartisane est menée sans parti pris, avec tous les groupes politiques du Sénat. Yves-Michel Daunar a mentionné le texte qui a créé l'EPFAM et qui lui a confié la préemption des terres. Je connais d'autant plus ce texte que c'est la délégation aux outre-mer qui a proposé la création des EPFA de Guyane et de Mayotte. Après deux ans d'existence, l'EPFA de Guyane a émis le souhait de mettre en place une Safer. La question se pose pour Mayotte, notamment en entendant la Fédération mahoraise des associations environnementales. En effet, la protection des espaces naturels figure parmi les missions des Safer.

Notre île est minuscule par rapport à d'autres territoires. Elle s'étend sur 374 km2 et est très densément peuplée. Il faut à la fois construire des logements, des routes, mais aussi développer l'agriculture.

Dans le rapport que nous rédigerons avec ma collègue Vivette Lopez, nous émettrons un certain nombre de préconisations, enrichies par vos éclairages, pour améliorer la situation.

Comme l'a rappelé la présidente, nous vous remercions de nous transmettre par écrit les réponses au questionnaire que nous vous avons fait parvenir.

En écoutant certains d'entre vous, nous pouvons avoir l'impression que tout va bien. Le conseil départemental a prévu une excellente programmation pour attribuer des parcelles aux agriculteurs. S'il y parvient, ce sera une très bonne nouvelle. Les services de l'État ont eux aussi mis en place un programme pour faciliter l'attribution de terres agricoles.

Or, les jeunes agriculteurs n'ont pas accès aux terres agricoles. Comment pouvez-vous mieux coordonner vos actions, pour améliorer la situation et dans quels délais ? Depuis la crise sanitaire et la guerre en Ukraine, l'obligation de produire en local se fait plus que jamais ressentir et il est essentiel d'aider les agriculteurs qui sont prêts à s'investir pour développer la production locale.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Je suis heureuse de conduire cette mission avec Thani Mohamed Soilihi. Nous avons absolument besoin de nos agriculteurs. Je les remercie de produire les aliments nécessaires à notre existence.

J'ai noté que le foncier agricole était aussi une de vos priorités. M. Naïlane-Attoumane Attibou a distingué le foncier protégé et le foncier agricole. Qu'en est-il du foncier protégé ? Est-il vraiment nécessaire de le protéger ? Une partie de ce foncier pourrait-elle servir au foncier agricole ?

Je n'ai pas très bien compris si les agriculteurs avaient le droit ou non de construire un hangar et une habitation sur leur propriété agricole, notamment pour surveiller leurs cultures. Que se passe-t-il quand un agriculteur vend sa maison à quelqu'un qui n'est pas agriculteur ? Est-il autorisé à procéder à cette transaction ?

Vous avez parlé du service de remplacement pour le congé parental. Ce service pourrait-il servir pour des congés ou pour remplacer les agriculteurs malades ?

Quelles sont les menaces que le changement climatique fait peser sur Mayotte ?

Enfin, au regard de l'objectif d'autosuffisance alimentaire et des caractéristiques du foncier agricole mahorais, quels sont les handicaps et les atouts de Mayotte, notamment pour l'installation des jeunes ? Les normes européennes constituent-elles un frein à l'installation de jeunes agriculteurs ?

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je donne la parole à M. Yves-Michel Daunar.

M. Yves-Michel Daunar. - Si vous avez eu l'impression que tout allait bien au niveau du foncier, M. le sénateur, c'est que je me suis sans doute mal exprimé.

Tout ne va pas bien et nous rencontrons de grandes difficultés sur le terrain. J'ai parlé de la problématique du morcellement, avec des ventes de terrains de 200 m2, en plein espace agricole ou naturel. Je rejoins la position de M. Soumaila Moeva pour la mise en place d'une commission sur le morcellement agricole.

Les préemptions réalisées par l'établissement sont très mal vécues sur le territoire. Nous avons réuni hier les notaires et les géomètres, qui, compte tenu de la politique de l'établissement en matière de préemption, sont de plus en plus menacés par leurs clients, d'autant que nous avons une action en révision de prix quasi systématique, dès que le prix du foncier dépasse 40 euros. L'action de l'établissement n'est pas admise par le territoire.

Je crois que la mise en place de la Safer en Guyane répondait au « mouvement des 500 frères ». Je ne suis pas certain qu'elle soit complètement en activité, d'autant plus que la dotation de l'État de 200 000 euros ne lui a pas permis de commencer à travailler.

L'EPFAM travaille sur le foncier agricole que l'État met gracieusement à sa disposition pour la réalisation de chemins d'exploitation et d'aménagements divers.

Nous menons notre action sans dotation de l'État. Le préfet de Mayotte et la DAAF se sont beaucoup investis pour que nous puissions bénéficier d'une dotation. C'est grâce à la volonté du Conseil d'administration que nous avons réussi à fonctionner.

Je rappelle qu'une Safer est une société anonyme, qui ne fonctionne donc pas uniquement avec les subsides de l'État ou des collectivités territoriales.

Sur le dernier exercice, l'EPFAM a acquis pour près de 3 millions d'euros de foncier et perçu des recettes de location à hauteur d'environ 10 000 euros. Le foncier est occupé, les difficultés de libération de ce foncier sont réelles. Nous avons recruté des agents de terrain, pour identifier les agriculteurs, dans des conditions qui ne sont pas toujours très simples. En faisant preuve de persuasion, parfois dans des délais assez longs, nous parvenons à récupérer du foncier pour installer de jeunes agriculteurs. Je précise que tous les agriculteurs qui se sont installés à Mayotte au cours des dernières années ont bénéficié du soutien de l'établissement.

L'accès à l'eau pose aussi des difficultés. Nous allons mener des tests avec la DAAF sur le secteur de Trévani et essayer d'installer des agriculteurs.

Les agriculteurs ne sont pas les seuls à rencontrer des difficultés d'accès au foncier. Le président d'Abattoir de Volailles de Mayotte (AVM) cherche 24 hectares de foncier mais l'État, qui possède 350 hectares de foncier à Trévani n'est pas en mesure de l'aménager car le foncier est squatté par 132 agriculteurs, dont seule une dizaine est « siretisée » et cotise. Nous cherchons à récupérer ce foncier pour installer de jeunes agriculteurs professionnels pour un développement agricole du territoire.

Nous devons trouver des solutions pour récupérer le foncier agricole appartenant au conseil départemental et y installer, dans des conditions satisfaisantes, des agriculteurs et leur permettre de dégager des revenus suffisants, tout en contribuant à l'autonomie alimentaire du territoire.

Pour attribuer le foncier de l'établissement à des agriculteurs, nous mettons en place des appels à projet. Un certain nombre d'invités à cette table ronde participent aux commissions d'attribution.

La situation n'est pas facile mais nous sommes convaincus que nous parviendrons à l'améliorer.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie. Qui souhaite intervenir pour répondre aux questions posées par les deux rapporteurs ?

M. Saitou Said-Halidi. - Le réchauffement climatique a un effet direct sur la production agricole. La saison des pluies est de plus en plus courte, ce qui impacte la production vivrière. Les rendements des productions de bananes et de manioc sont en nette baisse en raison de la sécheresse.

Avec la DAAF, nous essayons de rendre certaines exploitations autonomes en eau. Sur chaque bâtiment d'élevage, nous mettons en place un système de récupération des eaux de pluie qui permet d'alimenter cet élevage en eau.

Le département dispose également d'un centre de recherche agronomique qui travaille sur des variétés locales, délaissées par les agriculteurs, par exemple sur des variétés de tomates cerises ou des aubergines beaucoup plus résistantes aux maladies et au déficit hydrique.

Enfin, sur l'autosuffisance alimentaire, nous travaillons à l'augmentation de la production des élevages en important des fourrages déshydratés de Madagascar pour nourrir les animaux. Ce projet est complété par un projet d'importation de vaches de race de métropole pour l'amélioration génétique de nos cheptels.

Mme Karine Nouvel. - Pour favoriser l'installation des jeunes agriculteurs, il est essentiel de favoriser les départs en retraite des agriculteurs en activité. 52 % des agriculteurs du territoire ont plus de 60 ans. Pour qu'ils libèrent des terres, il faut améliorer le niveau des retraites. Je rappelle que le dispositif de retraite de base a été mis en place en 2015 et que le dispositif de retraite complémentaire obligatoire date de 2019. Les droits sont donc très limités. En absence d'octroi de points gratuits pour valoriser les retraites, des agriculteurs poursuivent leur activité et conservent le foncier.

Il nous semble également important de renforcer les obligations d'affiliation. Elles ne sont pas bien assimilées, alors qu'elles sont essentielles pour ouvrir les droits en cas d'accident du travail, les indemnités journalières en cas de maladie et les droits retraite. Il est important de renforcer la communication sur ce sujet et de conditionner l'octroi des aides de la PAC à l'affiliation à la MSA. Elles ne seront ainsi attribuées qu'aux agriculteurs professionnels et leur montant pourra être revalorisé.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour ces précisions. M. Philippe Gout souhaite intervenir.

M. Philippe Gout. - Je ne veux pas paraphraser Yves-Michel Daunar, mais je confirme que tout ne va pas bien. Cependant, tous les acteurs ont mis en place un dispositif qui permet d'aller vers une action publique plus ciblée, plus cohérente, avec les baux ruraux, la commission permettant de sécuriser la propriété, la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) qui protège les espaces naturels et forestiers, etc.

Dans une situation que nous considérons tous comme très difficile, nous avons su, collectivement, avec l'aide du législateur, mettre en place des outils sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour développer des politiques publiques de masse.

C'est aussi parce que la fluidité naturelle du marché de la transmission n'est pas garantie à Mayotte, pour les raisons qui ont été parfaitement évoquées, que l'État a souhaité mobiliser son foncier agricole. Nous avons commencé à le faire en validant, avec les services de la direction des finances publiques, une délégation de gestion de ce foncier vers l'EPFAM, notamment sur la parcelle n° 40 de 56 hectares dont nous avons parlé. Les enquêtes au niveau local visent à déterminer qui, en termes d'occupation, a vocation à y rester au titre de l'agriculture professionnelle, et qui a vocation à être relocalisé pour libérer des terres à l'installation. Nous devrons être imaginatifs puisque nous entrons dans une logique de conflit d'usage avec des Mahorais qui occupent ces terrains dans le cadre d'une occupation coutumière, ancestrale. Ils occupent des terrains sur le foncier agricole de l'État. Notre souci n'est pas d'alimenter le conflit mais de trouver collectivement, y compris avec nos collègues jeunes agriculteurs qui peuvent peut-être faciliter la démarche, la manière de résoudre ces conflits d'usage et libérer des parcelles suffisamment importantes pour installer de jeunes agriculteurs. Un occupant pourrait consentir à occuper moins d'espace dès lors que les terrains seront aménagés, viabilisés, ce qui sécurisera la production.

Nous espérons que cette stratégie se concrétisera et nous aurons peut-être besoin de l'éclairage de tous, y compris du législateur, pour avancer sur ce chemin.

Pour répondre aux questions de Mme Vivette Lopez, nous observons une atteinte aux espaces protégés par une agriculture clandestine, notamment dans les espaces forestiers, par le défrichement de parcelles.

Les services de l'État travaillent en collaboration avec les services du département et ceux de l'ONF, accompagnés par les forces de l'ordre, pour essayer de lutter contre ce défrichement. Nous intervenons sur les parcelles défrichées en détruisant les productions agricoles illicites pour juguler la propension à dénaturer les espaces naturels.

Je rappelle que la forêt représente un réservoir d'eau important. Par conséquent, la déforestation est particulièrement nuisible à l'eau. Par ailleurs, le conflit d'usage entre l'eau domestique et l'eau agricole sera nécessairement tranché en faveur de l'eau domestique.

Pour rebondir sur les propos de mon collègue représentant les associations environnementales, nous sommes aujourd'hui dans une situation catastrophique à Mayotte, avec une saison des pluies peu abondante. Nous approchons de la fin de la saison des pluies et les réservoirs sont vides ! Cette situation est inédite. Jusqu'à présent, les réservoirs servaient à faire le tampon entre le début de la saison sèche et la saison des pluies. Les mois qui viennent seront sans doute difficiles.

En termes de logement sur le foncier agricole, la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) examine régulièrement des projets de construction pour améliorer les outils d'exploitation et le logement sur le foncier agricole. Nous donnons des autorisations dès lors que la Commission est en mesure de s'assurer de la légitime prétention des demandeurs à exercer une véritable activité agricole. C'est une façon de sécuriser la production face à la prédation des roussettes et à la prédation humaine. Il est particulièrement choquant de voir le travail d'un agriculteur détruit en quelques instants par quelques personnes pillant sa production. Le devenir de ces constructions en cas d'arrêt d'activité des agriculteurs n'est pour l'instant pas notre sujet.

Enfin, les aides européennes ne sont en effet pas conditionnées à l'affiliation. Je rappelle que 80 % de la production agricole de Mayotte est de nature vivrière. Les aides de la PAC, telles qu'elles ont été jusqu'à présent attribuées, ont une logique d'accompagnement social de tout petits producteurs sur quelques centaines ou milliers de m2. C'est une façon d'accompagner cette agriculture vivrière, qui participe de l'autonomie alimentaire du territoire.

Nous sommes bien sûr focalisés sur une agriculture professionnelle, notamment pour alimenter demain les marchés, la restauration collective et la restauration scolaire. Chaque jour, ce sont 100 000 repas qui pourraient être servis à nos jeunes.

Avec la mobilisation du foncier public, nous soutenons l'agriculture professionnelle, mais nous ne devons pas négliger l'agriculture vivrière qui est un fort amortisseur social, un moyen de subsistance unique pour des centaines ou des milliers de tout petits producteurs, qui n'auront pas vocation, compte tenu des surfaces qu'ils occupent, à s'engager dans une agriculture professionnelle. Les aides PAC sont versées à environ 700 personnes sur les 6 000 « agriculteurs ». Nous pouvons réfléchir à l'infléchissement de ces aides mais cela ne résoudra pas les difficultés que nous connaissons.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie. Avant de donner la parole à M. Yohan Auffret, je salue notre collègue Abdallah Hassani qui nous a rejoints en visioconférence.

M. Yohan Auffret. - Le sénateur Vivette Lopez nous a interrogés sur le service de remplacement. En métropole, un service de remplacement ne sert pas uniquement aux congés maternité ou paternité. En termes de législation de la Sécurité sociale, pour bénéficier d'un congé maternité ou paternité et d'indemnités journalières, il faut passer par un service de remplacement puis par une embauche directe. Ce n'est pas le cas pour les autres motifs d'utilisation du service de remplacement auquel les agriculteurs de métropole peuvent recourir librement. Ce service sert aussi d'accompagnement social pour les personnes en difficulté.

La création d'un tel service de remplacement à Mayotte permettrait d'éviter à des femmes enceintes de 8 mois d'aller tous les jours sur leur exploitation.

La condition d'affiliation à la MSA ne concerne pas que la PAC, mais tous les autres types d'accompagnement, comme la mise à disposition de récupérateurs d'eau de pluie.

Au-delà de l'affiliation, il faut aussi s'assurer que les personnes accompagnées règlent leurs cotisations sociales. Nous devons veiller à ce que les aides portent sur des exploitations viables, affiliées, pour éviter toute distorsion de concurrence par rapport à des exploitants qui ne seraient pas affiliés.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour ces précisions. Je laisse la parole à M. Soumaila Moeva.

M. Soumaila Moeva. - Je suis d'accord avec les différentes interventions sur l'habitat et l'installation.

Je précise néanmoins que l'installation est directement liée au foncier. Sur la programmation de la PAC 2014-2020, nous n'avons pu installer que 10 agriculteurs. La principale difficulté est liée au foncier mais ceux qui obtiennent des terres sont confrontés à des problèmes de financement. Nous avons besoin de renouveler les générations et nous devons offrir aux anciens de bonnes conditions pour les inciter à partir, notamment en termes de retraite.

Au niveau des formations, le brevet professionnel responsable d'entreprise agricole (BPREA) a remplacé en 2021 la capacité professionnelle agricole (CPA). Or, il n'y a eu qu'une seule promotion en 2022. Ces formations sont normalement financées par le conseil départemental mais l'offre de formation 2023 n'a toujours pas été publiée et le lycée agricole ne peut pas lancer les inscriptions pour cette formation essentielle. En effet, pour bénéficier des fonds européens, un jeune agriculteur doit être titulaire du BPREA.

Nous souhaitons également que le département ou l'EPFAM puisse garantir du foncier aux agriculteurs diplômés du BPREA. Ces derniers ont besoin d'un accompagnement efficace !

Nous nous transmettrons une contribution écrite synthétisant nos positions.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Merci Monsieur le président. Permettez-moi de vous féliciter pour votre engagement. Je suis très attachée à la formation des jeunes et, à titre personnel, je n'hésiterai pas à relayer et à appuyer votre demande. Je donne la parole à notre rapporteur pour une dernière question.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Ma question s'adresse à la DAAF. Parmi les améliorations à apporter à la situation du foncier à Mayotte, avez-vous identifié des évolutions législatives ? Nos rapports sont lus très attentivement, notamment par le Gouvernement, et nos préconisations passées ont fait l'objet de projets de loi ou d'amendements du Gouvernement, comme la création de l'EPFAM.

M. Philippe Gout. - Ce qui nous paraît important, et qui a été rapporté par nos collègues de la MSA et par le président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs, c'est l'accès à la retraite pour les agriculteurs âgés. Le législateur pourrait s'emparer de cette problématique qui permettrait de rentrer dans une logique de transition/installation, en veillant à ce qu'un agriculteur disposant d'un foncier sécurisé, puisse partir à la retraite dans de bonnes conditions.

Je rappelle que près de 80 % des habitants du territoire vivent sous le seuil de pauvreté et que le « petit foncier » dont jouissent les anciens les aide à survivre. Tant qu'ils ne disposeront pas d'une retraite leur permettant de subvenir à leurs besoins, nous n'arriverons pas à engager ce processus d'installation/transmission.

Pour le reste, pour le travail que nous menons sur le foncier avec l'EPFAM, il est possible que les services de l'État reviennent vers le législateur pour envisager quelques modifications de la législation. Pour l'instant, nous essayons de faire valoir cette intelligence collective sur le territoire entre des occupants, des prétendants et une logique de souveraineté alimentaire.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie. Avant de conclure cette table ronde, je donne la parole à M. Naïlane-Attoumane Attibou.

M. Naïlane-Attoumane Attibou. - Vous nous avez demandé si une agriculture pouvait être envisagée dans les zones protégées. La réponse est non dans les réserves naturelles nationales qui viennent d'être mises en place. Pour les autres zones, la réponse dépend de l'existence d'occupations antérieures. Il existe des conventions agroforestières autorisant des agriculteurs sur des zones adaptées, pour des pratiques agricoles compatibles avec les milieux naturels.

Sur le changement climatique, Mayotte est dans une situation dramatique en matière d'eau. L'accompagnement à l'installation agricole n'intègre presque jamais la problématique de l'eau. Des agriculteurs prélèvent de l'eau dans les rivières et sont verbalisés par l'administration, qui les a installés, pour prélèvements illégaux dans les rivières. Il est donc essentiel que la problématique de l'eau soit intégrée en amont de l'installation pour éviter tout conflit d'usage.

Je ne pense pas que l'agriculture vivrière soit un obstacle direct à l'installation des jeunes agriculteurs.

Par rapport à l'installation, les Mahorais ont une relation particulière à la terre. En effet, à la naissance, le placenta est enterré. Il est donc peu probable que des anciens, même s'ils ne sont plus en mesure de les exploiter, acceptent de céder leurs terres à une personne extérieure à leur famille. Le foncier est destiné à être transmis à la génération suivante. Il faut trouver le moyen de rassurer les propriétaires ou encourager l'exploitation des terres par leur famille.

Nous essayons d'encourager et d'encadrer des pratiques pour parvenir à l'autosuffisance alimentaire.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Je salue le directeur de la chambre d'agriculture qui est originaire de ma région et je remercie tous les intervenants pour leurs explications.

Mme Micheline Jacques, présidente. - J'ai noté qu'il était nécessaire d'adapter la législation aux réalités du territoire. La différenciation territoriale est la colonne vertébrale des travaux de notre délégation. Elle a été le cheval de bataille de notre ancien président, Michel Magras, et nous y sommes très attachés.

Je vous remercie pour vos interventions, qui ont été particulièrement éclairantes. Je remercie Thani Mohamed Soilihi pour son implication sans faille au service de Mayotte et Abdallah Hassani, qui défend ardemment son territoire.

Nous sommes preneurs de vos contributions écrites. Cette table ronde est la preuve que le Sénat est une assemblée à l'écoute des territoires.

Jeudi 6 avril 2023

Audition de MM. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer et Jacques Andrieu, directeur de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM)

Mme Vivette Lopez, président et rapporteur. - Monsieur le président, messieurs, chers collègues, j'ai l'honneur de remplacer aujourd'hui le Président Stéphane Artano, qui vous prie de l'excuser de ne pas être présent physiquement. Il est actuellement à Saint-Pierre-et-Miquelon et il participe à nos travaux en visioconférence. Il vous salue chaleureusement et conclura cette audition.

Dans le cadre de l'étude sur le foncier agricole dans les outre-mer lancée début mars par la Délégation sénatoriale aux outre-mer, nous entendons ce matin Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, et Jacques Andrieu, directeur de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM).

Dans un premier temps, nous vous demanderons de répondre au questionnaire qui vous a été adressé pour préparer cet échange. Au cours de nos premières auditions, nous avons identifié plusieurs problématiques qui s'articulent autour du recul du foncier agricole disponible, des difficultés de fonctionnement des Safer, de la lutte contre les friches, de l'installation des jeunes agriculteurs, de la mutation des modes de production, ou encore de l'impact de la transition écologique.

Dans un deuxième temps, les rapporteurs Thani Mohamed Soilihi et moi-même interviendront pour vous demander des précisions complémentaires.

Enfin, je donnerai la parole à nos collègues qui la demanderont.

Monsieur le délégué interministériel, vous avez la parole.

M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer. - Bonjour madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs. Je salue le président Stéphane Artano et la sénatrice Victoire Jasmin, qui sont présents malgré l'heure matinale dans leurs territoires.

Mme Victoire Jasmin. - Je suis à l'aéroport en partance pour la Guadeloupe. Je suis heureuse de vous saluer.

M. Arnaud Martrenchar. - Nous estimons que la surface agricole utile des territoires ultramarins représente aujourd'hui environ 130 000 hectares.

Le dernier recensement agricole, publié en mars 2022, date de 2020. Il s'agit d'un outil statistique remarquable qui offre de précieuses données. Cependant ce recensement n'est mené que tous les dix ans. En effet, il est difficile de dresser un état des lieux de l'emploi agricole, ou de mesurer le nombre d'exploitants, les surfaces agricoles, ou encore les volumes de production.

Ce recensement montre l'évolution de la situation du foncier agricole depuis 1985, dans chacun des territoires d'outre-mer. Nous constatons une rétractation globale de la surface agricole utile des territoires ultramarins. Cette problématique se retrouve dans l'ensemble du territoire national.

Seule la Guyane fait exception. La surface agricole utile de ce territoire augmente assez régulièrement depuis 1985. Il s'agit aussi du seul territoire où le nombre d'installations d'exploitants agricoles a augmenté.

Le recul du foncier agricole doit évidemment être suivi de près au regard de l'objectif d'autosuffisance alimentaire. L'augmentation des productions agricoles est étroitement liée à l'évolution des surfaces agricoles.

Dans les territoires de grandes cultures traditionnelles d'exportation, comme la Martinique, la Guadeloupe ou La Réunion, il existe un débat très ancien autour d'une éventuelle diminution de la culture de la banane ou de la canne à sucre, au profit d'une diversification des cultures.

Nous avons réalisé des estimations sur le nombre d'hectares supplémentaires à mettre en culture pour aboutir à une autosuffisance alimentaire. Pour autant, chacun sait que nous ne parviendrons pas à une autosuffisance alimentaire en outre-mer d'ici à 2030. Certaines cultures, comme les cultures céréalières, y sont quasiment absentes.

Les surfaces nécessaires pour atteindre les objectifs réalistes fixés par chaque territoire d'outre-mer représentent quelques centaines d'hectares. Nous pourrions largement trouver ces surfaces, sur les terres en friche.

Il existe aussi une volonté d'augmenter la production de banane ou de canne à sucre, ainsi que les surfaces dédiées à ces cultures. Cependant, ces productions diminuent en raison de difficultés de certains exploitants. Ces derniers ne parviennent plus à poursuivre leurs activités, notamment en raison de retraits de produits phytosanitaires, et ils finissent par laisser leurs cultures en friche.

Actuellement, il faut suivre de près le recul du foncier agricole. Il faut mettre en place tous les outils disponibles pour préserver au mieux la surface agricole. Pour autant, la situation actuelle n'est pas rédhibitoire au regard de l'objectif d'autosuffisance alimentaire.

M. Jacques Andrieu, directeur de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer. - Cette étude sur le foncier agricole d'outre-mer est particulièrement intéressante. Les territoires d'outre-mer connaissent en effet de fortes contraintes sur le foncier. Le modèle agricole des outre-mer se différencie fortement de celui de l'Hexagone.

Les surfaces moyennes d'exploitation atteignent cinq ou six hectares en outre-mer, contre plus de soixante en métropole. L'agriculture d'outre-mer est très productive à l'hectare. Elle emploie aussi beaucoup de main-d'oeuvre à l'hectare. Dans ces territoires, les zones cultivables sont limitées, en raison de contraintes topographiques, bien que la Guyane présente des spécificités sur ce point. Aussi, ces territoires sont petits et il est difficile d'y trouver de nouvelles surfaces agricoles, si ce n'est par la mise en valeur des friches.

Il est possible d'atteindre une autonomie alimentaire dans les outre-mer en augmentant les surfaces des activités agricoles qui peuvent permettre des augmentations sensibles de la production (maraîchage, élevage...). Parmi les consommations de produits agricoles qui montent le plus en puissance dans les outre-mer figurent celles des viandes blanches (poulet, porc...), qui proviennent notamment de l'élevage hors-sol. De plus, une grande part de l'augmentation de la production des fruits et des légumes est réalisée en serres.

Ainsi, si les pâtures et les productions en plein champ dépendent beaucoup de l'évolution des surfaces agricoles, il existe des marges de progrès importantes pour d'autres types de productions.

Par ailleurs, nous pouvons penser qu'au regard de la taille de la Guyane, il suffirait d'augmenter la surface agricole pour augmenter la production. En réalité, le cas de ce territoire s'avère plus complexe. En effet, la surface réellement utilisable pour l'agriculture reste essentiellement limitée au littoral guyanais. Même un défrichage de la forêt tropicale, que nous ne souhaitons évidemment pas, n'offrirait pas de sols qui se prêteraient particulièrement à l'agriculture. Nous ne pouvons pas espérer une grande augmentation de la surface agricole guyanaise via des défrichements. Pour autant, il est aussi possible en Guyane de réaliser des gains de surfaces agricoles sur des friches.

Enfin, les recensements agricoles décennaux nous fournissent des données objectivées et comparables qui nous permettent de suivre des évolutions. Cependant, Mayotte n'a pour le moment participé qu'au dernier recensement.

Mme Vivette Lopez, président et rapporteur. - Ces recensements rendent-ils compte d'une diversité des cultures ?

M. Jacques Andrieu. - Ces recensements montrent effectivement toute la diversité des systèmes de production agricole des territoires ultramarins. Toutefois, comme l'indiquait Arnaud Martrenchar, certaines cultures peuvent occuper localement une place importante, voire dominante, en termes de surface agricole. La culture de la banane occupe une place importante en Guadeloupe et en Martinique. Il en est de même pour la culture de la canne à sucre dans ces deux territoires et à La Réunion, bien que sa place tende à diminuer en Martinique.

M. Arnaud Martrenchar. - Une Safer fonctionne comme une agence immobilière, en se rémunérant sur les transactions foncières agricoles. Cependant, en outre-mer, le volume de ces transactions est bien plus faible que dans l'Hexagone. De ce fait, le système de financement des frais de fonctionnement des Safer rencontre des difficultés en outre-mer.

Ces Safer dépendent donc d'une subvention du ministère de l'Agriculture et d'un fonds de péréquation des Safer, similaire à celui des chambres d'agriculture. Pour autant, ces Safer peinent à fonctionner. Ces aides ne leur permettent pas d'obtenir un niveau de financement équivalent à celui des Safer métropolitaines.

Pourtant, les Safer sont utiles et leur absence se fait sentir. La Guyane, qui ne dispose pas encore d'un agrément, ne peut exercer son droit de préemption. Par conséquent, nous constatons que certains terrains agricoles de ce territoire sont vendus en prévision d'une spéculation immobilière.

En 2014, une discussion a eu lieu avec le Conseil d'État sur les dispositions relatives aux outre-mer de la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt. Le Conseil d'État avait émis des réserves sur la complexité de mise en oeuvre d'une des dispositions de cette loi, qui modifiait le code rural et de la pêche maritime pour permettre la sortie de l'indivision successorale de terres non cultivées avec l'accord de seulement deux tiers des ayants droit.

En pratique, cette mesure a effectivement été difficile à appliquer. Lorsque les notaires ne connaissent pas le nombre d'héritiers, il n'est pas possible de calculer le pourcentage d'héritiers qui s'accordent à sortir d'une indivision et l'opération s'étend dans le temps.

Pour les terres en friche, les dispositions du code rural et de la pêche maritime pour les outre-mer prévoient une procédure de mise en valeur des terres incultes ou manifestement sous-exploitées. Un recensement de ces terres est réalisé, puis les propriétaires concernés sont informés sur l'état de leurs terres. Si leurs terres ne sont pas mises en culture, les préfets émettent des arrêtés de mise en demeure. Néanmoins, si les propriétaires ne respectent pas ces mises en demeure, la situation de leurs terres est peu susceptible d'évoluer. Il faut donc réfléchir à une évolution législative qui exposerait ces propriétaires à des sanctions, qui pourraient être d'ordre fiscal.

Des dispositifs incitatifs pourraient aussi être imaginés. Les propriétaires qui feraient l'effort de mettre en valeur leurs terres, en les exploitant eux-mêmes ou via un fermage ou un autre bail, pourraient être exonérés de certaines taxes (taxe foncière...).

En tout état de cause, en matière de mise en valeur de friche, il faut réfléchir à des dispositifs législatifs plus forts. En effet, les dispositifs actuels ne fonctionnent pas bien.

Or, ces terres en friche seraient bien utiles pour parvenir aux objectifs d'autonomie alimentaire et d'installation des jeunes exploitants. Ces derniers peinent aujourd'hui à s'installer.

Pour cela, il faut résoudre les difficultés liées aux retraites agricoles. En effet, de nombreux exploitants d'outre-mer ont peu ou pas cotisé. Malgré les systèmes de bonification qui permettent de cotiser moins longtemps en outre-mer que dans l'Hexagone pour un niveau de retraite équivalent, les personnes qui n'ont pas cotisé ne bénéficient pas de retraites. Ainsi, de nombreux exploitants disposent de pensions de retraite qui atteignent 300 à 400 euros par mois. Ils sont donc contraints de travailler après l'âge de la retraite, sans transmettre leurs exploitations.

L'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) peut permettre de recevoir environ 960 euros par mois. Cependant, l'Aspa fait l'objet, après le décès du bénéficiaire, d'un recouvrement de la part des ayants droit. Le seuil du recouvrement de l'Aspa a été rehaussé pour les outre-mer, passant de 39 000 euros à 100 000 euros. Il devrait encore s'élever, peut-être à 150 000 ou 160 000 euros.

Néanmoins, malgré l'augmentation de ce seuil, il existe un frein spécifique aux outre-mer pour l'adhésion à l'Aspa. Les maisons d'habitations attenantes aux exploitations agricoles sont moins nombreuses en outre-mer, alors même qu'elles sont exclues du champ de recouvrement de l'Aspa. Cette spécificité tient à l'histoire métropolitaine du foncier agricole, marquée par le développement de corps de ferme séculaires. De cette façon, les agriculteurs métropolitains sont plus nombreux à pouvoir léguer leurs maisons et leurs exploitations, tout en bénéficiant de l'Aspa.

Même s'il a existé des plantations en outre-mer, les maisons attenantes aux exploitations y sont moins fréquentes. On peut également citer l'exemple de l'application de la loi Littoral à Mayotte qui a contribué à séparer les maisons d'habitations et les exploitations agricoles. Les personnes dont la maison n'est pas attenante à leur exploitation agricole ne choisissent donc pas de bénéficier de l'Aspa, pour permettre à leurs ayants droit de la récupérer.

C'est pourquoi il serait possible de faire évoluer la loi pour que les maisons d'habitation des agriculteurs soient réputées attenantes à leurs exploitations. Naturellement, cette mesure aurait un coût, mais elle pourrait être très utile pour favoriser l'installation des jeunes exploitants.

M. Jacques Andrieu. - Nous recueillons actuellement des remontées de l'ensemble des départements sur les freins et les leviers liés au développement de l'agriculture et le foncier agricole est toujours cité comme un enjeu majeur.

La question du foncier est étroitement liée à celle de l'installation des jeunes. Il faut pouvoir fluidifier l'accès à la propriété agricole en agissant sur les freins cités par Arnaud Martrenchar. De plus, il faut pouvoir limiter les rétentions d'exploitations par les retraités, mais aussi les autres usages des friches liés au tourisme ou encore aux infrastructures.

Pour ce faire, l'ensemble des dispositifs existants doivent être examinés. Nous pouvons y intégrer des sanctions pour les rétentions d'exploitation en friche et des incitations pour les installations. Nous fluidifierions ainsi le marché foncier agricole, tout en continuant à le réguler.

Pour améliorer la situation de la propriété foncière, je me rapporte aux propos d'Arnaud Martrenchar, qui a évoqué le champ de recouvrement de l'Aspa. Il est vrai que l'histoire particulière des territoires d'outre-mer fait que la maison attenante à l'exploitation n'y est pas la norme. Cette particularité peut d'ailleurs aussi poser des difficultés pour la sécurisation des terres agricoles contre les vols.

M. Arnaud Martrenchar. - La sécurisation des terres agricoles constitue effectivement un enjeu important en outre-mer, notamment dans certains territoires. Le sénateur Thani Mohamed Soilihi conviendra qu'il existe un vrai problème de sécurité à Mayotte, notamment sur les terres agricoles (vols de produits agricoles...). En effet, les exploitants mahorais ne résident pas dans leurs exploitations. Leurs exploitations sont désertes la nuit et il est aisé d'y pénétrer. De plus, même lorsque les voleurs sont surpris, ils ne s'enfuient pas nécessairement.

Devant ce problème de sécurité mahorais, il existe un dispositif d'aides publiques pour acheter des chiens. Ce dispositif avait été mis en place dans l'Hexagone pour lutter contre la prédation des ours ou des loups. En Guyane, ce dispositif permet d'acheter des mules et des chiens pour protéger les cheptels contre les jaguars. Les mules sont très protectrices et n'ont pas peur des jaguars.

Pour sécuriser les terres agricoles mahoraises, il importe que les agriculteurs puissent disposer de maisons d'habitation dans leurs exploitations. La loi Littoral, qui impose de bâtir sans rupture de continuité avec l'urbanisation existante et qui s'applique à Mayotte, pourrait donc être aménagée, spécifiquement pour les agriculteurs mahorais.

Par ailleurs, aux Antilles, presque un chevreau sur deux, voire deux chevreaux sur trois, est tué par des chiens errants. Une telle mortalité s'avère dramatique pour les éleveurs. Ce cas se retrouve aussi à La Réunion, où des éleveurs voient parfois la totalité de leurs basses-cours ravagée par des meutes de chiens errants. Pour faire face à cette problématique, les exploitants ne doivent pas hésiter à faire appel aux aides publiques pour acheter des chiens de garde, qui peuvent se montrer très efficaces, même contre des meutes de chiens. Il faut aussi continuer à sensibiliser les propriétaires pour les inciter à ne plus laisser divaguer leurs animaux et pour les stériliser.

Les grandes cultures de canne à sucre ou de banane, très critiquées pour différentes raisons, sont cependant très structurées. Les entreprises de ces filières sont associées à des conseils techniques, à de l'ingénierie administrative et financière, ainsi qu'à des ingénieries de projets. Elles peuvent embaucher des cadres, pour répondre aux appels à projets nationaux et offrir des conseils techniques aux agriculteurs.

Ces cadres peuvent notamment conseiller les jeunes agriculteurs, en leur prodiguant des conseils techniques très spécialisés. En particulier, ils fournissent des conseils sur les adaptations à réaliser devant les retraits croissants de produits phytosanitaires demandés par les scientifiques. Ces adaptations peuvent d'ailleurs demander de mettre en place des itinéraires techniques spécifiques, exploitation par exploitation. Or seules ces filières structurées peuvent apporter aux agriculteurs ce type de conseils techniques.

Le modèle de la filière sucrière de la Guadeloupe, de la Martinique et de La Réunion souffre d'un défaut majeur, d'ordre structurel. En effet, cette filière se trouve excessivement dépendante des aides publiques qui sont de l'ordre chaque année d'environ 220 millions d'euros. Ces aides sont destinées uniquement à la production de sucre. Elles ne soutiennent pas la production de rhum. Or, cette filière produit 200 000 tonnes de sucre, qui se vend aux alentours de 500 euros la tonne. Cette production est donc vendue à 100 millions d'euros.

Ce sucre est exporté vers l'Hexagone et concurrence directement la betterave sucrière. Par ailleurs, les sucres de spécialité proviennent d'Amérique du Sud. Or chacun sait que les coûts de l'agriculture résident avant tout dans la main-d'oeuvre. Il est donc difficile de concurrencer des pays où le salaire mensuel minimum atteint 100 euros.

De plus, les aides transitent par les sucreries, qui les reversent ensuite aux exploitants, et elles sont forfaitaires. Quel que soit le volume de canne à sucre produit, l'aide perçue par les sucreries reste identique. Or, on peut penser qu'acheter 1,5 million de tonnes de canne à sucre revient moins cher à la sucrerie, que l'achat de 2 millions de tonnes de ce produit.

C'est pourquoi une transparence des entreprises sucrières sur le partage de la valeur ajoutée s'avère essentielle pour la sérénité de tous. Victoire Jasmin, qui est en Guadeloupe, pourra témoigner des tensions sociales liées à la signature de la convention canne.

Par ailleurs, les entreprises sucrières doivent se diriger vers des produits à forte valeur ajoutée. Est-il vraiment nécessaire de développer la production de sucre en vrac qui se vend à 250 euros la tonne ? Ne vaut-il pas mieux tendre au maximum vers la production de sucres de spécialité, qui se vendent à 900 ou 1 000 euros la tonne ?

Aujourd'hui, il n'existe pas de sucre de canne français issu de l'agriculture biologique. Je sais que la sucrerie Gardel souhaite en produire. La sucrerie Tereos souhaitait tenter de produire 5 000 tonnes de ce type de sucre, soit 10 % du marché national.

M. Jacques Andrieu. - Les entreprises sucrières ont connu d'importantes restructurations. En outre-mer, nous sommes passés d'une multitude d'entreprises sucrières, à cinq sucreries : deux sucreries à La Réunion, comprises dans un même groupe ; deux sucreries en Guadeloupe, dont une à Marie-Galante ; une en Martinique. Ce processus de restructuration est donc arrivé à son terme.

Il est difficile d'identifier les liens directs qui peuvent exister entre les évolutions de filières particulières et le marché foncier agricole. En tout état de cause, la réallocation des besoins est permise par la fluidité de ce marché.

Je présume que votre question renvoie à l'expérience à tirer des groupements fonciers agricoles (GFA) de la Guadeloupe. Ces GFA avaient été créées dans le cadre de la troisième réforme foncière du territoire amorcée en 1981. La fermeture de sucreries avait donné lieu à la réallocation de terres. Dans ce cas particulier, il existe un lien direct entre une mutation sectorielle et le marché foncier agricole.

Plus largement, dès lors qu'un marché foncier fonctionne correctement, les réallocations entre cultures peuvent s'opérer de manière relativement fluide.

M. Arnaud Martrenchar. - Les phénomènes naturels extrêmes auxquels sont exposés les territoires ultramarins représentent un handicap. Pour autant, ces phénomènes contraignent ces territoires à se situer à la pointe de l'innovation et de la résilience.

Ainsi, à Saint-Barthélemy, des bâtiments de dernière génération supposés être résistants aux cyclones se sont avérés sensibles aux cyclones majeurs, ce qui va pousser le territoire à être encore plus performant dans ce domaine.

La géographie tropicale n'est pas seulement associée à l'existence de phénomènes climatiques majeurs, hormis pour les territoires situés au niveau de l'équateur. Cette géographie est aussi associée à des problèmes particulièrement accrus liés aux ravageurs des cultures. Ces territoires ne connaissent pas d'hiver et les ravageurs y sont extrêmement virulents.

C'est pourquoi il est bien plus difficile de pratiquer une agriculture biologique en outre-mer qu'en climat tempéré. Des associations viennent me voir pour promouvoir une agriculture intégralement biologique en outre-mer et nourrir tous les territoires ultramarins avec des produits biologiques. Il est très facile de formuler ce voeu. Les agriculteurs n'emploient pas les produits phytosanitaires de gaieté de coeur. S'ils pouvaient se passer totalement de ces produits, ils le feraient. Cependant, il existe des réalités biologiques.

Si les maladies végétales n'étaient pas traitées avec ces produits, ces maladies détruiraient les cultures. Par conséquent, des pertes de rendement considérables seraient constatées et les prix des produits offerts aux consommateurs s'envoleraient. Or, une frange importante de la population en outre-mer vit avec des revenus très faibles. Pour beaucoup, la première qualité d'un produit alimentaire se trouve dans son prix. Il s'agit d'une réalité. Il n'est tout simplement pas réaliste d'imaginer que nous pourrions pratiquer une agriculture intégralement biologique dans les territoires ultramarins, tout en proposant des produits peu onéreux.

Pour autant, des agriculteurs ultramarins se lancent dans l'agriculture biologique et nous les soutenons. Toutefois, nous devons être conscients des difficultés qui se présentent devant le développement de cette forme d'agriculture.

Par exemple, les représentants de la filière de la banane exprimaient il y a quelques années l'impossibilité de cultiver des bananes en utilisant l'agriculture biologique. Cette filière espère cultiver 320 000 tonnes de bananes en 2030, sans produit phytosanitaire, ce qui n'est pas possible aujourd'hui car ils doivent utiliser des fongicides contre la cercosporiose.

Pour éviter d'utiliser un fongicide et pratiquer une agriculture biologique, il existe un système de vitroplants de bananiers dont le gène de sensibilité à la cercosporiose a été retiré par la technique des ciseaux moléculaires. L'invention de cette technique a été récompensée par un Prix Nobel en 2020. Or, les agriculteurs ne peuvent pas utiliser ces vitroplants, qui sont considérés comme des organismes génétiquement modifiés, même si aucun gène étranger n'a été introduit dans ces organismes. L'Union européenne réfléchit à l'utilisation de vitroplants dans toute l'Europe. Il est donc possible de se diriger vers une agriculture biologique, mais il ne faut pas s'interdire de bénéficier des innovations. Il est impossible d'un côté de refuser les progrès de la science, dont les améliorations génétiques et, de l'autre, de réclamer des productions peu onéreuses.

M. Jacques Andrieu. - Je partage entièrement les propos d'Arnaud Martrenchar sur les difficultés associées à la transition écologique. Je souhaite aussi mettre en exergue les atouts des outre-mer, qui peuvent les rendre propices au développement d'une agriculture biologique intensive, à savoir : le climat ; la disponibilité en eau ; la fertilité des sols ; la technicité des exploitants agricoles qui connaissent les cultures adaptées à leurs territoires. Le chemin de la transition écologique est déjà engagé en outre-mer et les filières agricoles jouent le jeu. Je suis confiant sur ce point.

Néanmoins, les agriculteurs ultramarins devront aussi s'adapter au changement climatique. Ce dernier peut se manifester de manière très différente selon les territoires, bien que la Guadeloupe et la Martinique se trouvent dans la situation comparable.

Il semble que le changement climatique devrait s'opérer plus rapidement dans les outre-mer, avec des phénomènes qui ne sont pas tous identifiés, même si la littérature scientifique s'étoffe sur ce sujet. Ces territoires devront faire face à une augmentation de la température, à une montée des eaux, à des modifications de régimes hydriques et à des phénomènes climatiques extrêmes (ouragans...) qui ne seront pas nécessairement plus nombreux, mais qui seront plus intenses. Ces mutations doivent être anticipées, car elles toucheront fortement les modes de production et les itinéraires techniques des exploitants agricoles.

M. Arnaud Martrenchar. - Les ministres chargés de l'agriculture, des outre-mer, de la santé et de la mer ont écrit aux préfets des outre-mer en janvier 2023 pour leur demander de bâtir dans chaque territoire, avec les acteurs locaux, les collectivités et les représentants du monde agricole, des feuilles de route territoriales associées à un objectif de souveraineté alimentaire. Cette démarche s'adapte à chaque territoire, car aucun territoire n'est semblable.

Dans ce cadre, nous cherchons à construire des trajectoires réalistes, pour progresser au mieux dans certains secteurs, tout en identifiant les points où les progrès ne sont pas possibles. L'autonomie alimentaire atteint des niveaux variables selon les territoires. Par exemple, Mayotte et la Guyane se trouvent assez avancées en termes d'autosuffisance en produits végétaux, mais leur autosuffisance en produits animaux est bien moindre.

Dans la construction de ces trajectoires, nous identifions des facteurs limitants, tels que le foncier. Nous incitons donc les acteurs locaux à mettre en place toutes les procédures possibles pour préserver le foncier agricole.

Les commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) s'intéressent directement à la préservation du foncier agricole. En outre-mer, contrairement à l'Hexagone, un avis conforme des CDPENAF est obligatoire pour la délivrance de permis de construire. Des élus ultramarins souhaitent changer cette obligation d'avis conforme. Néanmoins, nous savons que le retrait de cette obligation impacterait le foncier agricole.

Je comprends tout à fait les maires qui souhaitent conserver la maîtrise du foncier. Cependant, nous ne pouvons pas envisager de développer les productions alimentaires et de préserver le foncier agricole, tout en prenant des mesures qui aboutiraient à un recul du foncier agricole. Telle est la position du ministère de l'agriculture.

L'Union européenne n'intervient pas sur les outils de préservation directe du foncier agricole. L'État central n'intervient pas non plus dans les décisions des CDPENAF. En revanche, le système d'aides de l'Union européenne peut avoir des effets sur la préservation du foncier agricole.

La politique agricole commune (PAC) comprend deux piliers, à savoir le soutien des marchés et des revenus agricoles, et le soutien de la politique de développement rural. Dans l'Hexagone, le premier pilier de la PAC bénéficie d'un budget annuel de 7 à 8 milliards d'euros, tandis que l'enveloppe annuelle du second pilier s'élève à 1 milliard d'euros.

En outre-mer, le premier pilier de la PAC est porté par le POSEI, avec 278 millions d'euros de crédits communautaires annuels, tandis que le second pilier est porté par le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER), dont l'enveloppe septennale s'élève à environ 850 millions d'euros sur l'ensemble des régions ultrapériphériques sur sept ans, soit environ 120 millions d'euros par an.

Dans l'Hexagone, les aides de la PAC sont liées à la surface des exploitations. Les agriculteurs déclarent leurs surfaces agricoles et reçoivent des subventions, indépendamment du niveau de production des exploitations. En Europe continentale, à une époque donnée, il avait fallu freiner la production.

En outre-mer, nous avons choisi en 1989 de coupler ces aides à la production, pour inciter à la production. À l'occasion du Conseil interministériel des outre-mer (CIOM) du 6 novembre 2009, ce choix politique a été réitéré par le président de la République. C'est un choix politique.

Les agriculteurs ultramarins dont la production n'est pas connue ne peuvent donc pas bénéficier de ces aides. Dans les faits, la proportion de ces agriculteurs n'est pas négligeable. Régulièrement, des représentants du monde agricole ultramarin réclament la mise en place d'aides surfaciques.

Des aides surfaciques ont été mises en place par exception à Mayotte. En effet, le niveau de structuration des filières agricoles est bas dans ce territoire, où les agriculteurs structurés sont généralement les seuls à déclarer leurs niveaux de production. Sans cette mesure, très peu d'aides auraient été versées à Mayotte. De plus, cette mesure a incité les agriculteurs à déclarer leurs surfaces, alors que beaucoup d'entre eux ne l'avaient pas fait.

Par ailleurs, un rapport produit en 2022 par le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) préconisait le recours à une aide par exploitation. L'Académie d'Agriculture est du même avis. La forme de ces aides dépend seulement de choix politiques.

Toutefois, la mise en place des aides surfaciques dans l'ensemble des outre-mer a des inconvénients. Imaginons l'affectation d'une enveloppe de près de 20 millions d'euros pour une aide surfacique. Immédiatement, les 20 millions d'euros sont consommés sans qu'un seul kilogramme de plus ne soit produit. Elle pourrait toutefois contribuer à limiter à terme la déprise agricole en sécurisant financièrement les agriculteurs.

Même si la mise en place d'aides nationales destinées à améliorer la gestion du foncier agricole demande l'approbation de l'Union européenne, la gestion du foncier agricole s'opère davantage au niveau national qu'au niveau européen.

M. Jacques Andrieu. - L'Union européenne ne souhaite d'ailleurs pas s'ingérer dans la gestion du foncier agricole, ou dans la définition des modèles agricoles. Elle laisse les États membres définir leurs propres orientations et leurs propres organisations en la matière. Les régimes liés au foncier agricole sont d'ailleurs très différents selon les territoires européens.

Pour la PAC (2023-2027), des propositions d'orientation sont formulées par les États membres, puis validées par l'Union européenne. La gestion du POSEI suit ce même principe. L'Union européenne se contente de vérifier que les propositions d'orientations liées au POSEI sont conformes à ses objectifs généraux, sans établir elle-même de règles très précises.

Par ailleurs, l'ODEADOM n'intervient pas directement sur les questions foncières. Pour autant, cet office s'intéresse aux effets fonciers des dispositifs d'aides qui peuvent être mis en place (aides à l'hectare...). Ces dispositifs peuvent inciter des agriculteurs à agrandir leurs exploitations ou à relâcher du foncier. Autrement dit, ces dispositifs peuvent avoir des effets sur la pression foncière, ou encore sur la limitation des friches.

Mme Vivette Lopez, président et rapporteur. - Un agriculteur qui parvient à vivre de son activité a-t-il le droit de ne pas recevoir d'aides ? Je pense que certains agriculteurs souhaitent pouvoir s'en sortir sans aides.

M. Arnaud Martrenchar. - Il n'est évidemment pas obligatoire de demander des aides. Les exploitants qui ne souhaitent pas d'aides n'en demandent pas.

En revanche, certains agriculteurs qui souhaiteraient recevoir des aides n'en perçoivent pas. Pour percevoir ces aides, ils seraient contraints de déclarer leurs volumes de production. Or ils ne souhaitent pas effectuer ces déclarations, car ils craignent des vérifications fiscales. Ces déclarations les contraindraient aussi à entrer dans une forme de structuration, qui peut ne pas leur convenir, notamment en raison de risques de retards de paiement. Ces agriculteurs préfèrent se rendre au marché, pour vendre directement leurs productions.

Mme Vivette Lopez, président et rapporteur. - On ne peut pas tout avoir !

M. Arnaud Martrenchar. - Certains agriculteurs se rendent sur les marchés locaux, que nous cherchons d'ailleurs à promouvoir, tout en étant parfaitement à jour de leurs obligations fiscales. Nous pourrions aussi réfléchir à un système d'aide destiné à promouvoir ce type de circuits courts. Je le répète, personne ne contraint les agriculteurs à demander des aides.

Je ne suis pas expert en matière de fermage. Ce système existe en outre-mer comme ailleurs. Il faut tenter de le développer. Des propriétaires peuvent ne pas être en mesure d'exploiter eux-mêmes leurs terres, pour différents motifs (manque de moyen, absence de vocation agricole...).

Nous ne pouvons pas contraindre ces propriétaires à aliéner leurs exploitations. Une telle contrainte serait inconstitutionnelle, hormis dans des cas très précis, tels que des expropriations liées à des projets d'intérêt général (autoroutes...). Pour autant, nous pouvons contraindre ces propriétaires à proposer un fermage, dans le cadre de procédures liées aux terres en friche. Toutes les mesures qui peuvent contribuer à la mise en valeur des terres arables doivent être prises. Dans ce cadre, le fermage peut être mobilisé.

M. Jacques Andrieu. - Je ne suis pas non plus expert sur la question du fermage en outre-mer. Historiquement, dans la politique agricole française, le fermage a représenté un élément important de sécurisation des terres cultivées. Le fermage est toutefois mobilisé très diversement selon les régions. Il existe des régions de fermage et des régions de propriété. Ces disparités existent sans doute aussi en outre-mer.

Le développement du fermage serait certainement utile en outre-mer, mais je ne saurais pas déterminer s'il s'agit d'un levier majeur à actionner pour atteindre les objectifs d'autosuffisance alimentaire. Je ne sais pas non plus si nous pourrons beaucoup le développer. En effet, le fermage présente des contraintes importantes qui peuvent rebuter les propriétaires (obligations de baux à long terme...).

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Monsieur le délégué, monsieur le directeur, je vous remercie vivement pour vos éclairages. Vous nous avez beaucoup appris. Nous pourrons avancer dans notre étude - très importante - qui concerne le foncier agricole.

Je souhaite revenir sur les Safer, que vous présentez comme étant économiquement en difficulté en outre-mer. Ces Safer sont toutefois utiles, notamment dans le cadre de la lutte contre l'inflation et de la protection des espaces naturels et des terres agricoles.

Comme vous le savez, Mayotte ne dispose pas de Safer. Le droit de préemption y est donc exercé par l'Établissement public foncier et d'aménagement (EPFA). Estimez-vous que l'exercice du droit de préemption est bien géré à Mayotte ? Je vous interroge sur ce point, car la Guyane, qui dispose aussi d'un EPFA, met pourtant en place une Safer.

Pourrait-on imaginer pour Mayotte un système qui permette de répondre à l'objectif de protection du foncier agricole porté par les EPFA et les Safer, tout en améliorant le modèle économique de l'agriculture ?

Par ailleurs, au sujet de la loi Letchimy, vous avez expliqué que l'obligation de contacter les indivisaires peut s'avérer difficile lorsque nous ne les connaissons pas tous. Certes, des mesures de publicité sont prises pour que chacun puisse savoir qu'une indivision est en cours de traitement. Néanmoins, je signale que l'une des difficultés liées à ces indivisions tient au fait que les indivisaires sont contactés tant au début qu'à la fin du processus de sortie de l'indivision. Par conséquent, pourrions-nous réaliser l'économie de la seconde prise de contact avec les indivisaires ? En effet, cette seconde prise de contact peut générer des complications supplémentaires dans le processus de sortie d'indivision. En définitive, nous pourrions renforcer la publicité liée à ce processus, tout en le simplifiant. Il faut noter que des indivisaires sont parfois introuvables.

M. Arnaud Martrenchar. - La Guyane a été le premier territoire à se doter d'un EPFA. Cet établissement disposait durant des années de la compétence agricole et urbaine. Le ministère de l'Agriculture était réticent à l'idée d'installer une Safer en Guyane, alors même que les moyens nécessaires pour la faire fonctionner n'étaient pas identifiés et qu'elle n'aurait pas bénéficié d'une dotation nationale suffisante. Sur cette base, le droit de préemption devait être confié à l'EPFA de Guyane. Néanmoins, cet EPFA n'a pas exercé ce droit, dans l'attente d'un décret qui n'a jamais été publié. En effet, le projet de création d'une Safer était resté pendant. Le droit de préemption n'a donc jamais été exercé en Guyane.

À la suite du mouvement social guyanais de 2017, les accords de Guyane ont prévu la création d'une Safer. Or, en 2023, cette Safer n'est toujours pas agréée. Le droit de préemption n'est toujours pas exercé sur ce territoire. La sénatrice de Guyane, Mme Marie-Laure Phinéra Horth, connaît les difficultés liées à l'agrément de cette Safer. Je rappelle que l'EPFA de Mayotte a été doté de ce droit de préemption.

Vous vous interrogiez sur les motifs de la création d'une Safer en Guyane. Les Guyanais ont estimé que la gouvernance de la commission de l'EPFA qui aurait décidé du droit de préemption serait trop peu orientée vers l'agriculture. Ils ont estimé que la création d'une Safer permettrait au monde agricole d'exercer par lui-même le droit de préemption sur le foncier agricole.

Un EPFA dépend essentiellement du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires et bénéficie de moyens de fonctionnement. En intégrant à cet établissement la gestion du foncier agricole, il était possible de bénéficier de ces moyens de fonctionnement. De plus, les textes précisent bien que les décisions liées à l'exercice du droit de préemption qui concernent le monde agricole sont prises par des commissions à dominante rurale.

Néanmoins, si dans les textes, l'EPFA de Mayotte dispose du droit de préemption, je n'ai pas de précisions sur la fréquence de l'exercice de ce droit par cet établissement. Je ne connais pas suffisamment la situation de Mayotte, mais je ne me remémore pas d'exemples d'usage de ce droit par son EPFA. S'il s'avérait que ce droit n'avait pas été exercé, il faudrait identifier les éventuels points de blocage.

Par ailleurs, en 2014, la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt avait fait évoluer le code rural et de la pêche maritime, pour faciliter la procédure de sortie de l'indivision. Pour vérifier l'existence d'indivisaires, les notaires doivent effectuer une publicité au niveau national, mais aussi au niveau du territoire de l'exploitation concernée. En l'absence de réponse durant un certain délai fixé dans les textes, le notaire est en droit de procéder à la vente, même lorsque le nombre exact d'indivisaires n'est pas connu.

Vous évoquez une difficulté liée au fait que cette publicité doit être réalisée au début et à la fin de la procédure de sortie de l'indivision. Les parlementaires pourraient toujours faire évoluer la législation sur ce point. Cependant, je pense qu'il faudrait préalablement inviter des notaires ultramarins, pour leur demander de préciser les éléments qui pourraient être changés dans les textes. Je vois bien qu'il existe une difficulté liée à l'indivision, mais je ne suis pas notaire. Une séance de travail pourrait être organisée avec des spécialistes de la question.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Avec Marie-Laure Phinéra-Horth, nous avons assisté en mars à un colloque qui dressait un bilan de la loi Letchimy. Les travaux de ce colloque donneront lieu à la rédaction d'un rapport. J'avais insisté sur les particularités du foncier agricole d'outre-mer.

M. Arnaud Martrenchar. - Je vous transmettrai la disposition qui a été intégrée au code rural en 2014. Cette disposition concerne exclusivement les terres agricoles et elle est très précise. À ce jour, je ne suis pas en mesure de vous indiquer les changements à apporter à la loi Letchimy. Il faudrait échanger avec des spécialistes de la question.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - La loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS) a été adoptée par le parlement il y a plus d'un an. Ce texte prévoit la suppression du plafonnement des cessions de terrain aux communes de Guyane. Cette disposition vise à faciliter la mise en oeuvre de l'accord de Guyane du 21 avril 2017. De plus, l'État s'est engagé à céder 250 000 hectares de terrains à la collectivité de Guyane et aux communes du territoire. Pouvez-vous apporter des précisions sur la publication des décrets d'application de cette loi, relatifs à ces engagements ?

Par ailleurs, nous ne pouvons pas nier l'importance d'une structure telle que la Safer pour mon territoire. Arnaud Martrenchar vient d'évoquer ce sujet. Pourtant, près de deux ans après la création de la Guyane, la structure ne dispose toujours pas d'agrément ni de droit de préemption. Or, ces outils, vous le savez, sont primordiaux pour permettre à la mener à bien ses missions. Devons-nous paralyser le fonctionnement d'une telle structure pour des histoires personnelles ?

Enfin, j'ai eu l'occasion de me rendre sur le terrain avec l'ex-député Olivier Damaisin, pour rencontrer des jeunes agriculteurs en souffrance après une succession de suicides d'agriculteurs. Olivier Damaisin devrait remettre un rapport sur ce sujet vers la fin du mois de février ou début mars. Comme nous sommes en avril, je souhaite m'informer sur l'état de ce rapport.

M. Arnaud Martrenchar. - Olivier Damaisin a remis son rapport il y a une semaine. La semaine prochaine, ce rapport sera présenté au cabinet du ministère de l'agriculture. J'ai lu ce rapport qui présente plusieurs recommandations.

Ce rapport évoque certaines questions pour lesquelles je ne trouve pas de réponses, comme la question des pistes agricoles. Il est notoire que les pistes agricoles ne sont pas entretenues. En particulier, l'Office national des forêts n'entretient plus les pistes qu'il trace, une fois les exploitations forestières achevées. Or, je ne sais pas à qui appartiennent ces pistes. Je crains que ces pistes appartiennent aux communes, qui ne disposent pas aujourd'hui des moyens nécessaires pour les entretenir. Au regard de l'intensité de la saison des pluies guyanaise, les agriculteurs installés le long de ces pistes rencontrent des difficultés dès que ces pistes cessent d'être entretenues par l'ONF. Des spécialistes du droit pourraient identifier les propriétaires de ces pistes. Une fois que leur statut sera précisé, nous pourrions vérifier si le FEADER est mobilisable pour les entretenir.

Par ailleurs, j'avoue ne pas connaitre l'état d'avancement des décrets d'application de la loi 3DS qui se rapportent au transfert de 250 000 hectares de terrains que vous citez. Je dois me renseigner sur ce point. Je n'ai pas suivi ce sujet qui ne relève pas de ma compétence et je déplore avec vous le fait que ce transfert n'ait pas été réalisé à ce jour.

Enfin, la situation actuelle de la Guyane n'est pas du tout satisfaisante. Vous vous êtes rendue avec le sénateur Georges Patient au ministère de l'Agriculture pour défendre le cas de cette Safer. J'ai aussi reçu l'ex-député Gabriel Serville et actuel président de la collectivité territoriale de Guyane, qui déplorait le fait que la Safer ne dispose pas du droit de préemption. Durant le temps de nos palabres, la spéculation foncière se poursuit. Cette situation n'est évidemment pas satisfaisante.

D'après la procédure en vigueur, le président de la Safer doit d'abord être agréé. Puis, il faut monter un dossier d'agrément de la Safer. Enfin, une fois que la Safer est agréée, elle dispose de facto du droit de préemption, sans qu'il y ait besoin de publier un texte. Or nous rencontrons une difficulté que je ne détaillerai pas dans le cadre de cette audition, dans la mesure où nous ne pouvons pas évoquer des situations individuelles. Pour autant, il faut absolument résoudre cette difficulté.

Mme Victoire Jasmin. - J'attends beaucoup du rapport d'information sur le foncier agricole.

Nous avons auditionné des représentants des Safer et de la Fédération nationale des Safer, qui nous ont fourni des explications au sujet des différents territoires d'outre-mer. Le fait que les agriculteurs disposent de petites surfaces peut leur poser des difficultés. Aussi, les agriculteurs ne bénéficient pas non plus toujours de toutes les aides qu'ils pourraient percevoir.

Selon vous, dans l'optique de favoriser la mise en valeur des terres en friche, serait-il opportun de mettre en place des chantiers d'insertion destinés à aider les enfants d'agriculteurs à reprendre les exploitations de leurs parents ? Ces chantiers d'insertion pourraient notamment inciter les jeunes à se diriger vers des formations agricoles. Dans les outre-mer, le chômage des jeunes est important et ces derniers ne sont pas toujours très qualifiés. Cependant, les jeunes peuvent craindre de prendre la suite de leurs parents par manque de formation ou d'accompagnement.

De plus, il faut aussi réaliser de la pédagogie auprès des agriculteurs proches de l'âge de départ en retraite. Je note que les jeunes agriculteurs payent de plus en plus leurs charges. Ils sont plus nombreux à cotiser pour leurs retraites, même si les absences de cotisations posent encore des problèmes au moment de la liquidation de la retraite.

Faudrait-il accompagner les agriculteurs pour les aider à préparer leurs départs à la retraite, en lien avec les services sociaux et la caisse de retraite des agriculteurs ?

Les agriculteurs continuent parfois à travailler après l'âge de la retraite, sans que leur travail soit toujours rentable. Ils peuvent bloquer le foncier, bien que des jeunes soient en attente d'emplois. Un accompagnement social permettrait d'éviter ces difficultés.

Par ailleurs, il est vrai que le dialogue social n'est pas toujours apaisé. Il existe en ce moment un mouvement social chez les planteurs de canne à sucre de Guadeloupe. Cependant, les économies d'outre-mer sont fragiles. En particulier, les filières agricoles s'appuient parfois majoritairement sur de la main-d'oeuvre étrangère, qui ne se trouve pas nécessairement en situation régulière de séjour. Dans ce contexte, au regard des montants importants utilisés pour subventionner les filières de la canne à sucre et de la banane, ne faudrait-il pas inciter ces filières à développer la formation de leurs salariés ? Ces formations pourraient prendre la forme de chantiers d'insertion, car les jeunes ont besoin d'être encadrés. Beaucoup de jeunes souhaitent travailler, mais ils ont peut-être peur de franchir le pas et de se diriger vers le monde agricole.

Parallèlement, il faut aussi favoriser le dialogue social dans ces filières pour construire des projets communs. Les usiniers peuvent évoluer vers la production de sucres de spécialité, ou d'autres produits plus rémunérateurs. Il est aussi possible de planter des cannes fibreuses destinées à la production de biocarburants. De nombreuses pistes existent.

Avec ces évolutions, les jeunes qui résident à proximité et qui se dirigent vers l'emploi devront être de plus en plus formés pour rejoindre ces filières.

De plus, au-delà des problèmes d'indivision, il est aussi possible d'inciter les enfants à reprendre les exploitations de leurs parents. Ainsi, dans le cadre de la procédure destinée à mettre en culture les terres laissées en friche (arrêtés préfectoraux de mise en demeure...), nous pourrions inciter les enfants d'agriculteurs qui se trouvent au chômage de se déclarer en tant qu'agriculteurs.

Ils pourraient alors bénéficier de formations de base, qui leur permettraient notamment de connaître le régime juridique des agriculteurs. Très souvent, des agriculteurs qui reprennent les exploitations de leurs parents n'ont pas été formés et ils ne prennent pas l'habitude de payer leurs charges fiscales ou sociales. Un accompagnement, qui impliquerait les collectivités et les différents services publics, pourrait être mis en place pour ces jeunes.

Certains agriculteurs ne demandent pas d'aides, par méconnaissance, mais aussi en raison de difficultés à remplir des dossiers administratifs. Ils peuvent avoir besoin d'aide. Les rapports du Sénat de 2018 et 2019 sur les risques naturels majeurs des outre-mer, dont j'ai été co-rapporteure, ont montré que beaucoup d'agriculteurs ne sont pas assurés. Ces personnes peuvent parfois beaucoup perdre en cas d'ouragans, avec la destruction de leurs cultures. Or, elles ne savent pas toujours comment procéder pour bénéficier des aides publiques liées aux catastrophes naturelles. Un effort pédagogique doit donc être mené avec le concours des chambres d'agriculture.

Les différents éléments que je viens d'évoquer pourraient contribuer à sécuriser l'avenir de l'agriculture et à réduire la surface des terres en friche.

Par ailleurs, certains enfants de bénéficiaires des GFA n'ont pas toujours compris le fonctionnement du dispositif. Un effort de pédagogie doit aussi être mené auprès d'eux. Pour eux, les terres des GFA appartiennent à leurs familles. Ils ne comprennent pas qu'à partir du moment où ils partent en retraite, ou qu'ils cessent leurs activités, ils doivent céder leurs exploitations pour permettre à d'autres personnes de les reprendre.

Selon moi, ces mesures pourraient contribuer à mieux utiliser et valoriser le foncier agricole. Sur le volet social, ces mesures permettraient aussi de mieux insérer les jeunes en attente d'intégration professionnelle.

En particulier, le foncier agricole peut être mobilisé pour favoriser le retour à l'emploi des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), dont les parents détiennent des exploitations non cultivées.

Enfin, je note que la loi Letchimy a notamment été inspirée par le rapport rédigé par notre collègue Thani Mohamed Soilihi sur le foncier à Mayotte. En tout état de cause, je remercie une fois de plus le président Stéphane Artano d'avoir lancé ces travaux sur le foncier agricole. Je remercie aussi les personnes auditionnées et j'attends leurs réponses et leurs suggestions.

M. Arnaud Martrenchar. - Je pense qu'il faut absolument se saisir de l'opportunité offerte par la concertation menée actuellement sur le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles. Ce projet de loi sera présenté cet automne au Parlement. Dans ce cadre, des groupes de travail nationaux se sont constitués autour de la formation agricole, de l'installation et de la transmission, et de la transition agroécologique.

En Guadeloupe, il existe un groupe de travail, chargé de faire remonter l'ensemble des propositions au ministère de l'Agriculture. Nous pourrions très bien intégrer dans ces propositions vos suggestions, telles que les chantiers d'insertion pour les jeunes, ou l'accompagnement social des agriculteurs qui souhaitent prendre leur retraite pour permettre aux jeunes de s'installer. Une réunion aura lieu le 12 avril 2023.

Il serait opportun d'y intégrer toutes les propositions que vous évoquez, et auxquelles je souscris pleinement. Cela faisait longtemps que nous n'avions pas disposé d'un vecteur tel que celui-là. Il faut en profiter, car, il peut s'avérer difficile de faire aboutir des propositions de nature législative sans un vecteur adapté. Lorsque nous les intégrons dans d'autres projets de loi, le Conseil constitutionnel les censure en tant que cavaliers législatifs.

Vous avez aussi évoqué le problème des agriculteurs qui n'ont pas accès aux aides par méconnaissance. Or nous sommes conscients qu'il existe un déficit en termes d'ingénierie de projets en outre-mer, pour les agriculteurs, ou même pour les communes.

Souvent, on déplore que les outre-mer demandent de l'argent mais qu'une fois cet argent octroyé, il n'est pas dépensé. Depuis des années, nous cherchons à trouver des moyens pour renforcer cette ingénierie.

En Guyane, nous avons établi une organisation particulière de la préfecture, avec une forme de cellule d'ingénierie de projets. Lorsque nous avons mis en place les systèmes d'aide à la relance, nous avons désigné des sous-préfets à la relance.

Dans le cadre du plan France 2030, nous craignons que les outre-mer réalisent un mauvais « score », dans la mesure où ce plan s'appuie sur des guichets nationaux. Nous savons bien que de nombreux acteurs ne disposent malheureusement pas de l'agilité nécessaire pour accéder à ces guichets. Lorsque ces guichets s'ouvriront, les acteurs de l'Hexagone seront les premiers à candidater aux appels à projets. C'est pourquoi nous avons établi dans chaque territoire d'outre-mer un référent France 2030.

Par ailleurs, les chambres d'agriculture devraient accompagner les agriculteurs qui peinent à monter des dossiers de demandes d'aides.

Mme Victoire Jasmin. - Je n'avais pas connaissance du groupe de travail qui oeuvre actuellement en Guadeloupe. Je ne pourrais pas participer à la réunion du 12 avril. Je n'y ai d'ailleurs pas été invitée directement.

Pour autant, je peux tout à fait présenter une contribution écrite à ce groupe de travail. J'ai d'ailleurs posé é récemment une question écrite au ministre de l'agriculture, où j'ai mentionné la proposition du chantier d'insertion. Compte tenu de la situation actuelle de mon département, je prépare aussi d'autres travaux...

M. Jacques Andrieu - Pour revenir sur votre intervention, je note que les questions que vous soulevez s'inscrivent directement dans les débats actuels liés au projet de de loi d'orientation et d'avenir agricoles. Ces débats sont tenus dans des groupes de travail nationaux, mais aussi au niveau local, dans les régions de l'Hexagone et dans l'ensemble des outre-mer. Dans ce cadre, il existe évidemment des possibilités de contributions écrites. Il importe aussi que les acteurs concernés puissent participer à cette concertation. Les travaux touchant l'enseignement et la formation professionnelle se tiennent souvent dans des lycées agricoles, dans tous les territoires.

Nous pouvons faire parvenir à la Délégation sénatoriale aux outre-mer des éléments généraux sur cette concertation, qui est pilotée par la Direction générale de l'enseignement et de la recherche (DGER) du ministère de l'Agriculture.

Cette concertation est en cours. Comme le mentionnait Arnaud Martrenchar, vous pouvez vous saisir de ce vecteur pour faire remonter vos propositions, qui concernent des sujets importants (formation, accompagnement des agriculteurs, transmissions intergénérationnelles...).

Le ministre souhaite aussi que cette concertation s'intéresse aux nouveaux enjeux de la transition agroécologique et du changement climatique. Si une réunion est organisée le 12 avril en Guadeloupe, d'autres réunions se tiendront aussi dans l'ensemble des départements.

Par ailleurs, comme vous l'indiquez, il existe effectivement un besoin de formation et d'accompagnement des jeunes agriculteurs et des personnes qui souhaitent se lancer dans l'agriculture. Pour répondre à ce besoin, nous avons la chance de pouvoir compter sur le réseau de la formation agricole (lycées publics, lycées privés, maisons familiales rurales...), qui existe dans tous les départements d'outre-mer. Ce réseau propose tant des formations initiales que des formations continues, courtes ou diplômantes, qui permettent d'accéder au statut d'agriculteur. Les freins à l'utilisation de ce réseau sont discutés dans les débats actuels.

Aussi, la question de l'emploi est remontée par les filières. Il s'agit d'une question majeure, notamment dans les outre-mer. D'une part, des employeurs peinent à trouver la main-d'oeuvre qui correspond à leurs attentes et d'autre part, le taux de chômage est important et des jeunes souhaitent entrer dans la vie active. Nous tentons d'étudier au mieux cette question.

Vous avez encore soulevé une question sur les assurances des exploitants agricoles. Ce sujet a aussi été identifié. Une importante réforme a été menée sur l'assurance récolte dans l'Hexagone. Cette réforme sera suivie d'une ordonnance qui permettra de tenir compte des particularités des outre-mer. L'offre d'assurance s'y avère insuffisante, car la survenue de phénomènes climatiques extrêmes rend l'assurabilité difficile pour les assureurs. Il s'agit de mieux identifier la part de la contribution de la solidarité nationale et celle des assurances.

Je serais très intéressé par d'éventuelles auditions qui concerneraient l'application de la loi Letchimy. La question de la sortie des indivisions est souvent ressortie des débats de la concertation actuelle. Je ne dispose pas d'éléments de bilan quantitatif sur cette loi. Je ne sais pas si cette loi fonctionne bien ou si elle permet de dépasser les dispositifs identifiés comme bloquants par les notaires.

Enfin, le dispositif des GFA de la Guadeloupe est particulier. Une question se pose sur la manière dont ce dispositif peut se pérenniser, après la vie active de ses bénéficiaires.

Mme Victoire Jasmin. - Je souligne l'importance de la question de l'assurance des agriculteurs.

Mme Vivette Lopez, président et rapporteur. - Je vous remercie pour vos éclairages très précis. Je propose maintenant à notre président de conclure cette réunion, depuis Saint-Pierre-et-Miquelon.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie, chère Vivette Lopez, d'avoir présidé cette séance. Je remercie nos interlocuteurs pour la qualité de leurs interventions.

Cette étude sur le foncier agricole se veut aussi constructive que celle que nous venons d'achever sur la continuité du territoire, à laquelle le Sénat est très attaché.

Cette étude s'inscrit dans le contexte de la préparation du prochain CIOM, prévu pour la mi-mai. En tant qu'élus, nous espérons que les thématiques mises en avant dans nos travaux (déchets, mobilité, enjeux agricoles...) seront prises en compte dans le cadre des travaux du CIOM. Naturellement, celui-ci ne réglera pas toutes les problèmes, mais il s'agit d'un élément important du dispositif annoncé par le ministre délégué chargé des outre-mer.

La présente étude s'achèvera fin juin. Nous pouvons faire confiance à notre binôme de rapporteurs, qui se montreront proactifs. Je pense que vous l'avez senti, au regard de son implication. Nous sommes évidemment intéressés par vos contributions écrites, d'autant plus que vous travaillez directement à répondre aux défis évoqués au cours de cette audition. Parmi ces défis figure celui de la pollution des sols et des eaux par le chlordécone, sujet qui a donné lieu à un échange nourri, autour du rapport fait au nom de l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST) par notre collègue Catherine Procaccia, entre les membres des délégations aux outre-mer de l'Assemblée nationale et du Sénat. Je me permets donc de vous renvoyer à ces débats.

Je précise aussi que nos rapporteurs se rendront prochainement à la Martinique du 16 au 20 avril, pour rencontrer des acteurs de terrain. De nombreuses pistes de réflexion seront sans doute à creuser du côté de nos collectivités territoriales, notamment autour du droit de préemption, des banques de terres, ou encore de la sortie de l'indivision en outre-mer (loi Letchimy...).

J'ai aussi retenu vos propositions, en particulier votre suggestion de modification législative concernant les maisons d'habitations non attenantes aux exploitations d'outre-mer. Pour porter leurs propositions, les parlementaires sauront se saisir des véhicules législatifs annoncés par le Gouvernement. Ils pourront aussi se saisir des niches parlementaires des différents groupes !

Je vous remercie encore pour vos éclairages.

Jeudi 13 avril 2023

Table ronde sur la situation en Guyane

Mme Annick Petrus, présidente. - Chers collègues, j'ai l'honneur de remplacer le président Stéphane Artano, qui vous prie de l'excuser car il est actuellement en déplacement.

Dans le cadre de son étude sur le foncier agricole dans les outre-mer, la Délégation sénatoriale aux outre-mer examine aujourd'hui la situation en Guyane, qui présente de nombreuses spécificités, dont celle d'être à 97 % recouverte par la forêt amazonienne, avec un très haut niveau de biodiversité protégée par un parc national.

Nous accueillons donc autour de cette table ronde Guyane :

- pour la collectivité territoriale de Guyane : M. Roger Aron, vice-président en charge de l'agriculture, la pêche, la souveraineté alimentaire et l'évolution statutaire, et M. Jérémy Lecaille, responsable du service agriculture ;

- pour la direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF) de Guyane, M. Patrice Poncet, directeur ;

- pour la direction générale de la coordination et de l'animation territoriale (DGCAT) de la préfecture : Mme Myriam Virevaire, directrice adjointe ;

- pour l'Établissement public foncier et d'aménagement de la Guyane (EPFA Guyane) : M. Denis Girou, directeur général ;

- pour la chambre d'agriculture : M. Albert Siong, son président ;

- pour la Société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) de Guyane : Mmes Chantal Berthelot et Sabrina Hight, administratrices ;

- et enfin pour le Parc amazonien de Guyane : M. Pascal Vardon, son directeur.

Tout d'abord, nous vous demanderons de répondre au questionnaire qui vous a été adressé pour la part correspondant à vos missions.

Ensuite, le co-rapporteur Thani Mohamed Soilihi interviendra pour vous demander des précisions complémentaires. Je vous prie d'excuser notre collègue co-rapporteur Vivette Lopez qui est retenue par un autre engagement.

Enfin, je donnerai la parole à nos collègues qui la demanderont.

En attendant que MM. Roger Aron et Jérémy Lecaille soient connectés, la parole est à Mme Myriam Virevaire.

Mme Myriam Virevaire, directrice adjointe de la DGCAT, chargée de la mission foncière. - Je vous prie d'excuser d'abord l'absence du secrétaire général, M. Gatineau, qui est en mission à Kourou.

Le foncier agricole en Guyane fait partie de la feuille de route du préfet, de même que le projet stratégique agricole de développement. L'État veille à appliquer le droit et la réglementation d'attribution du foncier agricole sur son domaine privé. La création de la « mission foncier » au 1er janvier 2020 a permis de raccourcir les délais d'attribution avant l'examen des demandes par la commission d'attribution foncière. De plus, la gestion des baux emphytéotiques agricoles par la « mission foncier » permet de dynamiser la transmission et la pérennisation des exploitations agricoles et d'éviter la spéculation. Le code général de la propriété des personnes publiques (CG3P) et le code rural et de la pêche maritime en bornent le fonctionnement.

Les espaces agricoles du schéma d'aménagement régional (SAR) représentent 200 000 hectares, dont 70 000 sont détenus par l'État. Les concessions et baux emphytéotiques représentent 17 % de cette surface, contre 13 % pour la propriété privée, 5 % pour l'Établissement public foncier et d'aménagement (EPFA) et 15 % pour les communautés.

Depuis 2000, 1 511 décisions d'attribution ont été édictées par l'État. Ainsi, 26 000 hectares ont été attribués. 279 cessions gratuites agricoles ont découlé de ces décisions, puisqu'à la suite des baux emphytéotiques, les hectares valorisés peuvent être cédés gratuitement aux agriculteurs.

Les 20 000 hectares à l'appui des cartographies délivrées depuis 2018 lors de la création de la Safer seront rapidement répartis. Il est attendu des trois administrateurs provisoires de la Safer, MM. Georges-Michel Phinéra-Horth, Albert Siong et Roger Aron, un modèle économique viable permettant la vente du foncier agricole aux agriculteurs à juste prix. Un travail devra être mené avec l'EPFA, spécialisé dans les aménagements agricoles. L'État continuera à délivrer du foncier selon la réglementation en vigueur, malgré la présence de la Safer. L'article L.3211-5 du code général de la propriété des personnes publiques (CG3P) interdisant la cession de terrains d'une superficie supérieure à 150 hectares, la réglementation permettant de délivrer gratuitement du foncier à la Safer devra être modifiée pour aller au-delà de ce seuil.

La plupart des exploitations agricoles bénéficient d'une habitation sur place, que la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) peut régulariser afin de préserver le foncier agricole de la spéculation. Voilà pour les réponses à votre questionnaire.

M. Patrice Poncet, directeur de la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF) de Guyane. - Le modèle de l'agriculture guyanaise diffère complètement du modèle hexagonal. La superficie de la Guyane équivaut à celle de la Nouvelle-Aquitaine, mais elle est couverte à 70 % d'une forêt de huit millions d'hectares, alors que la plus grande forêt métropolitaine n'en compte qu'un million. Cependant, la surface agricole utile (SAU) guyanaise avoisine les 36 000 hectares, contre 4 000 000 en Nouvelle-Aquitaine

La population guyanaise s'élève à 300 000 habitants environ, mais elle avoisinera les 570 000 habitants en 2040 selon l'INSEE.

Sur les 6 200 exploitations recensées, l'agriculture guyanaise est d'abord familiale et vivrière. 85 % des exploitants agricoles travaillent sur des surfaces de moins de deux hectares. L'agriculture est surtout présente à côté des grands fleuves séparant le département du Brésil et du Suriname.

La filière animale représente 200 à 250 exploitations de viandes. Les plus grandes exploitations d'élevage bovin intensif peuvent atteindre 8 000 hectares, pour un taux de chargement très faible d'environ une tête par hectare. Ce mode d'exploitation est proche du modèle brésilien. La dizaine d'exploitations fonctionnant ainsi correspond aux plus grands élevages d'Europe.

La filière de fruits et légumes est très dynamique : elle compte plus de 600 exploitations localisées dans des bassins de production très précis et développées surtout par la communauté Hmong. Les taux de couverture concernant les fruits et légumes sont donc satisfaisants. La filière doit cependant continuer à se développer pour pallier la croissance démographique.

De plus, quelques producteurs de cannes confectionnent un rhum de grande qualité, primé au Salon international de l'agriculture.

Enfin, alors qu'en métropole l'installation de jeunes agriculteurs suppose la transmission d'exploitations, en Guyane elle repose sur la mise en valeur du foncier boisé. La déforestation est cependant très complexe.

M. Pascal Vardon, directeur du Parc amazonien de Guyane. - Le Parc amazonien de Guyane a été créé en 2007 et représente 40 % du département. Il est entièrement recouvert de forêt amazonienne, à l'exception de quelques bourgs le long du fleuve Maroni et de l'Oyapock. Au total, 20 000 personnes occupent une surface de 34 000 km2, soit la taille de la Belgique.

L'agriculture est surtout familiale, vivrière, mais stratégique pour l'autosuffisance alimentaire des habitants : il s'agit principalement d'une agriculture sur abattis-brûlis, consistant à brûler la forêt sur de petites parcelles d'un hectare maximum, puis à les exploiter. Au bout de deux ou trois ans, la perte de rendements nécessite de recommencer l'opération. Il s'agit du mode de production traditionnel des Amérindiens, dont les villages suivaient l'exploitation itinérante des terres. Aujourd'hui, les villages sont fixés le long des deux fleuves. Néanmoins, la pratique subsiste, notamment dans les zones de droit d'usage collectif (ZDUC), qui permettent aux populations d'obtenir un droit d'usufruit sur le foncier appartenant à l'État à des fins agricoles, mais aussi de pêche, de chasse et même pour l'installation de carbets provisoires liés à la culture sur abattis.

Les ZDUC existent depuis 1987 et ont introduit le concept de communauté d'habitants tirant traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt, terme repris dans le décret de création et la charte du parc national. Cependant, la pratique des abattis-brûlis existe également en dehors des ZDUC. Le droit foncier officiel se confronte alors à des pratiques traditionnelles informelles, comprenant des attributions par lignage, notamment chez les communautés bushinenguées comme les Alukus. L'attribution d'ouvrages publics comme le chantier de la piste entre Maripasoula et Papaichton peut pâtir de cette confrontation.

Ce mode d'exploitation agricole est aujourd'hui indispensable, car il compte pour 40 à 50 % de l'apport alimentaire des familles. En effet, les aliments importés dans les comptoirs chinois le long du Maroni sont de mauvaise qualité. De manière générale, l'importation est difficile. La forêt isole : seuls les transports fluvial et aérien raccordent les quatre communes du sud de la Guyane ; ce type de transport est compliqué et coûteux.

Il existe également un outil de concession itinérante sur abattis permettant d'accorder vingt hectares d'exploitation pour que le bénéficiaire n'en utilise qu'un seul par an et organise sur le périmètre de sa concession un assolement sur vingt ans. Cependant, les sollicitations formelles sont quasiment inexistantes.

L'agriculture entre dans le champ d'activité du Parc amazonien au titre du développement local, l'un des trois piliers de nos missions avec la nature et la préservation et la transmission des différentes cultures locales. Cependant, les filières agricoles sont peu nombreuses : l'agriculture, l'artisanat, le tourisme et une petite exploitation de bois. Dans le sud de la Guyane, il s'agit d'une économie naissante.

M. Roger Aron, vice-président de la collectivité territoriale de Guyane, en charge de l'agriculture et de la pêche. - Étant aphone, je ne pourrai pas parler longuement. Nos missions se bornent à l'aide aux agriculteurs, aux mesures propres au FEDER et à des aides particulières à certains agriculteurs compte tenu des particularités des exploitants. Depuis cette année, nous assurons la gestion de la Commission d'orientation stratégique du développement agricole en partenariat avec la préfecture.

M. Patrice Pierre, directeur général adjoint de l'EPFA Guyane. - Concernant le diagnostic général de la situation foncière en Guyane, l'EPFA ne dispose pas d'éléments de comparaison avec les autres DOM. Étant à la fois un établissement d'aménagement et un établissement public foncier, ses missions s'articulent autour de trois axes : construction de la ville amazonienne durable, maîtrise du foncier et contribution au développement agricole de la Guyane dans le cadre de l'aménagement des terres. C'est ce dernier sujet qui nous intéresse aujourd'hui.

À travers les aménagements groupés, nous avons augmenté la SAU de plus de 20 % entre 2010 et 2014, afin de répondre à un objectif fixé par la collectivité territoriale de Guyane (CTG) à travers le schéma d'aménagement régional (SAR). Les aménagements groupés permettent l'installation massive d'agriculteurs dans des lotissements agricoles bénéficiant de voiries primaires et d'accès parcellaires. Entre 2013 et 2018, l'EPFA a attribué plus de 37 % du foncier en Guyane, soit 4 400 hectares environ.

L'État possède une part du foncier plus importante mais ne procède qu'à des attributions individuelles, sur demande des agriculteurs et après décision de la commission d'attribution foncière. L'EPFA procède lui à des aménagements sur des parcelles disponibles, puis sélectionne des candidats sur des terrains prêts à être cultivés. L'EPFA vise l'aménagement de 1 000 hectares de foncier par an.

Concernant nos missions vis-à-vis des autres acteurs, nous nous appuyons d'abord sur le code de l'urbanisme et le CG3P. L'EPFA sollicite du foncier provenant du domaine privé de l'État, que celui-ci lui concède puis lui cède. Sitôt aménagées, les terres deviennent propriété de l'EPFA, ce qui permet de les attribuer aux agriculteurs. Ainsi, nous pouvons réaliser des opérations agricoles en nous appuyant sur les plans locaux d'urbanismes (PLU) des communes.

Notre conseil d'administration paritaire comprend beaucoup des personnes présentes à cette table ronde. Il compte six représentants de l'État et six représentants des élus.

Notre plan stratégique de développement 2021-2026 prévoit le lancement de trois nouvelles opérations agricoles, à Régina, Roura et Iracoubo. Les premiers travaux débuteront l'année prochaine. Ces opérations permettront le désenclavement de plus de 5 000 hectares de terrain et l'installation de 400 agriculteurs. La mission d'aménagement de l'EPFA s'inscrit dans les documents de planifications tels que les PLU et le SAR afin de répondre à la demande d'augmentation de la surface agricole formulée par la CTG.

Concernant l'installation de la Safer en Guyane, nous avons actualisé notre politique de stratégie agricole en 2018, lors des travaux de préparation de la Safer. L'EPFA fait partie du groupement d'intérêt public (GIP) de la Safer. En 2022, une fois celle-ci créée, nous avons réactualisé notre politique agricole en présentant à notre conseil d'administration l'état de notre patrimoine et en signant une convention nationale avec l'EPFA et la FNSafer. Cette convention permet de réfléchir ensemble, notamment au sujet de l'étalement urbain ou de l'objectif zéro artificialisation nette (ZAN). Nous avons également voté pour acquérir une part sociale de la Safer, afin de participer à son conseil d'administration, ce qui a été accepté mais pas encore été mis en oeuvre. Désormais, la Safer doit définir sa stratégie pour que nous puissions adopter un mode de travail en commun : soit en oeuvrant pour son compte, soit en formant un partenariat, soit en nous dessaisissant de nos missions à son profit.

Néanmoins, il est très important d'éviter les stop-and-go. En attendant que la Safer définisse sa propre stratégie, l'EPFA poursuit le développement de ses opérations foncières. Celles-ci nécessitent généralement trois à quatre ans pour être lancées, entre la recherche de financement, la validation politique et le lancement des travaux.

La question concernant le droit de préemption était adressée à la CTG. Néanmoins, j'y apporterai une réponse historique. Le conseil d'administration de l'EPFA avait délibéré en 2011 afin de pouvoir mettre en oeuvre le droit de préemption. Celui-ci n'a jamais été mis en oeuvre. L'Établissement public d'aménagement de Guyane est devenu l'EPFA Guyane en 2016, ce qui correspond à la mise en place d'une opération d'intérêt national. Les statuts remaniés intègrent à l'article 2 des dispositifs permettant de bénéficier du droit de préemption sur arrêté préfectoral concernant les espaces naturels et sensibles. Cependant, la création de la Safer rend inutile l'obtention par l'EPFA de ce droit de préemption visant à éviter le morcellement du foncier rural et la spéculation.

J'ai déjà partiellement répondu à la question concernant la procédure administrative d'attribution de terrains relevant du domaine de l'État. Celle-ci favorise l'augmentation de la SAU. Elle est suspendue au plafond de 150 hectares qui n'était pas appliqué auparavant malgré l'existence de la loi. L'EPFA considère que ce texte n'est pas applicable au domaine privé de l'État, celui-ci n'étant pas soumis au code forestier. Nous attendons une décision de nos ministères de tutelle, mais ce sujet peut bloquer la suite des opérations, nos opérations dépassant systématiquement le seuil des 150 hectares.

Concernant l'accompagnement des porteurs de projets, nous avions mis en place des partenariats avec la chambre d'agriculture. En effet, l'EPFA installe les agriculteurs sur les parcelles mais dispose seulement d'une compétence d'aménagement, et non de compétences d'accompagnement. Les conventions mises en place sur les opérations « Cacao » à Roura et « Bassins mines d'or » à Mana avaient très bien fonctionné. Cependant, ces dispositifs n'ont pas perduré faute de financements. Une augmentation des moyens alloués permettrait à cet accompagnement de véritablement favoriser la réussite des projets.

Concernant la facilitation de la construction d'habitats pour les exploitants agricoles, nous avions réalisé, lors du projet d'aménagement « opération Wayabo » à Kourou, des parcelles destinées à l'habitat et des parcelles destinées à la culture, afin que les agriculteurs puissent accéder aux parcelles agricoles depuis un village desservi en eau, en électricité et en services publics.

Cependant, ce système n'a pas fonctionné. Tout d'abord, la ville de Kourou n'avait pas les moyens de vérifier que les aménagements se situaient bien sur la zone réservée. Mais surtout, les agriculteurs souhaitent toujours vivre sur leurs parcelles pour éviter les vols et pouvoir les surveiller. Pour remédier à ce problème, les parcelles sont désormais aménagées sous forme de lotissements agricoles. Le règlement de lotissement permet aux agriculteurs d'habiter sur site.

Concernant les jeunes agriculteurs, l'EPFA étant avant tout un outil de mise en oeuvre, il ne définit pas de politiques d'installations. Cependant, le système d'attribution des parcelles suppose une consultation des partenaires (chambre d'agriculture, DAAF, CTG, etc.) afin de déterminer le type de parcelles en fonction de différents critères géographiques et topographiques.

Une fois les parcelles prêtes à être attribuées et aménagées, une nouvelle réunion a lieu au moment de l'appel à candidatures lancé par l'EPFA et de la mise en place d'une Commission locale foncière et de commissions techniques. Cette commission réunit notamment les partenaires ici présents, à l'exception du Parc amazonien sur lequel l'EPFA n'intervient pas puisqu'il est cantonné au domaine privé de l'État.

Les membres de cette commission définissent les règles d'attribution en privilégiant par exemple les agriculteurs de la commune concernée, en fonction de la spécificité des parcelles. Chaque dossier est noté en commission technique ; un classement est établi, puis les attributions sont réalisées par ordre de priorité.

Concernant les installations groupées d'agriculteurs, elles nous paraissent la solution la plus adaptée. Les acteurs interrogent souvent la nécessité d'ouvrir de nouveaux espaces agricoles alors que les espaces déjà ouverts sont peu utilisés. Les agriculteurs les utilisent parfois mal. L'EPFA reçoit néanmoins des commandes de la part des communes et de son conseil d'administration pour de nouvelles opérations d'aménagement qui ont fait démonstration de leur efficacité depuis les années 2000. L'augmentation de la SAU a ainsi augmenté entre 30 et 60 % selon le ratio considéré. Les aménagements groupés permettent un meilleur accès à la terre pour faire vivre et travailler les exploitants tout en garantissant aux collectivités une meilleure exploitation de leur territoire et de leurs services. Ces extensions ne dispensent pas de prendre en considération le foncier agricole déjà disponible ou en déshérence.

Concernant la sécurisation des terres agricoles et les vols, j'ai évoqué le souhait des agriculteurs d'habiter sur site afin de pouvoir surveiller leurs exploitations. Les lotissements ne suffisent pas : une coopération avec les forces de l'ordre ou, en cas de vol de bois, avec l'office national des forêts est nécessaire.

Concernant la constitution de filières agricoles, l'EPFA n'a pas d'avis particulier. Le littoral comporte principalement des filières en structuration : un sixième des exploitations occupe la moitié environ de la SAU.

Concernant les objectifs d'autosuffisance, l'immensité du foncier disponible constitue un atout pour le territoire. Cependant, il nécessite d'être désenclavé : pour être disponible, il doit être aménagé. L'agriculture familiale de subsistance peut permettre également de réaliser de microprojets contribuant au développement économique guyanais, puisqu'une fois la subsistance familiale assurée, le surplus agricole est revendu. Il faut néanmoins la dissocier de l'agriculture professionnelle concernant principalement de plus gros producteurs, dans l'élevage ou le maraîchage. L'agriculture familiale n'a pas besoin d'une grande surface agricole.

Concernant la CDPENAF, nous n'avons pas de questions particulières, puisque le président de l'EPFA y siège avec le président de la CTG. L'instruction de la CDPENAF est stricte, conformément aux règles qu'elle applique. Cependant, l'absence de mise en oeuvre du droit de préemption semble contribuer à la rendre plus stricte encore.

M. Albert Siong, président de la chambre d'agriculture de Guyane. - Les propos précédents étaient très clairs. Je reviendrai seulement sur quelques points urgents. Pour commencer, il n'y aura jamais trop de foncier agricole en Guyane. En effet, très souvent, les lois ne sont pas appliquées, contrairement aux autres DOM et à l'Hexagone. Le jeune agriculteur doit peser de toutes ses forces pour lancer son affaire. Sur toutes les installations mises en place depuis plusieurs années, seules deux ou trois exploitations ont été aménagées correctement : Javouhey, Cacao et Césarée, c'est-à-dire des zones où les voies d'accès jusqu'aux exploitations sont relativement pérennes.

Même si nous voulons aménager d'autres zones agricoles, l'absence de réseaux d'accès pour l'eau ou l'électricité empêche tout développement. La Safer est aujourd'hui mise en place. Cependant, personne ne veut lui donner les moyens d'accompagner véritablement la filière agricole en créant de nouvelles zones.

La chambre d'agriculture n'a pas les moyens d'accompagner les jeunes porteurs de projets. L'objectif de souveraineté alimentaire à l'horizon 2030 souhaité par le président de la République est clairement inatteignable en Guyane compte tenu du manque de moyens. Les difficultés sont trop grandes. Pour que la Guyane parvienne à un même niveau que les autres territoires français, il faut injecter beaucoup d'argent. L'État en a les moyens.

Deux structures sont dédiées à l'agriculture en Guyane : la chambre d'agriculture et la Safer. Cette dernière est chargée de distribuer les parcelles aux jeunes agriculteurs tandis que la chambre doit les accompagner et leur permettre de développer leurs parcelles. Sans cet accompagnement, rien n'est possible.

Mme Sabrina Hight, administratrice de la Guyane. - Le projet de la Safer est né de négociations entre les services de l'État et la profession agricole dans le cadre d'un mouvement social qui a permis la rédaction de l'accord de Guyane en avril 2017. À cette occasion, la nécessité de protéger et valoriser les terres agricoles guyanaises face aux enjeux de développement agricole, de préservation de l'environnement et de lutte contre la spéculation a été mise en exergue. Le groupement d'intérêt public (GIP) Safer est la première concrétisation de cet accord de 2017. Il est composé à 90 % des membres du conseil d'administration de la Safer. Les fonds permettant le lancement de cette dernière ont été délégués par le ministère de l'agriculture. En partenariat avec la direction de l'agriculture et l'EPFA, le GIP Safer avait les missions suivantes :

- réaliser un diagnostic du foncier agricole guyanais sur la base du marché actuel et de ses évolutions ;

- élaborer un modèle économique et organisationnel efficace, viable, adapté au foncier guyanais ;

- proposer des adaptations du cadre juridique existant, y compris concernant les perspectives de financement à long terme de la future Safer ;

- rédiger les statuts de la Safer ;

- procéder aux démarches administratives permettant sa création et l'obtention des agréments des ministères de tutelle ;

- piloter le processus de création mis en oeuvre par le directeur du GIP.

La Guyane a ainsi été créée en 2021 en tant qu'institution contribuant à la gestion du foncier agricole guyanais.

Mme Chantal Berthelot, administratrice de la Guyane. - La Safer a été créée en mai 2021. En août, une gouvernance a été mise en place. Elle a traversé quelques turbulences : aujourd'hui, sa gouvernance est collégiale et exercée par le vice-président de la CTG MM. Roger Aron, le président de la chambre d'agriculture, Albert Siong, et Georges-Michel Phinéra-Horth, en attendant la prochaine assemblée générale en mai.

La Safer n'a pas pu devenir opérationnelle, c'est-à-dire obtenir l'agrément du conseil d'administration lui permettant de mettre en place un plan d'action stratégique. Néanmoins, la Safer est un outil technique et opérationnel nécessaire à l'aménagement du foncier agricole et à l'installation des agriculteurs. L'historique réalisé par les intervenants montre que nous sommes à un croisement du développement agricole de la Guyane. Certains agriculteurs sont restés présents depuis le Plan vert, l'agriculture familiale est toujours très présente. Un programme d'encadrement de l'agriculture familiale de l'Ouest guyanais (PEAFOG) a permis sa reconnaissance et sa prise en compte de longue date.

Notre présence montre qu'il ne doit exister aucune concurrence entre les différents organismes. La Safer vise d'abord à aménager des lotissements pour faciliter l'installation des agriculteurs. Des problématiques de défrichage et d'habitat se posent. Les agriculteurs veulent pouvoir accéder aux services publics, y compris au numérique. Leur installation ne doit plus être aussi pénible qu'auparavant. Je suis agricultrice depuis 1983. Notre métier doit être rendu attractif afin de nourrir les 600 000 habitants que comptera la Guyane en 2050.

Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos interrogations.

Mme Annick Petrus, présidente. - Je vous remercie. La parole est au rapporteur Thani Mohamed Soilihi.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Merci à toutes et tous pour vos éclairages. Vous avez été si exhaustifs que j'ai peu de questions. La délégation avait produit une série de rapports entre 2015 et 2017. Nous étions étonnés que le foncier en Guyane soit détenu à plus de 95 % par l'État. Dans une recommandation, nous demandions des rétrocessions de terrains. Pourriez-vous nous en dire plus, en particulier concernant la partie agricole ?

Par ailleurs, avant la création de la Safer, l'EPFA détenait-il un droit de préemption en Guyane ?

M. Patrice Pierre. - Avant la création de la Safer, l'EPFA Guyane détenait le droit de préemption en vertu d'une loi d'orientation agricole. Cependant, aucun décret d'application n'a été publié. Depuis que nos statuts ont été revus, l'article 2 nous permet théoriquement d'exercer le droit de préemption sans décret d'application. Il suffisait d'un arrêté préfectoral, comme à Mayotte, où l'EPFA, comportant les mêmes statuts que l'EPFA Guyane, exerce le droit de préemption. Néanmoins, la Safer étant en cours de création politique et administrative, les travaux de délégation du droit de préemption à l'établissement foncier n'ont jamais eu lieu. L'EPFA n'est aujourd'hui plus légitime à exercer ce droit, qui revient à la Safer dans les espaces naturels et sensibles. Par ailleurs, l'EPFA Guyane exerce le droit de préemption concernant ses autres missions, en milieu urbain et dans les zones d'aménagement différées, dans le cadre des opérations d'aménagements urbains. J'apporte cependant une réponse technique à une question qui reste politique.

Concernant les rétrocessions, les opérations de rétrocessions sont relativement simples : l'État nous cède le terrain nécessaire à la réalisation des lotissements agricoles, que nous cédons ensuite à notre tour. Une partie est cédée sous forme de baux emphytéotiques aux agriculteurs, et nous avons mis en place un processus de cession aux agriculteurs installés une fois leur terrain mis en valeur. L'EPFA n'est propriétaire du terrain que pendant la période probatoire de mise en valeur, qui reste néanmoins assez longue. En effet, nous appliquons la durée minimum du bail emphytéotique, soit dix-huit ans et un jour.

Une fois les infrastructures primaires réalisées, celles-ci sont rétrocédées aux collectivités ou aux agriculteurs eux-mêmes selon qu'il s'agisse de voiries primaires ou secondaires. À la fin des opérations d'aménagements, l'EPFA ne possède plus un seul mètre carré de terrain. Même si, dans les faits, le déroulement des opérations est bien plus complexe, nous ne sommes pas concernés par les rétrocessions aux collectivités en dehors du cadre opérationnel comprenant les voies publiques et d'éventuels établissements publics. Le reste du terrain est rétrocédé aux agriculteurs.

Mme Myriam Virevaire. - Les cessions gratuites réalisées durant le bail emphytéotique ou à son terme sont réglementées par le CG3P. Une fois une partie du terrain mise en valeur pendant dix ans, l'agriculteur peut demander la cession gratuite de cette partie du terrain. Il en obtient ainsi la propriété, tandis que la partie restante est conservée en bail.

Les 279 cessions gratuites accordées depuis les années 2000 représentent entre 20 000 et 30 000 hectares cédés gratuitement aux agriculteurs. Le CG3P permet de céder gratuitement aux collectivités des parcelles relevant du domaine privé de l'État. Suite aux accords de Guyane de 2017, 250 000 hectares devaient être répartis entre les collectivités. 90 000 hectares ont déjà été répartis. Nous poursuivons notre prospection envers les autres collectivités, dont certaines ne sont pas dotées de services d'urbanisme, afin de leur proposer des parcelles selon leurs besoins. Nous organisons des commissions tous les deux mois permettant, à l'appui d'une délibération de la collectivité, de céder gratuitement le nombre d'hectare souhaité.

Il est par ailleurs prévu dans les accords de Guyane de céder 400 000 hectares aux communautés d'habitants sous la forme d'un établissement public de coopération culturelle et environnementale. La CTG, le Grand Conseil coutumier et l'État doivent acter la création de l'établissement de manière à pouvoir céder les hectares mentionnés.

M. Dominique de Legge. - Je vous prie d'excuser le caractère métropolitain de mes questions.

D'abord, quel est le rapport entre le nombre de candidats pour une attribution et le nombre d'attributions réelles ? En métropole, la population agricole est vieillissante. La libération de parcelles se traduit dès lors par des agrandissements plutôt que par des installations. J'aimerais savoir si la Safer parvient véritablement à faire s'installer de jeunes agriculteurs et sur quelles superficies en moyenne.

Ma deuxième question se rapporte au statut de l'attributaire : j'ai cru comprendre qu'il s'agissait de baux emphytéotes. Est-ce à dire que la structure attributive assure les investissements nécessaires à l'intégralité de l'exploitation ou une part est-elle laissée à l'exploitant ?

Par ailleurs, suite à des attributions, certains candidats se sont-ils désistés au bout d'une année ou deux ? Je vous remercie.

Mme Myriam Virevaire. - Pour obtenir une attribution agricole, il est aujourd'hui nécessaire d'être déjà agriculteur, aide familial, ou d'avoir passé un diplôme agricole. Ce critère restreint le nombre de candidats. Certains, en effet, n'avaient aucune connaissance agricole : ils avaient simplement travaillé la terre dans un cadre familial, ce qui se traduisait par des difficultés.

Aujourd'hui, les candidats non diplômés sont orientés vers les services d'enseignement agricole et la direction générale des territoires et de la mer (DGTM) afin qu'ils puissent suivre une formation adaptée. L'obtention d'un diplôme permet ensuite d'avoir droit à des subventions de la part de la CTG et de la DGTM.

Actuellement, la commission d'attribution foncière émet 90 % d'avis favorables, suivis par une décision favorable du préfet. Suite à un échec faute de diplôme, certains candidats ont passé une équivalence et sont revenus vers nous six mois plus tard. Dans les deux mois, ils ont obtenu une attribution favorable.

Néanmoins, parmi les candidats, les jeunes agriculteurs sortis du lycée sont peu à peu remplacés par d'anciens élèves de lycées agricoles s'étant forgé une expérience et arrivant mieux armés face aux difficultés agricoles du territoire.

Nous recevons une vingtaine de dossiers par mois, qui sont traités dans les six mois. Nous sommes attentifs à l'accès à la parcelle et à la qualité du sol. En effet, les candidats choisissent où ils vont exploiter. Parfois, après une visite de terrain, nous orientons la personne vers un autre terrain lorsque nous jugeons les difficultés d'exploitation trop grandes.

Les attributions ayant été assez généreuses à la fin du siècle dernier, plusieurs abandons ont eu lieu, les candidats ne possédant pas les qualités requises. Cependant, même après abandon, le bail emphytéotique agricole leur confère un droit de propriété temporaire. Il est alors difficile pour nous de revenir sur ces attributions. Deux solutions se présentent alors : conclure un accord à l'amiable avec l'attributaire ou lancer une action en justice à son endroit, qui peut durer entre trois et cinq ans.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - Voilà un an, dans le cadre de la loi 3DS, le Parlement a voté les modalités pour la rétrocession de 250 000 hectares à la CTG et aux communes guyanaises. Les décrets d'application sont toujours attendus, néanmoins la question sera débattue prochainement au Comité interministériel des outre-mer (CIOM). Aussi, M. Aron, la CTG se projette-t-elle déjà dans cette redistribution du foncier ? Quel sera le pourcentage consacré à l'agriculture ?

Par ailleurs, les jeunes agriculteurs ont le plus grand mal à s'installer. Pourtant, la Guyane ambitionne depuis longtemps d'améliorer son autosuffisance alimentaire. Depuis mon élection au Sénat, je suis souvent interpellée par les agriculteurs : ils me parlent des lourdeurs administratives, des difficultés à obtenir certaines aides, de leur installation dans des zones éloignées de tout. De plus, les pistes forestières ne sont pas praticables en temps de pluie.

Face à cette situation, beaucoup d'agriculteurs préfèrent jeter l'éponge ou mettre fin à leurs jours. La chambre d'agriculture et l'État devraient leur apporter un soutien plus important. Monsieur le Président de la chambre d'agriculture, quelles solutions préconisez-vous, hormis la solution financière dont vous avez parlé ?

M. Roger Aron. - En effet, concernant ces 250 000 hectares, aucune décision définitive n'a été prise. De nombreuses demandes émanant de certaines collectivités en manque de foncier ont été recueillies. Nous attendons également la mise en place de la Safer pour savoir comment nous allons distribuer ce patrimoine foncier. Notre SAR est aussi en cours de redéfinition. Pour toutes ces raisons, nous sommes dans une période d'attente.

Nous disposons toutefois d'un patrimoine foncier privé dans certaines communes. Nous avons pris l'initiative de louer des parcelles, notamment à Apatou, à travers le Groupement de développement agricole, une association d'agriculteurs très dynamique. À terme, une cession des parcelles à très bas prix devrait avoir lieu.

M. Albert Siong. - Vous avez raison, Madame la Sénatrice : les exploitations agricoles sont enclavées et rencontrent des difficultés. Nous nous préoccupons de cette question depuis longtemps.

Concernant l'installation des jeunes agriculteurs, la chambre d'agriculture travaille avec la DAAF. En effet, les jeunes agriculteurs doivent souvent gagner de l'argent au préalable pour ensuite travailler pleinement sur leurs exploitations. Nous cherchons donc à mettre en place, avec la DAAF, un revenu leur permettant d'exploiter directement leurs parcelles. L'ancien directeur de la DAAF jugeait cette initiative réalisable. Nous finalisons actuellement une feuille de route à l'horizon 2030. Ce document sera disponible en fin de semaine.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - Merci pour ces réponses rassurantes.

M. Patrice Poncet. - Le Président évoque les travaux engagés dans le cadre du prochain projet de loi sur l'avenir de l'agriculture. La question nationale du renouvellement des générations d'agriculteurs a donné l'occasion d'engager en Guyane une très large concertation sur des thématiques afin de lever les freins.

Par ailleurs, les pistes forestières rappellent le front pionnier brésilien, même si elles n'en ont pas forcément la dimension. Pour commencer l'exploitation d'un massif forestier, l'Office national des forêts (ONF) crée des pistes forestières afin d'extraire des ressources naturelles qui seront exploitées dans le respect de l'environnement. Ensuite, une économie productive se développe grâce aux agriculteurs qui s'installent le long des pistes, parfois de manière informelle. L'entretien de ces routes et dessertes devient rapidement primordial. Or, nous sommes confrontés à un imbroglio juridique. En effet, l'État reste propriétaire de ces emprises de dessertes permettant l'accès aux exploitations par les habitants. L'autorité communale devrait à terme reprendre ces infrastructures. Ensuite, des services comme l'eau et l'électricité doivent être mis en place.

La voirie est le préalable à toute installation dans les zones agricoles. La création d'un plan directeur devrait permettre d'identifier l'état de ces voies. En effet, le climat de la Guyane est équatorial, ce qui a de nombreuses conséquences. En zone de montagne, le personnel de santé perçoit une indemnité kilométrique spécifique. Désormais, il reçoit également une indemnité « pistes », puisque le déplacement sur les pistes agricoles représente un vrai défi.

De plus, concernant l'installation des jeunes, la profession agricole évalue le besoin foncier pour développer l'agriculture de filières à 11 000 hectares : 9 000 pour la filière animale et 2 500 pour la filière végétale. Ces estimations sont le résultat des travaux engagés en 2021 dans le cadre de concertations.

Devenir agriculteur en Guyane est évidemment un combat : malgré l'existence d'une « dotation jeunes agriculteurs », certains peuvent renoncer. De plus, cette dotation est détournée pour déforester et créer des dessertes au lieu de mettre en place un outil de production. Les jeunes agriculteurs devraient être installés sur les périmètres aménagés proposés par la Safer ou l'EPFA.

Mme Chantal Berthelot. - La Safer a beaucoup été citée lors de cette table ronde. Or, il s'agit seulement d'un outil d'accompagnement à l'installation des agriculteurs. Nous avons besoin du soutien de la Délégation sénatoriale aux outre-mer afin d'accompagner l'agriculture guyanaise, mais aussi des services de l'État.

Le président de la chambre d'agriculture a parlé pour son institution en ce sens. De même, la Guyane a besoin que l'État s'engage à ses côtés pour fonctionner correctement. Le modèle économique que nous affinons actuellement demandera un investissement de l'État à hauteur d'un million et demi d'euros pour les six ans à venir. En effet, la CTG a déjà fourni ces dernières années un accompagnement très important. Depuis le rapport du Sénat de 2017, le constat de ces besoins a été fait. La Safer se met en place, mais un appui est nécessaire car la population augmente.

M. Albert Siong. - Je remercie les sénateurs et sénatrices d'avoir mené cette mission, car le foncier représente l'avenir de la Guyane. J'espère que nos demandes seront appuyées afin de pouvoir développer l'agriculture guyanaise et nourrir la population.

M. Pascal Vardon. - Je voudrais souligner l'intensité de l'orpaillage illégal, à la fois dans le Parc national et sur les zones littorales, et la fréquence des vols de production et de matériel. Des bandes de garimpeiros circulent sur les pistes en forêt. Après tous leurs efforts d'aménagement et de mise en valeur de la parcelle, les agriculteurs sont confrontés à ce fléau. Il s'agit d'un problème de défense de la souveraineté nationale. Les gendarmes et les forces armées de Guyane sont sous-dotés en moyens pour lutter contre ces phénomènes. Les sanctions prises sont souvent de simples obligations de quitter le territoire, même en cas de flagrant délit.

Mme Annick Petrus, présidente. - Je vous remercie à mon tour, Mesdames et Messieurs, pour la clarté de vos explications. Je ne doute pas que vous aiderez nos rapporteurs à mieux appréhender les particularités de la Guyane s'agissant du foncier agricole.

Mardi 23 mai 2023

Étude sur les aspects notariaux et juridiques

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - Dans le cadre de son étude sur le foncier agricole dans les outre-mer, dont les deux rapporteurs sont Vivette Lopez et Thani Mohamed Soilihi, la délégation sénatoriale aux outre-mer organise cet après-midi un focus sur les aspects notariaux et juridiques de cette question.

Nous allons entendre en premier les représentants des Chambres des notaires et, vers 17 heures, nous accueillerons des avocats du Conseil national des barreaux (CNB).

Pour la première séquence, je remercie de leur participation en visioconférence :

- Maître Sylvie Pons-Servel, notaire à Saint-Denis de La Réunion, présidente de la Chambre interdépartementale des notaires de La Réunion et Mayotte ;

- Maître Éric Hoarau, notaire à Saint-Louis de La Réunion ;

- Maître Emmanuel de Survilliers, notaire au Lamentin, en Martinique.

Mesdames, Messieurs, vous aurez la parole pour vos propos liminaires afin de présenter vos observations, préalablement aux échanges avec nos collègues. L'ordre d'intervention sera inversé pour respecter les contraintes d'agenda de M. Thani Mohamed Soilihi.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Je vous remercie, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, chers collègues, chers Maîtres, je vous remercie d'avoir répondu à notre sollicitation.

La nécessité de produire localement est devenue impérative au lendemain de la crise du Covid et en plein déroulement du conflit en Ukraine. Importer depuis des zones géographiques éloignées s'avère pénalisant pour les outre-mer.

Notre étude porte sur la raréfaction des terres agricoles. Vos avis sur la question sont importants puisque des aspects juridiques ont surgi lors de nos auditions. Nous souhaitons savoir si les propositions recueillies, notamment lors de notre visite en Martinique, sont juridiquement pertinentes.

Nous sommes confrontés à une problématique d'installation des jeunes agriculteurs alors même que leurs aînés sont réticents à céder leur place. Les retraites insuffisantes et la valorisation réduite des propriétés rendent la transmission difficile.

À cet égard, nous souhaiterions savoir s'il existe un équivalent du fonds de commerce en matière agricole qui pourrait être valorisé et transmis aux jeunes générations d'agriculteurs.

Quelques années après la mise en place de la loi Letchimy concernant les sorties d'indivision et après l'établissement de la commission de l'urgence foncière (CUF), cette dernière sera remplacée, à Mayotte, par un groupement d'intérêt public (GIP). Maître Pons-Servel, pouvons-nous faire un point sur ces dispositifs ?

Pouvez-vous nous faire un retour sur les travaux menés avec le Conseil supérieur du notariat le 10 janvier dernier puisque le foncier agricole pourrait être également concerné ?

Mme Sylvie Pons-Servel, notaire à Saint-Denis de La Réunion. - La problématique est différente selon les zones géographiques. La CUF de Mayotte s'intéresse au statut de l'occupant en particulier. Souvent, celui-ci exploite depuis des années des terres, sans pour autant pouvoir les transmettre à d'éventuels héritiers, en l'absence d'un titre de propriété en bonne et due forme. La situation est similaire à La Réunion et conjuguée à une absence de reconnaissance des bâtiments construits sur les terrains agricoles.

Il est essentiel de protéger les parcelles agricoles d'un éventuel morcellement. Elles devraient constituer la propriété des personnes qui les exploitent, parfois depuis des dizaines d'années, afin d'éviter leur dégradation et leur transformation en friche.

M. Éric Hoarau, notaire à Saint-Louis de La Réunion. - J'ajoute qu'à Mafate et dans les Hauts, où de nombreuses personnes occupent des terrains sans être titrées, les parcelles sont protégées par le label Espaces naturels sensibles (ENS) et par le règlement d'urbanisme du SCoT de l'île. Celui-ci, par le biais de l'Office national des forêts (ONF), empêche l'exploitation desdits terrains.

Il est impossible de faire reconnaître un quelconque droit de propriété sur ces terres, sauf à travers des conventions d'occupation précaire. Cette solution empêche la transmission des terrains et des exploitations, leur augmentation ou, tout simplement, leur préservation.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - J'en déduis que la protection des espaces naturels prévaut sur celle des terres agricoles. Le retour à l'agriculture des terrains en friche est rare et difficile. Nous l'avons constaté lors de notre visite en Martinique où, plutôt que de remettre en agriculture des terres en friche, il est envisagé de demander à de grandes exploitations de céder une partie de leurs terres pour faciliter l'installation de jeunes agriculteurs. Cette solution nous interpelle.

10 000 hectares sont actuellement en friche à la Martinique. Selon certaines sources, pour atteindre l'autonomie alimentaire, la transformation de seulement 1 000 hectares en terres agricoles suffirait.

Les friches prévalent-elles donc sur les terres agricoles ?

M. Emmanuel de Survilliers, notaire au Lamentin, Martinique. - Comparativement à la situation du début du siècle dernier, les zones agricoles ont diminué au profit de zones dites « naturelles », donc inexploitées. Comme Mme Vivette Lopez, nous nous interrogeons sur l'éventuelle conversion de ces friches en agricoles.

La commission départementale de l'aménagement foncier (CDAF), à laquelle j'ai eu l'occasion de siéger, avait constaté que le code rural empêchait les agriculteurs de déboiser et réinvestir des zones qui étaient exploitées quelques dizaines d'années auparavant.

M. Stéphane Artano, président. - Mes Sylvie Pons-Servel, Éric Hoarau et Emmanuel de Survilliers, vous êtes invités à donner votre avis sur les points du questionnaire qui vous semblent essentiels.

Nous vous remercions par ailleurs de nous transmettre par écrit toute note ou réponse que vous souhaitez partager avec nous et qui n'aura pas été abordée lors de la présente audition.

Mme Sylvie Pons-Servel. - J'aborderai uniquement la situation à Mayotte. La commission d'urgence foncière (CUF) a pour mission le titrement de toutes les personnes, quel que soit le terrain qu'elles occupent, en reconnaissant l'occupation desdits terrains. Les intéressés peuvent ainsi bénéficier de la prescription trentenaire.

Cette problématique est gérée par l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM), l'équivalent de la société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) réunionnaise, qui vise à valoriser les terres agricoles et à les redistribuer. Malheureusement, celles-ci appartiennent à des personnes privées qui, souvent, ne les exploitent pas elles-mêmes et souhaitent diviser ces biens pour les transmettre. L'EPFAM leur refuse cette possibilité. Si elle décide de préempter, le prix est extrêmement faible et ne correspond pas à celui pratiqué habituellement dans les transactions entre Mahorais.

L'attribution de titres aboutit à une situation complexe. D'une part, il existe une volonté de développer lesdites terres agricoles, d'autre part, les personnes qui en sont propriétaires ne peuvent plus les valoriser, que ce soit en les transmettant librement ou en les partageant entre leurs enfants.

M. Éric Hoarau. - À La Réunion, dans l'ordre des règles juridiques, la protection exercée sur les espaces naturels prévaut et empêche toute intervention sur les terres agricoles des Hauts. Elles ne peuvent pas être transmises entre particuliers. La politique publique d'urbanisme mise en place en décembre 2020 les protège, instaurant ainsi un conflit entre l'intérêt public et l'intérêt privé.

Les particuliers en ont déduit qu'ils ne pouvaient plus partager les terres agricoles. Or, cela est possible, mais l'opération est soumise au contrôle du morcellement des terres effectué par la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) et l'ONF, ainsi qu'au droit de préemption exercé par la Safer.

Les particuliers essaient naturellement de contourner ces règles que nous veillons, dans le cadre de notre mission, à faire respecter.

L'absence de titres de propriété constitue un problème récurrent, aggravé par la multiplication des indivisions et par l'obsolescence du cadastre. Une loi datant de 2018 permettait de valider des prescriptions trentenaires à l'issue de cinq ans, mais l'État n'a pas soutenu cette protection. Beaucoup de notaires refusent de valider lesdites prescriptions.

Actuellement, il est interdit de prescrire un terrain agricole puisqu'il faut l'avoir habité de manière non équivoque pendant trente ans. Or, s'agissant de parcelles agricoles - et par conséquent, non bâties - cela est impossible. Clarifier cet aspect juridique permettrait d'aboutir à la résolution du désordre foncier évoqué dans le questionnaire.

Mme Sylvie Pons-Servel. - Des travaux ont en effet été menés et ont abouti à des propositions de loi dans ce sens.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Quelles améliorations de la loi Letchimy suggérez-vous afin de renforcer son efficacité ?

Mme Sylvie Pons-Servel. - Nous avons organisé un groupe de travail avec des notaires des outre-mer, des universitaires et des représentants du centre de recherches, d'information et de documentation Notariales de Paris (CRIDON). Le Conseil supérieur du notariat (CSN) a ensuite soumis les propositions des modifications qui en ont résulté.

M. Victorin Lurel. - Pouvez-vous m'indiquer si le mécanisme de cantonnement est bien compris dans la loi Letchimy ? L'article 750 du code général des impôts (CGI) est-il bien pris en compte ? Les droits de partage à hauteur de 2,5 % de la valeur du bien sont-ils appliqués ou les transactions en sont-elles exonérées ? Certains notaires nous ont fourni des informations contradictoires à ce sujet. Qu'est-ce qui entrave l'application de la loi Letchimy ?

Mme Sylvie Pons-Servel. - Les causes en sont multiples. La procédure impose un délai d'attente de dix ans. Par ailleurs, son déroulement est compliqué, puisqu'elle exige l'envoi de nombreuses notifications, non seulement aux opposants, mais également à tous les autres héritiers ou indivisaires. C'est pourquoi nous avons soumis des propositions en vue de sa simplification.

M. Emmanuel de Survilliers. - La loi Letchimy prévoit l'exonération des droits de partage pendant dix ans, ce qui permet d'alléger la fiscalité. À la suite du colloque du 10 janvier 2023 organisé sous l'égide du CSN, des préconisations ont été formulées afin d'améliorer les points de blocage évoqués par Me Sylvie Pons-Servel.

Pour information, nous avons demandé un cantonnement qui faciliterait les partages. Malheureusement, il me semble qu'il n'a pas été retenu. Un réel problème d'impécuniosité et d'équilibre existe dans le partage des terres. Parfois, certains membres des familles concernées souhaitent abandonner leurs parts ce qui, sur le plan fiscal, représente une donation.

La Martinique possède un système automatique de mise à bail forcée pour les propriétaires qui ne libéreraient pas leur terrain de manière spontanée et conventionnelle. Tous les terrains en friche ont été recensés, dans le but probable d'y obliger les propriétaires de terrains libres et non occupés. Toutefois, selon mes informations, cette pratique n'a pas encore été mise en oeuvre puisque les propriétaires préfèrent signer une convention lorsqu'ils sont sollicités. La Safer de la Martinique pourrait vous fournir de plus amples informations sur le sujet.

Les travaux visant la résolution des difficultés liées aux successions et aux titrements, dont certains concernent des titres très anciens dont les droits de succession n'ont pas été réglés à temps, seront peut-être traités par le GIP en cours d'établissement à la Martinique. Cet organisme pourra aider les notaires et les professionnels et, surtout, accompagner ceux de nos concitoyens qui n'arrivent pas à régler et à réunir les pièces nécessaires pour clarifier leurs successions. Nous espérons que dans les dix - quinze années à venir ces affaires auront été résolues.

Toutefois, cela ne représente qu'une facette de la problématique. De nombreuses terres en friche possèdent un titre de propriété. D'autres terrains risquent d'être mis à bail forcé, en dehors de l'établissement de tout droit de propriété.

M. Dominique Théophile. - Pouvez-vous repréciser les possibilités de contournement du droit de préemption de la Safer ?

M. Emmanuel de Survilliers. - Pour information, deux types de contrôles existent actuellement : l'un qui vise les ventes de terres agricoles, est effectué par la Safer, et l'autre qui porte sur le morcellement agricole, est opéré par la commission départementale de l'aménagement foncier.

Je précise que le droit de préemption de la Safer peut être supplanté par des droits légaux qui lui sont supérieurs, par exemple à l'occasion de ventes entre parents. L'instance intervient lors de ventes de terrains dont l'utilisation agricole initiale a été abandonnée pour diverses raisons. Ainsi, elle est souvent sollicitée pour bloquer des transactions sur des petits terrains, bâtis depuis plusieurs années, alors que ce n'est pas son rôle.

J'ignore s'il existe des moyens de contournement puisque toute vente éligible au droit de préemption doit être soumise à la Safer. Je laisserai donc mes confrères en parler.

M. Éric Hoarau. - Certaines personnes choisissent de soumettre leurs terrains à bail pour trois ans. Ces baux seront enregistrés auprès de la chambre d'agriculture qui autorise les locataires à exploiter les terres, les exonérant ainsi du droit de préemption de la Safer.

Cela représente une voie de contournement possible.

M. Emmanuel de Survilliers. - En effet, c'est un procédé tout à fait légal. La Safer est censée contrôler la réalité de l'exploitation. Toutefois, en l'absence de contrôle ou d'exploitation réelle, cela constitue une situation de contournement de la loi.

M. Stéphane Artano. - Nous reviendrons sur ce point, car des collègues souhaitent aborder à nouveau la question de l'indivision.

Mme Victoire Jasmin. - Avez-vous connaissance de cas où des terres incultes ont été récupérées au profit de jeunes agriculteurs ? Quels sont les éventuels freins à cette procédure ?

Des réserves foncières sont annoncées officiellement mais, en réalité, ces réserves n'existent pas. Beaucoup de personnes ont recours à des procédures en justice car des terres considérées comme agricoles en réalité ne le sont pas toujours.

Avez-vous connaissance de ce type de situation et quels sont les freins et les leviers possibles ?

Mme Sylvie Pons-Servel. - Votre question concerne-t-elle bien les cas de préemption ?

Mme Victoire Jasmin. - Ma question concerne à la fois les terres incultes et les terres agricoles qui ne sont pas utilisées.

Mme Sylvie Pons-Servel. - Je ne puis vous fournir de réponse concernant les terres incultes, car je n'ai pas rencontré ce type de situation. En revanche, je sais que l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM) réalise beaucoup de préemptions afin d'installer des agriculteurs sur des terrains. Peu sont pleinement exploités sur l'île, aussi l'EPFAM cherche-t-il à en récupérer. J'ignore si ces exploitations sont pérennes et parviennent à avoir un véritable rendement.

M. Victorin Lurel. - La loi Letchimy autorise, il me semble, la vente si plus de la moitié des indivisaires sont d'accord (50,1 %). Or, en cas d'existence de conjoint successible en communauté de biens, ce seuil est toujours atteint lorsque ledit conjoint opte pour le quart en pleine propriété, conformément à l'article 767 du code civil. Il peut ainsi imposer la vente du ou des biens aux autres héritiers. Les héritiers qui ne sont pas à l'initiative de la vente, mais souhaitent acheter le bien indivis, ne bénéficient pas pour autant d'une priorité, faute de droit de préemption. Pourtant, ce dernier a été conçu précisément pour protéger les droits des indivisaires, en atténuant les risques de spéculation.

Peut-on éviter ce risque en prévoyant un droit de priorité et de substitution au profit des coindivisaires ?

M. Emmanuel de Survilliers. - Votre remarque concerne les cas où les deux époux auraient acheté dans le régime de la communauté des biens. Le conjoint survivant, qui possède déjà la moitié du bien, bénéficiera également du supplément dans le cadre de la succession. Il détiendra ainsi plus de la majorité du bien en question.

Je pense que la loi Letchimy vise des successions anciennes, ouvertes depuis plus de dix ans, et non pas des successions qui interviennent à la suite du décès d'un premier époux. Elle s'adresse au cas d'indivisions entre les héritiers de la première, voire de la deuxième génération.

Si c'est ce type d'occurrence que vous avez à l'esprit, il est légitime qu'une personne déjà propriétaire de la moitié du bien concerné puisse en disposer librement sans être entravée par l'opposition d'un autre héritier qui déciderait de faire échec à la vente. J'estime que le cas pratique que vous avez évoqué n'est pas représentatif d'une majorité de dossiers de succession.

Je ne suis pas un fervent partisan de la loi Letchimy, mais j'estime que nous devons la défendre en dépit de ses quelques imperfections. La règle de la majorité est plus souple que la règle de l'unanimité. Dans ce contexte, l'indivisaire récalcitrant peut toujours opter pour un achat pour lequel il a un droit de priorité face à un tiers.

M. Victorin Lurel. - Imaginons que l'héritier majoritaire souhaite vendre à un tiers et que les coindivisaires veuillent faire jouer leur droit de préemption dans le délai imparti. En tant que notaire, vous ne connaissez pas la répartition de la vente entre coindivisaires. J'estime que les dispositions de la loi Letchimy peuvent être améliorées afin d'éviter de faire appel à plusieurs textes de loi différents, alors qu'ils concernent, selon vos estimations, des situations minoritaires. Le cas évoqué peut se reproduire et est représentatif d'un certain nombre de successions.

M. Emmanuel de Survilliers. - Je pense, en effet, que le dispositif pourrait être amélioré. Pour autant, la loi Letchimy répond à l'immense majorité des situations d'indivision puisque, lorsque les discussions contradictoires entre divers héritiers aboutissent à un statu quo, c'est la majorité qui emporte la décision de la vente.

M. Victorin Lurel. - Dix ans après le décès du propriétaire, les coindivisaires sont-ils exonérés des droits de succession ? Si tel est le cas, il est dans leur intérêt d'attendre et de ne pas liquider l'indivision tout de suite.

Je souligne que le mécanisme d'indivision a permis de sauver partiellement le foncier guadeloupéen, vendu souvent au prix fort à des citoyens étrangers résidant dans l'Hexagone (Russes, Suisses, etc.). Si les terres n'étaient pas sous le régime de l'indivision, nous aurions perdu un pan entier du patrimoine foncier de l'île.

Ni les collectivités, ni les autorités, ni la chambre de notaires n'ont les moyens de s'opposer à la liberté des transactions. C'est pourquoi nous demandons à bénéficier d'un droit de regard sur la protection du patrimoine foncier. Comment pourrions-nous l'exercer dans le contexte de l'économie libérale, tout en respectant la liberté des transactions ? En proposant des amendements au texte de la loi afin que celui-ci soit exécutable, exécutoire, efficace et efficient. Je vous informe, par ailleurs, que diverses propositions d'amélioration ont d'ores et déjà été rédigées.

M. Emmanuel de Survilliers. - Je précise que l'exonération des 2,5 % de droits que vous mentionnez est immédiate, il n'est pas nécessaire d'attendre dix ans. La loi stipule qu'elle est valable pour une durée de dix ans, dès l'ouverture du partage ou de la succession. La prorogation de ce système a été votée jusqu'en 2028. Il bénéficie uniquement aux indivisaires initiaux. Tout acquéreur externe à la famille qui souhaiterait acheter le bien payera des taxes au taux habituel. Je rappelle qu'une partie importante desdites taxes revient au territoire ou à la collectivité.

Néanmoins, vous avez raison : l'indivision a permis de maintenir un certain statu quo. Malheureusement, les indivisaires se retrouvent piégés dans cette situation d'indivision.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Vos confrères auraient-ils d'autres précisions à apporter sur le sujet ?

Mme Sylvie Pons-Servel. - Non, je valide entièrement les propos de Me Emmanuel de Survilliers.

M. Éric Hoarau. - Je valide également les propos de mon confrère. La commission sur l'indivision qui s'est réunie en janvier a travaillé sur le sujet et des améliorations au texte de loi ont été proposées.

Monsieur le président, avez-vous l'intention de proposer un nouveau droit de préemption pour les indivisaires minoritaires face au conjoint majoritaire ?

Si c'était le cas, j'estime que cela alourdirait les dispositions de la loi Letchimy.

M. Victorin Lurel. - Je souligne que, actuellement, la loi n'interdit pas aux co-indivisaires qui le souhaitent de se coaliser pour acheter ensemble. En revanche, je ne suis pas sûr que ce soit possible dans le cadre de la loi Letchimy. Nous aimerions donc étendre cette possibilité aux ventes effectuées sous le régime de ladite loi.

Des difficultés pratiques sont liées à la répartition du produit de la vente.

M. Édouard Balladur a supprimé l'ordonnance de 1945 qui posait les principes de la fixation des prix. La liberté des prix est désormais la règle.

Toutefois, dans le cadre des baux ruraux, le préfet peut fixer par arrêté le prix de valorisation de l'hectare sur la base du rendement des récoltes cultivées sur les terres concernées. Malheureusement, dans les faits, personne ne respecte les prix fixés par ces arrêtés préfectoraux. Cela est peut-être le cas lorsque la Safer se prévaut de son droit de préemption et impose un prix.

La loi Sapin II a statué qu'il n'est plus possible de régler en liquide des montants supérieurs à 1 000 euros. Cela a eu pour conséquence de favoriser des transactions illicites, avec des échanges de liquidités non enregistrés. Il en a résulté une concentration de biens dans les mains de quelques personnes et une accentuation des inégalités, puisque seuls les acheteurs disposant de moyens peuvent acquérir des terrains. Je déborde du cadre de l'audition pour vous sensibiliser sur ce sujet, car il s'agit d'un phénomène très répandu dans les îles, auquel personne ne s'est encore intéressé.

M. Emmanuel de Survilliers. - Je rappelle que le prix du bail comprend le prix de location de la terre ainsi que l'éventuel prix de vente du terrain.

Les arrêtés préfectoraux sont anciens et n'ont pas été actualisés. Les coûts et volumes des denrées cultivés sur les terres n'ont pas été révisés au fil du temps. De surcroît, ces tarifs fixés il y a bien longtemps sont connus par tous les particuliers.

Les prix des terres agricoles sont vérifiés par la Safer. À la Martinique, ils varient entre 5 000 et 7 000 euros l'hectare. Si un prix est jugé trop élevé, la Safer préempte pour le rétablir et fait une contre-proposition.

Un supplément de loyer est prévu lorsque des bâtiments sont mis en location sur les terres concernées par le bail. De même, lors d'une vente, le prix du bâti vient se rajouter au prix du terrain agricole. Les deux montants sont indiqués séparément afin de permettre à la décider si elle doit ou non intervenir pour préempter.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Nous vous remercions, Maître, pour ces renseignements. Nous aimerions recevoir votre contribution écrite en réponse au questionnaire que nous vous avons adressé au sujet du fonds agricole. Nous devons conclure nos échanges puisqu'une seconde audition est programmée en séance.

Nous vous remercions pour votre participation et pour les éventuelles propositions que vous nous adresserez.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie également pour vos éclairages et vos contributions.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous propose de poursuivre nos travaux sur le foncier agricole dans les outre-mer avec un second focus juridique en compagnie des représentants du Conseil national des barreaux (CNB).

Pour cette séquence, je remercie pour leur participation :

- Me Nathalie Jay, ancien bâtonnier de Saint-Pierre de La Réunion et vice-présidente de la commission Prospective et innovation du Conseil national des barreaux (CNB) ;

- MYannick Louis-Hodebar, membre de la commission Affaires européennes et internationales et de la commission Règles et usages du CNB.

Mesdames, dans un premier temps, vous aurez la parole pour votre propos liminaire afin de présenter vos observations sur la base du questionnaire qui vous a été adressé pour préparer cet échange.

Dans un second temps, et puisque le sénateur de Mayotte Thani Mohamed Soilihi, n'a pas pu assister à l'intégralité de nos auditions, notre rapporteur Vivette Lopez seule, ainsi que nos collègues vous poseront des questions et demanderont des précisions complémentaires, le cas échéant. Nous sommes également preneurs de toutes contributions écrites que vous jugerez utiles et nécessaires, si nous ne parvenons pas à couvrir en séance tous les aspects de la question.

Mme Nathalie Jay, vice-présidente de la commission Prospective et innovation du CNB. - Je précise ne pas être spécialiste de la question qui vous intéresse. J'ai consulté des confrères, mais je n'ai malheureusement pas obtenu beaucoup de retours puisque nous sommes en période de congés scolaires. J'espère, néanmoins, pouvoir vous adresser rapidement ma contribution écrite.

Les avis recueillis divergent selon la nature des clients que mes confrères ont l'habitude de représenter.

Ainsi, les défenseurs des constructeurs ou des installateurs d'antennes téléphoniques considèrent que la protection du foncier a été beaucoup trop renforcée. À La Réunion, en revanche, des agriculteurs considèrent que ladite protection n'est pas assez étendue. Une autorisation peut être interprétée et aboutir à la construction d'un immeuble sur des terres agricoles.

L'enjeu est donc d'assurer la protection des terres agricoles des DOM dans un contexte de pression urbanistique élevée.

Les dispositifs de protection en vigueur sur le territoire réunionnais sont la préemption de la Safer et l'avis de la CDPENAF. Les réponses de mes confrères soulignent le manque de cohérence des politiques existantes.

Des rejets ou annulations des préemptions de la Safer ont été enregistrés. Le droit de préemption aurait été mal exercé, au profit de certains particuliers. Des critères auraient également été utilisés à tort ou déformés. De l'avis général, les contrôles en vigueur ne sont pas considérés comme étant impartiaux.

À La Réunion, le dispositif CDPENAF est imposé et non facultatif. Nous nous interrogeons sur la justification de ce système dérogatoire instauré pour les DOM et aimerions être traités sur un pied d'égalité avec l'Hexagone. Les réponses recueillies mettent en évidence à nouveau des contrôles trop lourds ou mal exercés, ainsi que des suspicions de favoritisme.

Le dispositif se voit aussi reproché son intransigeance qui empiète sur le pouvoir des maires. Je pense que cela traduit un conflit insidieux entre urbanisme et protection du foncier agricole. Je rappelle, néanmoins, qu'il s'agit d'un sujet dont je ne suis pas spécialiste.

Je puis vous confirmer que la loi Letchimy est effectivement utilisée à La Réunion, où nous rencontrons des cas de successions relativement anciennes qui remontent parfois sur quatre ou cinq générations. Les partages n'ont pas été réglés pour de multiples raisons telles des difficultés financières empêchant le règlement des frais de succession, une méconnaissance des démarches administratives, une absence de cadastre. Très souvent, il faut remonter sur trois générations afin de retrouver tous les indivisaires concernés, obtenir leur accord, gérer des questions d'occupation sans titre, des préemptions acquisitives qui auraient été réalisées, etc. Ladite loi peut aider à résoudre une partie de ces situations très complexes.

Le dispositif n'est pas toujours utilisé, car les avocats, tout comme les magistrats, n'en sont pas familiers. Nous estimons qu'il faut néanmoins le prolonger et, surtout, le préciser et l'encadrer davantage.

Je n'ai pas reçu de réponses au sujet de la primauté de l'environnement sur l'agriculture, mais notre ressenti est que la réalité prouve plutôt le contraire. L'urbanisme exerce une forte pression sur le milieu naturel, qui ne semble pas particulièrement protégé.

La loi 2006-11 d'orientation agricole est bien appliquée à La Réunion, à la différence des autres DOM qui ont un statut dérogatoire. Toutefois, je ne peux affirmer avec certitude qu'elle incite à la transmission de fonds agricoles sur le modèle des fonds de commerce au profit des jeunes et en vue de faciliter leur installation.

Mme Yannick Louis-Hodebar, membre de la commission Affaires européennes et internationales et de la commission Règles et usages du CNB. - Je souligne que les problématiques relevées dans les DOM sont très variées et illustrent des spécificités locales.

La Guadeloupe possède beaucoup de terrains non cultivés puisque sur les 64 000 hectares de surface agricole seulement 31 000 hectares sont utilisés. Les exploitations sont généralement constituées de petites parcelles dont les produits sont destinés à l'exportation.

Comme l'a indiqué Me Jay, les principaux contentieux sont liés aux partages successoraux. L'absence de titres constitue également une difficulté majeure. Après l'abolition de l'esclavage, les anciens esclaves ont occupé en tant que colons les terrains qu'ils exploitaient pour les propriétaires de droit. Ces derniers s'en sont progressivement désintéressés. Parfois, leurs héritiers découvrent d'anciens titres de propriété. Lorsqu'ils souhaitent entrer en possession des terres visées, ils déclenchent des conflits avec les descendants des colons établis sur ces terrains qu'ils exploitent depuis plusieurs générations. La justice leur donne souvent gain de cause en leur qualité d'exploitants. Les contentieux traitent également beaucoup de cas de fraude et de recels d'héritage.

La loi Letchimy a été salutaire pour beaucoup de successions non liquidées depuis plusieurs générations. Elle n'est toutefois pas connue du grand public, car beaucoup de notaires ne souhaitent pas se plier à ses exigences. En effet, ses dispositions alourdissent leurs missions, notamment par des recherches complexes d'héritiers qui, bien souvent, n'habitent pas le territoire. Je pense que les notaires devraient se déplacer sur le terrain pour expliquer aux citoyens le contenu de la loi et les sensibiliser à ses avantages.

La plupart des concitoyens que j'ai interrogés semblent satisfaits de l'avis conforme dérogatoire de la CDPENAF. Les départements et les communes peuvent s'en prévaloir pour refuser le déclassement de terres agricoles en l'absence d'une raison légitime et endiguer ainsi la spéculation immobilière.

Par ailleurs, il existe une politique de titrement aux Antilles. Elle permet aux personnes occupant des parcelles depuis longtemps d'obtenir des titres de propriété. Malheureusement, la loi Letchimy arrive à son terme, puisque ses effets ont seulement été prévus pour une période de dix ans. Je précise que la procédure de succession revient souvent très cher aux héritiers car ils habitent loin des terrains concernés. En sus du géomètre, ils doivent faire appel aux services d'un notaire ainsi que d'un généalogiste, chargé de retrouver tous les héritiers possibles.

La construction d'habitations sur les terres agricoles par leurs exploitants contribue au déclassement des terrains. En principe, les exploitations agricoles ne possèdent que des bâtis rudimentaires (hangars). Progressivement, certains agriculteurs y construisent leur habitation principale, car vivre sur leurs terres leur permet de surveiller leurs récoltes et leur bétail. Je n'ai connaissance d'aucune destruction demandée par un maire d'une quelconque de ces maisons, bien que leur construction soit illégale. Je redoute que certaines de ces constructions donnent lieu à des abus. Pour en être certain, il faudrait étudier les dossiers au cas par cas.

Je vous confirme aussi que, actuellement, la protection des espaces naturels prévaut sur celle des terres agricoles. Cette préoccupation pour l'environnement est assez récente, car, malheureusement, par le passé, sa protection n'était pas prioritaire face à la protection de l'agriculture.

Les Safer font face actuellement à des difficultés financières, qui ne sont pas propres aux outre-mer et affectent également les organismes de la métropole. De ce fait, ils ne peuvent pas toujours payer les parcelles qu'ils préemptent. Malgré ces contraintes, leur mission est importante, ne serait-ce que pour inventorier des terres en friche, destinées à être allouées à de jeunes agriculteurs qui souhaitent s'établir, et pour renforcer le respect des lois.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Pour résumer vos propos, Maître : l'environnement prend donc le pas sur les terres agricoles.

Mme Yannick Louis-Hodebar. - En effet. Le scandale de la chlordécone a beaucoup marqué les esprits. Aujourd'hui, nous faisons bien plus attention aux règles de l'écologie, nous essayons de préserver l'eau, etc. Tous les territoires ultramarins subissent depuis des années les conséquences du réchauffement climatique. Nous sommes donc réticents à produire au détriment de l'environnement.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Lors de notre déplacement en Martinique nous avons compris que l'ONF jouait un rôle très important, non seulement dans le contrôle de l'utilisation des pesticides, mais également dans la gestion foncière. Il applique par exemple des taxes élevées qui empêchent les acquéreurs d'acheter des terrains en friche pour les rendre cultivables. Cette protection est peut-être excessive.

Mme Yannick Louis-Hodebar. - Cela est, en effet, excessif. Néanmoins, le rôle de l'ONF est particulièrement important en Guyane où il empêche l'exploitation des forêts.

Bien que les Antilles soient des territoires économiquement faibles, nous avons conscience de l'importance de l'environnement et n'accueillons pas à bras ouverts le développement qu'apportent les investisseurs étrangers. Pour mémoire, la chlordécone évoquée précédemment était un pesticide interdit aux États-Unis qui a été utilisé à grande échelle dans nos îles. 90 % des terres en Guadeloupe et Martinique ont été polluées pour les générations à venir.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Pensez-vous qu'un dispositif de fonds agricole, sur le modèle du fonds de commerce pourrait être institué pour faciliter la transmission des exploitations ? Plus généralement, comment pensez-vous qu'il faudrait procéder pour faciliter et accompagner l'installation des jeunes agriculteurs ?

Mme Yannick Louis-Hodebar. - S'il n'existe pas déjà, ce dispositif représenterait une initiative louable. Dans le cadre du partage successoral, des mesures devraient être instaurées afin d'encourager la préférence agricole pour celui qui exploite déjà les terres.

Mme Nathalie Jay. - Toute mesure d'encouragement est la bienvenue. Je pense surtout à des mesures fiscales qui faciliteraient la succession. Le régime de l'attribution préférentielle mentionnée par ma consoeur s'applique déjà dans le cas des transmissions.

Je précise que nous ne connaissons pas de polémique environnementale à La Réunion où la préservation à tout prix des sites naturels n'est pas une priorité. En revanche, comme évoqué précédemment, nous sommes confrontés à une problématique d'urbanisme sur les terres agricoles.

Les avis recueillis sont très partagés sur le sujet des constructions érigées par les exploitants sur les terres qu'ils cultivent. Certes, cela leur permet de surveiller leurs champs et leur bétail. Les communes ont toléré cette pratique par le passé, même pour des constructions sans permis, mais nous constatons actuellement moins de souplesse. Beaucoup de constructions ont été détruites récemment à la suite de constats d'abus (multiples constructions à vocation locative). De surcroît, des manifestations d'agriculteurs ont eu lieu dernièrement pour protester contre les constructions d'immeubles sur des terres agricoles. L'arbitrage sera difficile à effectuer, car la question est complexe dans un contexte de pression urbaine extrêmement forte à La Réunion.

Mme Victoire Jasmin. - Avez-vous déjà rencontré des cas où des personnes installées sur des groupements fonciers agricoles (GFA) ne souhaitaient pas partir, même après avoir atteint l'âge de la retraite ou même lorsque leurs enfants souhaitent garder et poursuivre l'exploitation foncière, malgré le fait qu'ils ne soient pas eux-mêmes agriculteurs ?

Par ailleurs, avez-vous constaté des cas où l'installation d'éoliennes s'effectue sur du foncier agricole en dépit du fait que des agriculteurs souhaitent continuer l'exploitation des terres agricoles concernées ?

Mme Yannick Louis-Hodebar. - Les éoliennes sont, bien entendu, utiles et constituent une énergie propre, renouvelable, mais elles détruisent le paysage. Pour autant, il faut parvenir à prendre une décision, en essayant de trouver un équilibre.

Je précise que je n'ai pas connaissance de contentieux à ce sujet.

Pour répondre à votre première question, nous avons pu constater, en effet, que beaucoup d'exploitants sont réticents à laisser la place à leurs enfants.

M. Stéphane Artano, président. - Savez-vous si la disparité de traitement de la CDPENAF entre les DOM et l'Hexagone a fait l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) devant une quelconque juridiction administrative ?

Mme Yannick Louis-Hodebar. - Je rappelle que la CDPENAF n'est pas le seul dispositif dérogatoire entre les outre-mer et le territoire national. Les agriculteurs rencontrés m'ont exprimé leur satisfaction au sujet de ce dispositif d'avis conforme, indiquant qu'ils éprouvaient de la méfiance à l'égard de leurs élus. L'urbanisation à outrance évoquée par Nathalie Jay a été accentuée par le tourisme. Certains maires peu scrupuleux pourraient déclasser des terres en vue de la promotion immobilière, alors que la chambre de l'agriculture s'emploie à les protéger.

Mme Nathalie Jay. - Je rejoins Me Yannick Louis-Hodebar concernant le bien-fondé des mesures dérogatoires puisque la CDENAF protège les terres agricoles.

La Réunion n'est pas concernée par l'implantation d'éoliennes. En revanche, nous avons un problème d'installation de panneaux solaires et d'antennes téléphoniques. Les propriétaires agricoles reçoivent de la part des opérateurs un loyer pendant quinze ans en contrepartie de leur accord pour l'implantation des antennes. Une loi dérogatoire expérimentale qui date de décembre 2022 exonère cette implantation de l'avis conforme de la CDPENAF. Des contentieux existent déjà à la suite d'avis négatifs, ainsi que des recours ayant pour but d'écarter lesdites antennes construites sur des terres agricoles.

Par ailleurs, la pratique d'installation de panneaux solaires dans les champs a été abandonnée en faveur de leur installation sur les toits ou sur des parkings. J'ignore si d'autres types de constructions sont également utilisés.

Mon expertise dans le domaine des GFA est très réduite et je n'ai jamais été amenée à travailler avec ces structures.

Mme Yannick Louis-Hodebar. - Je souhaite ajouter que le recours est impossible contre un avis conforme, qu'il soit favorable ou défavorable, mais, en revanche, la dérogation accordée peut faire l'objet d'un recours devant un tribunal administratif.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie pour vos éclairages fort utiles et je renouvelle mon invitation à nous adresser par écrit tous avis pour compléter les travaux de nos rapporteurs.

Jeudi 25 mai 2023

Audition d'Interco' Outre-mer

M. Stéphane Artano, Président. - Monsieur le président, mesdames, messieurs, chers collègues, dans le cadre de notre étude sur le foncier agricole dans les outre-mer, dont les deux rapporteurs sont nos collègues Vivette Lopez et Thani Mohamed Soilihi, la Délégation sénatoriale aux outre-mer reçoit ce matin le président d'Interco' Outre-mer, M. Maurice Gironcel, qui est accompagné de Mme Lyliane Piquion Salomé, vice-présidente, de M. Gilles Leperlier, directeur de cabinet, de M. Philippe Schmit, expert-président d'Urba Demain, et de Mme Caroline Cunisse, juriste et ancienne collaboratrice d'Interco' Outre-mer.

Merci à tous pour votre présence et votre disponibilité.

Monsieur le président, vous êtes venu me présenter en février dernier votre rapport sur l'enjeu foncier outre-mer. J'avais été très frappé par la convergence de nos analyses, en particulier sur le fait que la question foncière est absolument centrale pour l'avenir de nos territoires ultramarins. Dans votre rapport, vous présentez une plateforme d'une quarantaine de propositions qui témoigne de l'ampleur de vos réflexions dans ce domaine.

Au coeur de celles-ci, nous retrouverons la question du « désordre foncier » et du règlement du problème majeur des indivisions. La loi Letchimy de 2018 qui a représenté un progrès, salué encore récemment lors d'un colloque organisé par le Conseil supérieur du notariat dont nous avons entendu mardi plusieurs représentants, doit, semble-t-il, être encore perfectionnée. Nous serons très attentifs à vos suggestions sur ce sujet qui requiert une forte et urgente mobilisation.

Comme vous le savez, notre délégation s'est depuis longtemps saisie de ce sujet et a réalisé trois rapports conduits par notre collègue Thani Mohamed Soilihi, portant respectivement sur le domaine foncier de l'État, la sécurisation des droits fonciers et les conflits d'usage dans les outre-mer.

Il restait à étudier le foncier agricole, c'est donc en cours.

Comme vous, nous nous interrogeons sur les instruments de protection et de reconquête des terres à mobiliser. Le grignotage des surfaces agricoles utiles est un phénomène qui non seulement progresse mais s'accélère dangereusement, à l'exception de la Guyane, laquelle a aussi d'immenses défis à relever.

Par ailleurs, cette étude nous amène à questionner l'objectif gouvernemental d'autonomie alimentaire d'ici 2030 pour les outre-mer.

Nous nous félicitons donc de l'échange de cette matinée. Nos rapporteurs vous ont adressé une trame de questions sur laquelle vous pourrez axer votre propos liminaire, vous ou les personnes qui vous accompagnent. Puis, je donnerai la parole à nos deux rapporteurs et à nos collègues qui souhaiteraient intervenir.

Monsieur le président, vous avez la parole.

M. Maurice Gironcel, président de l'association Interco' Outre-mer. - Merci mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs de nous recevoir, merci monsieur le président.

Nous nous sommes en effet rencontrés en février 2023, et nous avons abordé les enjeux fonciers dans nos pays d'outre-mer. Pour ce sujet très important, nous avons travaillé avec M. Philippe Schmit et avec l'ensemble des intercommunalités. Mme Lyliane Piquion Salomé, pour la Guadeloupe, aura également l'occasion d'intervenir sur le problème du foncier agricole et les difficultés rencontrées, illustrées par un exemple concret.

Le document présenté concerne l'enjeu foncier. Nous avons auditionné les DROM, à savoir Mayotte, La Réunion, la Guyane, la Guadeloupe et la Martinique, et avons rédigé 44 propositions. Nous avons également abordé le problème de la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF), sur laquelle nous reviendrons.

Je tiens dans un premier temps à vous remercier pour votre invitation à participer à cette audition, et féliciter la délégation sénatoriale d'avoir engagé ce travail sur le foncier agricole.

Comme vous le savez, Interco' Outre-mer est une association créée en 2001, et dont je suis l'un des membres fondateurs. Elle s'appelait alors la Conférence des présidents et vice-présidents des intercommunalités d'outre-mer. Le sujet abordé est pour moi très important, avec notamment la défense de nos pays d'outre-mer à travers le foncier.

Nous avons élaboré ce plan de mobilisation afin d'aboutir à ce recueil de propositions, d'observations et d'alertes sur la question foncière.

Ce recueil est le fruit d'un travail concerté des intercommunalités d'outre-mer et de leurs communes. Nous avons pour cela organisé des réunions dans les cinq pays d'outre-mer, et le rapport traduit la préoccupation politique que suscitent les enjeux fonciers.

Pour la grande majorité d'entre eux, ces enjeux présentent de nombreuses similitudes dans les territoires, mais avec des niveaux contrastés dans la déclinaison opérationnelle. Nous devrons ainsi faire en sorte que tous les territoires soient gagnants, et étudier la situation territoire par territoire. Il existe un front commun, mais également des spécificités : Mayotte n'est pas la Guyane, même si les deux sont touchés par le même problème d'immigration.

Nous devons avoir à l'esprit que pour tous les élus de France, le foncier constitue la matière première de l'aménagement et du développement de nos territoires. Les transformations environnementales et climatiques en font une matière particulièrement sensible, plus encore à l'heure de l'objectif « zéro artificialisation nette », ou ZAN, complexe à mettre en oeuvre dans les pays d'outre-mer.

Pour l'élu d'outre-mer, il s'agit, plus que dans l'Hexagone, d'un sujet de société, de culture, d'organisation des acteurs publics, d'outils de gouvernance, raisons pour lesquelles toutes nos réflexions ont eu pour fil conducteur la dimension culturelle et historique de la terre, le rôle et la place de l'État dans le pilotage foncier, le désordre foncier, le titrement, la connaissance et la formation, enfin la planification et l'aménagement opérationnel.

Le déroulé de la matinée ne permet pas de détailler la quarantaine de propositions qui découlent du travail de terrain que nous avons mené. Toutefois, je souhaite partager avec vous quelques points de réflexion provenant de nos travaux, et qui me semblent indispensables lorsqu'on aborde le foncier sous l'angle agricole.

Si l'expertise réalisée par notre association n'est pas spécifiquement dédiée au foncier agricole, nous avons ouvert nos réflexions aux enjeux agricoles, et avons pu échanger avec les différents acteurs de nos cinq territoires.

Il faut reconnaître que lorsque le sujet du foncier est évoqué avec les acteurs politiques et administratifs, la problématique agricole n'est pas la première mentionnée, ce qui peut être dommageable, mais c'est la réalité.

Une démarche de conscientisation du sujet agricole doit donc être menée, qui doit venir des collectivités elles-mêmes. Certaines d'entre elles ont d'ores et déjà amorcé ce processus, comme Cap Excellence en Guadeloupe qui s'attache à mener des actions concrètes sur son territoire.

Au-delà des constats, il faut s'interroger sur le modèle agricole que les autorités et collectivités souhaitent mettre en place sur chacun des territoires, en les différenciant.

Le sujet du foncier agricole n'est pas toujours bien appréhendé : les collectivités semblent le maîtriser insuffisamment. Il serait donc judicieux de développer des process de collaboration et de partenariat entre les entités publiques et privées du monde agricole et les collectivités, l'idée étant de privilégier la collaboration et non la norme, ce que nous appelons dans le document « travailler dans la co-construction ».

Il s'agit-là de quelques remarques posées en préambule. Vous nous avez adressé toute une série de questions, et je vais laisser la parole à Mme Caroline Cunisse et M. Philippe Schmit qui ont mené le travail de terrain et d'animation de ce recueil.

M. Stéphane Artano, président. - Je précise que nous vous avons en effet adressé une trame de questions, et nous espérons bénéficier de réponses écrites, ce qui permettra d'aborder ce questionnaire ce matin de manière tout à fait libre selon ce que vous souhaitez partager à ce stade. Il s'agit donc de nous communiquer des messages-clés, notamment ceux que vous avez évoqués dans votre introduction.

Mme Lyliane Piquion Salomé, vice-présidente de l'association Interco' Outre-Mer. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs. Merci de nous accueillir pour parler d'un sujet aussi prégnant que celui du foncier en général.

Personnellement, j'attache une importance particulière au foncier agricole, puisque nous sommes dans une île, la Guadeloupe, où nous parlons beaucoup d'autonomie alimentaire, avec un foncier alimentaire insuffisant, et énormément de friches inexploitées, en raison de conflits liés à notre histoire, à l'esclavage. Nous devons nous appuyer sur le passé pour avancer. La Guadeloupe compte plus de 27 % de chômage, ce qui constitue une vraie préoccupation. Si nous ne dégageons pas un foncier sain en tenant compte de la problématique de la chlordécone, nous n'y arriverons pas.

En Guadeloupe, le rapport d'Interco' Outre-mer, réalisé avec l'appui technique du cabinet Urba Demain, a été très apprécié. Il s'agit d'une base de travail très importante, car rien d'équivalent n'a été réalisé auparavant. L'association Interco' Outre-mer a véritablement pris cette question avec une grande énergie, pour proposer des solutions conçues en co-construction comme l'a précisé le président. Nous espérons que ces solutions seront mises en pratique.

Mon métier de chef d'entreprise m'amène à dire qu'il est nécessaire d'être pragmatique, et que les formalités administratives soient simplifiées. Des demandes existent, des jeunes sont en attente. Je me suis rendue au lycée agricole en incitant les jeunes à se former dans l'objectif de créer des filières agricoles. Nous parlons en effet d'autonomie alimentaire qui dépend d'abord de la diversification par rapport à la filière classique de la canne-banane, et surtout de la transformation pour créer de la valeur ajoutée, donc de la richesse et des emplois.

Ce dossier constitue une référence très forte. Nous devons maintenant arriver à trouver des solutions à travers la co-construction, avec les différents partenaires. Il faut également noter que cette plateforme foncière a été présentée aux élus, mais aussi aux techniciens, qui doivent se rendre plus régulièrement sur le terrain, et aux politiques, qui doivent s'engager dans cette démarche, pour tendre vers l'autonomie alimentaire, quand 80 % de nos produits proviennent de l'Hexagone ou d'ailleurs.

Notre démarche consiste donc à trouver les voies et les moyens pour avancer.

Nous avons évoqué l'histoire et les problèmes d'indivisions, ou de transmissions qui ne se réalisent pas. Je vous fais part d'un exemple concret : je connais une personne qui a acheté 37 hectares de foncier en bonne et due forme, qui a établi un projet très intéressant pour la transformation et la production de plantes aromatiques et médicinales biologiques, lequel a obtenu un prix à l'international. Mais cette entreprise est bloquée en raison d'un conflit, car des occupants répliquent que ce foncier appartenait à leurs ancêtres. Il a été proposé de leur donner gratuitement une partie de ce terrain, de former leurs enfants dans le cadre de l'insertion puis de donner des emplois stables, mais sans résultat.

En demeurant dans cette situation, nous n'arriverons pas à faire émerger de nouveaux métiers, à innover, à bénéficier de produits de qualité à travers la production agricole.

Le problème est réel, et nous avons peu de temps pour réagir.

M. Philippe Schmit, expert-président d'Urba Demain. - Je tenais à souligner que la problématique du foncier agricole n'était pas au coeur de notre sujet. Nous avons toujours abordé le foncier comme une matière, sans présumer de son usage. La dimension agricole du foncier ne vient pas spontanément. Nous avons donc un enjeu culturel, d'éveil de construction des stratégies sur le foncier agricole. La visibilité de l'action publique sur le foncier agricole n'est pas évidente.

Je souhaiterais pointer quelques éléments majeurs que vous avez soulignés dans votre questionnaire, et revenir sur la formulation de la question n° 6, qui parle de « faciliter la construction d'habitats pour les exploitants agricoles dans les outre-mer ». Vous nous invitez ainsi à réfléchir, mais cela induit pour moi également une question : qu'est-ce qu'un exploitant agricole ?

Selon moi, il est très important de définir ce qu'est un exploitant agricole en outre-mer. En reprenant la définition de l'INSEE, il faut remplir des conditions en termes de surface, avec une surface agricole utile (SAU) d'un hectare, mais aussi en termes de production et en nombre d'animaux. En Guadeloupe, un hectare avec quelques boeufs fait donc d'une personne un exploitant agricole, même s'il s'agit d'une agriculture d'autosuffisance familiale. Au sens de la mutualité sociale agricole (MSA), qui va être qualifié d'exploitant agricole ?

Il existe une tension très forte entre la logique agricole et celle de l'urbanisation. Il faudra manier avec beaucoup de prudence l'idée d'encourager la construction agricole sur les terrains au regard des structures des exploitations agricoles qui sont très variables d'un territoire à l'autre. La structuration de l'activité agricole est différente en Martinique et en Guadeloupe. Certains exploitants possèdent 2 000 hectares de bananeraies, avec des filières très structurées, quand d'autres peuvent être reconnus agriculteurs par la MSA, sans pour autant s'insérer dans des filières de développement, en se rapprochant plus d'une logique d'autoconsommation.

Vous souhaitez aider le foncier agricole à travers la loi en permettant l'installation de jeunes exploitants, car le problème du logement et de l'installation pour ces derniers est en effet évident. Mais je vous demande de prendre garde à la fausse bonne idée et au risque de dérapage très important sur cette idée d'encourager la création. Beaucoup de propriétaires de terrains vont refuser, estimant qu'ils ont besoin de ces terrains pour s'y loger. Ce point doit donc être expertisé pour donner une définition très précise de ce qu'est un exploitant agricole.

Mme Caroline Cunisse, juriste et ancienne collaboratrice d'Interco' Outre-mer. - Concernant la CDPENAF, son avis conforme dans les outre-mer est souvent mal perçu par les élus, car il a tendance à figer la situation. Les élus d'Interco' Outre-mer ne demandent pas un avis simple ou un avis conforme, mais une nuance, pour que les collectivités locales bénéficient d'un choix, avec un avis accordé sous réserve, ou le retour à un avis simple avec recours possible, ou encore un avis conforme si tel est le souhait de la collectivité, en instituant le principe d'une pré-CDPENAF, déjà instaurée dans certains territoires. Ce dernier point est vécu comme un encouragement au dialogue, et permet de dépasser l'image de la CDPENAF perçue comme un tribunal.

Par ailleurs, les élus d'Interco' Outre-mer proposent de repenser la composition de la CDPENAF, en y faisant par exemple siéger des représentants des Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), dont les stratégies en matière d'aménagement et de développement sont au premier rang des compétences et des responsabilités. Nous pourrions aussi élargir les missions de la CDPENAF en unifiant cette commission avec d'autres instances existantes, telle que la commission départementale de la nature, des paysages et des sites (CDNPS) ou la commission départementale d'aménagement commercial (CDAC), et la transformer en Conférence territoriale de l'aménagement.

Une autre proposition consiste en l'organisation de commissions thématiques au choix des élus locaux pour encourager leur mobilisation et leur participation. Nous pourrions aussi renforcer la connaissance de cette commission par l'ensemble des acteurs. Par exemple en Guyane, la CDPENAF souffre d'un manque évident de notoriété, ce qui a été souligné par les élus. Les élus demandent donc à nuancer l'avis en fonction des territoires.

M. Maurice Gironcel. - Aujourd'hui, il est important de chercher à sortir de ce blocage. Il faut laisser la possibilité d'être un peu plus souple. Or, il n'y a pas de recours possible à une décision de la CDPENAF. J'ai eu l'occasion de discuter à l'époque avec le ministre de l'agriculture, M. Didier Guillaume, mais aussi avec le Président de la République lors de sa visite à La Réunion, et avec le ministre chargé des outre-Mer, et ils sont conscients de l'existence d'un problème.

M. Philippe Schmit. - Je souhaite préciser mes propos précédents : si nous partageons l'idée qu'il puisse y avoir des risques de dérive avec l'idée d'un encouragement à pouvoir construire pour s'installer, il faudrait réfléchir à l'idée d'adosser le foncier agricole à ce qui est appelé les obligations réelles environnementales.

Nous devons avoir une sorte d'engagement lié à la propriété même, soit des servitudes inscrites dans les titres de propriété, de telle sorte que la vocation agricole puisse y être assurée sur le très long terme. Pour travailler sur le foncier agricole, nous utilisons les documents d'urbanisme qui fixent la destination des sols, ou nous travaillons à l'échelle du terrain lui-même, et nous pouvons à ce titre inscrire une vocation agricole à travers ces obligations réelles environnementales.

Mme Lyliane Piquion Salomé. - Pour aller dans le même sens que Philippe Schmit, lorsqu'un agriculteur s'installe, il ne peut pas transformer sur place s'il s'agit par exemple d'un foncier « protégé » au titre de la convention de Ramsar qui protège les zones humides. En effet, celle-ci n'autorise la construction d'un bâtiment qu'à la condition que celui-ci soit en lien avec l'agriculture. L'agriculteur est donc confronté à un foncier bloqué, et ne peut donc pas transformer sur le lieu de production.

En appliquant la loi stricto sensu, nous ne tenons pas compte de son esprit, ce qui ne me semble pas normal.

M. Stéphane Artano, président. - Je vais laisser maintenant la parole aux rapporteurs, avant de continuer nos échanges.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Monsieur le président, mesdames et messieurs, merci pour vos éclairages qui nous seront très utiles. Votre rapport est excellent, et il est réjouissant de travailler dans des conditions où nous disposons de matière, et où nous cherchons à améliorer la situation.

Vous avez souligné, Madame Lyliane Piquion Salomé, que les indivisions ne se résolvent pas. Lors des travaux menés au sein de cette délégation, nous avons été confrontés à ces problèmes d'indivision. Plusieurs solutions ont été proposées, et la loi Letchimy a elle-même été inspirée par nos travaux.

Les solutions juridiques existent. J'avais ainsi proposé de mettre en place à Mayotte une commission de l'urgence foncière (CUF), en m'inspirant des actions menées avant la départementalisation où il était question de réformer l'état civil. Aujourd'hui, la CUF est installée, et nous nous rendons compte en suivant la progression de ses travaux que des ajustements sont nécessaires, et que de nouveaux textes doivent être votés. Nous avons ainsi intégré un amendement à la loi 3DS.

Ma première question porte sur ce sujet : pensez-vous qu'une telle institution serait nécessaire dans les autres territoires pour s'occuper particulièrement de la problématique de l'indivision ?

Nous avons également préconisé la mise en place d'un tribunal foncier en Polynésie française, qui est désormais en place.

Ma seconde question porte sur la transmission. Nous avons dans le cadre de nos auditions constaté le problème de transmission des exploitations agricoles, en raison de plusieurs facteurs, dont la petitesse des pensions agricoles ou la non-valorisation des fonds agricoles. Les exploitants hésitent ainsi à laisser leur exploitation, ce qui contribue aux indivisions. Des transmissions sont effectuées mais hors du cadre légal, et j'ai été très intéressé par votre proposition n° 11, qui vient répondre à cette problématique.

Il existe également une loi du 5 janvier 2006, qui tend à donner au fonds agricole la même valeur que le fonds de commerce. À votre connaissance, ce texte s'applique-t-il dans les outre-mer ? Si non, une application est-elle souhaitable pour valoriser ces fonds agricoles, et contribuer à faciliter leur transmission aux générations plus jeunes ?

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Je souhaite revenir sur cette transmission. Certaines personnes, quand elles arrivent à la retraite, ne souhaitent pas transmettre car elles ne sont pas vraiment propriétaires. Elles exploitaient ces terres depuis de nombreuses années, voire depuis plusieurs générations, mais elles n'ont jamais eu de titres de propriété. Je pense qu'il s'agit du premier des problèmes, mais sa résolution ne devrait pas être si compliquée. Elle est néanmoins complexe en raison de l'histoire, et ces personnes devaient sans doute occuper le terrain pour qu'il ne leur soit pas repris.

Nous comprenons que certains seraient prêts à céder leurs terres, à les mettre en location, avec le risque d'être confronté à une personne ne payant plus son loyer et déclarant être chez elle.

J'aurais également souhaité évoquer la question de l'irrigation, car il s'agit d'un important problème, et qu'il est question de projets pharaoniques. Pensez-vous que ce problème devrait être traité au niveau intercommunal ? Quels sont les enjeux financiers et fonciers dans les outre-mer lié à ce problème d'irrigation ?

Mme Lyliane Piquion Salomé. - Je ne sais pas si cette question doit être prise en compte par les communautés d'agglomération, mais le problème de la sécheresse est bien réel, tout comme les autres aléas climatiques comme les cyclones. L'agriculteur ne gagne pas bien sa vie. Comment agir sur les questions d'irrigation ? Peut-être avec des bassins de rétention. Il existe sans doute des alternatives à mettre en place. Le problème de la sécheresse existe partout, mais il est particulier dans nos îles.

M. Philippe Schmit. - Nous n'avons pas d'expertise particulière sur le sujet de l'irrigation et nous ne l'avons pas abordé dans nos travaux. L'échelle communale est-elle la bonne dans ce domaine ? L'eau dépasse les limites communales, et sa gestion relève plus de la géographie physique que de la géographie administrative. Il nous semble néanmoins que la réflexion doit être menée au regard des compétences des collectivités.

Il est possible de rattacher l'irrigation à une compétence eau. Une importante étude à laquelle a participé l'association Interco' Outre-mer, en lien avec Interco de France, portait sur les compétences des collectivités d'outre-mer, leur profil financier, etc. Qui est compétent sur quoi ? L'irrigation peut croiser une compétence eau, une compétence environnementale, une compétence économique.

L'intercommunalité est indispensable en outre-mer, mais il est nécessaire d'être lucide sur ses difficultés. Une proposition sénatoriale de confier des responsabilités nouvelles sur des sujets à haute tension peut être délicate. Aujourd'hui, parler d'irrigation est de plus en plus problématique, comme nous le constatons aujourd'hui dans l'Hexagone avec les bassines.

L'enjeu politique est très important, et il faudrait réfléchir en amont à l'organisation de cette responsabilité, et à la place que doit prendre cette compétence irrigation.

M. Maurice Gironcel. - Je souhaite compléter ces propos sur le problème des compétences en matière d'irrigation. Les intercommunalités possèdent la compétence depuis le 1er janvier 2020 sur l'eau et l'assainissement, mais l'irrigation demeure une compétence du département.

Des projets pharaoniques ont en effet été menés, comme à La Réunion le basculement de l'eau de l'est vers l'ouest, qui a coûté plus d'un milliard d'euros, financés fortement par l'Europe. Aujourd'hui, le problème concerne le prix de l'irrigation : si le coût réel était appliqué, aucun agriculteur ne pourrait irriguer ses terrains. Les subventions sont très importantes. L'agriculteur paie aujourd'hui au mètre cube, mais pas au prix de revient.

Sur l'île de La Réunion, nous travaillons en collaboration entre l'intercommunalité et la région. Par ailleurs, cette dernière a demandé à échéance de janvier 2028 le transfert des compétences agricoles du département vers la région. Cette décision a été actée par les présidences de la région et du département.

Certaines communes, comme Le Tampon, ont mis en place des réseaux d'irrigation, là aussi très subventionnés. Ces réseaux sont alimentés par des retenues collinaires énormes, qui permettent une irrigation par gravité. Cet investissement, très important, a été financé à plus de 80 % par des fonds européens.

Concernant la question sur la valorisation du fonds agricole, nous pensons que cela doit être réalisé, sur le même modèle qu'un fonds de commerce. Un agriculteur exploitant un terrain depuis de nombreuses années dispose d'un fonds, même si le terrain ne lui appartient pas. Une réflexion devrait donc être menée dans ce domaine, puisque nous parlons d'un savoir-faire.

M. Gilles Leperlier, directeur de cabinet de la CINOR. - Merci monsieur le président, madame et monsieur les rapporteurs.

Au regard de nos échanges, je pense que les compétences s'imposeraient à certaines collectivités. L'enjeu du foncier agricole en outre-mer se trouve à la croisée d'autres défis et enjeux qui concernent les pays d'outre-mer. Vous évoquiez l'autonomie alimentaire, mais nous pourrions également aborder l'autonomie énergétique via le défi de la croissance démographique, et, sans les opposer, trouver les moyens de la complémentarité. Les problèmes des uns pourraient constituer une solution pour les autres.

Nous évoquons le cadastre solaire, le mix énergétique, le développement des énergies renouvelables, mais le déploiement de panneaux photovoltaïques demande un foncier très important, et qui cible souvent les terres agricoles.

Il faut effectuer un choix très compliqué. Qui va réaliser ce choix ? Est-ce l'État, qui prioriserait par exemple l'enjeu de l'autonomie alimentaire au détriment de l'autonomie énergétique ? Ou l'agriculteur, qui favoriserait pour un terrain une perspective de revenus photovoltaïques au détriment d'autres productions ?

Comment encourager de nouveaux exploitants agricoles ? Nous avons abordé la question de la propriété, de la transmission, et la possibilité de transformer sur place ou à côté de son exploitation. Cela demande l'arrivée de réseau électrique, l'arrivée de l'eau, et cela pose la question des chemins d'exploitation agricole.

Le dernier défi à la croisée des enjeux du foncier agricole se trouve dans la protection de nos populations. Nous le voyons aujourd'hui sur des terrains en friche, avec une volonté de développer des exploitations, ce qui a des conséquences directes sur le ruissellement, la gestion des eaux pluviales, et sur les populations compte tenu de la géographie particulière de ces territoires.

Nous sommes donc confrontés à des enjeux et des questions de priorité, pour lesquels la responsabilité de la décision n'est pas claire.

Si nous prenons l'exemple d'une exploitation agricole avec une transformation, plusieurs collectivités devront investir pour gérer les réseaux, les eaux pluviales, avec des coûts importants, qui sont aujourd'hui très peu financés. La gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (GEMAPI) dans les pays d'outre-mer bénéficie de très peu de cofinancements alors qu'elle soulève une question de sécurité.

Mme Lyliane Piquion Salomé. - Nous pourrions aussi imaginer un nouveau modèle opératoire agricole et économique. La problématique de la chlordécone limite notre champ d'actions, mais il existe des modèles agricoles qui permettent des cultures en hauteur, au-dessus des sols et l'optimisation de l'espace agricole.

M. Maurice Gironcel. - Gilles Leperlier a raison lorsqu'il évoque les défis. L'objectif de nos pays d'outre-mer est d'arriver à l'autonomie énergétique, et à l'autosuffisance alimentaire. Nous ne devons pas opposer l'une à l'autre. Elles doivent être complémentaires.

Un agriculteur qui déciderait de modifier la destination d'une partie de son terrain, en délaissant par exemple la banane pour la vanille, produit à forte valeur ajoutée, pourrait monter une serre et installer dessus des panneaux solaires, en combinant alors les productions alimentaires et énergétiques.

Aujourd'hui, des services de l'État peuvent se contredire l'un l'autre. Pour un agriculteur, passer à une culture sous serre entraîne un investissement beaucoup plus important que pour la canne à sucre. Il s'agit d'un réel défi, mais ces possibilités ne doivent pas être freinées, ne doivent pas être opposées, et les exploitants ne devraient pas avoir à choisir entre l'un ou l'autre.

Par exemple, la commune de Sainte-Suzanne, dont je suis maire, a souhaité devenir une commune à énergie positive à partir des énergies renouvelables, avec le solaire, le biogaz et l'éolien. Nous avons récemment modernisé les éoliennes, avec des appareils qui prennent moins de place au sol et produisent quatre fois plus d'énergie que les précédents. Nous produisons maintenant de l'énergie propre pour 45 000 habitants. Pour ce dossier, nous avons travaillé en bonne intelligence avec la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) et avec la direction régionale de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DRAAF). Nous avons ainsi proposé un projet de bergerie : sous les éoliennes, nous allons installer une ferme photovoltaïque, et sous cette ferme, nous allons produire du foin et élever une centaine de moutons. Dans le même temps, quelques emplois de proximité et non délocalisables ont été créés.

M. Stéphane Artano, président. - Comme le temps avance, je vous propose de laisser la parole aux sénatrices et sénateurs.

Mme Victoire Jasmin. - Je vous remercie pour les réponses déjà apportées.

Lors de votre intervention liminaire, vous avez évoqué la loi ZAN et sa complexité. Pourriez-vous nous préciser votre propos ? Par ailleurs, concernant les indivisions, quel est le rôle du notaire ? Peut-il constituer un frein quand des familles souhaiteraient sortir de l'indivision ? Il est également constaté, notamment en Guadeloupe, une carence en personnel dans les bureaux du cadastre.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - Monsieur le président, je suis heureuse de retrouver les membres de votre association, que j'ai beaucoup côtoyés dans une autre vie.

J'ai lu avec beaucoup d'attention l'excellent rapport sur l'enjeu foncier, et la proposition n° 19, portant sur les occupations illégales en Guyane et à Mayotte, a retenu mon attention. Vous avez suggéré la mise en place de procédures d'alerte entre tous les acteurs afin d'accélérer l'efficacité. En Guyane, les installations illégales n'ont cessé de prendre de l'ampleur sous la pression migratoire, et les agriculteurs en souffrent. Savez-vous si ces procédures d'alerte ont été mises en place pour une réaction plus rapide des forces de l'ordre ?

M. Georges Patient. - Je souhaiterais connaître votre appréciation sur l'activité des Safer dans les outre-mer. La Guyane et Mayotte étaient les deux seuls DROM à ne pas disposer de Safer. La Guyane possède maintenant la sienne, après quelques difficultés de mise en place. Pensez-vous qu'elle peut avoir sa place dans une Guyane où plus de 90 % du foncier appartiennent encore à l'État ? Ce département est le seul à ne pas connaître de récession en matière de foncier agricole, mais il existe beaucoup de contraintes écologiques. Tout ce foncier est attribué de manière parcimonieuse par l'État, avec comme objectif la préservation de la forêt primaire.

Par ailleurs, comment adapter le financement aux spécificités du foncier ? Comment fonctionnent les Safer dans les autres DROM ?

M. Maurice Gironcel. - Concernant la mise en oeuvre de la loi ZAN, nous pouvons évoquer le cas de Mayotte, avec les problématiques d'occupation illégale, où il est difficile d'imaginer comment réaliser des opérations de logement en appliquant cette loi. Mayotte couvre 374 km2, avec des risques liés au volcan pour l'agrandissement du port.

Sur l'île de La Réunion, vivent 860 000 habitants sur 2 500 km2, mais dont seuls 800 km² sont disponibles. Beaucoup de zones naturelles doivent être protégées, et ne peuvent pas être exploitées. L'objectif n'est pas de bétonner toutes ces zones, mais il n'est pas possible d'appliquer sans réfléchir la loi ZAN.

Je n'ai pas de réponses concernant les occupations illégales à Mayotte et en Guyane. L'État répond-il de manière efficace ? Je ne sais pas. Je me suis rendu à Mayotte, et j'ai eu l'occasion de visiter les bidonvilles qui vont être rasés. Le président du département considère que l'opération de démantèlement de ces bidonvilles est positive, mais qu'elle ne constitue pas la solution. Il y a aujourd'hui plus de 150 000 immigrés à Mayotte, essentiellement des Comoriens, mais aussi des Malgaches et d'autres ressortissants africains.

Concernant la Safer, je laisserai la parole à Philippe Schmit qui a pu visiter les cinq pays d'outre-mer concernés.

Mme Lyliane Piquion Salomé. - La problématique touchant les notaires, notamment en Guadeloupe, est très compliquée. Je connais des cas de successions qui n'ont toujours pas été réglées trente ans après, quand bien même il s'agit d'un partage judiciaire. Il faut donc que l'État intervienne, et je m'apprête à écrire à la Chambre des notaires pour tenter de débloquer cette situation. Il ne s'agit malheureusement pas d'un cas particulier. Généralement, les notaires prennent trop de temps et sont très négligents. Si la succession comporte des liquidités, elles peuvent passer en frais.

Je connais une famille ayant fait appel à cinq notaires différents, sans résultat au bout de trente ans, et l'État doit intervenir pour pallier ces négligences.

Mme Caroline Cunisse. - Nous constatons également un manque de notaires dans certains territoires. À Mayotte par exemple, les notaires de La Réunion doivent intervenir. Les géomètres, les généalogistes et d'autres experts sont également en nombre insuffisant, et les élus demandent un bilan sur la présence de ces professions dans les cinq territoires.

Le cadastre constitue en effet une problématique sur tous les territoires. Les élus demandent une mise à jour rigoureuse, et un important travail sur la qualité des cadastres est à mener.

Il faut noter le manque de connaissance des patrimoines fonciers, des collectivités publiques comme privées, et les élus demandent une photographie complète de ces patrimoines, notamment agricoles

M. Philippe Schmit. - Il est nécessaire d'établir un dialogue plus important, notamment entre collectivités. Certains maires déclarent ne pas maîtriser complètement le domaine foncier de leur commune. Dans un souci de responsabilité et de clarté, il faut pouvoir partager, c'est pourquoi nous appelons dans le rapport à un grand recensement général de la propriété publique et privée dans les territoires.

Il serait également souhaitable que s'instaure une habitude de réunion et de conférence annuelle de tous les acteurs sur le foncier pour discuter, car chacun demeure dans son territoire.

Nous pourrions imaginer dans chacun des territoires une obligation de réunir en conférence tous les acteurs publics et parapublics oeuvrant autour des sujets de la problématique foncière.

J'ai eu récemment l'occasion de découvrir que certaines communes n'ont aucun contact avec leur Safer. Or, ces Safer apportent des possibilités d'ingénierie, d'accompagnement, qui ont une valeur, mais nous avons l'impression que cette valeur est sous-exploitée par manque de dialogue. Nous pourrions réaliser un sondage pour mesurer les échanges réels entre élus et Safer.

Enfin, avec la problématique du foncier agricole, nous nous retrouvons en outre-mer comme en Hexagone avec le sujet premier en filigrane, qui est la valeur de ce foncier, et la plus-value potentiellement réalisée lorsqu'il devient constructible. Aujourd'hui, un propriétaire a surtout intérêt à faire en sorte que son terrain devienne constructible, ou déclassé tel que défini dans les territoires d'outre-mer.

Tant que ce rapport financier n'est pas inversé, et que la valeur environnementale d'un terrain ou la valeur de production agricole est moindre que la valeur constructible, les actions publiques vont à l'encontre de la logique.

Il s'agit d'une question de fond qui se pose notamment aux parlementaires. Tout le modèle économique est questionné. Aujourd'hui, la valeur d'un terrain dépend de ce qu'il est possible d'y construire, et sa valeur sociétale ou sociale n'entre pas assez en compte. Tant que ce problème ne sera pas abordé, nous demeurerons dans une logique de défense du foncier agricole, alors que nous devrions être dans une logique de promotion de ce foncier.

Mme Lyliane Piquion Salomé. - Je suis en accord avec ces derniers propos. Il ne s'agit pas de tenter de concilier les contraires à travers diverses réunions. Il faut que toutes ces réunions soient suivies d'actes pragmatiques, ce qui constitue une réelle problématique. Ce sont les résultats qui m'intéressent. Nous sommes confrontés à trop de chômage, d'avis contraires, et nous devons parler avec un langage franc, tout en agissant.

M. Thani Mohamed-Soilihi, rapporteur. - Ce débat renvoie au principe de la propriété, bien inaliénable et sacré.

M. Philippe Schmit. - Ce débat renvoie en effet à la question de la propriété, et donc à la question de la consistance de la propriété. À titre personnel, je pense qu'un acte de propriété pourrait comporter un chapeau précisant qu'il en va de la responsabilité du propriétaire, dans une logique de copropriétaire, pour les enjeux auxquels il participe au-delà de sa propriété, comme la préservation de la biodiversité, la gestion de l'eau. Au lieu d'avoir une puissance publique qui impose par la règle, l'objectif serait de responsabiliser le propriétaire, comme le permet l'article 14 de la Constitution allemande.

Il faudra beaucoup de courage pour modifier la Constitution française en ce sens.

M. Stéphane Artano, président. - Le Président de la République a évoqué une possible révision constitutionnelle, donc rien ne doit être vu comme impossible.

Je voulais vous remercier. Vous savez que le Sénat est la Chambre des collectivités, et je souhaitais saluer le travail que vous avez réalisé, monsieur le président, avec vos équipes, avec ce rapport, L'Enjeu du foncier en outre-mer, daté de novembre 2022.

J'ai beaucoup apprécié la qualité de l'engagement, et le sérieux et l'exhaustivité de la démarche. Nous parlons beaucoup du foncier agricole, mais je suis tout à fait en phase avec vos propos concernant la responsabilité d'un propriétaire individuel dans une approche collective. Nous devons le plus possible prendre appui sur des visions transversales, et la société nous poussera sans doute toujours plus à ce type d'approche.

Merci encore pour la qualité de cette audition, et soyez libres de nous faire suivre les contributions que vous jugerez nécessaires, et notamment les réponses au questionnaire non abordées lors de cette réunion.

Jeudi 1er juin 2023

Table ronde sur la situation à La Réunion

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Mesdames, Messieurs, chers collègues, j'ai l'honneur de remplacer le Président Stéphane Artano qui vous prie de l'excuser car il est actuellement en route pour Saint-Pierre-et-Miquelon.

Je rappelle que dans le cadre de son étude sur le foncier agricole dans les outre-mer, la Délégation sénatoriale aux outre-mer s'est penchée précédemment sur la situation en Guyane ainsi qu'à Mayotte, et que Thani Mohamed Soilihi et moi-même nous nous sommes rendus, en tant que rapporteurs, à la Martinique.

Nous aborderons ce matin la situation à La Réunion, puis cet après-midi celle de la Guadeloupe.

Nous accueillons donc en visioconférence :

- pour le département de La Réunion : M. Serge Hoareau, premier vice-président du conseil départemental, en charge des affaires agricoles ;

- pour la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF) : M. Jacques Parodi, directeur, accompagné de M. Albert Guezello, chef du pôle protection des terres agricoles ;

- pour l'Établissement public foncier (EPF) : M. Jean-Louis Grandvaux, directeur ;

- pour la chambre d'agriculture : M. Bruno Robert, premier vice-président accompagné de M. Johnny Apaya, directeur général ;

- pour la Safer : M. Thierry Henriette, président directeur général, accompagné de M. Ariste Lauret, directeur général délégué ;

- pour l'Office national des forêts (ONF) : M. Sylvain Léonard, directeur régional La Réunion er Mayotte.

M. Guillaume Sellier, président du Syndicat Jeunes agriculteurs, nous prie d'excuser son absence. Il nous a adressé ses réponses par écrit.

Nous vous remercions, Messieurs, pour votre disponibilité.

Dans un premier temps, vous allez avoir la parole, dans l'ordre que je viens d'énoncer, pour une dizaine de minutes chacun pour votre propos liminaire.

Pour celui-ci, une trame de questions vous a été adressée et vous pourrez vous en inspirer pour la partie correspondant à vos missions.

En tant que rapporteurs, mon collègue Thani Mohamed Soilihi - en visioconférence - et moi-même, pourrons intervenir à tout moment afin de solliciter des précisions complémentaires de votre part.

Ensuite, je donnerai la parole à ceux de nos collègues qui la demanderont.

Au préalable, je laisse la parole à mon collègue Thani Mohamed Soilihi.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Chers collègues, Mesdames et Messieurs, je suis actuellement à Mayotte.

Vivette Lopez et moi sommes rapporteurs sur ce sujet très important, dont je suis les travaux avec intérêt. Malheureusement, nous tenons en ce moment une réunion de crise sur l'eau. Je ne peux rester avec vous que quelques instants.

Merci beaucoup, je vous souhaite une bonne réunion. À très bientôt.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Merci, nous vous accompagnons par la pensée.

Je donne la parole à M. Serge Hoareau, premier vice-président du conseil départemental de La Réunion, en charge des affaires agricoles.

M. Serge Hoareau, premier vice-président du conseil départemental de La Réunion, en charge des affaires agricoles. - Je vous remercie de prendre le temps d'échanger avec nous sur la problématique du foncier agricole à La Réunion.

Je souhaiterais d'abord rappeler que nous sommes à La Réunion sur un territoire contraint, les deux tiers du territoire étant soumis à différentes réglementations. Il reste un tiers environ pour les différentes activités humaines, dont l'agriculture. La surface agricole utile (SAU) représente aujourd'hui 38 000 hectares contre 42 000 il y a dix ans. Cette baisse de 4 000 hectares est due à l'emprise urbaine, mais plus encore à l'abandon de certaines terres agricoles.

Cette situation résulte de plusieurs phénomènes : les difficultés d'exploitation liées à la main-d'oeuvre et aux traitements phytosanitaires, mais également les questions de transmission. Certains agriculteurs, proches de la retraite, ne parviennent pas à trouver de repreneur.

J'ai découvert avec effroi cette baisse de la SAU car la collectivité départementale mène une politique foncière plutôt dynamique. Ainsi, nous avons mis en place un dispositif visant à remettre en culture des terres en friche, par le biais de primes destinées aux propriétaires non exploitants. Depuis 2014, ce dispositif a encouragé la remise en culture de 522 hectares, à travers des projets d'installation ou d'agrandissement. La procédure « terres incultes », menée en lien avec la Safer, nous a également permis de remettre en culture 320 hectares en moyenne par an, soit 3 200 hectares ces dix dernières années.

Par conséquent, l'écart négatif est à la fois surprenant et pénalisant pour le monde agricole à La Réunion, alors que des procédures réglementaires incitatives témoignent de la volonté affirmée de la collectivité départementale de remettre en culture les terres en friche.

Par ailleurs, la problématique de la main-d'oeuvre est de plus en plus prégnante sur le territoire, pour les cultures de grande surface, comme la canne à sucre, mais aussi pour les activités maraîchères et fruitières.

La préparation des agriculteurs à la transmission représente également une difficulté. Certains agriculteurs sont toujours chefs d'exploitation à plus de 67 ans. En effet, lorsque les droits ne sont pas complets, le montant de la retraite est moindre et l'agriculteur n'a pas envie de transmettre son exploitation. Pourtant, ces exploitations sont en déclin.

De plus, il est nécessaire de mettre en place un dispositif pour les jeunes. Environ 200 jeunes sont formés dans les écoles, notamment les lycées agricoles, mais ils veulent souvent devenir directement chefs d'exploitation, poursuivre leurs études ou s'orienter vers d'autres métiers liés à l'agriculture. Très peu sont disposés à rester ouvriers agricoles le temps de prendre en main une exploitation.

Néanmoins, je pense possible d'instaurer un sas de professionnalisation pour les agriculteurs entrés en phase de transmission. L'accompagnement des jeunes formés à l'agriculture constitue un réel enjeu. Il leur permet de passer d'ouvrier agricole à exploitant. La réflexion est engagée.

La filière maraîchère dispose déjà d'une sorte d'organisation. De 500 à 600 agriculteurs sont liés à une coopérative. Même pour les quelques 1 600 indépendants du marché de gros, une forme de filière existe : certains alimentent des points fraîcheur, de grandes surfaces ou la restauration collective. Même si l'activité est moins structurée que pour la filière animale, le dessein d'organisation est réel à La Réunion. Il permet aujourd'hui de nourrir une partie de la population et de répondre partiellement à la forte demande de la restauration collective.

Concernant la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) et la possibilité de construire sur des terres agricoles, les positions ont évolué. Pendant longtemps, les maires étaient en phase avec le monde agricole. Ils jugeaient anormale l'exigence d'un avis conforme de la CDPENAF à La Réunion, alors qu'un avis simple suffisait dans l'Hexagone.

Cette position a évolué depuis quelques mois. À trois reprises au moins, la chambre d'agriculture a réaffirmé, par la voix de son président, qu'elle était favorable au maintien de l'avis conforme de la CDPENAF : une première fois, lors du conseil d'administration de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM) en novembre ; une deuxième fois devant le ministre des outre-mer Jean-François Carenco à Saint-Pierre ; une troisième fois, plus récemment, devant le ministre de l'agriculture Marc Fesneau, le ministre des Outre-mer Jean-François Carenco et la Première Ministre Élisabeth Borne lors de leur dernier passage à La Réunion.

Les maires reverront leur posture en conséquence. En revanche, ils demanderont une révision de la composition et de la doctrine de la CDPENAF. Il importe en effet d'éviter une mainmise de la chambre d'agriculture et de préserver l'indépendance des agriculteurs dans le dépôt des demandes de permis de construction en zone agricole. À défaut, les maires demanderont à l'État, c'est-à-dire à la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF), d'instruire et de délivrer les autorisations d'urbanisme en zone agricole. Du fait de l'avis conforme de la CDPENAF, les maires n'ont en effet plus de légitimité à se prononcer sur le dépôt d'un permis en zone agricole.

Concernant l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA), je pense que, malgré quelques évolutions, le monde agricole n'est pas concerné compte tenu de la valeur des exploitations.

Enfin, La Réunion n'est pas affectée par un manque d'eau. La question est plutôt celle de la gestion de cette ressource sur l'année. En effet, le territoire détient des records mondiaux de pluviométrie. Il s'agit donc de stocker cette eau avant de pouvoir mieux la distribuer. Les périodes de sécheresse seront de plus en plus longues, tandis que les périodes pluvieuses seront plus intenses.

À cet égard, le cas de la commune du Tampon est exemplaire. Elle a déjà construit deux réservoirs de plus de 300 000 mètres cubes chacun. Un troisième réservoir, représentant plus de 17 millions d'euros d'investissement, est prévu. Je pense que cette politique doit être menée à l'échelle départementale. Les 24 communes de l'île bénéficieront ainsi de capacités de stockage leur permettant de continuer à irriguer les terres agricoles en période de sécheresse.

D'importants chantiers ont été conduits à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Dans les années 1970 et 1980, les périmètres irrigués du Bras de la Plaine et du Bras de Cilaos ont été constitués. Le chantier du basculement de l'eau d'est en ouest permet aujourd'hui d'irriguer près de 6 000 hectares de terres agricoles dans l'ouest. Les réseaux ouest et sud sont désormais interconnectés. 16 ou 17 000 hectares sont aujourd'hui irrigués, soit la moitié des terres de La Réunion. La collectivité départementale travaille aujourd'hui sur un nouveau projet, le projet mobilisation des ressources en eau des micro-régions Est et Nord (MEREN). Il vise à irriguer les terres du nord et de l'est, en partant là aussi de Salazie.

M. Jacques Parodi, directeur de la DAAF. - Je me permets une petite rectification. Je ne suis pas accompagné de Bertrand Brohon, indisponible, mais d'Albert Guezello, chef du pôle protection des terres agricoles la DAAF.

Je ne reprendrai pas la totalité des arguments du vice-président Serge Hoareau. Nous partageons assez largement son analyse. Je complèterai celle-ci avec quelques chiffres.

La préservation du foncier agricole est évidemment la priorité sur le territoire de La Réunion. La SAU est extrêmement réduite, avec 450 mètres carrés par habitant, soit dix fois moins que dans l'Hexagone. Cette préservation est la condition sine qua non pour tendre vers l'autonomie alimentaire.

La perte du foncier s'analyse sous deux aspects : l'urbanisation d'une part, l'enfrichement d'autre part. La comparaison des deux dernières décennies montre que l'urbanisation des terres agricoles progresse moins vite, en raison sûrement des outils en place, que l'enfrichement. En dix ans, près de 5 000 hectares se sont retrouvés en friche. En parallèle, 2 500 hectares ont été rendus à l'agriculture. Le solde reste donc négatif, à hauteur de 2 500 hectares, pour les raisons exposées par le vice-président Serge Hoareau.

Les terres concernées sont évidemment les moins favorables, en raison de leur difficulté d'accès et d'une absence de mécanisation ou d'irrigation. Rendre à ces terres leur vocation agricole relève donc d'une priorité collective. Plusieurs pistes peuvent être explorées. Votre questionnaire évoque ainsi la taxation. Cependant, les propriétaires de ces terres sont souvent dans une situation financière difficile. En revanche, les dispositifs d'encouragement à la reprise me semblent des leviers plus opérants.

L'accès à la terre et la transmission des exploitations sont des sujets préoccupants. La Réunion est l'un des départements où l'installation est la plus dynamique. La difficulté tient cependant au maintien d'agriculteurs qui ne prennent pas leur retraite, essentiellement par manque de revenus. La retraite agricole ne leur permet pas d'avoir une vie correcte au moment où ils pourraient céder leur exploitation.

Les accompagnements à la transmission sont une piste à explorer. Les jeunes peuvent rester salariés pendant une période de transition de trois à cinq ans, avant de devenir propriétaires exploitants. La cession sous forme de viager pourrait aussi s'envisager, sous réserve de faisabilité juridique. Le cédant percevrait un petit complément de retraite, l'accédant verserait un loyer modique avec la garantie de devenir plein propriétaire. Dans ces conditions, il pourrait investir et développer l'exploitation.

Depuis sa création en 2016, la CDPENAF a examiné 5 000 dossiers de demandes d'autorisation. L'État n'y est pas majoritaire et la décision revient bien à l'ensemble des membres de la commission. Il arrive fréquemment que la décision ne soit pas conforme à la proposition du rapporteur de l'État ou que celui-ci modifie son avis compte tenu des explications apportées. Par ailleurs, les décisions de rejet de la CDPENAF sont souvent motivées par l'incomplétude du dossier. La commission peut donner ultérieurement un avis favorable au vu d'un dossier plus complet.

Concernant le point particulier de la construction sur les terres agricoles, le souhait d'un agriculteur d'habiter à proximité de son cheptel est parfaitement compréhensible. Cependant, je souhaite attirer votre attention sur deux écueils.

Tout d'abord, la construction peut présenter un risque de développement d'activités touristiques parallèles. Elles pourraient dans certains cas conduire à délaisser la production agricole au bénéfice de l'activité touristique. L'effet serait alors contraire aux attentes.

La deuxième difficulté peut se présenter au moment de la cession. Le propriétaire peut souhaiter conserver son habitation, au risque de générer des conflits de voisinage. A contrario, il peut désirer céder l'ensemble et rendre ainsi prohibitifs pour un jeune les coûts d'installation.

Par conséquent, je suis très prudent en matière d'habitation sur des terres agricoles. Elle doit être parfaitement encadrée et limitée afin d'éviter le mitage. En effet, le développement de ce phénomène devient une véritable plaie à La Réunion.

Enfin, la CDPENAF permet d'harmoniser les décisions au sein des 24 communes de l'île.

Concernant l'eau, le changement climatique est déjà très sensible à La Réunion, plus encore que sur le continent européen. Quelques chiffres en témoignent. L'État a versé 3,3 millions d'euros au titre des calamités pour la sécheresse de 2010-2011, 3,8 millions pour celle de 2012, 2,7 millions pour celle de 2013, 3 millions pour celle de 2020 et 3 millions pour celle de 2022. La solution passe évidemment par la gestion des réserves, mais aussi, me semble-t-il, par la recherche de cultures moins consommatrices en eau.

Sur la structuration des filières, on ne peut comparer la filière des fruits et légumes avec celle de la canne. Par nature, la filière canne est intégrée puisque le planteur ne produit pas lui-même son sucre. En revanche, les producteurs de fruits et légumes peuvent vendre directement leurs produits. Cela concerne plus de 70 % de la production.

Néanmoins, les filières se structurent. Pour les fruits et légumes, dix organisations professionnelles coexistent et une interprofession l'Association Réunionnaise Interprofessionnelle de fruits et légumes (ARIFEL) est en phase de reconnaissance au niveau national.

Le mouvement doit être encouragé. La structuration en filière longue, de la production au stockage et à la transformation, voire à l'exportation, permet de garantir un revenu pour les producteurs et un approvisionnement régulier des transformateurs. Les leviers pour encourager l'adhésion aux interprofessions sont plus difficiles à actionner que dans d'autres domaines, en raison de l'importance de la vente directe. L'interprofession doit alors valoriser son action, en montrant qu'elle constitue une garantie face aux aléas agricoles et assure un apport technique.

M. Albert Guezello, chef du pôle protection des terres agricoles de la DAAF. - La Safer et l'Établissement public foncier (EPF) de La Réunion sont effectivement de meilleurs spécialistes des autres points, notamment la loi Letchimy et les autres recherches de financements.

M. Jacques Parodi. - Nous restons à votre disposition pour toute question.

M. Jean-Louis Grandvaux, directeur de l'Établissement public foncier (EPF). - J'interviens pour présenter les actions de l'EPF au regard de la politique agricole. En la matière, notre rôle est limité. Nous intervenons uniquement sur les terrains constructibles.

Toutefois, un schéma d'aménagement régional a été voté à La Réunion dès 1992. Il a été révisé à plusieurs reprises. Il a déterminé des options très intéressantes pour la filière agricole. La construction a été totalement limitée sur les grands espaces agricoles, qu'ils soient canniers, maraîchers ou d'élevage, afin d'éviter la prolifération des mitages.

L'EPF a été mis en place en 2002 à la suite de ce document d'urbanisme. Depuis cette date, nous avons acheté 700 hectares de terrain, 900 terrains, pour près de 450 millions d'euros. Tous ces terrains sont classés constructibles ou à vocation d'urbanisation, mais ne sont en aucun cas agricoles. Le dispositif concourt ainsi à la préservation des autres terrains.

La Safer siège dans nos commissions foncières. Elle dispose ainsi de l'information complète et exhaustive de tous les terrains que nous achetons. Elle émet des avis sur ces achats. Il nous est d'ailleurs arrivé de lui acheter des terrains qui n'avaient plus de vocation agricole.

Les chiffres de baisse de la SAU m'étonnent un peu. Les statistiques de l'époque n'étaient peut-être pas comparables à celles d'aujourd'hui. Je me souviens qu'en 1992, il était question de la disparition de 400 hectares de terres agricoles chaque année.

Je pense qu'une volonté commune et partagée, ainsi que l'existence de documents et d'une politique dynamique d'urbanisme sur le territoire, ont permis de diminuer le volume d'espaces ayant vocation à être déclassés. Comme le disait M. Jacques Parodi, la diminution de la SAU est essentiellement due aux friches.

Certes, il existe encore un mitage sur certains espaces agricoles. Néanmoins, nous disposons aujourd'hui des outils cartographiques, numériques, etc. qui permettent de surveiller ces espaces. Des mesures de police accentuées sur certains espaces contribueraient à limiter un mitage problématique à plusieurs égards : aménagement du territoire, environnement, coût pour les collectivités, etc.

Le rôle de l'EPF consiste à proposer des alternatives. En étroite collaboration avec les collectivités et l'État, nous achetons beaucoup de terrains, nous les portons longtemps et nous essayons de les revendre le moins cher possible pour que les collectivités puissent réaliser logements sociaux, équipements publics et autres constructions d'intérêt général. Je pense que les résultats sont bons sur l'ensemble du territoire de La Réunion.

Dès lors, l'urbanisation m'inquiète moins que la mise en friche et la désertification de certains territoires. Je ne me sens toutefois pas compétent sur les mesures à prendre à cet égard.

En conclusion, j'estime que la décision de ne pas construire sur les espaces agricoles, surtout canniers, était courageuse et positive.

Je reste à votre disposition pour toute question.

M. Bruno Robert, premier vice-président de la chambre d'agriculture. - Votre questionnaire révèle une bonne connaissance du sujet et des différentes problématiques.

En premier lieu, j'aimerais communiquer quelques chiffres afin de bien cerner la problématique.

Aujourd'hui, le prix du foncier agricole est estimé entre un et deux euros le mètre carré, tandis que celui du foncier constructible peut s'élever jusqu'à 350 euros le mètre carré. Il convient donc de considérer la question de la spéculation qui a un impact sur plusieurs de vos interrogations.

Par ailleurs, la pression sur le logement est forte. 40 000 demandes de logement sont en attente fin 2022 à La Réunion. Elles augmentent de 10 % chaque année, alors que le territoire ne construit que 2 000 logements par an.

À propos de la CDPENAF, je souhaiterais répondre au vice-président Serge Hoareau, qui est également maire de Petite-Île. Il est le seul à avoir mis en place un périmètre de protection et de mise en valeur des espaces agricoles et naturels périurbains (PEAN). Si les 24 maires partageaient sa sensibilité rurale, la chambre d'agriculture n'aurait aucun mal à leur confier la protection du foncier agricole. En l'état, les tensions spéculatives rendent la démarche dangereuse. Le président de la chambre d'agriculture a exprimé cette crainte. Par conséquent, l'avis conforme de la CDPENAF demeure fondamental. Il allège la pression pesant sur les maires.

Au demeurant, les représentants des agriculteurs ne sont pas majoritaires au sein de la commission. Ils disposent de trois sièges. Les élus en occupent trois, les associations écologiques trois et l'État quatre. Cela étant, le fonctionnement s'améliore. Il tend vers davantage de souplesse et de discussions, afin de permettre aux projets justifiés de se concrétiser.

Concernant les terres en friche, le département mène une politique volontaire d'accompagnement. Les propriétaires qui décident de louer leurs terres en friche ou de les exploiter bénéficient aujourd'hui d'une subvention du conseil départemental. Cependant, beaucoup conservent une position d'attente à des fins spéculatives. En effet, les loyers comme les prix de vente demeurent peu élevés. 8 000 hectares demeurent ainsi en friche.

Par conséquent, nous estimons qu'il conviendrait de compléter les incitations avec un dispositif contraignant de lutte contre la spéculation. Nous attendons de la loi des éléments de réponse à cet égard. En effet, pour un seul terrain proposé par la Safer, sept jeunes souhaitent s'installer. Il conviendrait donc de taxer en priorité les propriétaires de terres qui tirent l'essentiel de leurs revenus du tourisme au détriment de l'agriculture.

En matière de départs en retraite, l'augmentation du plafond de l'ASPA et l'exonération du foncier agricole représentent des améliorations significatives. Toutefois, l'information manque sur le sujet. De plus, le seuil de 65 ans est tardif. À cet âge, les enfants trentenaires ont pu choisir un autre métier et la population agricole vieillit. Aussi, la profession souhaite-t-elle rétablir un dispositif de préretraite à partir de 57 ans. Son bilan était positif.

Je rejoins les interventions précédentes sur la gestion de l'eau. Les chantiers sont en cours. Nous accueillons favorablement l'annonce de l'État d'accompagner le projet MEREN et l'accompagnement des solutions de stockage d'eau. Toutefois, les projets ont pris beaucoup de retard. L'est, autrefois bien arrosé, subit désormais les conséquences de la sécheresse. Il est aujourd'hui nécessaire d'harmoniser la gestion sur tout le territoire. Nous attendons aussi un renforcement des outils dans ce domaine.

Enfin, j'aborderai la question du logement des agriculteurs. Aujourd'hui, le choix se porte sur la solution de facilité, à savoir le refus - à quelques exceptions près - de toute habitation sur le foncier agricole. Or, nous constatons tous les jours des arrêts d'exploitations dus aux problèmes causés par l'éloignement des habitations (vols répétés, attaques de chiens, difficultés de suivi technique...).

Par ailleurs, certaines communes comme Le Tampon concilient un territoire très mité et une forte production maraîchère.

De fait, l'interdiction totale génère des constructions illégales, que les maires dénoncent difficilement compte tenu des tensions en matière de logement.

La chambre d'agriculture a commencé à travailler avec la DAAF à la recherche de solutions, en s'inspirant par exemple de l'île Maurice ou d'autres territoires. Nous sollicitons aussi la Safer et l'EPF pour acheter des logements en cas de transmission. Une contractualisation sur plusieurs années permettrait par ailleurs d'assurer la valorisation agricole de terres portées par l'EPF.

M. Thierry Henriette, président directeur général de la Safer. - Avant de laisser la parole à M. Ariste Lauret, je commencerai par exposer certains facteurs qui influencent le recul de la SAU à La Réunion.

La hausse du coût de la main-d'oeuvre et des intrants, les difficultés pour nos agriculteurs de disposer de molécules agréées (herbicides homologués...) et les incertitudes nées de l'attente d'une nouvelle convention canne et du nouveau cadre des aides du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) ne doivent pas être négligées.

Il convient aussi de prendre en compte les zones de carrières qui ne reviennent pas à l'agriculture par la suite, comme à Saint-Pierre ou à Bras-Panon, ainsi que le morcellement, le mitage et les constructions illégales : nous constatons plus de 400 notifications par an sur 2 000 notifications de parcelles bâties en zone A et N, souvent sans permis.

De plus, l'amélioration de la connaissance sur les risques naturels et la définition plus précise du zonage réduisent la SAU.

Enfin, la prochaine mise en oeuvre de l'arrêté préfectoral sur les zones de non traitement (ZNT) risque fort d'accentuer les friches et de diminuer encore la SAU.

M. Ariste Lauret, directeur général délégué de la Safer. - J'ajouterai que les travaux d'amélioration foncière ont été limités dans certaines zones depuis l'instauration des plans de prévention des risques (PPR). Des zones de déprise se sont ainsi mises en place.

En outre, plus de mille hectares de terres agricoles ont été déclassés ou classés en zone naturelle entre 2016 et 2020, dans le cadre de révisions des plans locaux d'urbanisme (PLU). Malgré la mise en place d'une doctrine sur les espaces boisés classés (EBC), il est difficile de les rendre à l'agriculture.

Toutefois, certains terrains, auparavant agricoles, ne sont pas construits depuis plusieurs années. Ils pourraient être rendus à l'agriculture ou classés en zone naturelle.

Le vice-président Bruno Robert a évoqué la zone du Tampon. Cette commune est séparée de Saint-Pierre par une simple route. D'un côté de la route, se trouve une zone agricole irriguée, de l'autre une importante zone artisanale. La situation génère convoitises, frustrations et tentations spéculatives.

Le PEAN de la commune de Petite-Île a été mentionné. Nous pensons que toutes les communes de l'île devraient suivre cette orientation pour protéger leurs meilleures terres, particulièrement celles qui ont bénéficié ou doivent bénéficier de l'irrigation (le périmètre MEREN, la zone des Hauts...).

La protection de la SAU nécessite également de mettre en place des moyens de police afin de renforcer le contrôle des constructions illégales.

Par ailleurs, la Safer a mis en place une offre d'accompagnement des collectivités sur les biens vacants. L'enjeu est important. En effet, les indivisions non réglées favorisent les friches.

Concernant précisément ces dernières, le département a mis en oeuvre des incitations financières à la vente ou la location des terrains. Les primes permettent aux agriculteurs concernés de rembourser les frais de notaire et de garantir leurs emprunts. En 2023, 73 parcelles et 169 hectares sont ainsi concernés, pour un montant total de primes de 273 000 euros.

La possibilité de taxer est déjà ouverte par l'article 181-15 du code rural. Il renvoie à l'article 1639 A bis du code général des impôts. Les communes ayant effectué un recensement validé peuvent transmettre l'information aux services de l'État. Ceux-ci seront ainsi en mesure de taxer les terres en friche. Les communes pourraient y procéder en concertation avec le conseil départemental qui conduit avec la Safer la procédure des terres incultes.

Je reviens sur le morcellement et les autorisations de construction sur les terres agricoles. Il conviendrait de définir une sorte de cahier des charges que le propriétaire adjoindrait à sa demande d'autorisation. La commission départementale d'aménagement foncier (CDAF) pourrait alors répondre sans nécessairement motiver sa décision.

Le département affecte déjà des moyens pour les terres incultes. Il pourrait toutefois aider au règlement des indivisions et des successions dans le cadre du FEADER. En effet, les frais s'avèrent supérieurs à la valeur des terrains agricoles. La mise en place de fonds fléchés permettrait de régler certaines indivisions.

Concernant l'optimisation du droit de préemption de la Safer, je m'attacherai d'abord aux exemptions de construction.

L'exemption de construction pour des parcelles de moins de 2 500 mètres contourne notre droit de préemption quand les terrains concernés sont situés dans des zones A ou N. Il faut attendre trois ans pour effectuer le contrôle, recourir à une médiation et demander en justice la résiliation de la vente, surtout quand l'acquéreur n'est pas agriculteur. Il conviendrait sans doute de revoir le texte pour limiter les exemptions aux terrains à bâtir, en excluant les terrains majoritairement situés en zone A, surtout en périmètre irrigué.

Le démembrement de propriétés, par le biais de ventes de nue-propriété et de conservation de l'usufruit en viager, constitue une autre technique de détournement du droit de préemption. En effet, la revente au bout de trois ans permet à des personnes n'étant pas agriculteurs d'acquérir en pleine propriété des terres agricoles sans que la Safer puisse intervenir.

La vente d'un terrain, précédée de la conclusion d'un bail emphytéotique de 99 ans, décourage également l'exercice du droit de préemption.

De plus, le droit de préemption partielle s'exerce difficilement sur les biens mixtes ou partiellement constructibles. Lorsque nous ne souhaitons acheter que la partie agricole d'un bien et qu'il nous est demandé d'en acquérir la totalité, nous sommes rarement en mesure de trouver un attributaire en un mois et encore moins d'établir un projet financier.

En outre, les adjudications bénéficient au plus offrant. Il conviendrait de déterminer un mécanisme permettant à la formuler une offre validée par les commissaires du gouvernement et couvrant le prix.

En matière de financement, les Safer d'outre-mer restent sur un marché étroit, à la différence des Safer de l'Hexagone. Adossées aux régions depuis 2014, celles-ci couvrent un espace qui leur permet d'assurer leur double rôle : une mission de service public et une réponse aux objectifs du législateur.

Les propositions de recettes fiscales dédiées aux Safer ultramarines, telles qu'évoquées dans le rapport d'information n° 1510 du 6 novembre 2013 des députés Chantal Berthelot et Hervé Gaymard, fait au nom de la délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale, sur les agricultures des outre-mer, n'ont pas été suivies d'effet. Le dossier est actuellement relancé au sein du Groupe DOM et certains contacts ont été pris avec les ministères. Nous espérons parvenir à un financement pérenne afin d'assurer notre mission.

Par ailleurs, selon le dernier colloque du Conseil supérieur du notariat de La Réunion, il n'y a pas de règlement d'indivision successorale connu en application de la loi Letchimy.

La loi vise à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement dans les territoires d'outre-mer. Selon nous se pose la question de l'applicabilité de ses dispositions à des terres agricoles par nature ou à des bâtiments d'exploitation autres que des logements. De plus, la littérature juridique tend à considérer que la seule cause d'ouverture d'une succession est le décès, et non le fait de saisir le notaire pour la régler. Il conviendrait donc de préciser les textes qui ont inspiré la loi Letchimy.

Je ne reviendrai pas sur la CDPENAF.

En matière de retraite, le montant des pensions constitue un obstacle. Une revalorisation faciliterait les départs. Un dispositif incitant aux préretraites favoriserait aussi l'installation de jeunes, par le biais notamment de ventes de terrains à la Safer.

Concernant l'eau, la question est avant tout celle de la gestion. Le département inscrit son action dans le cadre d'une stratégie MEREN et du programme départemental opérationnel pour l'accès à l'eau dans les Hauts (PRODEO). Il convient de poursuivre l'application du modèle de grandes retenues appliqué sur la commune du Tampon.

Par ailleurs, la La Réunion entretient des relations de voisinage respectueuses avec l'EPF et l'ONF. Je suis de près certaines expériences menées en Martinique et en Guadeloupe, où l'EPF joue un rôle de portage. Nos moyens étant insuffisants, l'EPF pourrait peut-être nous accompagner sur l'acquisition de terrains en zone naturelle. Ceux-ci pourraient être rétrocédés aux communes pour leurs projets agroforestiers (plantes aromatiques à parfum et médicinales (PAPAM), cacao, vanille, apiculture...). J'attends le retour des conventions signées aux Antilles pour faire des propositions à l'EPF de La Réunion.

Avant de conclure, je souhaiterais évoquer les autorisations de défricher. Nous avons demandé à ne pas être soumis à cette obligation dans les zones A, dont la vocation agricole est déjà reconnue par les PLU. Aujourd'hui, la DAAF accorde d'ailleurs ces autorisations sous réserve du code de l'environnement.

Enfin, je pense que tout a été dit concernant la construction ponctuelle d'habitations sur les propriétés agricoles. Nous n'y sommes pas hostiles en cas de nécessité, dès lors que l'exploitation ne pourra être morcelée par la suite et qu'elle sera bien vendue dans son intégralité à un agriculteur.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Merci messieurs. Le vice-président Serge Hoareau a demandé la parole. M. Sylvain Léonard interviendra ensuite pour l'ONF.

M. Serge Hoareau. - Je souhaiterais revenir sur le dispositif réglementaire de la protection des terres agricoles. Le règlement des PLU en constitue la base. D'autres outils viennent conforter ce socle, voire inscrire dans le marbre la surface agricole.

Au niveau communal, les maires peuvent s'engager par la définition de zones agricoles protégées (ZAP).

À l'échelon départemental, nous portons l'ambition de mettre en place des PEAN. Six communes sont entrées dans cette démarche, qui consiste à délimiter des espaces dont les maires et le département souhaitent marquer le caractère agricole. Le PEAN n'a pas de caractère réglementaire. Il s'inscrit toutefois dans un plan d'action national défini par décret. Cela lui confère du poids.

Je remercie le vice-président M. Bruno Robert d'avoir mis en avant cet outil. Effectivement, j'ai été le premier maire à mettre en oeuvre la démarche. Je peux regretter que la chambre d'agriculture ait émis un avis réservé sur ce premier PEAN, mais je constate que la situation évolue positivement.

À mon sens, il s'agit du meilleur outil pour préserver et valoriser les espaces agricoles de La Réunion.

M. Sylvain Léonard, directeur régional La Réunion et Mayotte de l'ONF. - La forêt joue un rôle marginal par rapport à l'ensemble des questions posées. Il est néanmoins important en amont, notamment pour le régime hydrique.

De façon générale, l'ONF gère 100 000 hectares de forêt publique à La Réunion, soit 40 % du territoire de l'île. 90 % de cette forêt est sous statut départemento-domanial, conformément à la loi de départementalisation de 1946 portée par Aimé Césaire. Dans ce cadre, le département est nu-propriétaire, l'État est usufruitier et l'ONF gestionnaire de droit. De ce fait, l'accompagnement du département est très important. Le terrain est inaliénable et bénéficie ainsi d'une protection forte. De plus, 80 % de ces terrains bénéficient d'une protection renforcée qui résulte de leur classement en Parc national inscrit au Patrimoine mondial de l'UNESCO pour deux critères : la diversité et le paysage.

Au-delà de la surface, je souhaiterais insister sur le rôle de cette forêt. Sur le plan topographique, elle couvre essentiellement les Hauts de La Réunion. Les très fortes pentes ne pourraient pas, ou très peu, être utilisées pour l'agriculture. Sur le plan hydrique, la forêt est le château d'eau de l'île. Ces 100 000 hectares constituent un facteur de régulation : ils permettent d'alimenter les nappes phréatiques et de réduire l'impact des fortes pluies en matière d'érosion.

Il n'existe pas réellement de friche en forêt publique. Certaines zones agricoles sont gérées en direct.

Ainsi, des conventions d'occupation temporaire organisent l'élevage dans la Plaine des Cafres. Elles ont été négociées dans les années 1980, parallèlement à l'arrêt de l'activité des bovins divaguant en forêt. Les éleveurs ont ainsi récupéré 40 hectares chacun et se sont regroupés en coopérative.

Par ailleurs, les 800 habitants permanents du cirque de Mafate bénéficient eux aussi de conventions d'occupation temporaire pour habitation, élevage, culture ou activité commerciale.

Enfin, dans certains cas, le département a demandé à l'ONF de récupérer en toute propriété des terrains à vocation agricole en vue d'un usage direct. Deux opérations, l'une terminée, l'autre en cours, concernent respectivement les casiers agricoles sur L'Étang-Salé et la Plaine des Grègues. Ces zones sont principalement destinées à l'élevage. Le département les gèrera ensuite directement.

L'agroforesterie est un mouvement assez important à La Réunion. La vanille en est le produit phare. Sa production est concentrée dans le sud de l'île, sur les collines autour de Saint-Philippe et de Sainte-Rose. Nous gérons environ 200 conventions d'occupation temporaire destinées à la vanille. De façon plus diffuse sur l'ensemble du territoire, l'apiculture donne aussi lieu à des conventions d'occupation temporaire.

En revanche, nous demeurons prudents concernant la production de cacao et de café. Ces cultures ne relèvent pas de l'agroforesterie car elles transforment rapidement l'usage des sols. Il convient d'en être conscient.

Pour conclure, les documents d'urbanisme évoquent le classement d'espaces boisés déjà classés en forêt publique. Cette mesure est censée protéger contre l'urbanisation. À notre sens, son application devrait rester limitée à des terrains privés que la commune souhaite conserver en forêt. En effet, il y a redondance à vouloir assurer une protection supplémentaire à une forêt publique déjà largement protégée.

Je vous remercie et reste à votre disposition pour toute question.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Avant de vous poser moi-même quelques questions, je laisse la parole à notre collègue Michel Dennemont.

M. Michel Dennemont. - J'ai écouté avec beaucoup d'attention les propos de M. Serge Hoareau qui est non seulement vice-président du conseil départemental, en charge des affaires agricoles, mais également président de l'Association des maires. L'exercice était difficile. En effet, les intérêts des maires et de la chambre d'agriculture divergent.

Je rappelle que les maires, responsables de l'organisation spatiale de leur commune, ont été dépouillés de nombreux pouvoirs. Je constate aujourd'hui qu'il est envisagé de leur en retirer d'autres. Or, ils sont soumis à des contraintes contradictoires : les demandes de logement, l'empilement des lois (loi Littoral, Montagne, Espaces naturels...), etc.

Je suis donc en désaccord avec les propos tenus sur la CDPENAF. Je m'oppose formellement à la nécessité d'un avis conforme. Les outre-mer ne doivent pas constituer une exception par rapport au reste du territoire national, où l'avis n'est que consultatif.

Sur les 5 000 dossiers mentionnés, combien d'avis favorables ont-ils été donnés ? De fait, il faudrait être expert dans tous les domaines pour pouvoir répondre au questionnaire de la CDPENAF. Les agriculteurs sont loin d'être tous dans ce cas.

Une plus grande souplesse serait nécessaire. Il conviendrait de laisser davantage de pouvoir de décision aux maires. Pour l'instant, beaucoup de projets sont bloqués en raison d'un avis négatif de la commission.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Souhaitez-vous apporter des précisions au sénateur Michel Dennemont ?

M. Bruno Robert. - Il convient de distinguer les deux rôles de la CDPENAF. D'une part, elle statue mensuellement sur les dossiers individuels des porteurs de projets. D'autre part, elle se prononce sur les documents d'urbanisme présentés par les maires.

Nous sommes très concentrés sur ce deuxième volet. En effet, les maires présentent souvent des demandes de déclassement sur des surfaces importantes. Nos échanges permettent de les réduire.

Concernant les demandes individuelles, nous constatons que les agriculteurs manquent d'accompagnement. La chambre d'agriculture a mis en place cette prestation, mais tous les porteurs de projets ne la sollicitent pas. En tout état de cause, le premier motif de rejet demeure l'incomplétude des dossiers. Parfois, la commission ne dispose même pas de la preuve que le demandeur est bien agriculteur.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Je souhaiterais pour ma part poser quatre questions.

La superficie agricole permet-elle à La Réunion d'être autonome sur le plan alimentaire ?

Les normes européennes sont-elles adaptées à votre agriculture ? Sinon, peuvent-elles constituer un frein à l'installation de certains agriculteurs ?

Les agriculteurs, surtout les jeunes, se sont-ils lancés dans l'agrotourisme ?

Enfin, à défaut de viager, que pensez-vous d'un accompagnement à l'installation sous forme de location pendant deux ou trois ans ? Elle permettrait à l'agriculteur de ne pas se retirer immédiatement, tout en percevant un complément de revenu. De son côté, le jeune se sentirait soutenu et s'assurerait qu'il souhaite bien exercer ce métier.

M. Serge Hoareau. - Pour répondre à la dernière question, nous nourrissons le projet de créer une ferme départementale. Elle fonctionnerait comme un sas entre la fin de la formation et l'entrée du jeune dans la vie active agricole. Nous devons nous assurer que ces jeunes ont vraiment la passion pour le métier d'agriculteur.

L'idée d'un compagnonnage ou d'un tutorat entre un agriculteur en fin de carrière et un jeune motivé pour être exploitant agricole me paraît une vraie solution. Elle garantirait la reprise d'exploitations et rassurerait les agriculteurs qui partent à la retraite. Il convient donc d'identifier les agriculteurs en fin de carrière sans repreneur et les jeunes susceptibles de les accompagner. Ce compagnonnage doit se réaliser entre 60 et 64-65 ans afin d'assurer un bon tuilage.

La possibilité de louer ses terres doit également être explorée. Elle pose la question de la revalorisation des loyers des terres agricoles.

Concernant la première question, je préfère le terme de souveraineté alimentaire à celui d'autonomie. En effet, il est impossible de produire sur le territoire tous les produits consommés.

La souveraineté alimentaire porte sur les produits essentiels. En comptant large, mille hectares supplémentaires de cultures maraîchères sous serre permettraient de couvrir les besoins de la majorité - sinon de la totalité - de la population réunionnaise. L'élevage présente également des possibilités de développement.

Cela étant, j'estime que la canne doit rester le pivot de l'agriculture réunionnaise. Concernant d'autres besoins, comme le riz ou les céréales, la souveraineté alimentaire doit se construire en coopération avec des pays de la zone « océan Indien » qui disposent de territoires beaucoup plus vastes. Cette coopération passe par la mise en oeuvre de savoir-faire et de moyens humains.

En conclusion, nous pouvons assurer une grande part de nos besoins pour certains produits, comme les tomates, les courgettes, les oignons ou l'ail. Néanmoins, les pays voisins disposant d'une importante main-d'oeuvre pourraient contribuer avec nous à cet objectif de souveraineté alimentaire.

M. Jacques Parodi. - Je complèterai cette réponse concernant les produits non transformés. Nous sommes autosuffisants pour les oeufs, quasi-suffisants pour la volaille et suffisants à environ 70 % pour les fruits et légumes. Il existe des marges de progrès, mais nous ne pourrons pas assurer sur l'île l'ensemble des productions. Nous devons donc nous concentrer sur les produits adaptés à notre territoire.

À propos des normes, il convient surtout de signaler la différence entre les normes européennes appliquées à La Réunion et celles des pays voisins de l'océan Indien, en matière de coût du travail par exemple. En termes de concurrence, les règles des pays proches nous gênent davantage que les normes européennes.

Nous rencontrons cependant une vraie difficulté concernant l'utilisation de produits phytosanitaires. Certains désherbants autorisés sur l'Hexagone ne le sont pas pour la canne, dont la culture est considérée comme mineure. Dès lors, les fabricants ne veulent pas déposer de demande d'autorisation. Ces produits sont pourtant indispensables à la culture de la canne.

M. Bruno Robert. - Dans la continuité des propos précédents sur la souveraineté alimentaire, j'indiquerai que les chiffres sont plutôt bons sur le marché du frais, mais qu'ils peuvent encore s'améliorer. Cela étant, les Réunionnais mangent aussi des pommes, du raisin, du riz, etc. Notre territoire tropical n'est pas adapté à ces habitudes de consommation européenne.

En revanche, certaines filières posent question, comme la filière agrumes. Les vergers ont été arrachés en raison du Greening et l'importation a pris leur place. Sur ces filières où le retour sur investissement est très long, nous regrettons l'absence d'accompagnement. Nos petites exploitations ont du mal à se projeter sur des cultures qui ne généreront un revenu qu'après quatre ou cinq ans. La question mérite une réflexion et un dispositif adaptés.

Concernant les normes, M. Jacques Parodi a évoqué la question des molécules. Les fabricants n'homologuent pas certains produits adaptés au climat tropical de La Réunion. La filière canne est aujourd'hui en grande difficulté. Les rendements se dégradent. La météo n'est pas seule en cause. Les agriculteurs manquent aujourd'hui de solutions techniques leur assurant des performances pérennes.

Enfin, l'agrotourisme redémarre après la crise sanitaire. Le sujet renvoie toutefois à celui de la CDPENAF. Les agriculteurs annoncent vouloir développer l'agrotourisme, mais ils témoignent surtout de leur volonté de construire. De fait, l'expérience montre que ces constructions se révèlent souvent à usage d'habitation principale, secondaire ou locative. Il convient donc d'assurer un suivi et un contrôle, sans pour autant fermer la porte. En effet, l'agrotourisme génère des revenus qui renforcent le modèle global de l'exploitation agricole.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Merci beaucoup, Messieurs, pour vos interventions.

N'hésitez pas à nous communiquer par écrit vos observations ou compléments éventuels d'information.

Jeudi 1er juin 2023

Table ronde sur la situation en Guadeloupe

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Après La Réunion, nous poursuivons nos auditions sur le foncier agricole dans les outre-mer en nous transportant cet après-midi, par visioconférence, en Guadeloupe.

Ayant de nouveau l'honneur de remplacer le Président Stéphane Artano, qui vous prie de l'excuser, je remercie l'ensemble des participants à cette table ronde pour leur disponibilité.

M. Blaise Mornal, vice-président et président de la commission agriculture, développement rural et affaires foncières du conseil départemental. - Le conseil départemental de Guadeloupe gère le foncier agricole dont il est propriétaire, au travers de baux. Il exerce également une compétence en matière d'irrigation.

La commission agriculture du conseil départemental est ainsi en charge d'émettre un avis sur les projets d'utilisation du foncier agricole du département, ainsi que sur le renouvellement et la transmission des baux correspondants.

Dans ce cadre, depuis 2014, les élus du territoire ont décidé de n'accueillir sur le foncier agricole du département, au gré de l'arrivée à échéance et du renouvellement des baux, que des agriculteurs ayant reçu une formation en agriculture et souhaitant en faire leur métier.

Le conseil départemental gère par ailleurs le système d'irrigation du territoire, en partenariat avec la région. Le conseil départemental assure par exemple la gestion du barrage de Moreau, récemment réalisé par le conseil régional et permettant la mise à disposition de 1 million de m3 d'eau pour l'irrigation.

Nous irriguons aujourd'hui l'ensemble du territoire. Toutefois, nous sommes confrontés à des difficultés, avec des périodes de sécheresse nécessitant des coupes dans l'irrigation des parcelles.

En parallèle, nous devons également assurer la distribution d'eau potable. Dans cette optique, nous avons signé des conventions avec les établissements gestionnaires de l'eau potable du territoire, pour leur fournir de l'eau agricole destinée, après traitement, à être redistribuée sous forme d'eau potable.

La gestion du foncier agricole sur le territoire se heurte également à des difficultés liées à la situation insulaire de la Guadeloupe. En pratique, les surfaces agricoles dont nous disposons ne sont pas extensibles. Nous travaillons donc avec la commission départementale d'aménagement foncier (CDAF) pour identifier les terrains en friche ou insuffisamment cultivés, afin de les remettre en culture ou d'en optimiser l'exploitation tout en accompagnant les agriculteurs. En parallèle, nous travaillons également en collaboration avec la chambre d'agriculture, la société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) et la région, pour identifier et optimiser l'occupation du foncier agricole sur l'ensemble du territoire, en considérant aussi les parcelles en indivision.

Une difficulté supplémentaire est que cette compétence est aujourd'hui portée par le conseil départemental, s'agissant d'assurer le fonctionnement de la CDAF. Cependant, le financement de ce dispositif est assuré au niveau de la région, à travers le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER). Ceci soulève des problématiques de fonctionnement et d'efficacité.

Nous consacrons par ailleurs un budget annuel de 2 à 5 millions d'euros à l'irrigation. Nous nous appuyons sur 600 kilomètres de réseau, 6 prises d'eau, 4 barrages et 4 stations de pompage. Nous irriguons ainsi environ 8 000 hectares de terres, pour 3 100 abonnés.

À travers les discussions que nous avons avec les différentes institutions du territoire, nous apportons aussi un accompagnement financier pour permettre aux différentes filières de se développer sur le territoire.

Nous faisons toutefois face à une demande de plus en plus importante en matière d'irrigation, car les nouvelles formes d'agriculture se développant sur le territoire requièrent davantage d'eau, s'agissant notamment des exploitations de melons se développant en bout de réseau au nord de la Grande-Terre.

Pour répondre à cette demande, nous avons engagé une étude pour envisager la construction d'un nouveau barrage au sud de la Basse-Terre, d'une capacité de 5 millions de m3 d'eau. Malheureusement, le dossier environnemental de ce projet a fait l'objet d'un avis négatif du Conseil national de protection de la nature (CNPN). Une nouvelle étude est en cours pour envisager les améliorations susceptibles de permettre l'obtention d'un avis favorable.

M. Boris Damase, administrateur du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Guadeloupe. - J'aborderai aujourd'hui les grandes problématiques remontées par les adhérents de notre syndicat, ainsi que les pistes envisagées pour y remédier.

Le développement du foncier agricole demeure complexe sur les territoires insulaires, car ceux-ci font face à une urbanisation, à un besoin d'infrastructures économiques et à une pression démographique qui utilisent du foncier. Ils font également face à une pression environnementale, pour assurer la protection des espaces naturels et de la biodiversité. Nous avons eu l'illustration de cette pression environnementale lors de la validation des plans locaux d'urbanisme (PLU) du territoire guadeloupéen, avec des parcelles agricoles en friche sanctuarisées, car ayant redéveloppé une végétation spontanée.

Au cours des 20 dernières années, la surface agricole utile (SAU) en Guadeloupe a effectivement été réduite de près de 10 000 hectares. Certes, cette urbanisation du foncier agricole a beaucoup diminué au cours des 10 dernières années. Néanmoins, il importe aujourd'hui de préserver le foncier agricole. En complément, une réflexion nécessiterait d'être aussi menée sur la conversion de foncier en foncier agricole. Pour cela, un renforcement des structures de gestion foncière, s'agissant notamment de la Safer, nécessiterait d'être opéré.

La taxation du foncier agricole laissé en friche s'inscrirait quant à elle dans une logique de répression. Une autre voie pourrait être d'inciter financièrement les propriétaires à la remise en culture. Nous avons toutefois constaté qu'en pratique, les logiques d'incitation bénéficiaient surtout aux gros entrepreneurs, au détriment des projets agricoles à échelle humaine. Une logique de taxation nous semblerait donc préférable.

Le droit de préemption des Safer a vocation à constituer un outil intéressant. Cependant, en pratique, les propriétaires n'obtenant pas le prix qu'ils souhaitent demeurent enclins à retirer leur bien de la vente. Les parcelles concernées ne peuvent alors pas être valorisées et exploitées pour l'agriculture. Il conviendrait donc de renforcer le droit de préemption des Safer, en faisant en sorte que les parcelles retirées de la vente soient identifiées et se voient appliquer une surtaxation. L'objectif serait ainsi de veiller à ce que les parcelles de foncier agricole soient vendues au prix correspondant (et non laissées en friche en attendant un éventuel déclassement).

La loi Letchimy fonctionne, mais nécessiterait d'être encore renforcée. Lorsque les successions et les divisions foncières se multiplient sur des décennies, parfois sans documentation, il devient problématique d'identifier les propriétaires de certaines parcelles pour en garantir la remise en culture.

Nous serions par ailleurs favorables à un maintien de l'avis conforme de la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF). Il conviendrait toutefois de tenir compte d'un changement de modèle agricole sur le territoire de la Guadeloupe, avec de plus en plus de jeunes agriculteurs s'orientant vers des productions diversifiées. En pratique, ces productions, intégrant de l'élevage et/ou des cultures sensibles, nécessitent une présence permanente et une réactivité en cas de problème. L'enjeu serait donc de permettre l'implantation de lieux d'habitation dans les zones protégées de production agricole, sur la base d'un schéma encadrant le type d'habitations éligibles. Ces habitations seraient affiliées au capital des exploitations et auraient vocation à être transmises avec celui-ci, le cas échéant au moment du départ à la retraite de leur exploitant.

L'enjeu serait également de permettre le renouvellement des générations d'agriculteurs sur le territoire, en accompagnant le départ à la retraite des agriculteurs les plus âgés et en permettant une installation massive de jeunes agriculteurs, y compris dans l'optique de garantir la souveraineté alimentaire du territoire. Face aux difficultés aujourd'hui rencontrées par les agriculteurs guadeloupéens pour partir à la retraite, nous validons le dispositif de l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA). Toutefois, il conviendrait de tenir compte de la spécificité du territoire de la Guadeloupe, confronté, comme tous les territoires insulaires, à la problématique de la « vie chère ». Nous souhaiterions donc que le minimum retraite, de 960 euros par mois, soit augmenté de 20 % sur le territoire. L'objectif serait ainsi de favoriser le départ à la retraite des agriculteurs du territoire, pour libérer le foncier correspondant et permettre l'installation de jeunes agriculteurs. En parallèle, il conviendrait également d'activer sur le territoire de la Guadeloupe certains dispositifs tels que l'accompagnement à l'installation-transmission en agriculture (AITA), existants dans l'Hexagone et permettant une transmission fluide des exploitations.

Pour répondre à la problématique du manque d'eau pour le secteur agricole, des investissements ont été consentis sur le territoire. Cependant, ces structures sont aujourd'hui orientées vers la production d'eau potable, elle aussi problématique sur le territoire. Ceci induit un cercle vicieux. L'eau agricole n'est pas dirigée vers la production agricole, alors même que la diversification des productions induit des besoins plus importants en eau. Le secteur du nord Basse-Terre, par exemple, où beaucoup de jeunes agriculteurs sont engagés dans des systèmes d'agriculture biologique et souhaiteraient pouvoir diversifier leurs productions, n'est pas alimenté en eau agricole.

Les organisations telles que l'Établissement public foncier (EPF) et la Safer nécessiteraient quant à elles de travailler en concertation. Alors que des réflexions sont menées sur la manière d'éviter que l'urbanisation vienne rogner le foncier agricole, l'EPF dispose, à travers l'expropriation, d'une capacité à capter un certain nombre de biens pour les remettre en circulation. Cette force nécessiterait de pouvoir être utilisée aussi dans le secteur agricole. L'EPF dispose de surcroît de budgets intéressants.

Aujourd'hui, notre génération de jeunes agriculteurs souhaitant s'installer a le sentiment qu'il ne reste que des miettes de foncier agricole en Guadeloupe. Toutes les belles parcelles sont déjà en culture et les jeunes agriculteurs sont souvent amenés à s'installer sur des parcelles abritant très peu de foncier réellement cultivable. Or, le département demeure le grand propriétaire foncier en Guadeloupe, avec des parcelles agricoles et d'autres relevant d'autres statuts. À cet endroit, on observe que certaines parcelles précédemment destinées à la culture de bois ont été sanctuarisées, comme s'il s'agissait d'espaces abritant des forêts endémiques. Ces parcelles, aujourd'hui gérées par le département et l'Office national des forêts (ONF) mais initialement dédiées à l'exploitation forestière, pourraient accueillir de jeunes agriculteurs porteurs de projets agroécologiques ou d'agroforesterie. Ceci pourrait recréer un lien entre la production de bois et les cultures agricoles, sans remettre en cause la sanctuarisation des zones situées en coeur de parc national abritant des forêts endémiques. Il s'agirait ainsi de rompre avec une forme d'extrémisme écologique - la densité forestière sur ces parcelles de culture forestière atteignant aujourd'hui près de 10 000 arbres par hectare, alors qu'elle devrait être de 200 arbres par hectare.

On observe par ailleurs que nos jeunes agriculteurs sont aujourd'hui appelés à s'installer dans des zones instables, avec des occupants parfois menaçants. Les négociations ainsi menées pourraient prendre du temps. Or, l'enjeu serait de pouvoir installer rapidement plus de 2 000 jeunes agriculteurs sur le territoire, pour assurer le renouvellement des générations.

En conclusion, j'insisterai sur l'intérêt, pour développer les filières maraîchères, de s'inspirer du modèle canne/banane. Auparavant, le territoire comptait plusieurs coopératives de producteurs de bananes. Aujourd'hui, si cette filière fonctionne, c'est parce qu'elle est structurée autour d'une seule coopérative. Les Guadeloupéens soutiennent le développement et l'organisation des filières. Cependant, lorsque les agriculteurs sont dans une situation financière difficile, ils privilégient la vente directe pour obtenir plus rapidement des liquidités.

M. Sylvain Vedel, directeur de la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF). - En 20 ans, une diminution du foncier agricole a effectivement été constatée en Guadeloupe. Cependant, il importe de regarder cette évolution de manière plus fine. En réalité, entre les deux derniers recensements agricoles de 2010 et 2020, le foncier agricole guadeloupéen est demeuré constant, à quelques hectares près. La diminution globale constatée sur 20 ans est donc le fait d'une ancienne dynamique. À partir de 2010, des outils ont ensuite été mis en oeuvre pour stopper cette évolution négative.

Parmi ces outils, les groupements fonciers agricoles (GFA) étaient déjà en place. Ces groupements, issus de la réforme foncière, ont permis de sanctuariser un certain nombre d'hectares agricoles, représentant aujourd'hui près d'un tiers de la SAU de Guadeloupe. L'enjeu serait aujourd'hui de pouvoir assurer la pérennité de ces outils indispensables.

En complément, la Safer a été mise en place, pour contribuer à la régulation du marché du foncier agricole. À travers le droit de préemption, cet établissement a vocation à limiter la vente de petites parcelles de foncier agricole au profit de l'urbanisme. Cependant, le marché global du foncier demeure très limité en Guadeloupe, sur un territoire insulaire. Le modèle économique des Safer régionales de l'Hexagone n'est donc pas adapté au contexte archipélagique guadeloupéen. En pratique, sur le territoire guadeloupéen, les seuls échanges fonciers ne permettent pas aujourd'hui à la Safer d'atteindre un équilibre. Or, cet établissement, de par son expertise foncière et sa capacité à organiser le dialogue foncier, demeure extrêmement précieux pour le département. La Guadeloupe nécessiterait de disposer de moyens financiers complémentaires, le cas échéant à travers une part de taxe affectée.

Enfin, la CDPENAF a été créée. Cette commission, depuis son installation en 2015-2016, a examiné des dossiers portant sur un total de 3 000 hectares de foncier agricole. Sur ces 3 000 hectares, 2 000 ont fait l'objet d'un avis défavorable et sont demeurés dans le giron du foncier agricole ; 1 000 ont fait l'objet d'un avis favorable, majoritairement pour des projets agricoles. Au cours des dernières années, la CDPENAF a également examiné un certain nombre de PLU. Les PLU ainsi adoptés après avis conforme de la CDPENAF ont conduit à une augmentation de près de 3 000 hectares des zones agricoles par rapport à celles prévues par les plans d'occupation des sols (POS). La CDPENAF a donc été un outil important pour préserver l'activité agricole.

Une concertation a par ailleurs été conduite en mars-avril 2023 autour du projet de loi d'orientation agricole. Dans ce cadre, les acteurs du territoire ont pointé un certain nombre d'enjeux liés à la remobilisation du foncier agricole, à la transmission des exploitations et à l'installation des jeunes agriculteurs.

Pour assurer le renouvellement des générations, environ 2 000 exploitants nécessiteraient de pouvoir être installés sur le territoire dans les 10 ans à venir, ce qui est considérable. Au cours des 10 dernières années, près de 1 500 agriculteurs se sont déjà installés en Guadeloupe, en majorité sans bénéficier d'aucune aide. Pour entretenir et accroître cette dynamique, l'enjeu serait donc de développer des outils d'accompagnement à l'installation, avec une dimension plus transgénérationnelle.

En complément, il conviendrait aussi de travailler sur la question des retraites agricoles, apparaissant aujourd'hui comme un véritable frein à la libération du foncier agricole.

Des problématiques liées aux indivisions ont également été pointées, mettant en évidence l'intérêt de ne pas remonter, dans le cadre de la loi Letchimy, à des ascendances trop lointaines, pour faciliter la reprise en main des terrains agricoles.

Pour ce qui est de la structuration des filières agricoles, s'agissant notamment des filières fruits et légumes, l'enjeu serait de permettre aux organisations de producteurs d'assurer des versements réguliers à leurs agriculteurs apporteurs, pour les fidéliser, leur permettre de se projeter à plus long terme et éviter qu'ils ne se tournent vers la vente directe pour générer plus rapidement de la trésorerie. L'idée serait de permettre à ces structures de disposer d'un fonds de roulement plus conséquent, le cas échéant en préfinançant un certain nombre d'aides aujourd'hui versées après constatation du service rendu. Des aides pourraient également être mises en place pour accompagner le rapprochement de certaines de ces organisations de producteurs, en vue de leur donner une assise financière plus importante et plus solide.

Le constat a par ailleurs été fait d'un rôle peu actif joué par certaines banques du territoire dans l'accompagnement du monde agricole. À cet endroit, l'enjeu serait de pouvoir mettre en place des fonds de garantie pour les installations et les investissements en agriculture.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Le représentant du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Guadeloupe, M. Boris Damase, a formulé des préconisations intéressantes. J'aurais toutefois souhaité lui demander quelques précisions.

Dans quel sens la loi Letchimy nécessiterait-elle d'être renforcée ? En pratique, le fait de ne pas remonter à des ascendances trop lointaines dans le cadre des successions pourrait soulever une problématique juridique.

Pour venir à bout de la problématique des indivisions en Guadeloupe, conviendrait-il de mettre en place un outil spécifique - comme cela est demandé à La Réunion et comme tel est déjà le cas à Mayotte avec la commission d'urgence foncière (CUF) - ou un travail de coordination avec les partenaires et les outils actuels serait-il suffisant ?

J'ai également noté la proposition très intéressante de permettre la transmission d'un bâti attaché à l'exploitation. De manière générale, les fonds agricoles nécessiteraient-ils d'être davantage valorisés en Guadeloupe, à l'image des fonds de commerce, pour fluidifier leur transmission de génération en génération ?

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - M. Boris Damase a malheureusement dû quitter cette table ronde. Vos questions lui seront néanmoins transmises. D'autres intervenants pourront sans doute également apporter des éléments de réponse.

M. Patrick Sellin, président de la chambre d'agriculture et de l'Établissement public foncier (EPF) de Guadeloupe. - Durant ces 20 dernières années, nous avons effectivement constaté un certain recul du foncier agricole en Guadeloupe. La réforme foncière de 1980 a néanmoins permis de sanctuariser un certain nombre d'hectares de surface agricole. Nous avons également assisté à l'installation d'un certain nombre d'agriculteurs.

Nous souhaitons aujourd'hui encourager l'installation de jeunes agriculteurs sur le territoire. Cependant, ceci prendra du temps, car nous sommes confrontés à une problématique de départ tardif à la retraite de nos exploitants.

En pratique, les exploitations du territoire n'ont guère pu capitaliser au cours de la période récente, excepté dans le cadre des GFA. Ces exploitations n'ont donc pas pu évoluer. L'absence de corps de ferme a également entraîné des pertes et des vols. En conséquence, beaucoup d'exploitants n'ont pu accéder à des compléments de revenus leur permettant d'envisager un départ en retraite. Aujourd'hui, il conviendrait d'aller vers une exploitation type, pour permettre aux exploitants d'être véritablement dans une situation de chefs d'entreprise agricole.

Il conviendrait par ailleurs de tenir compte de la culture et de l'histoire du territoire guadeloupéen. Il existe un mode de vie guadeloupéen, qui ne repose pas sur de grandes exploitations agricoles, mais davantage sur une organisation des agriculteurs en circuit court, ne correspondant pas nécessairement à l'organisation classique des filières. Nos petites exploitations ne peuvent pas toujours rejoindre de grandes coopératives. Les coopératives et les organisations professionnelles sont nécessaires. Cependant, pour tenir compte de la réalité guadeloupéenne, il conviendrait également de permettre à ceux qui n'en sont pas membres d'avoir accès aux aides publiques.

L'avis conforme de la CDPENAF, quant à lui, empêche à mon sens les décideurs publics du territoire de porter leur vision et celle de leurs mandants du développement du territoire. En pratique, la CDPENAF s'autosaisit des PLU des communes et impose ses avis. Or, cela ne se passe pas ainsi dans l'Hexagone. De la même manière, on observe que, dans le cadre de la réflexion sur le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles (PLOA), seules les chambres d'agriculture des outre-mer « n'ont pas la plume ». Ces pratiques aboutissent à une infantilisation des Guadeloupéens, ce qui ne me convient pas. Il a été question de souveraineté alimentaire. Il y a, là aussi, un enjeu de souveraineté intellectuelle.

La Safer, quant à elle, a un rôle à jouer. Gardons-nous cependant d'augmenter ses pouvoirs, pour ne pas la rendre hégémonique. Nous avons besoin d'une Safer. Cependant, soyons attentifs à sa gestion et à sa gouvernance.

Vis-à-vis des terres agricoles en friche, nous conservons, en Guadeloupe, une certaine approche du foncier agricole et du foncier en général. Instaurer une taxe supplémentaire sur les terres agricoles en friche ne me semblerait donc pas adapté. Il conviendrait davantage de mener, dans le cadre de la commission départementale d'aménagement foncier (CDAF), un travail de pédagogie et d'explication, car le sujet du foncier demeure extrêmement sensible en Guadeloupe.

L'EPF, quant à lui, fournit un travail complémentaire à la protection du foncier agricole. Il impulse une dynamique visant à rebâtir la ville sur la ville, en utilisant toutes les opportunités foncières à l'intérieur des villes. Nous travaillons sur ce sujet avec l'ensemble des Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) du territoire, autour des démolitions notamment. La défense des terres agricoles, c'est aussi permettre aux municipalités et aux EPCI de travailler sur les espaces déjà bâtis, le cas échéant pour les remettre à disposition de bailleurs sociaux, pour se développer et améliorer les conditions de vie de leurs habitants.

Le manque d'eau est effectivement un point d'attention. Avec le réchauffement climatique, le monde entier est confronté à cette problématique. Du reste, les agriculteurs du territoire ne sont pas les plus grands gaspilleurs d'eau. Nous disposons de systèmes de gestion de l'eau et nous mettons en place des formations autour de l'utilisation de l'eau en agriculture. Nous sommes donc sur le bon chemin.

En conclusion, j'insisterai sur le fait que l'ensemble des structures en place aujourd'hui en Guadeloupe permettent une certaine gestion du foncier agricole. Cependant, cette gestion n'est pas encore optimale. Elle nécessiterait davantage de concertation et une meilleure prise en compte des spécificités du territoire guadeloupéen. Nous avons un fonctionnement, une manière de penser et une manière de vivre, dont l'enjeu serait de pouvoir assurer la sauvegarde dans la modernité. Au niveau de la chambre d'agriculture, nous continuerons pour cela à protéger le foncier agricole. En complément, il conviendrait aussi de permettre aux agriculteurs du territoire de pouvoir capitaliser à travers un corps de ferme et ainsi développer leur exploitation.

M. Rodrigue Trèfle, président de la société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer). - Le Président de la République a appelé de ses voeux une souveraineté alimentaire du territoire guadeloupéen. Cependant, la Guadeloupe doit faire face au poids de son passé en matière de gestion foncière - la propriété foncière demeurant atypique sur le territoire guadeloupéen, par rapport à la situation dans l'Hexagone.

Depuis quelques temps, la Guadeloupe est confrontée à un « désordre foncier », avec beaucoup de personnes occupant des espaces agricoles sans titre, des constructions sans permis, un fort mitage de l'espace agricole créant parfois des conflits d'usage, ainsi que des problématiques de transmission des parcelles agricoles, du fait de morcellements n'ayant pas nécessairement été notifiés.

Le marché foncier sur le territoire guadeloupéen est donc très complexe, avec des terrains notifiés à la Safer d'une superficie moyenne de moins d'1 hectare. De surcroît, en dépit du droit de préemption de la Safer, la loi permet aux propriétaires de retirer leurs biens de la vente.

Face à ce constat, l'enjeu serait de mobiliser l'ensemble des acteurs du territoire, pour envisager l'avenir et redéfinir la politique agricole du département.

Aujourd'hui, la situation économique des jeunes agriculteurs du territoire n'est pas suffisamment pérenne et viable, y compris au sein des GFA. Nous sommes en train de finaliser une étude sur ce sujet. Il conviendrait donc de mener rapidement une réflexion en profondeur sur l'accompagnement à l'installation et l'accès au foncier agricole des jeunes agriculteurs, en veillant à ce que ces actions puissent produire leurs effets dans le temps.

Au cours des 20 dernières années, l'agriculture guadeloupéenne a effectivement perdu environ 10 000 hectares de SAU. Cette diminution du foncier agricole s'est toutefois stabilisée avec la mise en place de la commission départementale de consommation des espaces agricoles (CDCEA), puis de la CDPENAF.

Aujourd'hui, la CDPENAF est la seule instance permettant au monde agricole d'avoir son mot à dire. Les décisions y sont prises par un vote. Auparavant, les PLU étaient élaborés essentiellement par les communes. Il n'y avait pas cet échange entre les élus et le monde agricole. Il conviendrait donc de maintenir l'avis conforme de la CDPENAF, quitte à y apporter quelques amendements. Si cet avis est supprimé, je crains que nous allions vers des dérives.

La taxation des terrains agricoles en friche, quant à elle, a été envisagée dans l'Hexagone. Cependant, je ne suis pas certain qu'un tel dispositif fonctionne en Guadeloupe. Aujourd'hui, les propriétaires de foncier agricole en Guadeloupe tiennent essentiellement à spéculer. Nous le constatons à travers les opérations de la Safer. Des terrains agricoles valant environ 6 000 euros l'hectare sont notifiés à la Safer près de 30 000 euros l'hectare. À mon sens, une taxation ne freinera pas cette velléité de spéculer.

Nous sommes en train de réaliser une étude sur le devenir des terrains notifiés à la Safer et retirés de la vente. Dans ce cadre, nous avons constaté que les propriétaires avaient tendance à louer malgré tout leur terrain et à y construire, le cas échéant, sans avis de la CDPENAF.

Le droit de préemption de la Safer a néanmoins un effet très positif. Nous arrivons malgré tout par ce biais à réguler le foncier, pour empêcher la spéculation. Nous parvenons ainsi à réduire les prix du foncier agricole. Les notaires ont compris qu'ils devaient convaincre leurs clients de revoir à la baisse leur prix.

Concernant la capitalisation sur les propriétés agricoles, la doctrine de la CDPENAF est aujourd'hui de permettre la construction, lorsque celle-ci s'inscrit dans un projet agricole justifié et viable économiquement. À cet égard, la CDPENAF a une action positive, autour de laquelle la communication nécessiterait peut-être d'être renforcée. En revanche, l'ouverture à tous de la construction sur les espaces agricoles pourrait accroître le mitage de ceux-ci.

Pour ce qui est de la mutualisation et des interactions entre les différentes structures du monde agricole, nous avons initié un travail avec l'EPF pour protéger les espaces agricoles au sein des coeurs de villes et éviter le mitage des surfaces agricoles.

Il conviendrait ainsi de renforcer la coopération entre l'ensemble des acteurs du monde agricole. Nous avons toujours eu cette volonté - une Safer ayant vocation à organiser le dialogue entre les différents acteurs du monde agricole (les syndicats, la chambre consulaire, les banques, les collectivités, etc.).

Du reste, les Safer d'outre-mer ont des moyens limités, sur des marchés fonciers ne permettant pas de leur garantir un équilibre financier. L'ensemble des Safer ont ainsi demandé à bénéficier d'un financement dédié, le cas échéant au travers d'une taxe affectée.

Face au constat d'un départ tardif à la retraite des agriculteurs guadeloupéens, ne permettant pas de libérer le foncier agricole, nous avons également mené une réflexion. Dans le cadre des GFA, nous pourrions imaginer de mettre en place une forme de tutorat, en proposant aux aînés d'accompagner de jeunes agriculteurs. Ceci permettrait d'apporter un dynamisme et d'accompagner le départ à la retraite des aînés.

Pour poursuivre le développement agricole du territoire, l'enjeu serait ainsi, collectivement, de continuer à accompagner les jeunes agriculteurs demandeurs de foncier, tout en accompagnant leurs aînés aspirant à partir à la retraite.

Mme Nathalie Minatchy, présidente de l'association Kap Gwadloup. - L'association Kap Gwadloup a été créée en 2008, à l'initiative du syndicat UPG (Union des Producteurs agricoles de Guadeloupe). L'UPG souhaitait ainsi établir un « contrat » entre la société civile et les agriculteurs, pour promouvoir son projet d'agriculture paysanne. L'idée était de faire connaître plus largement ce projet à la société civile, pour obtenir son soutien.

L'association Kap Gwadloup s'est donnée pour objectif la souveraineté alimentaire de la Guadeloupe, en militant pour la préservation du foncier agricole, mais également pour une agriculture respectueuse de l'environnement et des sécurités sanitaire, énergétique et climatique.

Les concepts d'agriculture paysanne et de souveraineté alimentaire nécessiteraient aujourd'hui d'être clarifiés.

L'agriculture paysanne a pour objectif premier de nourrir la population, et non de faire de la spéculation sur les produits agricoles (le cas échéant d'exportation), en préservant la santé de l'humain et celle de l'environnement. Cette agriculture repose sur l'agroécologie.

La souveraineté alimentaire, quant à elle, est un concept politique lié aux modalités d'organisation du système alimentaire. Elle renvoie au droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite avec des méthodes durables. Elle renvoie également au droit des populations à définir leur politique agricole alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers. Ce concept a été défini par le mouvement paysan El Campesino à la fin des années 90.

Ce concept de souveraineté alimentaire, recouvrant des dimensions quantitatives et qualitatives, culturelles, éthiques et sociales, n'équivaut pas au concept de sécurité alimentaire. Il prône une agriculture qui respecte l'environnement et rejette l'agriculture intensive.

Dans le concept de sécurité alimentaire, on retrouve la notion d'accès à une nourriture saine aux plans qualitatif et quantitatif. En revanche, l'origine et les modalités de production des aliments ne sont pas évoquées.

Dans les petits territoires insulaires de la Caraïbe, la sécurité alimentaire repose souvent sur le commerce international et les importations. Il est ainsi possible pour un territoire d'être en sécurité alimentaire sans abriter aucune production agricole.

L'association Kap Gwadloup porte davantage le concept de souveraineté alimentaire, pour construire, sur la base de l'agroécologie, des systèmes alimentaires performants et durables.

Nos actions militantes visent notamment à préserver les terres agricoles pour fournir du foncier aux agriculteurs. En 2018, nous nous sommes ainsi mobilisés contre l'implantation d'un golf de montagne sur 105 hectares, dont 86 hectares d'espaces naturels boisés et 19 hectares de terres agricoles. Nous avons réussi à faire reculer ce projet. En 2022, nous nous sommes ensuite mobilisés contre l'implantation d'un ball-trap dans les hauteurs de Capesterre Belle Eau. Si ce projet voit le jour, 8 hectares de terres agricoles seront sacrifiés.

Nous soutenons également des projets innovants permettant la transition agroécologique de notre agriculture, la résilience climatique et la séquestration du carbone. Nous participons ainsi aux comités de pilotage de projets menés par des organismes de recherche tels que l'Institut de recherche public oeuvrant pour un développement cohérent et durable de l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) et l'Université des Antilles. Parmi ces projets scientifiques, figurent notamment :

- le projet Valab, portant sur le développement de l'élevage en sous-bois naturels ;

- le projet Territoires durables, portant sur la gestion de l'environnement et de l'élevage sur les terres chlordéconées ;

- le projet Karibiokréyo, portant sur la sauvegarde et la valorisation des races créoles plus résilientes.

Notre association milite ainsi pour que la vision d'ensemble de la préservation du foncier agricole soit partagée collectivement et repose sur des concepts clairement définis et que les critères d'affectation des terres agricoles soient clairs et répondent à des besoins collectifs.

Nous ne sommes pas experts des questions juridiques et foncières. Nous avons vocation à porter une vision claire et partagée, pouvant ensuite être déclinée par les experts des questions juridiques et foncières.

Le foncier agricole en Guadeloupe demeure très fortement contraint. L'espace agricole du territoire abrite une grande diversité de milieux. Il demeure toutefois restreint par rapport à la population, avec une surface agricole de 50 000 hectares inscrite dans le schéma d'aménagement régional, mais sujette à un phénomène de mitage, ainsi qu'à des opérations de compensation dans le cadre des PLU aboutissant au classement en terres agricoles de terrains inexploitables ou ne permettant pas le développement d'exploitations viables. Il est également très vulnérable face aux changements globaux tels que les chocs climatiques, économiques, environnementaux, épidémiques, etc. L'enjeu serait donc de tendre vers davantage de résilience des surfaces agricoles du territoire.

Aujourd'hui, d'après les chiffres du mémento 2020 de l'AGRESTE, la Guadeloupe abrite 34 114 hectares de SAU, dont environ 15 000 hectares sont consacrés aux cultures d'exportation de la canne à sucre, la banane et le melon et environ 12 300 hectares sont consacrés aux productions vivrières. Avec une population de 380 000 habitants, cette capacité demeure très en deçà du seuil de couverture des besoins pour atteindre une souveraineté alimentaire, s'établissant à 0,2 hectare par personne.

On observe par ailleurs une incidence du régime alimentaire sur les besoins en foncier agricole. En considérant 4 choix de régime (végétalien, végétarien, omnivore-poisson et omnivore-viande), avec un apport journalier par personne de 2 600 kilocalories, nous avons pu établir que seuls les régimes végétalien, végétarien ou omnivore-poisson pouvaient permettre de nourrir la population du territoire avec 50 000 hectares de foncier agricole.

En conclusion, j'insisterai sur la nécessité de sanctuariser les 50 000 hectares de foncier agricole du territoire, d'assurer une gestion transparente de ce foncier (avec des critères d'attribution clairs, au service de l'intérêt collectif), de mener des actions de sensibilisation de la population pour promouvoir un modèle alimentaire plus résilient, de valoriser les travaux de recherche menés en ce sens et de poursuivre une réflexion à l'échelle de la Caraïbe sur la résilience climatique.

J'ajouterai que, s'agissant de répondre aux besoins en eau pour développer l'agriculture sur le territoire dans une optique de souveraineté alimentaire, il conviendrait d'étudier plus attentivement certains projets tels ceux visant l'installation d'exploitations de melons en bout de réseau dans le nord Grande-Terre - le melon n'étant pas une culture vivrière.

Mme Mylène Musquet, directrice régionale Guadeloupe de l'Office national des forêts (ONF). - Il existe une complémentarité naturelle entre le foncier forestier et le foncier agricole. Pour rappel, 50 % de l'espace boisé guadeloupéen correspondent à des forêts privées, offrant des perspectives de valorisation, dans le cadre prévu par le droit forestier.

L'ONF assure quant à lui la gestion des espaces forestiers protégés du territoire, abritant des forêts primaires. Dans ce cadre, il entretient des relations privilégiées avec un certain nombre d'acteurs économiques, pour opérer un rapprochement entre la gestion du foncier forestier et la réponse aux besoins des agriculteurs, dans le respect du code forestier et au travers de cahiers des charges coconstruits.

Nous avons ainsi signé plus d'une soixantaine de conventions d'occupation temporaire du domaine forestier, pour le développement d'activités de cultures associées ou sous couvert forestier, avec une augmentation progressive de la liste des espèces concernées. Ces conventions s'inscrivent dans une véritable démarche d'accompagnement de proximité.

L'ONF est également partenaire des autres services déconcentrés de l'État lorsque des avis doivent être donnés sur un certain nombre de documents-cadres tels que les PLU et le schéma d'aménagement régional (SAR). À ce titre, nous avons élaboré, pour le compte du conseil régional, un schéma régional du patrimoine naturel et de la biodiversité, intégrant une complémentarité entre le foncier agricole et le foncier forestier et prévoyant la constitution de corridors écologiques ayant vocation à constituer des zones tampons entre les activités économiques et les activités forestières.

S'agissant d'augmenter ou au moins de stabiliser le foncier agricole sur un petit territoire insulaire tel celui de la Guadeloupe, l'enjeu serait de considérer le potentiel des terrains agricoles en friche, y compris au-delà de leur valeur agronomique. Sur ces terrains en friche, parfois impactés par la chlordécone, des projets de « reboisement utile » peuvent être développés, reposant sur une démarche d'agroforesterie, de cultures associées ou de cultures en sous-bois. Cependant, ces parcelles soulèvent parfois des problématiques d'accessibilité.

Nous travaillons par ailleurs avec la Safer autour d'opérations de compensation environnementale. À ce propos, une vigilance est nécessaire concernant l'occupation des espaces de forêt sèche. En pratique, on observe souvent une incompatibilité entre la forêt sèche et certaines pratiques agricoles fortement consommatrices d'eau, en dépit des systèmes d'irrigation. L'enjeu serait donc de repenser notre modèle agricole et la localisation de certaines cultures, en tenant compte des besoins et ressources en eau et de la nature des espaces forestiers, y compris dans une optique d'adaptation au changement climatique.

Nous participons également aux travaux de la CDPENAF, aux côtés de la DAAF, autour de la validation des PLU notamment. Dans ce cadre, j'estime que l'avis conforme de la CDPENAF demeure essentiel, en termes de contrôle - la composition de la CDPENAF permettant par ailleurs à l'ensemble des acteurs d'échanger en toute transparence. Sans cet avis conforme, la CDPENAF perdrait de son sens.

Vis-à-vis de la ressource en eau, une attention nécessiterait également d'être portée aux captages sauvages dans les rivières liés aux activités agricoles - ces pratiques mettant en évidence un véritable besoin d'irrigation sur le territoire, au-delà des efforts déjà fournis.

Nous serions également favorables à la création de périmètres de protection des zones agricoles, ainsi qu'au développement de programmes de reboisement autour des barrages (pour gérer une ressource en eau devenant rare en quantité et en qualité).

Nous échangeons par ailleurs avec l'EPF. Cependant, ce rapprochement entre nos deux structures n'est pas encore formalisé. L'enjeu de cette collaboration serait de donner une cohérence globale à la gestion du foncier sur le territoire. Des rapprochements ponctuels pourraient également être organisés autour de programmes symboliques de reboisement ou de revégétalisation. Nous pourrions alors apporter une expertise spécifique.

L'ONF a ainsi vocation à accompagner l'activité agricole. Nous avons par exemple signé une convention avec la SICA LPG, pour permettre la reprise en main progressive, par de jeunes agriculteurs formés et appelés à s'orienter vers l'agroforesterie, d'une zone de forêt primaire illégalement déboisée, en apaisant les relations avec les occupants historiques. Lorsque les choses sont pensées ensemble et en cohérence, il est ainsi possible de mettre en oeuvre des opérations exemplaires.

Notre action ne relève pas d'un « extrémisme écologique ». De fait, nous accompagnons l'agroforesterie et le développement de cultures associées, pour opérer un rapprochement, certes perfectible, entre le foncier forestier et le foncier agricole - un tel rapprochement nécessitant une analyse partagée.

En configuration insulaire, l'enjeu serait ainsi d'optimiser et de mettre en cohérence globalement l'ensemble des stratégies et politiques de gestion du foncier, en anticipant les conséquences du changement climatique.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Avant de laisser à Victoire Jasmin le soin de conclure cette table ronde, je souhaiterais remercier l'ensemble des participants. Nous serons également preneurs de vos éventuelles contributions écrites.

Mme Victoire Jasmin. - Il était important que nous puissions échanger, de façon constructive, autour des différentes problématiques liées au foncier agricole en Guadeloupe. Ces échanges devraient nous permettre de formuler un certain nombre de recommandations.

J'ai quelques questions complémentaires à vous soumettre, auxquelles vous pourrez répondre par écrit.

Le Président Blaise Mornal a évoqué les difficultés de financement de la CDAF. À cet égard, quelles seraient les pistes d'amélioration ?

Pour améliorer la gestion de la ressource en eau, la réhabilitation de mares pourrait-elle être envisagée ? Certaines mares présentes sur le territoire ont été abandonnées et on observe une volonté de la part de certaines associations de les réhabiliter. Cela pourrait-il contribuer à la gestion de la ressource en eau sur certaines exploitations ?

L'un des objectifs de la loi Climat et résilience est par ailleurs la réduction de l'artificialisation des sols. Comment tenir compte de cet objectif dans la gestion du foncier agricole ? Comment les différents acteurs du territoire pourraient-ils travailler ensemble ou en complémentarité dans cette optique ?

Il a été souligné que les agriculteurs du territoire connaissant des situations de précarité étaient peu enclins à partir à la retraite et à libérer leur foncier agricole. Serait-il possible que la chambre d'agriculture opère un recensement par anticipation de ces situations, pour que les agriculteurs concernés puissent être mieux accompagnés, y compris dans l'optique de répondre à une problématique de non-recours aux droits constatée dans les outre-mer ?

La question des assurances face aux risques naturels majeurs nécessiterait également d'être posée - nombre d'assureurs n'acceptant pas de couvrir ces risques.

Enfin, s'agissant de permettre aux Safer d'outre-mer de disposer de moyens adaptés, une réflexion nécessiterait d'être menée, le cas échéant avec la Fédération nationale des Safer - les Safer d'outre-mer devant aujourd'hui appliquer les mêmes normes et fournir la même qualité de service en disposant, sur de petites superficies, de moyens plus limités.

Mme Vivette Lopez président, rapporteur. - Je remercie tous les participants pour la qualité de leurs interventions et leurs propositions nombreuses et constructives.

Jeudi 8 juin 2023

Table ronde avec les ministères et l'ONF

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Mesdames, Messieurs, chers collègues, nous poursuivons nos travaux dans le cadre de notre étude sur le foncier agricole outre-mer dont j'ai l'honneur d'être rapporteur, avec Thani Mohamed Soilihi qui nous rejoindra dans un instant.

Je souhaite d'abord la bienvenue à nos invités et les remercie de leur présence. Je salue également le Président Stéphane Artano qui nous suit en visioconférence depuis Saint-Pierre-et-Miquelon et souhaite vous adresser un mot de bienvenue.

M. Stéphane Artano, président. - Je suis très heureux de vous retrouver. Je remercie nos invités pour leur présence et en particulier Arnaud Martrenchar, que nous entendons pour la seconde fois. Le sujet le mérite.

L'étude sur le foncier disponible, lancée début mars 2023, touche quasiment à sa fin, puisque l'examen du rapport est fixé par notre délégation au 28 juin prochain. Il est heureux que les représentants des services ministériels et de l'Office national des forêts (ONF), dont il a beaucoup été question, puissent répondre aux interrogations de nos rapporteurs sur ce sujet qui reste complexe.

Comme vous avez pu le constater au travers du questionnaire de nos rapporteurs, nos interrogations sont nombreuses et couvrent de nombreux sujets qui ont trait à la réglementation et à son application effective. Le temps va nous manquer pour aborder l'ensemble des territoires ultramarins mais la moisson sur les départements et régions d'outre-mer (DROM) est déjà fort riche, si vous me permettez cette expression.

Nous entendrons le 20 juin prochain le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, M. Marc Fesneau. Les ministères concernés travaillent de concert, sur ce sujet sensible, dans le contexte du prochain CIOM (Comité Interministériel des Outre-mer), dont la date a été fixée au 6 juillet prochain. Il se réunira juste après la parution de notre rapport et nous espérons qu'au moins une partie des recommandations de nos rapporteurs y figureront. Le ministre Jean-François Carenco a d'ailleurs l'intention de réunir de nouveau les deux délégations, de l'Assemblée nationale et du Sénat, afin de faire un point sur les travaux du CIOM.

Je relève qu'il a beaucoup été question, au cours des auditions, de conflits d'usage, comme dans l'Hexagone, et de l'urbanisation qui s'étend. Se pose la question du renforcement de la défense des espaces boisés et naturels, sur des territoires qui sont exigus - en dehors de la Guyane. Les terres agricoles se trouvent prises en tenaille entre différents objectifs et leur protection constitue un combat à mener.

Des critiques ont porté aussi sur le manque de coordination des services de l'État et sur l'insuffisance du dialogue avec les autres acteurs dans les territoires. Nous ressentons ce besoin de concertation, de dialogue, ce qui pourrait conduire à plaider pour une sorte de guichet unique dans chaque territoire. Des efforts de simplification semblent en tout cas nécessaires dans les procédures, notamment pour ne pas décourager les jeunes agriculteurs de venir s'installer et ainsi favoriser le retour dans nos territoires. Nous sommes dans l'attente d'éclairages de votre part sur le bilan des commissions de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) et le rôle des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) dans les outre-mer : faut-il les réformer ? Si oui, sur quels points précisément cette réforme doit-elle porter ? Nous formons aussi des espoirs sur les prochains Pacte et projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles (PLOA). Il ne faudra évidemment pas oublier les outre-mer dans les concertations à conduire, car nous faisons face à une situation d'urgence pour l'avenir de l'agriculture dans les territoires ultramarins d'une manière générale.

Je vous souhaite de bons travaux, que je suivrai avec beaucoup d'intérêt, en étant connecté à distance.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Merci Monsieur le Président. Nous recevons donc ce matin :

- M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, représentant les ministères des outre-mer et de l'agriculture ;

- M. Christophe Suchel, adjoint au sous-directeur, sous-direction de l'aménagement durable, direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP) du ministère de la transition écologique ;

- M. Jean-Yves Caullet, président du conseil d'administration de l'Office national des forêts (ONF), accompagné de Mme Nathalie Barbe, directrice des relations institutionnelles, de l'outre-mer et de la Corse de l'ONF.

M. Arnaud Martrenchar, c'est la seconde fois que nous avons le plaisir de vous accueillir puisque vous étiez venu le 6 avril dernier avec le directeur de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM), M. Jacques Andrieu. Vous êtes cette fois-ci doublement mandaté par les ministères que j'ai cités et nous sommes heureux que vous puissiez nous apporter de nouveaux éclairages à ce stade de notre réflexion.

M. Christophe Suchel, nous avons été très frappés, lors de notre déplacement en Martinique, par l'importance croissante de la problématique de l'eau et de la demande d'irrigation pour l'agriculture. Nous attendons avec intérêt vos éclairages sur les moyens mobilisables et les investissements possibles dans ces territoires confrontés à l'urgence climatique.

M. Jean-Yves Caullet et M. Nathalie Barbe, force est de reconnaître que, lors de chacun de nos rendez-vous pendant notre déplacement, le rôle de l'ONF a été évoqué, à la fois comme protecteur des espaces dont il a la charge, mais aussi comme élément bloquant pour l'extension ou la remise en culture de certains terrains à vocation agricole. Nous serons heureux de vous entendre sur ces difficultés.

Nous allons vous donner la parole, dans l'ordre que je viens d'énoncer, pour une dizaine de minutes chacun pour votre propos liminaire. Une trame de questions vous a été adressée et vous pourrez vous en inspirer pour la partie correspondant à vos missions.

M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, représentant les ministères des outre-mer et de l'agriculture. - Le foncier agricole constitue une priorité pour les ministères de l'agriculture et de l'outre-mer. Il a fait l'objet d'une impulsion politique au plus haut niveau : le Président de la République a souhaité que l'on avance, autant que faire se peut, vers l'autonomie alimentaire. Des comités de transformation agricole se sont tenus en 2020, 2021 et 2022. En 2023, les ministres de l'agriculture, des outre-mer, de la santé et de la mer ont écrit aux préfets pour leur demander de constituer des plans de souveraineté alimentaire, pour chacun des territoires, adossés à des objectifs. Ceux-ci, pour les plus parlants, c'est-à-dire les taux de couverture dans chacun des territoires, pour chacune des grandes filières, seront publiés dans le cadre des « politiques prioritaires du Gouvernement » intitulées « accompagner le développement des territoires ultramarins ». Ces politiques sont divisées en chantiers et l'un d'entre eux vise à déployer les plans de souveraineté alimentaire dans les territoires. Les taux de couverture seront donc publiés dans un outil public appelé « PILOTE » à partir des données que nous ont transmises les préfets.

Nous avons reçu tous les plans de souveraineté. Ils ont été bâtis avec l'ensemble des acteurs locaux, notamment la collectivité qui gère le FEADER, mais aussi les représentants du monde agricole dans les chambres d'agriculture, les syndicats agricoles ou encore les représentants des grandes filières. Ces plans de souveraineté ont ainsi permis de définir des objectifs.

La surface agricole utile (SAU), qui est la base de la souveraineté alimentaire, diminue, comme le montrent les statistiques. Nous savons que ce phénomène n'est pas spécifique aux outre-mer : la SAU baisse partout dans l'Hexagone, sauf en Guyane. Nous nous efforçons de mettre en place des dispositifs afin de freiner cette diminution de la SAU. Nous essayons aussi d'estimer les besoins. Chaque territoire a établi des trajectoires qui leur ont semblé réalistes en vue de l'autonomie alimentaire. Pour les céréales, cette ambition ne peut raisonnablement être définie comme objectif à l'horizon 2030. Dans les filières animales, nous n'atteindrons pas non plus l'autonomie alimentaire. Même si nous avons progressé quant aux taux de couverture, nous restons dépendants, du moins pour les filières « porc » et « volaille », d'une alimentation qui représente 60 % à 80 % du coût de production de ces filières. Or, cette alimentation ne vient pas du territoire : elle vient de l'Hexagone. C'est donc une souveraineté un peu particulière. Lorsque nous avons voulu estimer les besoins en surface pour essayer d'atteindre les objectifs fixés, des données ont été publiées par le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). Le rapport de M. Olivier Damaisin fixe des surfaces, lesquelles vont de quelques centaines d'hectares, pour les fruits et légumes, à des besoins plus importants pour la filière bovine puisqu'il peut y avoir des besoins en pâturage de plusieurs milliers d'hectares. On estime en tout cas que les besoins sont compatibles avec le disponible. En Guadeloupe, par exemple, sur une surface de 31 000 hectares, la filière végétale aurait des besoins de 300 hectares. La Guyane, sur 36 000 hectares de SAU, aurait besoin de 2 500 hectares. La Martinique a elle-même estimé ses besoins, à travers le rapport de la collectivité territoriale qui décrit sa stratégie de développement, à 1 000 hectares. À La Réunion, ce besoin estimé est de 500 hectares et il est, à Mayotte, de 140 hectares. Le disponible couvre largement ces besoins. Il faut travailler, en revanche, sur l'aménagement et la protection.

Nous savons qu'il existe différents outils de protection. L'outil le plus sensible est constitué par les CDPENAF. Comme vous le savez, contrairement à ce qui prévaut pour l'Hexagone, les avis, pour les CDPENAF outre-mer, sont conformes. Le ministère défend le maintien d'un avis conforme, car on estime que sa suppression nous conduirait vers un émiettement du foncier agricole. Les maires ne partagent pas cet avis. Ils ont déjà très clairement fait savoir, notamment au Président de la République, en février 2019, plus récemment auprès du ministre délégué chargé des outre-mer Jean-François Carenco, qu'un avis simple devrait suffire. Il n'y a pas de raison, à leurs yeux, de les déposséder de ce pouvoir de décision outre-mer et ils se jugent aussi capables que les maires de l'Hexagone de décider de ce qu'il faut protéger. C'est un sujet législatif qui sera débattu au Parlement, puisque le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles sera discuté à l'automne.

Les Safer constituent un autre instrument de préservation du foncier. Si c'est principalement une prestation d'aménagement qui est attendue de ces acteurs, ils ont aussi un rôle de protection à travers le droit de préemption. Les Safer disposant d'un argument peuvent ainsi s'opposer à la vente de terres agricoles si elles estiment qu'il en résulterait une perte de capacités d'exploitation agricole ou si le prix ne correspond pas au prix du marché. Les Safer (qui sont des sociétés anonymes) fonctionnent dans l'Hexagone, sur le principe de leur équilibre financier dans la mesure où elles se rémunèrent sur le marché du foncier, un peu comme les agences immobilières. Or, la situation est différente dans les outre-mer, où le foncier est beaucoup moins abondant. La Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer) produit des études qui montrent que le modèle de fonctionnement à l'équilibre qui prévaut dans l'Hexagone n'est pas transposable en outre-mer. Les Safer d'outre-mer disposent aujourd'hui d'une dotation du ministère de l'agriculture. Son montant varie tous les ans. Cette enveloppe est affectée aux Safer d'outre-mer et à la Corse afin de les aider à préserver leur équilibre.

À Mayotte, il n'existe pas de Safer mais un établissements public foncier (EPF) dispose depuis deux ans de l'agrément Safer et met en oeuvre le droit de préemption. Il bénéficie, à ce titre, de l'enveloppe nationale allouée aux Safer. Il existe une particularité en Guyane, où un établissement public foncier pouvait avoir, selon les textes, la compétence sur le foncier agricole. Il ne l'avait pas dans les faits, en l'absence d'un décret que le ministère de l'agriculture ne prenait pas, tenant compte de débats locaux et de la position de certains acteurs qui estimaient qu'un établissement public foncier ne pouvait pas suffisamment protéger le foncier agricole, ce qui a conduit à privilégier l'existence d'une Safer au niveau local. C'est ce que prévoient les accords de Guyane. Un groupement d'intérêt public a été constitué et une Safer a été créée. Une nouvelle présidente a été élue récemment. Elle a rencontré le ministère de l'agriculture ces derniers jours pour demander qu'il subventionne la Safer durant ses premières années de fonctionnement, tout en proposant qu'ensuite, la Safer exerce une prestation d'aménagement foncier rémunérée, ce qui lui permettrait de ne pas dépendre indéfiniment des subventions publiques. Elle souhaite être subventionnée pour moitié par l'État et pour moitié par la collectivité territoriale de Guyane. Nous lui avons indiqué que l'on pouvait envisager un soutien initial au démarrage mais que nous avions besoin de disposer du programme pluriannuel d'activité de la Safer (document obligatoire dans le cadre de la procédure d'agrément des Safer), dont nous ne disposons pas pour le moment, afin de savoir ce qu'il est prévu de faire avec les subventions que le ministère pourrait attribuer.

Un autre sujet revient régulièrement dans le débat : comment améliorer le financement des Safer ? La taxe spéciale d'équipement est évoquée de façon récurrente depuis plusieurs années. Cette taxe est attribuée aujourd'hui aux établissements publics fonciers. Un plafond est fixé par les textes à hauteur de 20 euros par habitant et par an. Dans certains territoires, notamment la Guyane, ce plafond n'est pas atteint et des débats ont lieu chaque année, considérant qu'il serait possible d'augmenter le montant de cette taxe de 2 euros, par exemple, pour affecter le produit de cette taxe au fonctionnement des Safer. Ce sujet sera discuté dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances par le Parlement. Nous voyons bien le bénéfice que pourraient retirer les Safer d'une taxe affectée. Ce principe poserait toutefois deux difficultés. D'une part, il s'agirait d'une taxe supplémentaire qui pèserait sur le citoyen. D'autre part, il n'est pas d'usage d'affecter des taxes à des sociétés anonymes. Elles sont plutôt affectées, le cas échéant, à des établissements publics. C'est le cas notamment pour les établissements publics fonciers.

Se pose aussi le problème des terres en friche et des terres incultes. Nous en avions discuté lors de ma dernière audition. J'ai vu qu'une audition était prévue avec les notaires sur ce sujet. Je ne sais pas si l'objectif initial - discuter avec eux des modifications législatives qu'il serait utile de rechercher afin d'améliorer la mise en culture des terres en friche et des terres sous statut d'indivision - a été atteint. Chaque territoire, dans le cadre de sa feuille de route territoriale vers la souveraineté alimentaire, a identifié le foncier comme un facteur limitant. Il leur est demandé d'actionner les procédures de mise en valeur des terres incultes. Elles existent aujourd'hui dans le code rural mais sont peut-être insuffisamment mises en oeuvre. Dans cette procédure, le propriétaire est mis en demeure. Si celui-ci n'obtempère pas, on peut aller jusqu'à un fermage obligatoire, décidé par le préfet. Souvent, le processus ne va pas jusqu'à cette décision. Je pense qu'il faut relancer ce sujet. Cela me semble assez important.

Les taux de couverture, dans les territoires, sont publics. Je vous transmettrai le lien permettant d'y accéder. Ils sont publiés par l'Observatoire de l'ODEADOM. Deux taux de couverture, calculés de deux manières distinctes, sont publiés tous les ans. Le numérateur est la production locale, que l'on peut mesurer. Le dénominateur est constitué par les besoins, c'est-à-dire la somme de la production locale et des importations. Tout dépend de ce que l'on inclut dans les importations : on peut ne comptabiliser, pour les viandes ou les produits alimentaires, par exemple, que les produits frais ou congelés mais on peut aussi y ajouter les produits transformés. Dans le premier cas, le taux de couverture est plus élevé que dans le second. Deux taux distincts sont ainsi établis, ce qui n'est pas propre à l'outre-mer. Dans le plan national de souveraineté « fruits et légumes », qui vient d'être publié pour l'ensemble du territoire national, apparaissent également deux taux de couverture, l'un pour les produits frais, l'autre pour les produits frais et transformés. Des objectifs de progression ont été définis pour ces différents taux.

En ce qui concerne les retraites, nous avons une difficulté : les retraites agricoles sont très faibles outre-mer, principalement parce que les agriculteurs n'ont pas de carrières complètes. Le principe qui prévaut désormais, selon lequel chaque retraite ne peut être inférieure à 85 % du Smic, ne peut s'appliquer que pour les carrières complètes. Une personne n'ayant pas suffisamment cotisé n'aura pas le bénéfice de cette disposition. En conséquence, certains exploitants restent à la tête de leur exploitation, ce qui empêche les jeunes de s'installer. Nous avons instauré, dans le cadre du projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles, des concertations dans l'ensemble du territoire national, y compris en outre-mer. De nombreuses demandes nous sont remontées. Trois groupes de travail ont été constitués (orientation et formation, installation-transmission, adaptation au changement climatique). Le problème des retraites y revient régulièrement : il est demandé de verser une préretraite afin d'aider les agriculteurs en âge de prendre leur retraite à le faire. On demande aussi une évolution de l'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa). Ce sujet a déjà été débattu au Parlement, notamment au Sénat, en délégation, et à l'Assemblée nationale. Le sujet n'est pas spécifique aux outre-mer. Il se pose aussi dans l'Hexagone avec le problème du recouvrement : de nombreux agriculteurs hésitent à demander l'Aspa, car il reviendra ensuite à leurs descendants de rembourser. Il me semblerait cohérent que la maison d'habitation, dans les outre-mer, soit réputée attenante au bâtiment d'exploitation agricole et donc exclue du champ de recouvrement de l'Aspa, car l'histoire a été différente en outre-mer et dans l'Hexagone. Dans les faits, souvent, les maisons d'habitation ne sont pas attenantes, en outre-mer, aux bâtiments d'exploitation agricole et sont donc incluses dans le champ de recouvrement. Cela pourrait être modifié dans la loi. Cela permettrait aux agriculteurs de disposer d'un revenu décent et aux jeunes de s'installer, puisque l'Aspa représente plus de 900 euros par mois, ce qui favoriserait la souveraineté alimentaire. Ce débat doit également avoir lieu dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances.

Chaque plan de souveraineté alimentaire comporte un plan d'action sur le problème de l'eau agricole, afin de travailler avec le gestionnaire du réseau, chargé de son entretien. Des investissements d'un montant important sont généralement indispensables pour entretenir le réseau d'eau potable. Chacun connaît la situation de l'eau potable dans les territoires ultramarins et en particulier en Guadeloupe. Il existe des appuis publics, au travers du plan stratégique national (PSN) mais aussi au travers du plan de relance et de France 2030 : des guichets sont prévus afin de soutenir les équipements permettant de faire face aux aléas climatiques, dont fait partie la sécheresse. Il faut donc mobiliser ces instruments d'investissement. Le Président de la République a par ailleurs annoncé, le 30 mars dernier, le lancement du « plan eau » afin qu'une réflexion globale soit conduite sur les enjeux de l'eau (réseaux, sobriété, partage des usages) au sein de chaque territoire.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - M. Christophe Suchel, vous avez la parole.

M. Christophe Suchel. - Comme vous le savez, le ministère de la transition écologique a mis en oeuvre une réforme importante, dite « zéro artificialisation nette ». Elle fait l'objet d'une proposition de loi qui a été votée par le Sénat et qui sera discutée à partir de la semaine prochaine à l'Assemblée nationale. Il s'agit d'une réforme très structurante qui a pour vocation de protéger les espaces naturels. Tous les territoires doivent s'engager dans cette trajectoire en vue de l'objectif de « zéro artificialisation nette » en 2050.

L'objectif principal est la protection des espaces naturels et agricoles. Cette réforme structurante va donc pleinement dans le sens de nos débats de ce jour.

Elle a un impact sur l'urbanisation, puisqu'elle restreint la capacité physique d'urbanisation. Il en découle un changement de paradigme quant à la manière de concevoir la ville. Il faut en particulier concevoir des formes urbaines plus denses, qui permettent de loger des activités et des habitants dans des territoires restreints.

Les établissements publics fonciers (EPF) sont à la manoeuvre pour devenir des opérateurs de cette réforme, et en particulier en vue d'intervenir, étant entendu que cette intervention ne peut se faire pratiquement qu'en renouvellement urbain - mode d'intervention beaucoup plus coûteux que la construction. Le ministère de la transition écologique n'est pas favorable, à ce stade, à ce que la taxe spéciale d'équipement soit disjointe de son objet actuel, à savoir le financement des EPF, car ceux-ci seront amenés à structurer leur activité autour d'opérations de plus en plus coûteuses. Nonobstant la question d'une taxation supplémentaire sur les habitants et les entreprises, nous nous attendons à ce que les concours des EPF augmentent, y compris sur le plan financier, afin de renouveler le tissu urbain dans le cadre d'opérations qui seront de plus en plus déficitaires. D'une certaine manière, cela contribue aussi à la préservation des espaces agricoles.

Vous avez évoqué l'intervention, en Guyane et à Mayotte, des établissements publics fonciers et d'aménagement (EPFA). Il s'agit de deux territoires particuliers et le Gouvernement a fait le choix, compte tenu des enjeux, de mobiliser un outil assez exceptionnel. Il est vrai que les enjeux d'aménagement sont particulièrement prégnants dans ces deux territoires, notamment à Mayotte, dont la population devrait connaître un quasi-doublement d'ici 2050. Des missions de Safer sont ainsi assurées aujourd'hui, à Mayotte, par l'EPFA de Mayotte (EPFAM). Celui-ci intervient pour l'aide à l'installation des agriculteurs et l'aménagement des parcelles agricoles. En Guyane a eu lieu le débat que vous avez évoqué. Il a conduit à la création d'une Safer. Une coopération s'est nouée entre l'État et la Safer, afin de travailler de concert sur ces questions de mise à disposition et de viabilisation de parcelles agricoles. Une convention a été signée par la FNSafer et l'État, et un projet de convention, organisant la coopération avec la Safer locale, a été examiné par le conseil d'administration de l'EPFAG (EPFA de Guyane). Ces deux établissements interviennent en particulier pour constituer des espaces agricoles dans les surfaces d'aménagement qui dépendent d'eux, ainsi que pour l'aide à l'agriculture durable et pour l'aide à l'installation des jeunes agriculteurs.

S'agissant du « plan eau », il existe effectivement une volonté. Des financements sont prévus pour l'aide à l'agriculture sobre, notamment en matière d'eau, ainsi que pour conduire la réflexion sur la modernisation des réseaux d'adduction et d'alimentation en eau. Ces aides viendront évidemment compléter le dispositif qui a été décrit sur l'eau. Il existe un enjeu national de tout premier plan, qui présente des spécificités en outre-mer autour du partage de la ressource. Les questions de ressources sont parfois moins prégnantes dans les territoires ultramarins que dans certaines régions métropolitaines comme le sud-est et le sud-ouest de l'Hexagone. Il faut, en revanche, prendre en charge les questions de pollution et les variabilités qui touchent la ressource du fait d'aléas climatiques pouvant représenter un risque différent suivant les territoires. Les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) sont en cours sur les territoires ultramarins. Ils seront renforcés en vue de préserver la ressource agricole, de disposer d'une agriculture qui soit confortée et de subvenir, autant que possible, malgré les objectifs de sobriété, aux besoins économiques locaux.

M. Jean-Yves Caullet, président du conseil d'administration de l'Office national des forêts (ONF). - Je voudrais tout d'abord rappeler le rôle de l'ONF. Étant souvent sur le terrain au contact des habitants et porteurs de projets, nous sommes perçus comme le décisionnaire, ce qui n'est pas notre rôle. L'ONF gère la forêt publique et ce rôle de gestionnaire a un impact sur l'agriculture, car la forêt contribue à la protection des sols contre l'érosion, et dans une certaine mesure contre les remontées salines, qui sont nuisibles à l'agriculture. La forêt constitue aussi un élément très important de la ressource en eau. Le rôle de gestionnaire de la forêt publique n'est donc pas un rôle jaloux et égocentrique : nous l'exerçons en toute connaissance des aménités que fournit la gestion saine d'une forêt au regard des activités humaines, quelles qu'elles soient.

Concernant les questions que vous nous avez transmises, je voudrais souligner que nous n'intervenons que pour le compte de l'État, pour instruire des demandes de défrichement ou des procédures contre les défrichements illicites. Cette mission est financée par une mission d'intérêt général dotée de 1,5 million d'euros provenant du ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire. Cette activité d'instruction se développe, même si les surfaces concernées diminuent, ce qui tend à prouver que les gens savent qu'il faut initier des procédures et font appel à celles-ci, au lieu de se lancer dans le défrichement qui deviendra illicite. Il faut donc plutôt voir là une forme de progrès. À titre d'exemple, 500 visites préalables ont lieu en outre-mer chaque année pour pré-instruire ou instruire ce type de demande.

En ce qui concerne ce que vous avez appelé dans votre questionnaire « la taxe », il convient de rappeler que depuis la loi pour l'avenir de l'agriculture et la forêt (LAAF) de 2014, une compensation est mise en oeuvre en cas de défrichement autorisé. Il n'y a plus de taxe à proprement parler. La compensation prend la forme d'un reboisement, d'un travail sylvicole, pour enrichir et améliorer l'état de la forêt, ou, lorsque ce n'est pas possible, d'un versement pécuniaire. Celui-ci n'est ni fixé ni perçu par l'ONF, même si souvent, dans l'interface de dialogue avec nos concitoyens, l'agent de l'Office est celui qui les informe en premier lieu. Ces recettes alimentent le fonds stratégique de la forêt et du bois, géré par l'État, et le montant de la compensation pécuniaire est également fixé par l'État, même si nos services émettent des propositions. Aux Antilles, par exemple, la compensation pécuniaire, lorsqu'on ne peut procéder autrement, est fixée à un euro par mètre carré, avec un coefficient multiplicateur pouvant aller jusqu'à cinq, lorsque l'on touche à des espaces classés ou extrêmement sensibles qu'il est très difficile de compenser. Il existe aux Antilles un minimum forfaitaire de mille euros. Je pense que cette décision a été prise par l'État pour dissuader le mitage par de nombreux petits défrichements qui finiraient par se mailler et in fine impacter davantage les surfaces.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Si la personne défriche pour faire de l'agriculture, est-elle également sanctionnée ?

M. Jean-Yves Caullet. - Elle doit compenser également. Lorsqu'on change la nature forestière, quel que soit le projet (construction, agriculture, etc.), le principe fixé par la loi est celui de la compensation.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Si vous êtes propriétaire de cette friche, c'est tout de même différent.

M. Jean-Yves Caullet. - Je ne parle pas de friches ici. Nous ne parlons que de forêts.

Si nous parlons d'un enfrichement qui n'est pas encore forestier, la situation est très difficile : on remet en culture un terrain qui a fait l'objet, par le passé, d'une exploitation agricole. Là aussi, la durée a été fixée par la LAAF de 2014 à trente ans. Cela correspond à une révolution forestière très rapide : au terme de cette durée, on a un espace qui peut être considéré comme forestier. Si vous avez laissé votre terrain en friche durant plus de trente ans, il est difficile d'expliquer que vous avez un besoin urgent et vital d'exploitation agricole. Cela redevient un défrichement.

Entre-temps, il est possible de remettre la surface en culture. Je constate que jusqu'à présent, l'ONF n'a pas reçu ce type de demande en outre-mer. Il y a des raisons opérationnelles à cela : un terrain abandonné outre-mer est très rapidement colonisé par des espèces, notamment invasives. La question d'un défrichement ne se pose donc pas, puisqu'en principe, on souhaite les éliminer. Il appartiendrait de toute façon au propriétaire, selon la loi, de démontrer qu'il y a moins de trente ans, sa parcelle était agricole, ce qui n'est pas toujours évident. Il existe généralement suffisamment de photos et de témoignages pouvant en attester. Pour l'instant, nous ne sommes pas confrontés de façon massive à ce type de problématique. Cela reste intéressant, car une friche est négative : elle ne se constitue pas en forêt à protéger pour le futur, mais une zone de colonie pour des espèces qu'on aimerait voir moins présentes. Nous n'avons pas intérêt, dès lors, sur le plan technique, à voir des friches protégées continuer de proliférer, et avec elles des espèces invasives. Nous préférons une belle forêt et une belle agriculture, dans le cadre d'un aménagement du territoire bien pensé et bien équilibré, à une sorte de laisser-aller.

Vous avez posé, à propos des terrains pollués par la chlordécone, la question de l'échange foncier, qui est très importante. Je vais tenter de vous répondre sans donner l'impression de botter en touche. Pour le moment, la manière dont la forêt pourrait participer à la dépollution n'est pas totalement établie. On sait qu'un espace forestier protège d'autres utilisations du sol qui pourraient présenter des inconvénients. L'échange constitue cependant une autre question : il voudrait dire que l'on autoriserait des défrichements, en prévoyant une sorte de compensation à l'envers. Pour l'heure, la loi ne le prévoit pas. Le fait de planter une forêt ne vous autorise pas à défricher. Cela fonctionne en sens inverse : le fait de défricher vous oblige à replanter. Nous ne pouvons donc pas vous dire que ce serait une bonne idée, car la loi ne le prévoit pas. Si l'on établit que la forêt accélère la dépollution, ce sera effectivement un sujet à travailler, car nous parlons de territoires limités en surface. Ce mode de traitement des surfaces polluées devra être conçu, dès lors qu'il sera bien établi sur le plan technique et que ses performances seront reconnues.

L'ONF n'est pas membre, outre-mer, des CDPENAF. Nous y sommes parfois associés avec voix consultative, sans en être membres. Lorsque nous sommes consultés, nous donnons notre avis dans l'esprit de ce que j'indiquais, c'est-à-dire un souci de protection de la forêt eu égard aux aménités sociales et environnementales qu'elle fournit de manière importante.

Je n'exprimerai pas d'avis quant au caractère conforme des avis des CDPENAF outre-mer, par comparaison avec les dispositions qui s'appliquent dans l'Hexagone. Je partage l'analyse selon laquelle le foncier étant un enjeu beaucoup plus contraint outre-mer, il paraît logique que les moyens de défense des terrains agricoles soient un peu plus fermes. J'exprime cet avis hors de mes compétences et au vu des échanges qui ont eu lieu tout à l'heure.

Pour l'agroforesterie, l'ONF délivre les autorisations. Nous pensons que c'est intéressant pour la qualité de la production et pour la reconnaissance de sa qualité environnementale. De plus, cela permet de rompre la frontière entre agriculture et forêt. L'agriculteur voit toujours la forêt comme la frontière d'un espace éventuellement à conquérir et le forestier voit l'agriculture comme une activité susceptible de grignoter le territoire forestier dont il est chargé de la protection. L'agroforesterie permet de faire comprendre l'intérêt mutuel des deux occupations de l'espace et l'ONF instruit les demandes d'autorisation à ce titre. Je laisserai Nathalie Barbe préciser les choses car les différences sont très importantes selon les territoires. À Mayotte, par exemple, où la déforestation constitue un problème majeur, qui a des conséquences très prégnantes sur l'eau, il vaut mieux avoir des agriculteurs qui protègent le couvert forestier (qui leur est bénéfique), plutôt que de laisser une frontière un peu sauvage s'installer entre des agriculteurs qui défrichent et une forêt qui dépérit.

Il reste le problème de la mise en concurrence. L'autorisation donnée à une personne de pratiquer une activité privée est valable pour une certaine durée. Il faut déterminer si, au terme de cette période, l'autorisation doit être renouvelée ou si une autre personne peut faire la même demande. Nous devons gérer cette interface, ce qui n'est pas toujours simple. Les redevances d'occupation sont modestes et attribuer un lot à quelqu'un au motif qu'il rapportera un peu plus que son prédécesseur n'est pas forcément pertinent. En outre, pour l'ONF, ce n'est pas une ressource financière. Il nous importe surtout que le travail soit bien fait, et non que l'on touche quelques euros de plus par hectare en agroforesterie.

Cette question se gère souvent par du maintien en gré à gré, ce qui peut apparaître comme une limite du point de vue de l'installation de jeunes agriculteurs. Nous intervenons avec un cahier des charges relativement détaillé, ce qui permet de rechercher de manière synergique une qualité forestière et agricole.

Enfin, je voudrais évoquer le projet de règlement proposé par la Commission européenne pour lutter contre la déforestation et la dégradation forestière. Vous connaissez ce schéma qui explicite l'effet de cliquet existant. Tout ce qui est forestier doit rester forestier, avec des systèmes de compensation éventuels. La forêt primaire ne peut être transformée en forêt plantée ou cultivée. C'est une sorte de dispositif de poupées russes restrictives. Les forêts de plantation ne peuvent être défrichées. Cette directive va donc renforcer encore la protection des espaces forestiers. Nous vous remettrons une note qui détaille certains chiffres et certains points de vue, territoire par territoire.

Mme Nathalie Barbe, directrice des relations institutionnelles, de l'outre-mer et de la Corse de l'ONF. - Je vais apporter deux ou trois éléments de complément concernant l'agroforesterie. Pour l'ONF, il s'agit d'une production agricole sous couvert forestier. Il ne s'agit pas de maintenir quelques arbres pour réaliser une production agricole dans la parcelle forestière. C'est malheureusement ce que nous voyons à Mayotte, où ont lieu des occupations illégales pour faire de l'agriculture au sein de la forêt publique, ce qui a des conséquences. On a tant supprimé de forêts pour y faire de l'agriculture illégale, à Mayotte, que nous sommes confrontés à un problème de disponibilité en eau, sur cette île, particulièrement en 2023, au point de remettre en cause l'agriculture en zone légale. On se retrouve avec de l'agriculture et deux ou trois arbres au milieu. Nous ne pouvons laisser faire cela, eu égard à nos missions. Lorsque l'on crée des lots susceptibles d'accueillir de l'agroforesterie, on définit un cahier des charges précisant l'état de la forêt au début de la concession d'agroforesterie, ainsi que les itinéraires techniques pouvant être mis en place par l'agriculteur (en prévoyant par exemple l'absence d'usage de produits phytosanitaires et l'absence de tassement des sols). Chaque année, des contrôles sont menés afin de vérifier que le peuplement en place est toujours présent à l'issue de la concession d'occupation temporaire.

Effectivement, le règlement de lutte contre la déforestation et contre la dégradation des forêts aura des conséquences non négligeables pour les territoires ultramarins. L'objectif de la Commission européenne est d'interdire au sein de l'Union ce que celle-ci ne souhaite pas voir proliférer dans d'autres pays, en particulier les pays producteurs d'huile de palme, de canne ou de boeuf, où existent de très importants fronts pionniers de déforestation. Ces règles devront s'appliquer dans les territoires ultramarins et, compte tenu de la part encore importante de forêt primaire qui existe dans ces territoires, des conséquences se ressentiront sur les produits élaborés après déforestation. Cela va donc redonner de la force à l'ensemble du dispositif mis en place (demandes d'autorisation de défrichement, compensations, etc.).

Le président Jean-Yves Caullet a souligné que la situation variait grandement d'un territoire à un autre. À La Réunion, la vanille Bourbon, bénéficiant d'une appellation d'origine, a davantage d'antériorité que des concessions d'occupation temporaire pour agroforesterie et production de vanille. Des ruchers sont également installés en forêt, ce qui n'a aucune conséquence sur le peuplement forestier. En Guadeloupe, une démarche est en train de prendre de l'ampleur, à travers trois productions principales : vanille, café et cacao. Ces deux dernières productions entrent dans le périmètre du règlement de lutte contre la déforestation et la dégradation. En Martinique, cela a démarré plus tardivement mais il y a énormément de demandes. Comme il s'agit à nos yeux d'une production sous couvert forestier, cela nécessite, pour l'ONF, d'identifier les parcelles forestières dont le couvert permet d'accueillir une activité agricole. Nous sommes en train d'identifier les lots et allons les mettre en concurrence.

Nous sommes tout à fait conscients que, dans le cas d'une concession pour une production de cacao, par exemple, il n'est pas question d'arrêter immédiatement la concession, puisque le plan produit au bout de cinq ans : l'agriculteur doit bénéficier d'un retour sur investissement pour son activité. Nous ne pouvons néanmoins nous engager au-delà de dix-huit ans, sauf à soumettre ces concessions à l'avis du propriétaire dont le représentant est le ministère de l'agriculture.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - À mon avis, l'accès au foncier passe aussi par la possibilité de profiter de nos territoires. L'utilisation d'engins motorisés, dans le domaine forestier, est bien entendu strictement réglementée. En Guyane, les pistes forestières permettent aux chasseurs et aux promeneurs d'accéder à notre territoire. Elles sont pourtant strictement interdites. Un consensus pourrait-il voir le jour avec l'ONF afin de mettre en place des accès réglementés ?

L'État et certaines communes ont accepté d'installer des agriculteurs le long des pistes forestières. Aujourd'hui, en raison de la fin de l'activité forestière, ces pistes ne sont plus entretenues. Les agriculteurs éprouvent le plus grand mal à maintenir leurs activités. Le rapport de M. Olivier Damaisin, rendu il y a quelques semaines, plaide bien pour une amélioration des conditions d'exercice des professions agricoles. Je connais les difficultés administratives autour des anciennes pistes forestières. Qu'attendez-vous pour lancer un état des lieux ? Je rappelle que ces conditions ont poussé deux agriculteurs à mettre fin à leurs jours.

Mme Nathalie Barbe. - En 2022, des discussions ont été entamées avec les chasseurs, afin de préciser les conditions dans lesquelles ils peuvent avoir accès aux pistes. À ma connaissance, ce problème est résolu. Arnaud Martrenchar a insisté tout à l'heure sur la souveraineté alimentaire de ces territoires. Nous sommes conscients que la chasse constitue l'un des leviers permettant d'atteindre cet objectif. À moins qu'il existe une piste forestière pour laquelle subsisterait un problème particulier, le travail a été fait, dans ce domaine, après la crise Covid.

Vous avez posé la question de l'entretien des pistes. En Guyane, il existe deux routes nationales et l'infrastructure d'accès aux 8 millions d'hectares de surfaces (dont 6 millions d'hectares gérés par l'ONF) repose sur les pistes forestières. Celles-ci constituent un préalable pour désigner les bois exploités dans cette forêt primaire. L'investissement, au sens de la création des pistes, est financé entièrement par les fonds FEADER jusqu'au 1er janvier 2023. Nous sommes en train de mettre en application le plan stratégique national (PSN). Nous avions donc les ressources nécessaires pour créer les pistes. Ces deux dernières années ont prévalu des conditions météorologiques très difficiles, avec énormément de précipitations. De ce fait, et compte tenu de la topographie et de la conception de ces pistes, des travaux d'entretien très importants sont indispensables. Or, ces travaux ne font pas l'objet de subventions. L'ONF doit assurer ce financement et il faut parvenir à équilibrer le modèle, du point de vue économique, entre l'entretien nécessaire pour des kilomètres de pistes, d'une part, et la ressource en bois qui sera extraite de ces massifs, d'autre part.

Dans le cas du massif de Balata, par exemple, qui est l'un des plus anciens, lorsqu'aura lieu une vidange totale de ce qui est permis par l'aménagement forestier de ce massif, la piste sera fermée au sens de l'ONF, sauf si la collectivité et l'État décident de changer le statut de piste forestière. Des discussions sont en cours du fait de la présence de seulement deux routes nationales et de la nécessité de pouvoir accéder à l'intérieur du territoire, ce qui peut conduire certains acteurs à proposer un changement du statut de piste de certains itinéraires. Tant qu'il s'agit d'une piste forestière, si nous n'avons plus de grumes à exploiter dans ces forêts, nous serons obligés de fermer la piste. Nous avons conscience des difficultés que cela pose, dans la mesure où ces pistes donnent également accès à l'intérieur du territoire pour l'orpaillage légal, par exemple. Il existe des charges roulantes très importantes. Pour l'instant, l'entretien est pris en charge par l'ONF. Le sujet est sur la table depuis des années. Nous le poussons car nous sommes dans un contexte où nous n'aurons plus de vidange à effectuer. Plus nous avançons dans le temps, plus l'acuité de ce sujet sera grande.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - De nombreux jeunes agriculteurs sont installés de part et d'autre des pistes forestières. Comme vous l'avez dit, la Guyane connaît une pluviométrie particulière. De ce fait, leurs véhicules sont rapidement abîmés. Nous avons eu une discussion avec le préfet afin de savoir qui pouvait les aider. Bien souvent, ils abandonnent car ils n'en peuvent plus. Ils sont très loin de la route nationale. Les enfants sont scolarisés et il faut les réveiller à 4 heures du matin pour faire la route, en leur donnant leur petit-déjeuner sur le bord de la route en attendant le bus. Bien souvent, les agriculteurs cessent leur activité, lorsqu'ils ne mettent pas fin à leurs jours.

Mme Nathalie Barbe. - Nous avons conscience de ces spécificités qui constituent aussi l'une des difficultés du modèle économique de l'ONF en Guyane. Dans l'Hexagone, le schéma de desserte a été réalisé depuis des années et le volume de bois mis en vente chaque année équilibre les charges. Du fait du climat, la dégradation des pistes est aussi bien moindre, d'autant plus que les pistes de l'Hexagone ne sont quasiment utilisées que par l'ONF ou par les usagers de loisirs. En Guyane, le problème se pose dans des termes très différents et nous avons pleinement conscience des distances que cela représente pour les populations vivant dans ces territoires.

M. Jean-Yves Caullet. - Nous connaissons parfois ce type de problème dans les zones périurbaines de l'Hexagone, où les pistes forestières ont fini par représenter des itinéraires intéressants de délestage ou de raccourci. L'usage augmentant, la dégradation de ces pistes augmente aussi. L'Office considère que l'entretien d'itinéraires routiers du quotidien, pour la population, ne lui incombe pas. Lorsque c'est trop dangereux, du fait d'ornières par exemple, nous sommes parfois amenés à fermer la piste à l'usager, qui avait l'habitude de l'utiliser depuis dix ou quinze ans. Si une infrastructure doit être entretenue en application d'un modèle économique qui ne le permet pas, elle se dégradera. Si l'on en a besoin, il faut trouver la solution pour que l'infrastructure considérée rende l'usage qu'on attend d'elle. En outre, l'absence d'entretien régulier fait diminuer une part de l'investissement. Une réfection de piste peut ensuite s'avérer nécessaire, ce qui est encore plus coûteux.

Mme Nathalie Barbe. - Le problème de la Guyane réside dans le fait qu'il n'y a pas d'alternative.

M. Arnaud Martrenchar. - Le problème des pistes est important et bien identifié. Nous vous avons communiqué, en toute transparence, le rapport de M. Olivier Damaisin. Le problème a bien été décrit par M. Jean-Yves Caullet et par Mme Nathalie Barbe : qui doit payer l'entretien des pistes ? Dans de tels cas, chacun se tourne naturellement vers l'État, estimant que la prise en charge de l'entretien des pistes doit lui revenir. La discussion qui a eu lieu avec les maires a souligné le coût du premier travail à réaliser, la réfection de la piste, lorsque celle-ci est très dégradée. Les maires se sont dits prêts à prendre en charge cette première étape des travaux, pourvu que la piste soit d'abord remise à niveau, de façon à ce qu'un travail d'entretien beaucoup plus léger leur échoie, au lieu de devoir la refaire intégralement. Il existe aussi une différence entre une piste publique et une piste privée : le niveau de sécurité exigé diffère dans les deux cas, ce qui influe sur le coût de réfection. Nous avons initié un travail avec la préfecture et ce sujet, qui n'est pas simple, sera évoqué prochainement lors d'une réunion au niveau régional dans un cadre interministériel. Nous associerons bien sûr les parlementaires, car cela contribue effectivement à l'isolement des agriculteurs. Souvent, ils se trouvent dans des zones blanches, privées de téléphone et d'internet, ce qui contribue au développement d'un sentiment de solitude et d'insécurité. Il pleut très fréquemment, à la différence de l'Hexagone, et cela pose problème puisque les travaux ne peuvent être réalisés lorsqu'il pleut.

M. Jean-Yves Caullet. - Nous avons d'ailleurs repoussé certains travaux pendant deux ans.

Mme Nathalie Barbe. - L'ONF crée environ 40 kilomètres par an de pistes forestières en Guyane et il y a 400 kilomètres de pistes forestières à entretenir.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - J'ai aussi quelques questions concernant un désordre foncier. Un rapport de décembre 2022 a pointé un désordre foncier, au vu de l'ampleur des indivisions. C'est le cas par exemple en Martinique, où près de 40 % du foncier se trouve perturbé par l'indivision. Des problèmes sont notamment liés au titrement du passé : certains propriétaires ne cèdent pas leur parcelle parce qu'ils n'en sont pas officiellement propriétaires, aucun acte officiel n'ayant été réalisé, ou du fait de l'absence de cadastre. De grandes complications en découlent. Le manque de professionnels (notaires, géomètres, etc.) constitue une autre difficulté. Il semblerait en particulier que la présence et la disponibilité des notaires, dans ces territoires, soient très limitées.

À cela s'ajoutent un nombre considérable de constructions sans permis et un manque de police pour sanctionner ces situations, ainsi que la multiplication de situations d'occupation illégale. Il semble que certains ne veuillent pas entendre parler du fermage, la personne occupant le terrain cessant de payer le loyer au bout d'un certain temps, considérant qu'elle est chez elle. Les imperfections du cadastre ont aussi pu conduire à des situations d'occupation - remontant parfois à un passé lointain - dont l'irrégularité n'a jamais été signifiée aux personnes concernées. Cela pose également problème. Nous avons cru comprendre qu'en Martinique, de telles situations concernaient environ 12 000 personnes. Quel bilan dressez-vous de la loi Letchimy et sur quels points précis pourrait-elle être perfectionnée afin de réduire l'indivision successorale ?

Le prochain projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles comportera-t-il un volet dédié aux outre-mer et, si oui, sur quels points particuliers portera-t-il ?

Je sais qu'un point est cher à mon collègue Thani Mohamed Soilihi, puisqu'il soulève cette question lors de chaque audition : pour faciliter les transmissions d'exploitations, un dispositif de fonds agricole (à l'image des fonds de commerce) existe-t-il ou pourrait-il être pertinent ?

M. Arnaud Martrenchar. - Nous savons très bien que la nature ayant horreur du vide, chaque fois que les commissions d'attribution foncière prennent trop de temps, des installations illégales ont lieu. C'est surtout vrai en Guyane, où l'on disait, à un moment donné, que chaque jour, trois logements se construisent, un légal et deux illégaux. Je ne sais pas si c'est toujours vrai ni sur quels éléments se fondait cette affirmation. En tout état de cause, la procédure étant trop longue (ce dont se plaignent les agriculteurs), lorsqu'elle finit par aboutir, la personne s'installant sur la parcelle découvre que celle-ci est déjà occupée. Il faut ensuite mobiliser des procédures de police pour expulser des personnes qui exploitent parfois le terrain depuis plusieurs années.

M. Victorin Lurel avait rappelé, lors du débat qui a eu lieu au Sénat, qu'un travail avait été fait pour amender la loi Letchimy. Certaines dispositions sont déjà rédigées pour améliorer cette loi, sur la base du bilan qui a été établi. Apportons les modifications législatives sur la base de ce travail. Dès lors qu'il existe des dispositions agricoles, les parlementaires peuvent les porter au titre du projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles.

La structure du projet de loi n'est pas encore rédigée. La démarche nationale conduite jusqu'à présent a consisté à initier des concertations. Nous avons reçu des contributions des outre-mer. Elles proviennent notamment des concertations organisées par les préfets. Chaque territoire a conduit au moins une concertation publique, en sus des concertations menées avec les acteurs. Nous avons aussi reçu une contribution de chambres d'agriculture France, qui a synthétisé les contributions des chambres d'agriculture des outre-mer. Sur tous les sujets, des demandes sont formulées.

Lorsque l'on compare ces éléments aux demandes de l'Hexagone, il apparaît que les sujets sont souvent voisins. Il existe quelques sujets spécifiques, par exemple des demandes d'enseignement de shimaoré ou de pistes agricoles en Guyane. Des amendements à la loi Letchimy pourraient aussi constituer des dispositions spécifiques aux outre-mer. Nous élaborons actuellement la compilation de ces demandes. Ce projet de loi comportera un volet spécifique aux outre-mer s'il y a suffisamment de matière. Un titre spécifique aux outre-mer avait été inséré dans la LAAF de 2014. Les comités d'orientation stratégique et de développement agricole (COSDA) avaient notamment été mis en place dans ce cadre. On peut aussi insérer des articles spécifiques aux outre-mer dans un projet de loi sans que cela ne constitue un titre à part. Ce n'est qu'un choix d'écriture. Le Gouvernement n'a pas encore pris la décision.

Il existe depuis des années le fonds agricole, dans l'Hexagone comme dans les outre-mer, afin de faciliter les transmissions. Nous n'avons pas de mécanisme de collecte de données qui nous permettrait de réaliser un bilan de cette utilisation. Ce sont des procédures mises en place par les notaires : lors de la transmission, l'agriculteur indique qu'il transmet le fonds agricole (qui englobe notamment le foncier, les équipements, les bâtiments, etc.). Je crois qu'il n'existe pas de mécanisme permettant aux notaires d'indiquer que sur tel nombre de transactions, tel nombre de transactions s'est effectué sur la base du fonds agricole. Nous pourrions y travailler.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Je constate qu'il existe de nombreuses choses qui ne sont pas mises en place, ce qui se traduit par des délais beaucoup trop longs, favorisant des occupations illégales. Les notaires, par exemple, ne sont pas suffisamment nombreux. Sans doute faudrait-il donner un coup d'accélérateur afin d'aboutir à des solutions qu'il ne serait peut-être pas si difficile à faire émerger. Dans le cas du titrement, des améliorations pourraient assez aisément être apportées, me semble-t-il.

Mme Micheline Jacques. - L'ONF n'intervient pas à Saint-Barthélemy, où nous avons la compétence en matière de gestion et d'aménagement du territoire. J'ai cependant le sentiment qu'il n'y a pas de concertation entre les élus chargés de l'aménagement du territoire et l'ONF. J'aimerais savoir quelle est la nature des relations que vous entretenez avec les exécutifs locaux.

M. Jean-Yves Caullet. - Au niveau national, nous avons instauré il y a quelques années une commission consultative des forêts d'outre-mer, qui nous permet d'institutionnaliser un dialogue qui n'existait pas auparavant. Nathalie Barbe va vous dire la manière dont les contacts s'établissent en pratique au niveau local.

Il existe une difficulté que j'ai signalée tout à l'heure : le pétitionnaire qui souhaite faire quelque chose rencontrera quasiment en premier un agent de l'ONF. Il va donc considérer que la réponse qui lui est donnée ne vient que de cet organisme. Lorsque cela ne lui convient pas, il va solliciter un élu en regrettant que l'ONF oppose un refus à son projet. L'élu découvre alors le projet particulier et répond à son administré qu'il n'en a pas connaissance.

Mme Nathalie Barbe. - L'ONF a signé et renouvelle des conventions avec les conseils départementaux, qui sont nus propriétaires. Nous avons renouvelé il y a deux jours la convention pluriannuelle cadre avec le conseil départemental de La Réunion et j'étais au mois de mars à Mayotte pour signer une convention avec le conseil départemental de ce territoire. Nous venons également de signer, en février ou mars dernier, une convention pluriannuelle avec la Martinique. Il n'existe pas de telle convention en Guadeloupe, où les relations sont plus compliquées entre le conseil régional et le conseil départemental. Il n'existe pas de collectivité unique. Enfin, nous avons des échanges avec la collectivité territoriale de Guyane sans être néanmoins dans une phase de discussion d'une convention. La situation de la Guyane est très particulière puisqu'il n'y existe que du foncier domanial. Nous y travaillons.

Pour l'ONF, l'aménagement d'une forêt publique commence par une phase de conception d'un aménagement forestier. Ce travail consiste à prévoir la manière dont la forêt sera gérée durant quinze ou vingt ans (coupes à réaliser, équipement éventuel par des routes, des pistes ou des infrastructures d'accueil du public). Il s'agit aussi de déterminer si des travaux sylvicoles seront effectués afin d'améliorer ou d'entretenir ce peuplement. Ce document programmatique, sur quinze ans, fait l'objet de concertations avec la commune sur laquelle se trouve la forêt publique.

Ce dispositif est donc encadré. Si vous avez l'impression que, sur votre territoire, cette phase de concertation doit être améliorée, n'hésitez pas à nous en faire part. L'État signe avec l'ONF un contrat d'une durée de cinq ans. La concertation constitue l'un des axes d'amélioration avec les communes de situation, si elles ne sont pas propriétaires.

Ce n'est certes pas la même chose de mener une concertation sur des massifs tels que ceux de la Guyane, où l'ONF gère 6 millions d'hectares dont 2,4 millions d'hectares divisés en 35 massifs forestiers représentant chacun 60 000 hectares. Cela n'a rien à voir, en termes d'échelle, avec l'Hexagone où nous avons environ 1 300 forêts domaniales représentant, au total, 1,4 million d'hectares. Avec des populations très dispersées, de surcroît, en Guyane, la concertation est sans doute plus compliquée à organiser au XXIe siècle.

M. Jean-Yves Caullet. - Le lancement d'une concertation pour l'aménagement forestier, d'une durée de quinze ans, peut laisser entendre qu'au cours des quinze années suivantes, ces décisions sont mises en oeuvre, en considérant que tout le monde est au courant. Or, tel n'est pas nécessairement le cas, et la durée des mandats locaux n'est pas de quinze ans. Il peut apparaître, par moments, un sentiment de découverte de tel ou tel projet. La concertation constitue donc un sujet en construction permanente.

Il faut veiller à ce que les outils structurants fassent bien l'objet de concertations mais on ne peut pas nécessairement s'en satisfaire. Je citais le cas d'un porteur de projet qui s'adresse directement à l'ONF et non à la direction en charge des affaires foncières. On ne lui donne pas satisfaction. C'est à ce moment-là que l'élu découvre l'existence d'un projet. S'il en avait eu connaissance dès le départ, peut-être aurait-il expliqué à son administré pourquoi son projet ne pourrait voir le jour. L'élu se retrouve ainsi en porte-à-faux vis-à-vis de son administré. Une relation presque permanente est nécessaire et nos effectifs présents sur le terrain sont très sollicités par divers enjeux.

Mme Micheline Jacques. - Dans les communes où l'ONF est présent, êtes-vous associés aux plans locaux d'urbanisme et autres schémas d'aménagement du territoire ?

Mme Nathalie Barbe. - Je complète d'un mot le propos de Jean-Yves Caullet. Si vous êtes une commune ou une collectivité propriétaire, chaque année, l'ONF réalise le bilan de son plan de gestion et recueille la décision du territoire qui est propriétaire. Nous conseillons et mettons en oeuvre le document voté par le précédent conseil municipal.

Si je suis une commune de situation, c'est-à-dire la commune sur laquelle se trouve la forêt de la collectivité ou de l'État, la concertation ne fait pas partie d'une coche annuelle. De plus en plus, le maillage territorial de l'ONF nous permet d'aller au contact des acteurs que nous nous efforçons d'informer. Il est nécessaire que la commune soit disponible au moment où la décision est à prendre, et des améliorations peuvent être apportées sur ce point.

L'action n° 1 de la mission d'intérêt général que nous confie l'État dans les outre-mer consiste à assister les directions départementales de l'agriculture dans les territoires ultramarins. S'il y a un plan local d'urbanisme intercommunal (PLUi) dans les zones N (qui nous concernent particulièrement du fait du coeur de nos missions), nous émettons un avis et évaluons la pertinence de l'évolution du zonage, au regard de ce qui est prévu.

M. Jean-Yves Caullet. - Nous intervenons dans une logique de « porter à connaissance ». Notre avis d'expertise est ensuite intégré ou non par les services de l'État dans la procédure.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Je vous remercie pour toutes les informations que vous avez pu nous donner.

M. Stéphane Artano, président. - Merci, chère collègue, d'avoir animé cette séance et à nos invités pour leur participation à cette audition. Comme vous le savez, il est de tradition de vous adresser une trame d'audition qui prend la forme d'un questionnaire. Nous vous serions reconnaissants de nous faire parvenir dès que vous le pourrez vos contributions écrites, qui faciliteront le travail de nos rapporteurs.

Mardi 20 juin 2023

Audition de M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture
et de la souveraineté alimentaire

M. Stéphane Artano, président. - Nous achevons nos travaux préparatoires au rapport sur le foncier agricole dans les outre-mer en recevant M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire.

Merci monsieur le Ministre d'avoir répondu à notre invitation et de venir nous apporter des éclairages sur la situation et les perspectives pour les outre-mer. À l'issue des auditions, nos deux rapporteurs Vivette Lopez en présentiel, et Thani Mohamed Soilihi en visioconférence, ferons des propositions que nous examinerons en réunion plénière le mercredi 28 juin à 13 heures 30. Notre réunion sera suivie d'une conférence de presse le même jour à 16 h 30.

Notre délégation s'est depuis longtemps saisie de la problématique foncière qui est cruciale outre-mer et y a consacré trois rapports. Ils ont été coordonnés par notre collègue Thani Mohamed Soilihi, dont nous saluons l'engagement et la détermination à traiter de ces sujets.

Les conflits d'usage sont particulièrement menaçants pour le foncier agricole. Le grignotage des surfaces agricoles utiles (SAU) est un phénomène qui nous inquiète. La Guyane où la forêt équatoriale représente 90 % du territoire fait figure d'exception mais sa SAU ne constitue que 0,4 % de la surface totale.

Nous nous interrogeons sur les instruments de protection et de reconquête des terres agricoles à mobiliser, notamment pour tendre vers la souveraineté alimentaire, objectif que nous partageons.

Nous sommes à quelques jours du Comité interministériel pour les outre-mer (CIOM). Nous comptons sur des mesures fortes afin de protéger ce patrimoine agricole qui est la base même de notre autonomie dans ce domaine à l'horizon 2030.

Nous savons également qu'une grande loi d'orientation et d'avenir agricoles est en préparation et que des consultations sont en cours dans les outre-mer pour faire remonter les difficultés et les suggestions. Nous souhaitons apporter notre contribution à ce texte qui sera sans doute soumis au Parlement à l'automne. Nous espérons, Monsieur le ministre, que vous pourrez nous en dire davantage...

Des arbitrages interviendront prochainement aussi pour la prochaine loi de finances et nous vous donnons rendez-vous lors de la prochaine discussion budgétaire pour concrétiser les annonces en faveur du monde agricole.

Avec nos rapporteurs, nous nous félicitons donc tout particulièrement de l'échange d'aujourd'hui. Nous souhaitons vous entendre dans votre propos liminaire, sur vos actions en faveur de la préservation et du développement du foncier agricole ultramarin, sur la base de la trame qui a été transmise à vos services.

M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire. - Merci pour votre invitation, dont je me réjouis. Je sais que la question du foncier dans les outre-mer vous préoccupe de longue date et je vous rejoins pour dire combien cet enjeu est important pour la souveraineté alimentaire dans ces territoires. La question du foncier et de sa disponibilité est bien le préalable à toute question agricole, qu'il s'agisse du renouvellement des générations, des choix culturaux ou encore d'adaptation et de lutte contre le changement climatique. Les territoires d'outre-mer y sont particulièrement sensibles, avec un foncier limité pour les territoires insulaires, une géographie et une météorologie qui contraignent les mises en culture. Plusieurs leviers s'articulent, donc, pour le foncier agricole dans les territoires ultramarins, surtout lorsqu'ils sont insulaires : limiter l'artificialisation, contenir l'enfrichement et mobiliser tout le foncier agricole disponible pour bâtir une souveraineté alimentaire durable et la sécurité alimentaire.

En octobre 2019, le président de la République a initié une démarche de transformation agricole des outre-mer incluant l'objectif de tendre vers la souveraineté alimentaire en 2030. Un délégué interministériel a été nommé pour coordonner la démarche. Plusieurs comités de transformation agricole se sont tenus dans chacun des territoires en 2020 et 2021 et j'ai moi-même écrit en janvier 2023, avec mes collègues du Gouvernement chargés des outre-mer, de la santé et de la mer, aux préfets pour leur demander de produire une feuille de route territoriale vers la souveraineté alimentaire. Ces feuilles de route ont désormais toutes été établies en concertation avec l'ensemble des acteurs locaux, des indicateurs ont été produits et des cibles ont été définies.

Il nous faut maintenant construire les nouveaux équilibres pour permettre de renforcer l'autonomie et la souveraineté alimentaires de ces territoires. Les taux de couverture sont accessibles en ligne sur le site de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM) et les cibles seront publiées sur l'outil « Pilote » de la délégation interministérielle de la transformation publique qui coordonne les politiques prioritaires du Gouvernement.

Concernant l'évolution de la surface agricole utile (SAU), accessible grâce aux résultats des recensements généraux agricoles, on observe, dans les départements et régions d'outre-mer (DROM) comme dans l'Hexagone, un recul continu depuis 1988. La Guyane fait exception puisque c'est le seul territoire où la SAU progresse depuis 1988.

Des actions de protection de foncier agricole sont engagées dans chacun de ces territoires : en Guadeloupe, Martinique et à La Réunion, une société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) dispose d'un droit de préemption pour maîtriser le marché foncier agricole, et assurer sa destination agricole vers l'installation d'agriculteurs, le maintien ou la consolidation des exploitations ; à Mayotte, le droit de préemption agricole est exercé par l'établissement public foncier ; en Guyane, une Safer est en cours de constitution et des travaux doivent conduire à la mise en oeuvre des transferts de foncier au bénéfice des collectivités, des communautés d'habitants et de la Safer, tels que prévus par les accords de Guyane de 2017. Ces travaux portent notamment sur l'identification des zones susceptibles d'être transférées. Dans tous ces territoires, la commission de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) doit émettre un avis conforme, pour tenir compte de l'importante pression foncière qui s'y exerce.

Dans l'Hexagone, les Safer trouvent leur équilibre financier en raison de l'importance du marché des transactions foncières agricoles sur lequel elles se rémunèrent. La situation est différente outre-mer où le marché est moindre. Le Gouvernement accompagne donc les Safer ultramarines, ainsi que celle de Corse. En Guyane, une aide a été attribuée au groupement d'intérêt public Safer lors de sa constitution et il est prévu une aide supplémentaire à la Safer, qui vient d'élire sa présidente, pour l'accompagner dans son installation. La production de son programme pluriannuel d'activité sera un acte important de la Safer.

Je rappelle que les Safer, à la différence des établissements publics fonciers, sont des sociétés anonymes relevant du droit privé : si cela leur donne une gouvernance plus proche des acteurs économiques locaux, cela a également pour conséquence une justification bien plus ardue de l'octroi de subvention publique, encadrée par le droit européen, ou d'affectation d'une taxe à leur profit. Je rappelle aussi que le code rural et de la pêche maritime prévoit un fonds de péréquation entre l'ensemble des Safer, qui peut permettre d'aider les structures ultramarines. Il revient aux Safer et à leur fédération nationale de se saisir également de cet outil. Il revient aux Safer d'identifier localement leurs axes de travail dans les programmes pluriannuels d'actions stratégiques. Le développement des prestations de service d'aménagement et de réalisation d'études sont des pistes de développement permettant d'augmenter les recettes de ces sociétés.

Autre outil de régulation du foncier, l'avis conforme qui est entre les mains des CDPNAF dans les territoires d'outre-mer, et pas dans l'Hexagone - ceci pour que les caractéristiques de ces territoires soient prises en compte et le foncier agricole mieux protégé. Suite à une demande d'adaptation formulée par les maires au Président de la République en février 2019, la loi a été modifiée pour que cet avis conforme ne s'applique pas pour les projets comportant en majorité des logements sociaux. On me remonte qu'il y a assez peu de difficultés dans le fonctionnement actuel des CDPENAF, où tous les acteurs sont représentés.

Concernant le sujet de l'adaptation au changement climatique, et particulièrement le point relatif à la gestion de l'eau, sa mise en oeuvre repose sur plusieurs piliers. La sobriété et le travail sur la disponibilité de la ressource sont indissociables et, font partie des leviers essentiel, inclus dans le « Varenne agricole de l'eau agricole et de l'adaptation au changement climatique » et le « Plan eau ».

Le poids de l'histoire et l'importance des indivisions expliquent une partie des difficultés relatives au foncier dans les territoires d'outre-mer. La loi d'avenir de 2014 visait notamment à faciliter la sortie de l'indivision, en particulier lorsque l'accord de tous les indivisaires ne pouvait être obtenu. En ce qui concerne l'application de la Loi Letchimy de 2018 visant à favoriser la sortie des indivisions, je sais que des travaux ont été conduits par le Parlement et je suis prêt à examiner les propositions qui en découleraient.

Vous évoquez, dans votre questionnaire la question des friches agricoles. Les aides du programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) ont pour objectif de soutenir la couverture des besoins des populations par des productions locales. C'est pour cette raison que les aides sont couplées aux quantités produites et commercialisées. Dès lors, une aide surfacique découplée comme il en existe dans l'Hexagone n'apparaît pas comme étant le dispositif le plus adapté à la situation spécifique des territoires ultramarins, du fait notamment de leur taille et de leur éloignement. En effet, une aide découplée est décorrélée de la production et donc sa mise en oeuvre ne garantit pas une augmentation des volumes produits, à l'inverse des aides couplées. Cela a été un choix politique assumé au moment de la mise en place des aides POSEI ou même du CIOM de 2009. Des réserves foncières existent, la problématique des terres en friche est réelle et doit trouver aussi des solutions dans la concertation locale ; il existe pour cela des instances d'aménagement foncier pour la valorisation des terres incultes, auxquelles il est trop peu fait appel.

J'évoquerai aussi les questions d'installation, de transmission et de renouvellement des générations. Vous le savez, j'ai lancé une grande consultation préalable à la définition d'un pacte et d'une loi d'orientation et d'avenir agricoles. J'ai souhaité que cette consultation soit territorialisée et, en ce qui concerne les territoires d'outre-mer, connectée aux travaux autour de l'autonomie alimentaire.

Plusieurs propositions émergent des consultations menées dans ces territoires, sur les thèmes de l'orientation-formation, de l'installation-transmission et de l'adaptation-transition face au changement climatique.

Certaines propositions sont communes à l'Hexagone, comme la promotion auprès des plus jeunes des problématiques agricole et alimentaire, la création de points accueil installation-transmission ou encore le besoin d'accompagnement technique renforcé face au changement climatique. D'autres reflètent les spécificités des territoires ultramarins, comme l'enseignement dans les langues locales, l'homologation des intrants adaptés aux conditions tropicales ou la question des dessertes agricoles notamment en Guyane. Toutes ces propositions sont examinées afin de présenter un projet de texte au cours du deuxième semestre de cette année.

La question des retraites agricoles est évidemment liée à celle de la transmission, sujet évoqué à La Réunion avec la Première ministre. Le dispositif de pré-retraite figurait dans les programmes de développement ruraux régionaux dont la gestion, comme vous le savez, n'est plus désormais de la responsabilité de l'État.

L'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) concerne aussi l'Hexagone, mais je suis favorable à la prise en compte des particularités ultramarines, car l'histoire y a été différente, avec en particulier le fait que les logements agricoles peuvent être éloignés des bâtiments d'exploitation agricole.

Vous évoquez dans votre questionnaire la possibilité de développer l'usage du fonds agricole afin d'encourager les transmissions. Ici aussi, il conviendrait de récupérer auprès des notaires le bilan de l'utilisation du fonds agricole et je suis prêt à examiner la possibilité d'inclure les baux ruraux dans le fonds agricole si le besoin est objectivé. Cela ne fait pas partie des remontées que j'ai reçues des concertations du pacte et loi d'orientation et d'avenir agricoles.

Je me permets un tout dernier point sur la question de l'entretien des pistes forestières désaffectées et des chemins d'exploitation en Guyane, évoquée dans la concertation. Ce sujet est important car la forte pluviométrie observée sur ce territoire entraîne la dégradation progressive des pistes en latérite. Il n'appartient pas à l'Office national des forêts (ONF) d'entretenir des pistes qui n'ont pas, ou n'ont plus de vocation forestière. Conformément aux arbitrages concernant le décroisement des responsabilités entre l'État et les Conseils régionaux dans le cadre de la gestion de la nouvelle programmation du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER), la collectivité territoriale de Guyane doit en principe disposer de la pleine responsabilité des financements des dessertes forestières. L'action de l'État consistera à planifier, avec le concours de l'ONF, les investissements sur la base des accords de financement obtenus.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Nos auditions ont confirmé que des agriculteurs qui entretiennent leur terre depuis longtemps, n'en sont pas les propriétaires, et qu'ils préfèrent donc faire une indivision avec leurs héritiers, faute d'acte notarié, même si leurs enfants ne sont pas agriculteurs : comment résoudre ce problème ?

Comment, ensuite, le « Plan eau » annoncé fin mars par le Président de la République sera-t-il décliné outre-mer ? Comment financer les investissements nécessaires à l'irrigation, aux retenues collinaires ?

Enfin, quel est le calendrier du pacte et de la loi d'orientation sur l'avenir agricole - et quelles dispositions contiennent-ils pour l'outre-mer ? Des consultations ont eu lieu : quel en a été le contenu et quelles conclusions en tirez-vous ?

M. Stéphane Artano, président. - Le prochain CIOM comprendra-t-il des mesures nouvelles issues de cette concertation et de la loi en préparation, ou bien les mesures nouvelles seront-elles présentées seulement dans le pacte et la loi d'orientation ?

M. Marc Fesneau, ministre. - La question des indivisions maintenues faute d'acte notarié mériterait d'être documentée, elle concerne l'ensemble du territoire national et il faudrait savoir si elle se restreint à quelques cas outre-mer, ou bien si la question est plus large - mais je ne saurais vous répondre sans données plus précises.

Le calendrier du pacte et de la loi d'orientation et d'avenir agricoles est celui qui avait été annoncé : la concertation a eu lieu jusqu'en mai, nous consolidons les mesures envisagées, avec l'objectif d'une présentation en Conseil des ministres au début de l'automne - après, cela dépendra du calendrier parlementaire. La concertation a montré combien l'objectif d'atteindre la souveraineté agricole et alimentaire, rencontrait des contingences plus fortes outre-mer - et qu'il engageait l'ensemble des leviers d'action, en particulier l'accès au foncier. Il y a donc à faire un travail sur la question foncière, mais le pacte et la loi d'orientation ne sont pas des textes fonciers - vous savez comme moi l'incertitude qui pèse sur les textes fonciers, leurs difficultés propres. Nous allons donc, ici, passer par les outils actuels, les établissements fonciers, les Safer, améliorer le portage foncier en général. Nous allons aussi agir sur la mobilisation des capitaux, qui est nécessaire à l'installation et qui devient d'autant plus difficile à réaliser que le changement climatique fragilise bien des projets d'installation. Il nous faut aussi renforcer l'attractivité des métiers agricoles, il y a tout un travail à faire dès le plus jeune âge pour mieux connaitre et retrouver un lien avec le monde agricole, dans notre société devenue urbaine - ce travail concerne tout le cycle scolaire et la formation est en volet d'action en soi : alors qu'on a raisonné en filière, il faut désormais intégrer un système bien plus vaste, en vue d'une agriculture adaptée au changement climatique, il faut y préparer les agriculteurs. En réalité, il n'y aura pas de souveraineté sans capacité à avoir réussi la transition écologique et énergétique, ce changement de paradigme représente un défi très vaste pour la formation dans son ensemble, pour les formateurs eux-mêmes. Il y faut aussi la coopération de tous les acteurs, des organismes sociétaires institués dans les années 1960, nous avons besoin de nouveaux outils et de nouvelles formes d'organisation collective, comme l'assolement en commun, qui permettent de travailler ensemble sans être dans un groupement à proprement parler. Nous avons également besoin d'examiner la question fiscale, pour mieux inciter à la succession et à l'installation agricole.

Tout n'est pas dans le texte que nous préparons. Je vous remercie de l'annoncer comme une « grande loi », je dirais d'abord qu'elle est ambitieuse, même si ses objets sont cadrés, circonscrits - car des sujets importants pour l'agriculture, par exemple la planification carbone ou les règles concernant l'usage des pesticides, n'en feront pas partie. L'important, c'est de trouver la cohérence d'ensemble, pour que la trajectoire carbone, les outils de préservation des milieux, de la biodiversité, les outils fonciers et fiscaux de soutien à l'agriculture convergent, je suis vigilant à la cohérence, au sens de l'ensemble.

Le « Plan eau » aura nécessairement une déclinaison propre aux outre-mer, même s'il y a des principes communs. Nous voulons renforcer la sobriété à l'hectare et tenir compte du nouveau régime des précipitations - car s'il ne va pas forcément tomber moins d'eau à l'avenir, sauf dans certains territoires, l'eau va tomber plus irrégulièrement, on l'a vu par exemple cette année dans le Vaucluse, avec des pluies torrentielles qui ont suivi des épisodes de sécheresse, avec moins d'eau qui s'infiltre dans les nappes phréatiques. Nous avons un travail à faire outre-mer sur l'accessibilité à l'eau potable. Nous mobilisons des investissements dans le cadre de France 2030 pour rendre l'accès à l'eau plus efficient, avec un volet de recherche important. Nous allons avoir plus d'hectares à irriguer avec moins d'eau, nous avons donc d'autant plus besoin de sobriété et d'efficience, de variétés plus résilientes, de nouvelles techniques génomiques - nous mobilisons également tous les moyens européens disponibles sur ces questions décisives.

M. Stéphane Artano, président. - Et quelle sera la part des mesures qui figureront dans le prochain CIOM ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Ce n'est pas du même registre : il faut distinguer les mesures législatives, qui modifient le droit, et les politiques publiques, qui mettent en forme l'action publique - et qui sont l'objet du CIOM.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - La Guyane a eu beaucoup de mal à s'installer, elle attend son agrément depuis deux ans, et elle ne peut rien faire sans ; il devait intervenir, mais on l'attend toujours : quand l'obtiendra-t-elle ? Le droit de préemption, ensuite, est difficile à appliquer en Guyane, car un très grand nombre de terrains sont en bail emphytéotique : peut-on adapter en conséquence le droit de préemption pour la Safer ? Enfin, si la collectivité de Guyane a, conformément à l'accord de 2017, débloqué 500 000 euros pour la Safer, l'État n'a toujours pas mis à disposition la somme équivalente : quand le fera-t-il ?

M. Georges Patient. - Le problème criant d'installation de la Guyane a provoqué une polémique importante, sachant qu'en 2017 déjà, la Guyane était le seul territoire d'outre-mer à ne pas disposer d'un tel outil, et le Président de la République s'était engagé à réparer ce défaut. La Guyane a vu le jour en 2021, mais elle n'a pas obtenu d'agrément, pour des raisons liées au président qui avait été choisi. Une nouvelle présidente vient d'être désignée, mais il n'y a toujours pas d'agrément, donc pas de subvention, autant dire pas d'intervention foncière possible. Qui plus est, l'État n'a pas mobilisé les 500 000 euros promis, à parité avec l'engagement de la collectivité de Guyane... Quand ces blocages vont-ils être levés ?

M. Dominique Théophile. - L'augmentation de la SAU aux Antilles est indispensable pour atteindre la souveraineté et l'autosuffisance alimentaires. Or, faute de parcelles disponibles, les jeunes peinent à s'installer : l'État peut-il faire l'inventaire des terrains dont il est propriétaire, en vue de mettre éventuellement à disposition des parcelles pour que des jeunes s'installent ? Une telle mesure ne relève-t-elle pas du CIOM ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Je prends en cours de route le sujet compliqué de la Guyane - et j'essaie de faire les choses dans l'ordre. Il fallait d'abord trouver une solution de gouvernance, c'est fait avec le choix d'une nouvelle présidente, nous avons eu des échanges avec la Fédération nationale des Safer. Il appartient désormais à cette nouvelle présidente de présenter un plan pluriannuel, condition nécessaire à l'agrément ; du temps a été perdu, je pense que l'agrément interviendra vite, puis les finances suivront. Nous sommes à votre disposition pour nous dire les blocages éventuels, je sais que vous avez besoin de cet outil. Je précise que les reliquats seront reversés à la nouvelle gouvernance.

Je partage votre avis : la souveraineté alimentaire aux Antilles passe par la mobilisation du foncier, et c'est d'autant plus intéressant aux Antilles que l'éloignement géographique pose des problèmes importants en cas de ruptures d'approvisionnement, on l'a vu pendant la crise sanitaire. L'autosuffisance alimentaire passe aussi par la diversification des productions, les collectivités territoriales doivent s'en saisir. Je ne suis pas opposé à ce que l'on regarde le foncier disponible qui appartient à l'État et qui pourrait aider à installer de jeunes agriculteurs. Cela n'enlèvera rien, cependant, à l'obligation que nous avons de travailler avec les propriétaires privés pour mobiliser du foncier.

M. Jean-François Rapin. - Vous nous présentez une belle synthèse de ce qui est nécessaire pour un modèle d'agriculture autonome, que le manque de foncier, en particulier, rend difficile à réaliser. Reste un écueil : il faut des bâtiments agricoles. Comment intégrer cet impératif, alors que le cumul des lois de protection du littoral et de la montagne, laisse très peu de marge de manoeuvre ?

Ensuite, il faudra bien des moyens, donc européens, mais la Commission européenne a quelque réticence avec le modèle agricole français. Les fonds européens de développement - Feder et Feader - sont-ils mobilisables ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Je ne crois pas que la Commission européenne soit réticente à l'égard du modèle agricole français. Ce qu'il y a, c'est un débat, à l'intérieur de la Commission, entre ceux qui voient dans l'agriculture une activité relevant de la souveraineté, et qui donc défende la PAC classique - l'objectif initial en était de produire en quantité et en qualité, à un prix raisonnable, avec pour outil les aides couplées -, et ceux qui mettent en avant les services écosystémiques et environnementaux de l'agriculture, qui veulent étendre la PAC. Dans les outils eux-mêmes, je n'ai pas vu que la nouvelle PAC fasse défaut à la conception initiale et le débat porte plutôt sur les façons de financer les services supplémentaires, sachant que des domaines autres que l'agriculture bénéficient des efforts du monde agricole. En effet, lorsqu'on produit de la biomasse et que l'on décarbone l'aéronautique, par exemple, on rend service à l'aéronautique et ce n'est pas à la PAC de financer cet effort, mais plutôt au transport aérien. Enfin, on ne peut plus penser la PAC comme autonome du reste des accords internationaux, en particulier de libre-échange, et l'Europe doit comprendre que l'alimentation est une arme, Vladimir Poutine nous l'a rappelé : l'UE doit mesurer l'utilité à ne pas dépendre des autres pour notre alimentation, mais aussi notre besoin qu'à nos frontières, les gens soient pourvus en alimentation pour faire face aux crises. Voilà le débat tel qu'il se pose à la Commission européenne, il montre que les services environnementaux, la décarbonation, la préservation de la biodiversité, tous ces sujets importants ne sauraient être financés par la PAC.

Si le Feader a vocation à financer les efforts agricoles outre-mer, il faudrait regarder plus avant ce que peut le Feder en la matière, par exemple sur le sujet de l'eau. Je ne sais pas précisément, cependant, quelle est la vision de la Commission européenne sur les territoires ultramarins - et je ne suis pas sûr qu'elle mesure bien les enjeux de souveraineté et de puissance en la matière.

Vous avez raison, aussi, de souligner le besoin de constructions agricoles. Nous devons nous adapter, parce qu'entre la loi littoral et la loi montagne, mais aussi les parcs naturels, il ne reste plus guère d'espaces pour construire. Or, il faut éviter une mise sous cloche, la préservation de la nature ne signifie pas un retour à la nature, elle passe plutôt par des adaptations, la Première ministre nous a demandé de trouver les voies et moyens, c'est sur cette piste de l'adaptation aux situations ultramarines que nous travaillons, celle de la différentiation territoriale justifiée sur motif. Il faut aussi prendre en compte, comme vous le dites, le fait que l'habitation peut être éloignée de l'exploitation elle-même, ce qui change les conditions des règles d'artificialisation et d'installation.

M. Georges Patient. - La présidente de la Guyane a été agréée cette semaine ; si elle présentait le programme rapidement, peut-on compter sur un agrément avant septembre ?

M. Marc Fesneau, ministre. - C'est un peu court...

M. Georges Patient. - Même avec une instruction accélérée ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Je n'ai pas encore le plan, il faudra l'instruire, la présidente vient d'être nommée. Le plan est prévu présenté en septembre, il est donc raisonnable de tabler sur la fin d'année pour l'agrément. Nous sommes prêts à aider et à travailler avec l'équipe qui se met en place. La Fédération nationale des Safer est prête à aider pour les accompagner, ainsi que la Direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises de mon ministère.

Mme Micheline Jacques. - Les passagers ultramarins paient une taxe carburant qui est reversée au rail. Sachant que les outre-mer n'ont pas de train, peut-on envisager d'utiliser pour l'agriculture ultramarine la part de cette taxe payée par les ultramarins ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Cette question ne relevant pas de ma compétence, je ne saurais émettre un avis...

Mme Viviane Malet. - À La Réunion, il y a un débat sur l'avis de la CDPNAF : la chambre d'agriculture est d'accord avec l'avis conforme, l'association des maires demande une procédure d'avis simple, qu'en pensez-vous ? Faut-il revoir la composition de la CDPNAF, prévoir une présentation plus formelle des projets avant qu'elle ne se prononce ? Récemment, le tribunal a contredit l'avis négatif de la CDPNAF, au point qu'on se demande si son arrêt va faire jurisprudence : qu'en pensez-vous ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Lors de notre déplacement à La Réunion, j'ai perçu la sensibilité de ce sujet. Je suis pour ma part plutôt favorable à l'avis conforme, parce que c'est un outil de régulation lorsqu'il y a une forte pression, ce qui est le cas à La Réunion - je prends exemple sur ce que nous avons fait pour l'agrivoltaïsme. Cependant, l'avis ne saurait venir sans instruction, il faut une présentation argumentée du projet, il faut du dialogue, tout le monde en a besoin et c'est, je le crois, la meilleure façon d'avancer.

Mme Viviane Malet. - Les maires instruisent les dossiers, mais la décision leur échappe, il faudrait un débat en amont, et de la cohérence dans l'aménagement, ou bien on se retrouve avec des tracteurs sur une quatre-voies parce que les agriculteurs habitent loin de leurs champs, mais qu'on leur a refusé de construire un bâtiment agricole...

M. Marc Fesneau, ministre. - Pour sécuriser les choses, je crois que nous avons besoin d'une sorte de planification, par laquelle les élus, les agriculteurs, les professionnels et les acteurs associatifs se mettent d'accord sur la stratégie qui articule le logement, l'activité, le tourisme, d'où il découle, ensuite, les décisions concernant le foncier. La CDPENAF ne peut pas être le seul lieu où l'on discute de la préservation du foncier. La planification me parait le meilleur moyen de dépassionner le débat, de rassurer les uns et les autres sur l'action conduite.

M. Stéphane Artano, président. - La difficulté tient au fonctionnement en silo, nous avons besoin de stratégie et de transversalité. Il y a quelques années, nous avions des feuilles de route par territoire, qui articulaient bien les différents sujets, bien au-delà des questions agricoles, c'est un exercice complexe mais vertueux.

M. Marc Fesneau, ministre. - J'en suis d'autant plus convaincu que, comme ministre de l'agriculture, je me trouve au coeur de planifications nombreuses touchant des sujets majeurs comme l'eau, la forêt, la biomasse, l'énergie... et qu'il faut articuler. J'ai été récemment frappé, lors d'une séance de restitution, de voir combien les acteurs étaient en demande d'une approche globale, qui articule les différents sujets. Tous ces leviers sont liés, de la biomasse au carbone, et vous avez raison : la stratégie permet de dépassionner le débat et de mettre en perspective. Cependant, il y a des calendriers qu'on ne maîtrise pas et qui peuvent télescoper les textes nationaux, alors que les agriculteurs demandent de la stabilité. Et je vous rejoins aussi pour dire que la notion de trajectoire est utile, ou bien on en reste à l'idée, au rêve, sans engagements précis. Il faut parvenir à décrire l'objectif, à identifier les règles et la trajectoire, et alors la planification aide à voir le tableau d'ensemble, qui est très complexe, et elle aide aussi à répartir les efforts - tout comme elle aidera à construire des filières.

M. Stéphane Artano, président. - Merci pour ces réponses et votre disponibilité, Monsieur le ministre.


* 1 Entre 2015 et 2017, elle a produit trois rapports dont M. Thani Mohamed Soilihi a été le rapporteur coordonnateur : https://www.senat.fr/travaux-parlementaires/office-et-delegations.

* 2 Recensement agricole 2020 dans les DROM : premiers enseignements complétés par les données Agreste de 2022 - ODEADOM, janvier 2022.

* 3 Table ronde sur la situation de la Guadeloupe, le 1er juin 2023.

* 4 Audition de M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, le 6 avril 2023.

* 5 « L'urgence économique outre-mer à la suite de la crise du Covid-19 », rapport d'information n° 620 (2019-2020) du 9 juillet 2020 fait au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, par M. Stéphane Artano, Mmes Viviane Artigalas et Nassimah Dindar.

* 6 Audition de M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, le 6 avril 2023.

* 7  https://www.cirad.fr/espace-presse/communiques-de-presse/2022/autosuffisance-alimentaire-outre-mer.

* 8 Agreste-Graph'agri2022.

* 9 « Conflits d'usage en outre-mer - un foncier disponible rare et sous tension », rapport d'information n° 616 (2016-2017) du 6 juillet 2017 fait nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, par M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur, MM. Daniel Gremillet et Antoine Karam, rapporteurs.

* 10 Plan pluriannuel d'activités 2022-2028.

* 11 Table ronde Guadeloupe, le 1er juin 2023.

* 12 Audition de M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, le 6 avril 2023.

* 13 Rapport d'information n° 1510 (2022- 2013) de Chantal Berthelot et Hervé Gaymard fait au nom de la délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale.

* 14 Voir « La couverture des besoins alimentaires dans les DROM », Observatoire des économies agricoles ultramarines, le 1er mars 2021.

* 15 « L'enjeu du foncier en outre-mer », Interco' Outre-mer, décembre 2022.

* 16 Audition de la FNSafer, le 2 mars 2023.

* 17 Source Safer Martinique.

* 18 Table ronde La Réunion.

* 19 Table ronde La Réunion, le 1er juin 2023.

* 20 Table ronde La Réunion, le 1er juin 2023.

* 21 Réponses au questionnaire Ministères.

* 22 EPCI : Établissement public de coopération intercommunale, CDAC : Commission départementale d'aménagement commercial et CDNPS : Commission Départementale Nature Paysages Sites.

* 23 Les services centraux des ministères notamment

* 24 Audition des ministères, le 8 juin 2023.

* 25 Audition de la FNSafer, 2 mars 2023.

* 26 La nomination de Chantal Berthelot à la présidence du Conseil d'Administration de la Guyane, est intervenue le 9 mai 2023 ; le président de la collectivité Gabriel Serville a mis en exergue les questions de la production agricole et la valorisation de l'eau. Également au coeur des enjeux : la demande de la Guyane d'un accompagnement financier pluriannuel.

* 27 Audition du ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire le 20 juin 2023.

* 28 Audition de la FNSafer le 2 mars 2023.

* 29 Table ronde La Réunion, le 1er juin 2023.

* 30 Table ronde Mayotte, le 23 mars 2023.

* 31 Table ronde Mayotte, le 23 mars 2023.

* 32 Table ronde Mayotte, le 23 mars 2023.

* 33 Programme 149 de la mission agriculture, annexé à la loi de finances 2023.

* 34 Ces subventions sont mentionnées à l'article R.141-12 du code rural et de la pêche maritime, et sont limitées aux seules sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural de Corse, de Guadeloupe, de Martinique et de La Réunion. La répartition répond aux critères suivants :

- l'étroitesse de leur marché foncier accessible, inversement proportionnelle à la surface agricole utile de leur zone d'action ;

- leur activité, représentée par le nombre d'acquisitions et de rétrocessions réalisées au cours des trois dernières années.

* 35 Audition de l'ODEADOM, le 6 avril 2023.

* 36 Audition de la FNSafer, le 2 mars 2023.

* 37 Il est intéressant de noter que la FNSafer a ainsi modifié ses statuts de façon à prendre en charge l'ensemble de leurs coûts de déplacement. Rodrigue Trèfle, ici présent, est le président du groupe des Safer d'outre-mer. Il participe aux réunions de la FNSafer.

* 38 Rapport d'information n° 1510 (2022- 2013) de Chantal Berthelot et Hervé Gaymard fait au nom de la délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale.

* 39 Table ronde Guyane, le 13 avril 2023.

* 40 Audition de l'ODEADOM, le 6 avril 2023.

* 41 « Étude sur les freins et leviers à l'autosuffisance alimentaire : vers de nouveaux modèles agricoles dans les départements et régions d'outre-mer », CIRAD-AFD, 2021.

* 42 Table ronde Guadeloupe, le 1er juin 2023.

* 43 Table ronde La Réunion, le 1er juin 2023.

* 44 Audition de M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, le 6 avril 2023.

* 45  https://www.geomartinique.fr/accueil/les_actualites/12_155/potentiel_de_reconquete_des_friches_agricoles.

* 46 Audition de l'ODEADOM, le 6 avril 2023.

* 47 Audition des ministères et de l'ONF, le 8 juin 2023.

* 48 Table ronde Guadeloupe, le 1er juin 2023. Les jeunes agriculteurs ont toutefois fait valoir que les logiques d'incitation bénéficiaient surtout aux gros entrepreneurs au détriment des projets agricoles à échelle humaine, et qu'une taxation était préférable.

* 49 Table ronde La Réunion, le 1er juin 2023.

* 50 Audition du ministre

* 51 Table ronde ONF.

* 52 Table ronde Guadeloupe, le 1er juin 2023.

* 53 M. Jean Yves Caullet, président du conseil d'administration de l'Office national des forêts (ONF).

* 54 Audition des ministères et de l'ONF, le 8 juin 2023.

* 55 Carnet du déplacement.

* 56 Table ronde Ministère et ONF

* 57 Délibération Assemblée de Martinique n°22-469-1 du 22 décembre 2022.

* 58 Audition des ministères et de l'ONF, le 8 juin 2023.

* 59 Note de la DGOM adressée aux rapporteurs.

* 60 Cette méconnaissance de leurs droits n'est pas propre aux agriculteurs ultramarins. Selon la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), en France entière, la moitié des personnes âgées de plus de 65 ans vivant seul(e) avec des revenus inférieurs à 961,08 euros par mois n'ont pas recours à l'Allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), alors qu'elles y ont droit. Elles se priveraient ainsi de plus de 200 euros de ressources mensuelles en moyenne selon une étude réalisée en 2022.

* 61« Les domaines public et privé de l'État outre-mer : 30 propositions pour mettre fin à une gestion jalouse et stérile », rapport d'information n° 538 (2014-2015) du 18 juin 2015 fait au nom de la délégation sénatoriale à l'outre-mer, par M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur, MM. Joël Guerriau, Serge Larcher et Georges Patient, rapporteurs. https://www.senat.fr/rap/r14-538/r14-5381.pdf.

« La sécurisation des droits fonciers dans les outre-mer », rapport d'information n° 721 (2015-2016) du 23 juin 2016 fait au nom de la délégation sénatoriale à l'outre-mer, par M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur, MM. Mathieu Darnaud et Robert Laufoaulu, rapporteur. https://www.senat.fr/rap/r15-721/r15-7211.pdf.

« Les conflits d'usage en outre-mer - un foncier disponible rare et sous tension », rapport d'information n° 616 (2016-2017) du 6 juillet 2017 fait au nom de la délégation sénatoriale à l'outre-mer sur par M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur, MM. Daniel Gremillet et Antoine Karam, rapporteurs. https://www.senat.fr/rap/r16-616/r16-6161.pdf.

* 62 En cas d'opposition d'un indivisaire ou d'une simple absence de réponse de l'un d'eux, la saisine du tribunal par les indivisaires titulaires de deux tiers des droits est nécessaire pour ordonner la vente.

* 63 Vente aux enchères.

* 64 Tout indivisaire peut dans un délai d'un mois suivant la notification du projet faire connaître aux indivisaires à l'initiative de la vente, par acte extrajudiciaire, qu'il exerce un droit de préemption aux prix et conditions de la cession projetée.

* 65 Quatre mois si le bien est détenu par au moins dix indivisaires ou si l'un des indivisaires a son domicile à l'étranger.

* 66 Extrait de l'article 35-2 de la loi n° 2009-594 du 27 mai 2009 pour le développement économique des outre-mer.

* 67 Article 2262 du code civil.

* 68 La loi dite 3DS du 21 février 2022 a corrigé la réforme du régime foncier mahorais issu de l'ordonnance n° 2005-870 du 28 juillet 2005. Cette réforme avait rendu possible la prescription acquisitive trentenaire à Mayotte à compter du 1er janvier 2008. Toutefois, seules les périodes postérieures à cette date pouvaient être prises en compte, ce qui repoussait à 2038 les premières prescriptions trentenaires. L'article 242 de la loi 3DS a levé cette limitation. Les périodes antérieures au 1er janvier 2008 peuvent désormais être prises en compte.

* 69 La CUF a délivré les premiers actes de notoriété acquisitive le 3 mars 2022.

* 70 Contre 1 510 euros bruts pour l'ensemble des retraités tous régimes confondus.

* 71 En 2015, l'assurance maladie et la retraite de base ont été ouverts aux agriculteurs mahorais. En 2019, l'assurance accidents du travail et maladies professionnelles a été mise en place, comme la retraite complémentaire obligatoire.

* 72 1 150 euros au 1er janvier 2023.

* 73 À titre d'exemple, à Mayotte, un hectare de bananes aura un coefficient de 2, tandis qu'un hectare d'ananas aura un coefficient de 5.

* 74 L'Atexa est l'assurance accident du travail et maladies professionnelles de base pour les non-salariés agricoles.

* 75 Collectivités de l'article 73 exclusivement.

* 76 Outre-mer, les préretraites agricoles ont débuté en 1993.

* 77 « Conflits d'usage en outre-mer - un foncier disponible rare et sous tension », rapport d'information n° 616 (2016-2017) du 6 juillet 2017 fait au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, par M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur, MM. Daniel Gremillet et Antoine Karam, rapporteurs.

* 78 Les dispositions relatives au fonds agricole sont codifiées à l'article L.311-3 du code rural.

* 79 Sauf s'il s'agit d'une cession intrafamiliale.

* 80 Voir le Bulletin officiel des finances publiques BOI-BA-BASE-20-30-10-10 mis à jour le 8 juin 2022 https://bofip.impots.gouv.fr/bofip/3991-PGP.html/identifiant%3DBOI-BA-BASE-20-30-10-10-20220608.

* 81 Table ronde La Réunion, le 1er juin 2023.

* 82 Audition d'Interco' Outre-mer, le 25 mai 2023.

* 83 M. Stéphane Le Rudulier, sénateur des Bouches-du-Rhône, a déposé le 30 mai 2023 une proposition de loi visant à instaurer un cadre légal de construction d'habitation en zone agricole pour les chefs d'exploitation (proposition de loi n° 654 (2022-2023)). Ce texte répond à des problématiques analogues d'attractivité des exploitations agricoles dans certaines régions. Ainsi, l'article 1er pose une nouvelle exception au principe de constructibilité limitée aux seules zones urbanisées. Cette exception vise à autoriser la construction d'un bâtiment à usage d'habitation dans le périmètre d'une exploitation agricole encore en activité, dans le but de loger le chef de l'exploitation, ainsi que sa famille. L'idée étant que toute exploitation agricole puisse être concernée, et non, seulement, certaines en fonction d'un critère de nécessité de présence en lien avec le type d'activité. La proposition pose aussi des garde-fous pour éviter un détournement de la procédure. Cette proposition de loi pourrait inspirer des dispositions adaptées au contexte spécifique des outre-mer.

* 84 Voir aussi I. A. du présent rapport.

* 85 « La prévention du mal-être et accompagnement des agriculteurs et des salariés agricoles en Guyane », rapport de M. Olivier Damaisin, référent Guyane auprès du Coordinateur national interministériel du Plan de prévention du mal être en agriculture, le 15 mars 2023.

* 86 « La prévention du mal-être et accompagnement des agriculteurs et des salariés agricoles en Guyane », rapport de M. Olivier Damaisin, référent Guyane auprès du Coordinateur national interministériel du Plan de prévention du mal-être en agriculture, le 15 mars 2023.

* 87 Audition de la FNSafer, le 2 mars 2023.

* 88 Table ronde Guyane, le 13 avril 2023.