B. LA DÉGRADATION DE LA CONJONCTURE ÉCONOMIQUE APRÈS LA CRISE SANITAIRE FRAGILISE LA STABILITÉ SOCIALE ET POLITIQUE DES PAYS D'AFRIQUE DU NORD

1. Les difficultés d'approvisionnement provoquées par la guerre en Ukraine aggravent une situation économique encore perturbée par les conséquences de la crise sanitaire

Les économies des pays du sud de la Méditerranée ont été durablement affectées par les perturbations politiques intervenues depuis les révoltes de 2010 et 2011 ayant constitué les « printemps arabes », au point que la dernière décennie s'est traduite pour nombre de ces pays par une période de stagnation sur le plan économique voire de régression, à l'image de l'Algérie ou de la Tunisie dont les produits intérieurs bruts (PIB) respectifs sont passés entre 2011 et 2021 respectivement de 200 Md$ à 168 Md$ et de 48 Md$ à 47 Md$.

Cette stagnation économique des économies d'Afrique du Nord s'explique par une pluralité de facteurs qui sont liés, directement ou indirectement, à la difficulté de ces pays à faire évoluer leur modèle de croissance qui reste caractérisé par le développement insuffisant du secteur industriel et leur spécialisation dans des secteurs économiques à faible valeur ajoutée. À titre d'exemple, au sein de l'économie marocaine, le secteur industriel représente seulement 23% des emplois, soit dix points de moins que le secteur agricole (34%). Au sein de ce secteur industriel, les gains de productivité sont limités par le poids du secteur textile qui représente 40% de l'ensemble des emplois du secteur industriel, mais seulement 9% de la valeur ajoutée produite 56 ( * ) . Le même constat peut être fait pour l'économie algérienne, dans laquelle le secteur industriel ne représentait en 2019 que 25% du PIB, ou encore en Égypte où les biens de haute technologie ne représentaient en 2020 que 2,7% des marchandises exportées 57 ( * ) .

La difficulté des pays nord-africains à « remonter les chaînes de valeur » 58 ( * ) de l'économie mondiale a notamment pour conséquence de limiter les perspectives d'emploi dans ces économies, qui sont toutes affrontées au chômage. Celui-ci dépasse 9% dans l'ensemble de ces pays et a même atteint 17% en Tunisie en 2021.

C'est dans ce contexte que les pays d'Afrique du Nord ont dû affronter la crise sanitaire mondiale liée à l'épidémie de covid-19. Alors que les mécanismes de socialisation des dépenses médicales 59 ( * ) et les systèmes de santé dont disposent ces pays sont inégaux, les autorités publiques ont déployé d'importantes mesures préventives pour éviter la propagation du virus en décidant notamment de la fermeture des frontières et des liaisons aériennes et de périodes de confinement plus ou moins strictes au cours de l'année 2020 60 ( * ) . La réactivité des autorités publiques et la jeunesse des populations concernées se sont traduites par une limitation efficace de la propagation du virus comme en témoigne l'exemple de l'Égypte qui avait recensé à la fin du mois de juin 2021 moins de 300 000 cas de covid-19 et un nombre de décès limité à 15 600, alors qu'à la même date seuls 3% de la population égyptienne était vaccinée 61 ( * ) .

Pour autant, la paralysie de l'activité économique consécutive à la mise en oeuvre des mesures de lutte contre la propagation de l'épidémie a eu un effet direct et déstabilisateur sur de nombreux secteurs. En premier lieu, les restrictions sanitaires ont affecté les échanges réalisés dans le secteur informel qui a une importance particulière dans certains pays d'Afrique du Nord comme l'Algérie, où son poids est estimé à 30% de l'emploi, ou l'Égypte, où il représente plus de 50% de l'emploi et 40% du PIB. En second lieu, la perturbation des flux de circulation internationale des personnes engendrée par la crise sanitaire a eu des conséquences graves et probablement durables sur le secteur du tourisme qui représente également un enjeu économique central pour plusieurs pays de la région au premier rang desquels le Maroc, la Tunisie, ainsi que l'Égypte.

En Tunisie, alors que le pays avait accueilli en 2019 9 M de touristes et que le secteur, qui concentrait 7% de la croissance du pays, représentait à cette date 95 000 emplois directs et 185 000 emplois indirects, la crise sanitaire a aggravé la déstabilisation d'un secteur déjà fragilisé par la dégradation de la situation sécuritaire illustrée dès 2002 par l'attentat de la Ghriba à Djerba, puis surtout par les attentats du musée du Bardo et de Sousse ayant fait en 2015 plusieurs dizaines de morts dont la majorité était des touristes. La chute de 78% de l'activité touristique en 2020, inédite dans l'histoire du pays, s'est traduite par le licenciement de 80 000 salariés de l'hôtellerie et par un affaiblissement simultané de nombreuses entreprises dans les secteurs du transport ou de l'artisanat 62 ( * ) .

Cette situation de dégradation de la conjoncture économique et de déstabilisation à long terme de l'appareil productif des pays d'Afrique du Nord a été aggravée depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie le 24 février 2022.

En effet, plusieurs pays de la rive sud de la Méditerranée entretiennent des liens commerciaux importants avec les deux belligérants, dont l'entrée en guerre aura des conséquences directes à moyen terme sur leur balance commerciale. En particulier, en matière de tourisme, les ressortissants Russes et Ukrainiens représentent au total 33% des touristes étrangers en Égypte et 25% en Tunisie 63 ( * ) , en conséquence de quoi, la conscription des ressortissants Ukrainiens et l'exclusion des banques russes des systèmes de paiement internationaux auront un impact significatif sur les revenus issus du tourisme des pays d'Afrique du Nord.

En parallèle, et de manière plus préoccupante, la hausse rapide du prix des céréales, le blé, le maïs et le soja, ayant connu des hausses respectives de leur cours de 36%, 24% et 19% entre le 1 er janvier et le 16 mai 2022, et les difficultés rencontrées par l'Ukraine pour trouver une voie d'acheminement à l'extérieur de ses récoltes de céréales fait peser sur les pays d'Afrique du Nord un risque de difficulté d'approvisionnement voire d'insécurité alimentaire 64 ( * ) .

Les pays de la rive sud se trouvent particulièrement exposés à cette déstabilisation du marché des céréales du fait de la situation d'importateurs nets de céréales de ces pays et de l'importance de l'Ukraine et la Russie parmi leurs fournisseurs ; ces deux pays représentant notamment une part importante des céréales importées au Maroc (20%), en Tunisie (40%) et en Égypte (50%).

Vulnérabilité des économies d'Afrique du Nord face à l'invasion russe de l'Ukraine

Source : Direction générale du trésor

2. La dégradation de la conjoncture fait peser un risque d'instabilité politique sur les pays d'Afrique du Nord du fait de la fragilité de leur situation socio-économique

La fragilisation de la situation économique des pays de la rive sud de la Méditerranée intervient dans un contexte particulier d'instabilité politique et sociale qui pourrait être renforcée par le risque de récession. En effet, alors que les pays d'Afrique du Nord ont connu, à l'exception notable de la Libye, une relative stabilisation de leur situation politique depuis l'épisode des printemps arabes en 2010 et 2011, les difficultés économiques rencontrées par ces pays avaient suscité, dès 2019, une résurgence des mouvements de contestation politique et sociale qui pourrait désormais être consolidée en cas de dégradation prolongée de la conjoncture économique.

En premier lieu, en Algérie, l'annonce de la candidature du président Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat en février 2019 avait provoqué des manifestations sociales importantes dont en particulier celles du 22 février 2019 ayant donné naissance au mouvement du Hirak 65 ( * ) . Alors que ni le retrait de la candidature du président Bouteflika le 1 er avril 2019, ni l'élection le 12 décembre 2019 du président Abdelmadjid Tebboune, avec une participation inférieure à 40%, n'avait mis fin aux manifestations, le mouvement a finalement décru sous l'effet conjugué des confinements décidés pour répondre à la crise sanitaire et d'un durcissement de la répression mise en oeuvre par les pouvoirs publics 66 ( * ) . Pour autant, l'absence de réforme en profondeur des institutions publiques crée une situation dans laquelle les revendications portées par les manifestants du Hirak pourraient donner lieu à de nouveaux mouvements sociaux à moyenne échéance.

En second lieu, en Tunisie, les institutions parlementaires issues de la constitution de janvier 2014, adoptée à la suite de la révolution de 2011, sont largement remises en cause, depuis que le 25 juillet 2021 le président de la République Kaïs Saïed a pris la décision d'exercer des pouvoirs exceptionnels. Après avoir immédiatement suspendu l'assemblée des représentants du peuple, le président Saïed a prononcé sa dissolution le 30 mars 2021, quelques semaines après avoir dissout en février 2022 le conseil supérieur de la magistrature. Alors que le référendum sur la réforme de la constitution organisé le 25 juillet 2022 a été approuvé à hauteur de 95%, mais avec une participation de seulement 31% et que de nouvelles élections législatives doivent se tenir en décembre 2022, la phase d'incertitude institutionnelle ouverte à l'été 2021 en Tunisie continue de constituer un risque pour la stabilité de ce pays à moyen terme.

En troisième lieu, en Égypte, alors que la proportion de la population vivant sous le seuil de pauvreté est passée de 25% à 33% en dix ans, des manifestations ont été organisées de manière coordonnée en septembre 2020 au Caire, ainsi que dans les gouvernorats de Guizeh, Minya, Assouan et Fayoum où les taux de pauvreté dépassent 50% de la population. Malgré les moyens déployés par les autorités publiques pour limiter la liberté d'expression, le « vendredi de la colère » organisé le 25 septembre 2020 a donné lieu à des appels au départ du président Sissi 67 ( * ) . Si ces manifestations ne mettent pas directement en cause la stabilité du régime égyptien, elles illustrent l'importance pour les autorités publiques de répondre rapidement aux problèmes d'approvisionnement en céréales soulevés à court terme par la guerre en Ukraine.

En conclusion, les rapporteures relèvent, à la suite de plusieurs des experts auditionnés, que la situation actuelle dans certains pays d'Afrique du Nord présente des similitudes avec celle qui prévalait à la fin de l'année 2010, à la veille des printemps arabes, et qu'il existe un risque non négligeable qu'une dégradation ponctuelle de la conjoncture économique joue un rôle de déclencheur d'une crise politique plus large qui aurait des conséquences géostratégiques pour la France et pour la stabilité à moyen terme des pays de la rive sud de la Méditerranée.


* 56 J.-Y. Moisseron, K. Guesmi, 2021, « Une évaluation des politiques européennes en direction de l'industrie au Maroc », in Maghreb-Machrek, n°248-249.

* 57 Données de la Banque mondiale.

* 58 Direction générale du Trésor, février 2022, « Les économies émergentes dans les chaînes de valeur mondiales », Trésor-Éco, n°301.

* 59 À titre d'exemple, on estime qu'en Égypte les deux tiers des dépenses de santé sont laissées à la charge des ménages.

* 60 D. Schmid, septembre 2020, « Afrique du Nord et Moyen-Orient face au Covid-19. Une immunité opportuniste » in IFRI, septembre 2020, RAMSES 2021. Le grand basculement ?

* 61 J.-Y. Moisseron, septembre 2021, « L'Égypte post-covid. Une accumulation de crises » in IFRI, septembre 2021, RAMSES 2022. Au-delà du Covid.

* 62 M. Hellal, septembre 2021, « Tunisie : une économie du tourisme en crise. D'un modèle à l'autre ? » in IFRI, septembre 2021, RAMSES 2022. Au-delà du Covid.

* 63 Direction générale du trésor, mai 2022, « Conséquences de l'invasion de l'Ukraine par la Russie sur les économies émergentes », Trésor-Éco, n°306.

* 64 P. Razoux, juin 2022, « Les conséquences de la guerre en Ukraine dans le bassin méditerranéen » in Revue Défense Nationale, n°851.

* 65 Le nom « Hirak » est tiré d'une racine signifiant « mouvement » en arabe.

* 66 A. Belkaïd, été 2022, « Algérie : une restauration musclée » in Politique étrangère, n°2022/2.

* 67 J.-Y. Moisseron, septembre 2021, « L'Égypte post-covid. Une accumulation de crises » in IFRI, septembre 2021, RAMSES 2022. Au-delà du Covid.

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