C. DÉBAT

M. Emmanuel Cugny

Professeur Ray, vous nous avez dressé un portrait disruptif du droit du travail. Pouvons-nous véritablement parler d'« ubérisation » du droit du travail aujourd'hui ?

M. Jean-Emmanuel Ray

Cette question est essentielle et je dirais que lorsque le droit encourage l'hypocrisie, il n'est pas adapté et il faut le changer. Je vous donne un exemple très concret : aujourd'hui, pour de nombreuses raisons, le travail à domicile encourage l'hyperconnexion. Un juriste consulté sur les risques engendrés par cette situation de travail interrogera le chef d'entreprise sur le nombre de travailleurs concernés et leur temps de travail. Or ce dernier ignore souvent le temps de travail effectué par ses télétravailleurs, car il est satisfait de la situation : le travail est accompli et le télétravailleur est content.

Mais la chambre sociale de la Cour de cassation a rendu un arrêt le 8 juillet 2020. Le demandeur, un webmaster , travaille entièrement à son domicile, à Grenoble. Ses horaires atypiques lui conviennent parfaitement et son travail efficace satisfait son employeur. Lorsque son employeur le licencie, ce webmaster saisit le conseil des prud'hommes de Grenoble en réclamant 271 000 euros de dommages et intérêts, cette somme correspondant à la rémunération des heures supplémentaires, du travail dominical et du travail de nuit.

La cour de Grenoble a demandé au salarié de prouver qu'il a travaillé 60 heures par semaine pendant trois ans - ce volume horaire correspond à douze heures de travail quotidien en continu. Autrement dit, la Cour a sollicité du demandeur qu'il présente, pour chaque journée travaillée, ses horaires de connexion et de déconnexion.

Nous assistons aujourd'hui à un télescopage insupportable entre le droit de la durée du travail et le télétravail au domicile. Le recours en cassation est assuré s'il est demandé au salarié d'apporter ses preuves. En effet, le Code du travail stipule qu'en cas de contestation sur les heures supplémentaires, il appartient à l'employeur de démontrer que les heures de travail ont été réalisées et que les temps de repos ont été respectés - je précise que le temps de repos, onze heures minimum, concerne aussi les salariés au forfait jours.

Dans ce type de litige, la Cour de cassation rappellera systématiquement que la charge de la preuve pèse sur l'employeur. Or, l'employeur n'a pas la capacité de démontrer que le salarié n'a pas travaillé alors qu'il était connecté. Il sera donc systématiquement débouté : ça ne tourne pas rond.

M. Emmanuel Cugny

Actuellement, les chefs d'entreprise appréhendent-ils le droit du travail comme une aide ou, au contraire, le craignent-ils ?

M. Jean-Emmanuel Ray

Je ne voudrais pas vous effrayer mais un salarié qui souhaite négocier une rupture conventionnelle est en position de force. En effet, l'employeur qui n'a pas déclaré les heures de travail réalisées commet un délit correctionnel de travail dissimulé.

Je disais que ça ne tourne pas rond car ce contexte réglementaire encourage l'hypocrisie : un DRH qui souhaite éviter la chambre correctionnelle peut ordonner à son service informatique de couper les serveurs à 19 heures 30. Ainsi, l'amplitude journalière officielle ne dépassera pas treize heures (24 heures moins onze heures de repos), mais les salariés seront implicitement invités à enregistrer leurs documents sur une clé USB pour poursuivre leur travail.

Le droit ne doit pas encourager l'hypocrisie. Ses normes sont issues du milieu industriel : la pointeuse reste utile, mais des adaptations sont nécessaires.

La directive européenne de 2003 impose au salarié de pointer ses heures de travail sauf lorsqu'il est autonome. J'estime donc nécessaire de faire évoluer le droit communautaire en assimilant à des cadres autonomes les personnes en situation de télétravail.

Si les chefs d'entreprise, qui ne peuvent pas surveiller leurs salariés lorsqu'ils travaillent à leur domicile, ne sont pas vigilants, ils risquent le tribunal correctionnel. Ils seront donc in fine encouragés à externaliser les services télétravaillables.

M. Emmanuel Cugny

Merci Professeur pour cette démonstration. L'apprentissage est souvent évoqué pour lutter contre le chômage de masse. Comment gérer les questions d'apprentissage avec le télétravail ? Ce sujet fait-il l'objet d'une réflexion aujourd'hui ? Nous assistons à une rupture, car l'apprentissage repose sur un contact humain.

M. Matthieu Pavageau

Nous estimons qu'il ne peut y avoir d'apprentissage sans confrontation à la situation de travail - les formations qui n'offrent pas cette possibilité sont souvent décalées par rapport aux besoins réels. La mise à distance est donc susceptible de compliquer la mise en oeuvre de ce type de dispositif.

Plus généralement, la question de la compétence doit être liée aux enjeux du recrutement dans certains secteurs d'activité et de l'attractivité des métiers en tension : d'une part, la mise à distance complique la formation en situation de travail ; d'autre part, certains secteurs rencontrent de grandes difficultés pour attirer et fidéliser les compétences.

Nous développons un programme à destination de certains secteurs pour activer le levier de l'amélioration des conditions de réalisation du travail, car la plupart des secteurs exposés aujourd'hui sont relativement sinistrés en matière de conditions de travail.

Nous estimons qu'il faut soutenir les secteurs qui rencontrent des difficultés de recrutement. La question essentielle concerne les conditions de réalisation du travail. Dans ce contexte, il convient de donner la possibilité aux ressources potentielles de se projeter dans un secteur qui offre des garanties en matière de sécurité des emplois.

Concernant l'apprentissage, nous estimons qu'une formation n'est efficace que si elle prévoit des situations de travail. Elle aboutit alors à l'intégration réussie et à la fidélisation. Par ailleurs, les entreprises ont sûrement besoin d'apprendre à faire face collectivement à des moments de turbulence.

M. Emmanuel Cugny

Le dialogue social reste indispensable dans ce contexte.

Mme Bénédicte Moutin

L'entreprise doit articuler le dialogue social et le dialogue professionnel : le dialogue social est organisé par la loi, qui a renforcé le rôle du CSE et appuyé le rôle de la négociation ; le dialogue professionnel se construit avec les travailleurs et concerne les conditions de réalisation du travail. Tous les acteurs de l'entreprise (l'employeur, les représentants du personnel et les travailleurs) doivent participer à cette dynamique collective.

Mme Laurence Breton-Kueny

En France, nous avons la chance d'avoir un système de santé efficace. Je souhaiterais évoquer la norme québécoise « Promotion, prévention de la santé en entreprise », qui date de 2008 et qui est devenue canadienne en 2020, englobe quatre dimensions :

- Les saines habitudes de vie : 50 % des pathologies que nous développons s'expliquent par le mode de vie. Les entreprises deviennent les premiers préventeurs.

- Les p ratiques de management, qui jouent un rôle central dans les risques de santé mentale.

- L'environnement de travail, qui inclut les transports et les modes de garde.

- L'équilibre vie privée-vie professionnelle, très important dans le cadre du télétravail.

Les travaux que le professeur universitaire québécois Alain Marchand a réalisés il y a une dizaine d'années évoquent les facteurs de protection et de risque par rapport à la déprime, la dépression et l'épuisement. Or les DRH observent que l'épuisement est souvent mixte - il est à la fois personnel et professionnel. C'est pourquoi nous estimons que le burn-out ne doit pas être systématiquement reconnu comme une maladie professionnelle, mais démontré dans chaque cas.

Le dernier baromètre « Empreinte Humaine » montre qu'actuellement plus de 30 % des personnes ne se sentent pas bien. En région parisienne, une majorité de salariés vivent seuls et l'entreprise devient le premier lieu de lien social. Dans ce contexte, la responsabilité de l'employeur doit être délimitée, car il doit déjà gérer la question économique et de l'emploi.

Un intervenant

J'ai créé une PME d'environ 100 personnes il y a 30 ans et je suis également maire d'une commune de 2 200 habitants. Nous avons évoqué la médecine du travail, qui est censée suivre les employés et s'assurer de leur bonne santé.

Quand j'ai commencé mon activité dans les années 1990 , l'employeur payait une visite par an. Les visites, pourtant toujours payées chaque année, se sont ensuite espacées tous les deux ans et depuis la loi Travail de 2016, tous les cinq ans. Pourtant les entreprises continuent à payer 3,28 % de leur masse salariale avec un plancher de 70 euros par salarié et par an. Ainsi, la visite revient à 350 euros tous les cinq ans.

J'estime cette évolution anormale, car l'entreprise paye toujours davantage alors que le service s'éloigne du salarié. L'un de mes salariés a appris qu'il souffrait d'un cancer de la prostate grâce à la visite médicale. Celle-ci est essentielle et pourtant les salariés sont de moins en moins suivis.

Enfin la santé des chefs d'entreprise a été évoquée : pour la conserver, il serait judicieux de moins les taxer.

Mme Laurence Breton-Kueny

J'approuve totalement vos propos. Pourtant, j'ai la chance d'avoir un service médical en interne avec une infirmière salariée et notre médecin du travail acceptera de revenir après son départ en retraite, car il fait partie des nouveaux services de prévention et de santé au travail.

Nous souffrons aujourd'hui d'un déficit en compétences de médecins du travail. Des infirmières peuvent réaliser des entretiens infirmiers, mais la gestion des retours après une absence de longue durée reste compliquée. Dans mon entreprise, nous sommes régulièrement obligés de demander aux personnes de rester chez elles en attendant qu'une visite soit programmée, alors que nous sommes assez chanceux en Ile-de-France Dans certaines régions on ne trouve pas de médecins du travail. Tous les départs à la retraite ne sont pas remplacés. Dès lors, la question de la formation et de la reconversion de certains médecins généralistes se pose.

Enfin, la loi Santé a été évoquée. Au niveau de l'ANDRH, nous en avons une certaine méconnaissance. Nous estimons pertinent de connecter les questions de la médecine du travail, de la santé publique et de la médecine générale, mais nous nous interrogeons sur la mise en oeuvre d'une telle loi. Nous sommes favorables à la prévention et à la lutte contre la désinsertion, mais comment organiser la visite des 45 ans à mi-carrière, alors que les médecins du travail ne sont pas assez nombreux. Les services de prévention et de santé au travail doivent nous proposer différents interlocuteurs. Or, dans les faits, ce principe est difficilement mis en oeuvre. Comme vous, nous nous interrogeons souvent sur son coût.

Mme Bénédicte Moutin

Nous avons longtemps considéré que la médecine du travail devait réaliser des visites médicales d'aptitude. Or, la cotisation inclut la prévention et l'accompagnement de l'entreprise.

Des inégalités ont été constatées en fonction des services de santé au travail. L'évolution de l'accompagnement des entreprises représente un enjeu majeur et doit s'appuyer sur les certifications pour encourager la prévention et garantir un meilleur suivi des salariés au regard des risques encourus dans l'entreprise.

En contrepartie de sa cotisation, l'employeur attend une visite individuelle pour ses salariés. Or ils peuvent solliciter les services de santé au travail pour un éventail de prestations beaucoup plus large. Il a peut-être manqué de pédagogie d'accompagnement des entreprises sur les dernières années.

Mme Dominique Vérien, Vice-Présidente de la Délégation aux Droits des femmes du Sénat

Vous avez évoqué les nouveaux modes de travail et le travail indépendant, mais vous n'avez pas évoqué les algorithmes qui entrent dans la gestion des ressources humaines des entreprises. Or les entreprises utilisatrices n'en maîtrisent parfaitement ni le contenu ni les biais. Les biais humains laissent place au diagnostic d'une machine. Dans ce contexte, les femmes sont discriminées négativement, car l'intelligence artificielle ne permet pas de mettre en parallèle des compétences et des durées de connexion.

M. Matthieu Pavageau

L'ubérisation et le management algorithmique ont des effets en matière de prescription du travail. La spécificité du travailleur n'est pas prise en compte dans ces modèles qui sont problématiques, car ils ne s'intéressent qu'à la distribution des tâches et à la force de production.

Un accord européen relatif à la transformation numérique a été signé en 2020. Il met en évidence l'urgence de faire monter en compétences tous les acteurs, notamment ceux qui produisent du droit et des accords dans les entreprises, car notre pouvoir de régulation est très faible.

M. Jean-Emmanuel Ray

Je fais partie de la commission Frouin sur les plateformes. L'algorithme est le trésor des plateformes de mobilité, car il garantit leur compétitivité. En matière de secret des affaires, sa protection se conçoit aisément.

Par ailleurs, je dois reconnaître que la compréhension des algorithmes demande un effort important aux juristes comme moi.

M. Didier Dessassis

Je suis chef d'entreprise et je suis président de l'association de prévention de santé au travail d'Indre-et-Loire. J'estime que les orientations de la nouvelle loi sont pertinentes, mais nous n'avons pas de médecins. Or la réforme ne pourra pas être appliquée sans médecins ni réforme du travail du médecin.

J'estime nécessaire de donner aux SPST les moyens de réaliser leur travail ; de revoir le fonctionnement des centres, car il est difficile de manager les médecins ; et d'engager une grande réflexion pour faire avancer le monde du travail par les médecins du travail.

Une intervenante

En tant que chefs d'entreprise, nous devons payer chaque année pour la santé au travail de tous nos salariés alors qu'ils se rendent à une visite tous les cinq ans. Nous devons en outre respecter une sectorisation géographique qui nous interdit de choisir une société de santé au travail en laquelle nous avons confiance.

M. Emmanuel Cugny

Merci pour votre participation, votre pertinence et les nombreuses informations que vous avez échangées.

La séance est levée à 12 heures 41.

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