II. DEUXIÈME PARTIE : LES POINTS SAILLANTS D'UNE RÉFORME À COURT TERME DE LA RESPONSABILITÉ CIVILE

Sans aborder tous les points de la réforme, notamment ceux les plus consensuels et les mieux connus, les rapporteurs ont choisi d'en présenter les lignes de force , qui s'articulent autour de deux grands principes : garantir l'accessibilité et la sécurité juridiques du droit de la responsabilité civile et une meilleure cohérence dans le traitement des victimes .

A. LA RÉPARATION DU PRÉJUDICE CAUSÉ AU TIERS VICTIME DE L'INEXÉCUTION DU CONTRAT

La clarification des modalités de réparation du préjudice causé au tiers du fait de l'inexécution du contrat est une nécessité tant pour les contractants que pour les tiers : il s'agit d'assurer la réparation du préjudice sans porter une atteinte excessive à la prévisibilité et la sécurité juridiques.

1. La jurisprudence de la Cour de cassation sur la responsabilité des contractants à l'égard du tiers lésé est contestée

Le fait de contracter ne doit pas servir d' « alibi » pour nuire impunément aux tiers . Partant de ce postulat, la jurisprudence a admis l'action en responsabilité du tiers au contrat contre le débiteur défaillant. Elle a toutefois longtemps hésité sur le point de savoir quel fait générateur devait être établi pour justifier cette responsabilité : inexécution du contrat 29 ( * ) ou fait générateur indépendant de l'inexécution 30 ( * ) ? Mettant fin à ces hésitations dans un arrêt du 6 octobre 2006, connu sous le nom de « Boot Shop » ou « Myr'Ho », la Cour de cassation a retenu la première solution et jugé que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » 31 ( * ) .

En dépit du soutien de certains auteurs comme Laurent Bloch, professeur à l'Université de Pau et des pays de l'Adour, qui estime que la jurisprudence de la Cour de cassation est cohérente, cette position a été abondamment critiquée par la doctrine et les acteurs économiques. Ceux-ci estiment que la faveur faite au tiers , compte tenu du principe de relativité des contrats figurant à l'article 1199 du code civil 32 ( * ) , est excessive . En effet, en assimilant tout manquement contractuel à une faute délictuelle, le tiers semble pouvoir bénéficier du contrat dans tous les cas . François Chénedé, professeur à l'Université de Lyon III, a résumé ainsi les deux raisons pour lesquelles cette solution était inopportune :

- le débiteur contractuel est déclaré responsable à l'égard d'une personne envers laquelle il ne s'est jamais engagé ;

- et ce, sans pouvoir lui opposer les règles de la responsabilité contractuelle (cantonnement au préjudice prévisible ou clauses limitatives de responsabilité).

Au surplus, plusieurs arrêts des première et troisième chambres civiles ainsi que de la chambre commerciale de la Cour de cassation 33 ( * ) ont paru s'éloigner de la solution du 6 octobre 2006 , refusant que la seule inexécution contractuelle constitue un fait générateur de responsabilité extracontractuelle.

Constatant que ces différents arrêts créaient des « incertitudes » qu'elle devait lever, la Cour de cassation a confirmé sa position de 2006 par un arrêt « Sucrière de la Réunion » rendu le 13 janvier 2020 en Assemblée plénière , dans lequel elle a jugé, au visa de l'ancien article 1382 du code civil sur la responsabilité pour faute, que « le manquement par un contractant à une obligation contractuelle est de nature à constituer un fait illicite à l'égard d'un tiers au contrat lorsqu'il lui cause un dommage » 34 ( * ) . En conséquence il importe, selon la Cour de cassation, « de ne pas entraver l'indemnisation de ce dommage » ; « dès lors, le tiers au contrat qui établit un lien de causalité entre un manquement contractuel et le dommage qu'il subit n'est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement » 35 ( * ) .

Cette solution paraît ériger définitivement le manquement contractuel en fait générateur de responsabilité délictuelle .

2. Assurer la réparation du dommage causé au tiers sans porter une atteinte excessive à la prévisibilité et la sécurité juridiques des contrats

Le projet de réforme de la responsabilité civile publié par la Chancellerie en mars 2017 traite cette difficulté à son article 1234 36 ( * ) en ouvrant une option au tiers au contrat 37 ( * ) : soit engager une action en responsabilité extracontractuelle, à la condition de démontrer la réunion des conditions nécessaires à la mise en jeu de cette responsabilité soit, s'il a « un intérêt légitime à la bonne exécution du contrat », invoquer le contrat auquel il n'est pas partie, mais se soumettre alors à l'ensemble de ses clauses , y compris celles qui limitent la responsabilité de l'auteur du dommage. Cette solution rejoint celles avancées 38 ( * ) par Laurent Béteille dans sa proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile 39 ( * ) et par les auteurs de l'avant-projet Catala 40 ( * ) . Ce faisant, il s'agit de déroger clairement au principe de « non option » ou « non cumul » de responsabilités , par ailleurs consacré par le projet de la Chancellerie 41 ( * ) et auquel les rapporteurs sont favorables.

Les rapporteurs approuvent le principe d'une option ouverte au tiers pour agir en réparation de son préjudice causé par l'inexécution d'un contrat.

S'agissant de l'action en responsabilité extracontractuelle, l'exigence qui lui serait faite de prouver l'un des faits générateurs de responsabilité extracontractuelle permettrait de revenir aux conditions du droit commun ; ainsi, il ne serait plus possible d'assimiler automatiquement un manquement contractuel à une faute extracontractuelle , sans même avoir à rechercher ou prouver le caractère fautif des faits reprochés ou une responsabilité sans faute.

Toutefois, les rapporteurs estiment nécessaire de mieux définir les conditions d'action directe du tiers en réparation sur le fondement du contrat . La notion d' « intérêt légitime à la bonne exécution du contrat » suscite beaucoup d'inquiétudes parmi les acteurs économiques, qui craignent en réalité que tout tiers puisse s'en prévaloir, ce qui ne paraît pas être l'objectif recherché. Tant l'Association française des entreprises privées (AFEP), le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) que la Chambre de commerce et d'Industrie de la région Paris-Île-de-France sont opposés à cette disposition qu'ils jugent trop large. En effet, toute personne qui éprouve un dommage en raison de la mauvaise exécution d'une convention ne pourrait-elle pas se prévaloir d'un intérêt légitime à sa bonne exécution ?

Plusieurs universitaires entendus par les rapporteurs, parmi lesquels Julie Traullé, professeur à l'Université de Tours, François Chénedé, professeur à l'Université de Lyon III et Jean-Sébastien Borghetti, professeur à l'Université de Paris II, s'interrogent également sur la catégorie des personnes susceptibles d'être concernées qu'ils estiment difficile à déterminer .

Consciente des interrogations suscitées par cette disposition, la direction des affaires civiles et du sceau a indiqué aux rapporteurs qu'elle pourrait évoluer.

Dès lors, les rapporteurs proposent de préciser cette notion en imposant deux conditions cumulatives aux tiers souhaitant agir sur le fondement contractuel : avoir un intérêt légitime à la bonne exécution du contrat et ne disposer d'aucune autre action en réparation pour le préjudice subi du fait de la mauvaise exécution du contrat .

Concrètement, cette action ne serait donc ouverte qu'au tiers qui a un intérêt ab initio à l'exécution du contrat et qui ne peut ni faire jouer la responsabilité extracontractuelle en l'absence de fait générateur, ni agir en réparation de son dommage à l'encontre de l'un de ses propres débiteurs . Cette proposition s'inspire pour partie de la doctrine 42 ( * ) ainsi que du rapport du groupe de travail de la Cour d'appel de Paris 43 ( * ) , tout en étant moins rigoureuse pour le tiers que la solution proposée par celle-ci qui exigeait notamment que le débiteur ait eu connaissance du tiers 44 ( * ) .

Cette solution permettrait de garantir une plus grande sécurité et prévisibilité juridiques pour les contractants, sans entraver l'indemnisation du tiers lésé .

Proposition n° 2 :  Permettre à un tiers de demander réparation du dommage causé par l'inexécution du contrat :

- soit sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, en prouvant alors un fait générateur comme l'exige le droit commun ;

- soit, à titre subsidiaire, sur le fondement de la responsabilité contractuelle s'il a un intérêt légitime à la bonne exécution du contrat et qu'il ne dispose d'aucune autre action en réparation de son préjudice, en se soumettant à l'ensemble des règles du contrat, y compris les limitations de responsabilité.


* 29 Ce courant jurisprudentiel, initié par la première chambre civile de la Cour de cassation, tend à assimiler la faute contractuelle et la faute extracontractuelle (Cour de cassation, première chambre civile, 15 décembre 1998, n os 96-21.905 et 96-22.440 ; Assemblée plénière, 13 janvier 2001, n os 97-17.359, 97-19.282 et 98-19.190).

* 30 Ce second courant jurisprudentiel est soutenu par la chambre commerciale (Cour de cassation, chambre commerciale, 2 avril 1996, n° 93-20.225 ; 8 octobre 2002, n° 96-22.858 ; 5 avril 2005, n° 03.19.370).

* 31 Cour de cassation, Assemblée plénière, 6 octobre 2006, n° 05-13.255.

* 32 « Le contrat ne crée d'obligations qu'entre les parties.

« Les tiers ne peuvent ni demander l'exécution du contrat ni se voir contraints de l'exécuter, sous réserve des dispositions de la présente section et de celles du chapitre III du titre IV. »

* 33 Cour de cassation, troisième chambre civile, 22 octobre 2008, n os 07-15.692 et 07-15.583 ; première chambre civile, 15 décembre 2011, n° 10-17.691 ; chambre commerciale, 18 janvier 2017, n os 14-18.832 et 14-16.442 ; troisième chambre civile, 18 mai 2017, n° 16-11.203.

* 34 Cour de cassation, Assemblée plénière, 13 janvier 2020, n° 17-16.963.

* 35 Ibid supra .

* 36 « Lorsque l'inexécution du contrat cause un dommage à un tiers, celui-ci ne peut demander réparation de ses conséquences au débiteur que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l'un des faits générateurs visés à la section II du chapitre II.

Toutefois, le tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d'un contrat peut également invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage. Les conditions et limites de la responsabilité qui s'appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables. Toute clause qui limite la responsabilité contractuelle d'un contractant à l'égard des tiers est réputée non écrite. »

* 37 Dans son avant-projet soumis à consultation en 2016 précédemment cité, la Chancellerie avait exclu toute action directe du tiers sur le fondement du contrat et prévu un régime de réparation exclusivement fondé sur les faits générateurs de responsabilité extracontractuelle.

* 38 À la différence que la solution de la Chancellerie rend subsidiaire la réparation sur le fondement contractuel, alors que les deux autres projets faisaient l'inverse.

* 39 Article 1386-18 de la proposition de loi n° 657 (2009-2010) portant réforme de la responsabilité civile, présentée par M. Laurent Béteille, déposée au Sénat le 9 juillet 2010.

* 40 Article 1342 de l'avant-projet dit « Catala ».

* 41 À l'article 1233.

* 42 La responsabilité des contractants à l'égard des tiers : regard franco-anglais , Philippe Stoffel-Munck, Revue des contrats, Lextenso, 16 décembre 2019.

* 43 La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques , Rapport du groupe de travail de la Cour d'appel de Paris, avril 2019, 21. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.justice.gouv.fr/art_pix/Rapport_CA_PARIS_reforme_responsabilite_civile.pdf

* 44 La proposition du rapport de la Cour d'appel de Paris est la suivante : « Toutefois, un tiers peut aussi agir contre le débiteur sur le fondement des règles de la responsabilité contractuelle, en se soumettant le cas échéant aux stipulations du contrat, à condition qu'il ait eu un lien particulier avec la prestation devant être fournie par le débiteur, que le créancier ait eu intérêt à ce qu'il soit protégé par le contrat, que le débiteur ait eu connaissance de son existence et que ce tiers ne dispose d'aucune autre action en réparation pour le préjudice qu'il a subi du fait de la mauvaise exécution du contrat. »

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page