Troisième table ronde :

Architecture, urbanisme et couleurs de la ville :
art, innovation, démocratie

Présidence de Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC

Nassira El Moaddem, directrice du Bondy Blog

José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre-Paris

Yves Charnay, artiste plasticien

David Trottin, architecte

Jean-Pierre Sueur , rapporteur

Cette dernière table ronde, intitulée « Architecture, urbanisme et couleurs de la ville : Art, innovation et démocratie », soulève une question essentielle : faut-il que nos villes soient grises ? Nous tâcherons d'aborder cette problématique avec des intervenants aux profils divers. Nous avons ainsi souhaité que ce colloque mobilise le point de vue d'élus, de chercheurs, d'acteurs du service public ou du monde de l'entreprise, d'artistes, etc.

Outre Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC, nous aurons le plaisir d'entendre Yves Charnay, artiste génial que j'ai rencontré dans un endroit qui ne l'est pas moins : Yèvre-le-Châtel. Commune associée à Yèvre-la-Ville, elle est située dans le Loiret, au milieu de la Beauce, à une dizaine de kilomètres de Pithiviers. On y trouve une magnifique forteresse du Moyen Âge, qui fit l'admiration de Victor Hugo et d'Adèle. Son maire est un ancien haut fonctionnaire du Sénat : c'est dire si cette ville ne manque pas de qualités ! Parmi les nombreuses expositions qui y sont organisées, j'ai pu apprécier celle d'Yves Charnay, d'où sa présence parmi nous ce matin.

Nous entendrons également Nassira El Moaddem, directrice du Bondy Blog, qui rencontre un vif succès, José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre-Paris, et David Trottin, un brillant architecte.

Je donne la parole à Rémi Babinet.

Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC

Je vous remercie, monsieur le sénateur, de votre invitation. Je suis très honoré de pouvoir participer à ces échanges.

Au travers de mon intervention, je m'attacherai à partager une expérience, celle du projet de déménagement de l'agence BETC, en insistant sur la manière dont ce projet s'est inscrit dans une démarche d'innovation.

Le fait de choisir son nouveau lieu d'implantation et son calendrier de déménagement a constitué pour l'agence un élément primordial. En général, les entreprises sont davantage soumises à des contraintes extérieures en la matière.

En choisissant notre lieu d'implantation, à savoir les anciens Magasins généraux de la ville de Pantin (voir photo 1 infra ), nous l'avons inscrit d'emblée dans un projet, en considérant son importance patrimoniale et son ancrage dans le territoire. Ce bâtiment constituait à la fois un lieu emblématique et dont personne ne savait réellement quoi faire.

Nous avons également souhaité, par cette implantation, poursuivre un mouvement vers l'Est, en rupture avec une implantation historique du monde de la communication à l'ouest de Paris, après un premier projet majeur de réhabilitation réalisé dans le X e arrondissement de Paris.

Ce choix a ensuite croisé un dynamisme de la ville. Sans l'avoir complètement théorisé, nous avons envie d'aller dans ces endroits où la ville bouge et se redéfinit.

L'état du bâtiment des Magasins généraux lorsque nous l'avons trouvé, fortement délabré et recouvert de tags et de graffitis, a d'abord suscité des inquiétudes (voir photo 2 infra ). Cependant, au fil des discussions, nous avons été de plus en plus nombreux à reconnaître ses qualités esthétiques. Il a ensuite fallu trancher certaines questions concernant ce qu'il convenait de conserver ou de transformer. Décision a été prise, par exemple, de supprimer les nombreux tags et graffitis abrités par le bâtiment, tout en en assurant un archivage, au travers du projet Graffiti général, qui s'est traduit par un site internet et un ouvrage. Nous n'avions pas envie que ces tags et graffitis deviennent un élément de décoration dans nos bureaux, préférant passer à autre chose. Cependant, nous étions aussi désireux de rendre grâce à cette histoire du bâtiment (voir photo 3 infra ).

Nous avons par ailleurs fait le choix de l'ouverture. Il était inenvisageable de nous installer dans ce quartier comme une entreprise offshore , avec un rez-de-chaussée fermé par peur du voisinage. L'envie d'ouverture qui nous a animés a nourri nombre de conversations. Nous ne sommes présents sur place que depuis quelques mois. Néanmoins, dans le projet tel qu'il se déploiera dans le futur, le rez-de-chaussée du bâtiment sera totalement ouvert. Lorsqu'une entreprise a le choix, elle dispose d'une liberté et d'un potentiel d'action considérables. Peu d'entreprises ont aujourd'hui cette chance.

Photo 1
(c) DR/Cci Paris IDF

Photo 2
(c) Meffre & Marchand

Photo 3
(c) Hervé Abbadie

Nous avons également inscrit le projet dans une démarche collaborative. Nous avons d'abord beaucoup discuté avec la mairie de Pantin, le département de la Seine-Saint-Denis et la communauté d'agglomération Est Ensemble pour comprendre l'environnement dans lequel nous arrivions et ce que nous pouvions y apporter.

Ensuite, nous avons expérimenté la mise en place d'un système collaboratif entre le promoteur, Nexity, le propriétaire, Klépierre, qui a vendu le bâtiment en fin d'opération à AG2R La Mondiale, l'architecte, Frédéric Jung, et nous-mêmes, en tant qu'utilisateurs finaux. Des rendez-vous réguliers ont ainsi été instaurés, durant toute l'élaboration du projet. Chacun a beaucoup appris par ce biais, au bénéfice du projet final.

Pour dessiner le projet d'aménagement intérieur, nous avons également tenu à réunir autour de la table architectes et designers, pour stimuler la collaboration entre ces deux univers aux visions souvent radicalement différentes.

Au sein de l'agence, plutôt que de déléguer le projet aux seuls responsables des finances ou des ressources humaines, nous avons au contraire mis une place une équipe dédiée, rassemblant différents métiers, avec une implication forte de chacun. Une collaboration a également été assurée avec de nombreuses équipes externes mobilisées.

Enfin, nous avons noué des contacts avec un certain nombre d'associations et d'institutions culturelles du territoire, de la Philharmonie, côté Paris, au Centre national de la danse, côté Pantin, en passant par la Galerie Thaddaeus Ropac et le Théâtre Au Fil de l'eau, pour commencer à dessiner un tableau d'ensemble.

Si je me permets d'insister autant sur cette démarche, c'est que, dans le cadre même de mes fonctions, je constate combien les personnes prennent soin de rester sur les mêmes rails, de ne pas sortir de leur domaine de compétences, d'éviter la confrontation, alors que l'approche collaborative permet justement de mobiliser davantage d'intelligence et d'aboutir à une meilleure appréhension du territoire et de ses possibilités. Le processus lui-même permet de multiplier les chances d'aboutir à la création d'un véritable lieu, et non uniquement à l'occupation d'un bâtiment par une entreprise. Le projet déborde ainsi de son objet. C'est précisément ce que nous avons recherché. Grâce à une logique d'ouverture, nous avons fini par imaginer des perspectives nouvelles, au-delà des besoins exprimés au départ en termes d'outils.

En matière de restauration, nous souhaitions privilégier un concept différent de celui qui est mis en oeuvre classiquement par les grands acteurs industriels du secteur. Après avoir recherché des partenaires susceptibles de faire mentir cette fatalité, nous avons fini par créer notre propre offre de restauration avec une équipe dédiée, BETC Kitchen. En nous confrontant à toutes les problématiques que soulève la restauration dans un tel lieu, nous entendons aussi aboutir à des innovations imprévues. Cette démarche pourrait être pilote et inspirer d'autres entreprises.

En définitive, nous avons souhaité aller au-delà de l'implantation d'une agence dans un lieu. Avec l'ensemble des acteurs impliqués dans le projet, nous avons souhaité donner à celui-ci une puissance de création et un véritable écho social.

Du reste, au fil de son élaboration, nous nous sommes aperçus que ce projet, débuté voilà huit ans, s'inscrivait dans une dynamique plus vaste et plus globale, celle de la constitution d'une nouvelle trame sociale et culturelle à l'échelle du Grand Paris. Le sentiment de faire partie de cette révolution, d'un Paris très concentré et enfermé vers un Grand Paris multipolaire, s'est révélé extrêmement énergisant.

D'autres lieux, en Suède ou aux États-Unis, développent ainsi de nouveaux modes d'auto-élaboration. Je crois beaucoup à ces petites expériences qui, une fois croisées et mises en écho, forgent les grandes expériences. Elles gagneraient à être partagées.

Je transmets le micro à Nassira El Moaddem, directrice du Bondy Blog.

Nassira El Moaddem, directrice du Bondy Blog

Monsieur le sénateur, mesdames, messieurs, le Bondy Blog a une histoire commune avec le phénomène urbain, puisqu'il est né en octobre-novembre 2005, dans le contexte de violences urbaines dans les banlieues françaises, faisant suite à un événement tragique : la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré.

Ces deux adolescents français de Clichy-sous-Bois, après un match de football, ont aperçu des policiers. Dans les quartiers populaires, de telles rencontres peuvent donner lieu à des moments conviviaux, parce que les jeunes et les agents de police se connaissent. Cependant, elles peuvent aussi produire des frictions. Des appréhensions se développent ainsi, en lien avec la peur de subir un contrôle d'identité. C'est précisément ce qu'il s'est produit ce soir-là. Zyed et Bouna ont eu peur, alors qu'ils n'avaient strictement rien à se reprocher, l'enquête le prouvera, et ont fui la police, avec les conséquences tragiques que l'on connaît.

Il est important de rappeler cet épisode, qui a beaucoup marqué et marque encore les esprits dans les quartiers populaires, en particulier en Seine-Saint-Denis. En juillet dernier, un autre événement est venu lui faire écho, avec le décès d'un jeune homme de vingt-quatre ans, Adama Traoré, dans un fourgon de la gendarmerie, à la suite d'une arrestation. Si une enquête est toujours en cours, ce drame illustre néanmoins la manière dont la question du rapport entre les jeunes - des jeunes hommes pour la grande majorité - et la police demeure très prégnante dans les quartiers populaires.

Pendant les révoltes de 2005, des journalistes suisses sont venus couvrir les événements se déroulant en France, avec une démarche originale, décalée et singulière dans le paysage médiatique. Plutôt que de ne passer que quelques jours sur place, ils ont fait le choix de s'installer près d'un mois dans un quartier de Bondy, pour y créer un blog et raconter le quotidien de la Seine-Saint-Denis et des départements limitrophes.

Au moment de quitter Bondy, ces journalistes ont fait le choix de ne pas fermer ce média nouvellement créé mais de le transmettre aux habitants et aux jeunes du quartier. Une petite rédaction de cinq à six personnes est alors née, pour faire vivre ce média.

Ces journalistes n'avaient jamais couvert ce type de terrain. Si, souvent, les habitants des quartiers populaires expriment une certaine défiance à l'encontre des médias, ce ne fut pas le cas cette fois ; la transmission s'est faite naturellement. Une confiance s'est installée car les habitants du quartier ont pu constater chez les journalistes une volonté de comprendre en profondeur et dans la durée le contexte des événements, avec le souci de respecter les lieux et les personnes.

Aujourd'hui, le Bondy Blog vit sa onzième année. J'en suis la directrice depuis un mois et demi, après avoir succédé à Nordine Nabili. Le Bondy Blog s'est développé comme un site d'information - www.bondyblog.fr -, ainsi qu'au travers d'émissions de radio enregistrées par des reporters du Bondy Blog, des émissions de télévision, des masterclass où nous recevons deux fois par mois des professionnels des médias pour raconter leurs parcours et parler de leur travail de terrain, leur travail éditorial et échanger avec le public sur la manière dont les médias racontent l'actualité.

Le Bondy Blog a pour vocation essentielle de permettre une réappropriation de la parole médiatique dans les quartiers. Il s'agit ainsi de décrire le quotidien de territoires qui trop souvent n'existent qu'à travers un prisme négatif, sous l'angle des violences, des faits divers. Avec le Bondy Blog, l'idée est de parler de ces quartiers dans leurs réalités, dans leur quotidien, et non dans les fantasmes.

Les initiatives et actions incroyables portées dans ces quartiers par les artistes, les acteurs culturels et les associations bouillonnent. Malgré un contexte budgétaire difficile, c'est souvent grâce à ces initiatives et actions que le tissu social est préservé. Des entreprises s'installent également dans ces quartiers. Or force est de reconnaître que cette réalité n'existe pas ou peu dans les médias classiques. Telle est précisément la raison d'être du Bondy Blog.

Du reste, le renouveau entrepreneurial et urbain dans les quartiers populaires, sur les friches industrielles et les territoires délaissés de la Seine-Saint-Denis notamment, soulève la question de l'association des habitants. Des entreprises - SFR, Veolia, Chanel et tant d'autres - s'installent effectivement sur ces territoires, du côté, par exemple, d'Aubervilliers ou de Pantin. Malheureusement, les jeunes des quartiers environnants, même lorsqu'ils sont diplômés des universités du territoire, rencontrent d'énormes difficultés pour y être recrutés, ne serait-ce que dans le cadre d'un stage.

Il s'agit d'un sujet essentiel pour nous. Il est positif que des entreprises viennent se réapproprier ces territoires et y développer une économie. Cependant, si les personnes qui y vivent ne profitent pas des opportunités ainsi créées, quelles leçons tirons-nous des événements d'octobre-novembre 2005 ? Quelle réponse apportons-nous à cet éloignement et à cette communication rompue entre ceux qui viennent dans ces territoires et ceux qui y vivent ?

Rémi Babinet a rappelé que l'agence BETC avait fait le choix de ne pas mettre en place une restauration d'entreprise en faisant appel aux grands noms du secteur. Dans sa recherche de solutions alternatives, cette entreprise aurait pu tenter de nouer des partenariats avec des restaurateurs locaux. Je le regrette, d'autant que des startups se créent dans ce domaine, à Aubervilliers par exemple.

Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC

Ces questions sont parfaitement légitimes et nous agitent. Nous ne sommes présents à Pantin que depuis quelques mois mais nous nous attendions à être confrontés à de telles problématiques.

Le prisme du recrutement et de l'emploi direct n'est toutefois pas nécessairement celui à privilégier d'emblée. En pratique, une entreprise ne saurait se forcer à recruter dans le quartier où elle s'installe. Chacun sait que les entreprises ne fonctionnent pas ainsi.

En revanche, des partenariats peuvent être noués localement, le cas échéant avec des associations. En attendant l'ouverture de notre restauration, nous avons choisi de travailler avec l'association Baluchon, oeuvrant dans le champ de la réinsertion.

Nous allons également rechercher des partenaires pour faire vivre le rez-de-chaussée du bâtiment, mus par le même esprit d'ouverture, à la fois en direction des habitants du quartier et des Parisiens.

Nassira El Moaddem, directrice du Bondy Blog

Ce discours très engagé et citoyen témoigne d'un certain nombre d'objectifs partagés, autour du vivre-ensemble notamment. Cependant, au-delà des slogans, pourquoi les entreprises ne pourraient-elles pas aussi se forcer à embaucher dans le quartier où elles s'installent ? À ce titre, les entreprises conservent une responsabilité sociale.

Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC

Il a été question de la naissance d'une nouvelle cartographie au travers du Grand Paris. Je propose donc de céder la parole à José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre-Paris et également directeur artistique du projet culturel accompagnant le développement du Grand Paris Express.

José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre-Paris

Je souhaiterais tout d'abord vous remercier, monsieur le sénateur, vous qui, d'une certaine manière, portez une responsabilité dans la naissance du Centquatre. En effet, c'est en partie grâce à la loi que vous avez rédigée en 1993 et qui a mis fin au monopole des pompes funèbres que le bâtiment du Centquatre, après avoir été une friche, a pu devenir un lieu culturel.

Le Centquatre est aujourd'hui l'endroit où j'exerce régulièrement mes fonctions. Il s'agit également d'un lieu d'expérimentation grandeur nature pour ce que nous essayons de développer dans le cadre du Grand Paris.

Ce lieu a été implanté dans un espace de 39 000 mètres carrés, précédemment occupé par les pompes funèbres. Il a d'abord été imaginé par les élus, partant du constat que Paris manquait d'espaces de répétition et de création pour les artistes et que le nord du XIX e arrondissement, à la lisière de la Seine-Saint-Denis, marqué par des violences et un trafic de drogues important, nécessitait l'apport d'une dimension plus qualitative.

La réponse des élus a été de transformer la friche des anciennes pompes funèbres, avec la volonté d'en faire un beau bâtiment, à l'activité fondée sur la pratique artistique, avec des artistes en résidence. Un premier projet a ainsi vu le jour en 2008. Cependant, la grande qualité architecturale du bâtiment et son ouverture à la population du quartier n'ont pas suffi, si bien que le lieu a été totalement déserté pendant plus d'un an.

Un nouvel appel à projets a ensuite été lancé, auquel j'ai de nouveau participé. J'ai défendu l'idée selon laquelle il n'était pas possible d'ouvrir un bâtiment public à vocation culturelle de la même manière qu'il y a une vingtaine d'années, l'arrivée du numérique ayant développé le désir d'expression de la population, sans que celle-ci soit suffisamment représentée au sein des établissements culturels.

Le projet a ainsi été fondé sur des credo susceptibles de créer une relation avec la population dans toutes ses dimensions, avec une exigence de qualité artistique forte en matière de diffusion, de même niveau que dans les autres établissements culturels parisiens, ainsi qu'un lieu de résidence pour les artistes.

Contrairement aux idées reçues, un lieu ne fait pas nécessairement un projet. En réalité, il est nécessaire de développer un projet pour faire vivre un lieu et créer une relation avec ceux qui le pratiquent. Tel a été notre principe structurant.

Il s'est agi également de mettre en pratique l'idée de Pierre Rosanvallon selon laquelle « si tout n'est pas égal, tout est recevable ».

Enfin, l'ambition était de réaliser notre programmation artistique, non pas uniquement en tant que prescripteurs, mais aussi sur la base d'une relation avec les autres établissements culturels de la ville et au-delà, quel que soit leur statut.

Nous avons ainsi transformé le lieu, pour que l'art puisse y devenir une expérience pour la population. Il s'agissait ainsi d'insérer la ville à l'intérieur du lieu.

La façade du Centquatre illustre aujourd'hui cette approche (voir photo 1 infra ). En effet, en dépit de l'obligation faite de contrôler le public au seuil des établissements culturels, j'ai souhaité que l'entrée du bâtiment soit libérée de tous les signes ostentatoires de cette dimension sécuritaire, qui se trouvent en contradiction avec ce que doit être un lieu culturel. En lieu et place a été installée une oeuvre réalisée par un artiste mondialement connu, Pascale Marthine Tayou, reposant sur de petites enseignes lumineuses signalant dans toutes les langues un lieu « ouvert ». L'oeuvre est aujourd'hui devenue emblématique du Centquatre.

Photo 1
Façade de l'entrée Curial du Centquatre-Paris
avec l'oeuvre Open Wall de Pascale-Marthine Tayou

L'idée était ainsi de travailler autour de l'idée selon laquelle le public n'était pas obligé d'être contrôlé à l'entrée pour « consommer » des oeuvres de création, mais pouvait pratiquer comme il le voulait un lieu conçu comme ouvert.

Dans la même logique, les espaces publics au sein du lieu ont été ostensiblement ouverts, avec du mobilier urbain non fixé au sol, offrant au public la possibilité de le reconfigurer, et aucune indication d'interdiction, pour instaurer une permissivité - j'emploie ce terme à dessein - que la ville n'autorise pas nécessairement.

Pareille approche peut paraître idéaliste, voire utopique. Cependant, force est de constater que le lieu est aujourd'hui habité constamment et très majoritairement par des pratiques artistiques très diverses, alors même que rien n'indique une obligation d'utiliser l'espace de cette manière.

L'équipe du Centquatre est animée par la conviction profonde qu'il est possible de singulariser un établissement artistique développé sur une friche, en lui donnant une forte valeur ajoutée, avec la même ambition qu'ailleurs, mais en repensant, dès le départ, les pratiques et les accessibilités dans un dialogue avec la ville.

De la même manière, le projet culturel associé au Grand Paris Express vise à faire des gares du Grand Paris non pas uniquement des destinations pour se déplacer d'un point à un autre, mais également des endroits où la pratique de la ville peut être considérée différemment. En mobilisant les artistes, les architectes, les urbanistes, les élus et la population, l'enjeu serait ainsi de rendre possibles tous les usages de la ville, dont on ignore ce qu'ils seront dans les années à venir. Nous espérons que ce travail collaboratif, avec la participation des artistes, permettra d'ouvrir le champ des possibles, en offrant une liberté et une permissivité aujourd'hui difficiles à trouver dans la plupart des établissements publics.

Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC

Il a été question de l'inscription de l'art dans la ville. Yves Charnay, artiste plasticien, va à présent nous parler de l'inscription de la lumière dans les lieux.

Yves Charnay, artiste plasticien

Après avoir vécu à Saint-Étienne, j'ai découvert, à Paris, un environnement dans lequel les relations se nouaient d'une autre manière, au sein d'un monde artistique très fluctuant, avant-gardiste et interdisciplinaire, en rupture avec l'enseignement cloisonné alors dispensé dans les écoles des beaux-arts.

J'ai ensuite commencé à travailler dans le domaine du design, autour de la couleur, en vue notamment de développer une meilleure approche pour l'enseignement de la lumière et de la couleur, au sein de l'École spéciale d'architecture, puis de l'École des arts décoratifs et, plus tard, de l'École des mines et de plusieurs écoles d'art en Chine. J'estimais que l'interdisciplinarité devait s'imposer dans les pratiques contemporaines de l'art et du design. L'enjeu était notamment de prôner une prise en compte de la réalisation artistique dans le cadre architectural, dès l'origine des projets et non pas comme un simple colifichet ajouté in fine .

À l'École des arts décoratifs, dès les années soixante, une attention toute particulière a été portée aux relations interdisciplinaires pour faire évoluer le design. Jean Widmer, Roger Tallon ont bien représenté ces nouvelles orientations du design.

Je me suis par ailleurs attaché à favoriser la participation des étudiants à des réalisations communes, de façon à les confronter le plus rapidement possible au réel.

Au début des années soixante-dix, au sein de l'École des arts décoratifs, avec plusieurs professeurs, notamment Jacques Fillacier - coloriste-conseil, l'un des premiers designers de la couleur pour le monde architectural et l'urbanisme en France -, nous avons conçu un enseignement de la couleur qui sera diffusé dans les différentes écoles d'art.

L'idée était de faire en sorte que l'enseignement de la couleur cesse d'être uniquement un apprentissage lié à la peinture ou la décoration, afin que ce domaine puisse s'articuler plus facilement avec les exigences du design et de l'architecture contemporaine. Il était nécessaire de créer avec le monde industriel des références communes pour favoriser la coopération dans les domaines appliqués : coloration des bâtiments, des machines, aménagements intérieurs, création textile, etc.

Si, aujourd'hui, nombre de références relevant de la colorimétrie sont reconnues, je peux témoigner qu'à l'époque il n'était pas si facile de travailler avec des systèmes de codification de couleurs tels que NCS ou Munsell. Il va de soi que cette orientation a facilité l'inscription du numérique dans nos pratiques.

Dans le cadre du conseil scientifique de l'École des arts décoratifs, mis en place en 1974, j'ai entrepris diverses études sur la couleur et participé à d'autres. Ces travaux de recherche, Pierre Baqué, alors président de l'université Paris I Panthéon-Sorbonne, les a soutenus jusqu'au moment où notre instance a été suspendue en 1991.

En parallèle, mes activités professionnelles se sont diversifiées. En particulier, avec un ami, j'ai créé une société de production cinématographique, qui s'est spécialisée dans les documentaires sur l'art. En coproduction avec Le Louvre, le CNRS audiovisuel, Arte, A2, nous avons notamment réalisé une série très renommée : Palette . En cohérence avec ce parcours, dans toutes mes réalisations artistiques, en travaillant avec des musées ou des villes, je me suis attaché à privilégier, autant que faire se peut, l'interdisciplinarité.

Parmi ces réalisations figure notamment un travail réalisé en 2005 dans le cadre des années croisées France-Chine, représentant, sur la façade du musée des beaux-arts de Shanghai, un drapeau français. Cette oeuvre - Les calligraphies du vent - est constituée d'une multitude de ces rubans de voeux très populaires en Chine (voir photo 1 infra ). Voeux de bonheur.

En 1968, j'avais conçu pour la société Carrefour, qui prévoyait de s'installer à Créteil avec un centre commercial ouvert en nocturne, un dispositif breveté en 1967 (voir photo 2 infra ). Ce procédé permettait d'animer des surfaces uniquement en variant les couleurs de la lumière projetée. Au travers de cette oeuvre, la plus grande de France à l'époque, il s'agissait de lever certaines réticences de la part de la préfecture, qui avait refusé l'implantation de ce bâtiment. L'esthétique des bâtiments conçus par Carrefour était effectivement très controversée. Mon apport permettait de considérer autrement le bâtiment. Il était non plus seulement une construction fonctionnelle, mais une oeuvre monumentale, un signe de vie dans la nuit, un Signal.

J'ai également mis au point un procédé de réflexion diffuse. Ce dernier permet, à partir d'une source de lumière unique, le soleil, de créer des mélanges de couleurs additifs. J'ai installé l'un de ces dispositifs au sein de la chapelle baroque de l'école de musique d'Apt-en-Provence. Son titre : Des couleurs tombées du ciel (voir photo 3 infra ). La coloration recherchée devait se marier avec l'esthétique baroque de cette architecture.

Le même procédé a ensuite été appliqué en Chine, en nocturne, avec des lumières artificielles, pour faire apparaître des silhouettes sur les murs d'un stade. Son titre : Gestes réfléchis . Selon la couleur dominante de la lumière projetée, les silhouettes évoluaient.

Cette lumière colorée, apaisante, convenait pour la réalisation d'une oeuvre que je souhaitais créer en collaboration avec des associations arméniennes et turques. Il s'agissait, en 2015, de marquer le centième anniversaire du génocide arménien. Ce projet, qui avait pour titre Le pavillon de l'harmonie retrouvée , n'a malheureusement pas pu être réalisé.

J'ai conçu, à Enghien-les-Bains, un système de coloration de baies vitrées, dont la couleur se modifie en passant devant, faisant apparaître un arc-en-ciel évolutif. Son titre : Lumières .

Photo 1

Photo 2

Photo 3

Photo 3

Crédits pour les trois photos : (c) Yves Charnay

Photo 4

Photo 5

Photo 6

Crédits pour les trois photos : (c) Yves Charnay

En Allemagne, pour un musée dédié à la Renaissance, situé dans la ville de Lemgo, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, j'ai réalisé une oeuvre se déployant sur une promenade au bord d'une pièce d'eau : Le temps déployé (voir photo 4 supra ). Celle-ci se révélait au fur et à mesure du cheminement des visiteurs. Il s'agit d'un système évolutif, décomposant l'organisation d'une forme géométrique d'inspiration antique : un dodécaèdre. L'idée était ainsi de faire le lien entre la découverte de la perspective et les découvertes géométriques des Grecs. Pour Platon, un tel volume représentait une sorte de perfection.

En France, en région Centre, j'ai créé une installation, L'azur en pré fleurit (voir photo 5 supra ). Un réseau de sources lumineuses aux couleurs contradictoires créait un trouble perceptif. Ce trouble empêchait une lecture aisée de l'espace, créant une sorte de flou bleuté, suggérant une instabilité aquatique, rappelant que le site fut autrefois envahi par l'eau.

En Chine, en collaboration avec des étudiants d'une université locale et des architectes chinois, j'ai réalisé une charte de couleurs pour la ville nouvelle de Tanggu. J'ai pris beaucoup d'intérêt à la participation des étudiants car, malheureusement, il est rarement possible de travailler avec les habitants du site sur lequel il faut intervenir.

Je terminerai en évoquant une oeuvre installée au sein du Parlement de Saxe-Anhalt (voir photo 6 supra ). Il s'agit d'un grand panneau sur lequel j'ai disposé des lamelles métalliques, qui, faisant obstacle à la progression de la lumière projetée sur le panneau, forment un réseau d'ombres. Toutes les ombres sont colorées, pourtant les deux autre tiers des couleurs visibles sont non pas produites par la lumière projetée mais dues à une interprétation de notre esprit. Son titre : Les couleurs de l'esprit . Cette oeuvre a pour objet de symboliser le fonctionnement démocratique du Parlement. Ainsi trouve-t-on, en haut du panneau, le peuple, au-dessous, les élus disposés sur une courbe qui reproduit la forme de l'hémicycle où ils siègent. Les couleurs ? Comme nous le savons tous, les couleurs politiques recouvrent non pas toujours des réalités idéologiques affirmées mais aussi le rêve, souvent assez irréaliste, de nouvelles sociétés...

J'ajouterai deux précisions : pour qu'une oeuvre participe à l'expression d'une collectivité, on doit l'inscrire dans la théâtralité d'un site. Les titres des oeuvres induisent un axe d'interprétation, les commentaires ne doivent pas se substituer à la poétique de l'oeuvre elle-même.

Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC

Ce travail rare et magnifique sur la lumière et la couleur mériterait d'être intégré à davantage de projets.

David Trottin, vous êtes le fondateur de l'agence d'architecture Périphériques. Vous êtes également chargé du projet de gare de Chatillon-Montrouge. À des degrés divers, nous sommes donc tous autour de cette table associés au Grand Paris.

David Trottin, architecte

L'agence Périphériques, comme son nom l'indique, s'intéresse autant à l'extérieur qu'à l'intérieur, c'est-à-dire à la manière de produire des bâtiments mais aussi de concevoir leur médiation. Il s'agit ainsi d'aller au-delà de la seule architecture, pour la rendre plus riche et plus en phase avec la société dans laquelle elle est amenée à prendre place. Alors que l'architecture concerne l'ensemble de la société, l'enjeu se trouve être de faire en sorte qu'elle puisse constituer une valeur partagée.

J'ai souhaité, dans le cadre de ce colloque, aborder un autre aspect du travail de l'architecte. Ce dernier, en effet, est amené à embrasser un rôle plus horizontal que celui de maître d'oeuvre, en mobilisant des savoirs à la limite des siens pour nourrir sa réflexion.

Dans le cadre de l'initiative « Réinventer Paris », lancée par la mairie de Paris pour encourager l'invention de nouveaux types de programmes totalement et immédiatement opérationnels, y compris en termes de financement et de montage, nous avons envisagé de nouvelles manières plus collaboratives de fabriquer des bâtiments dans la ville. Notre projet, baptisé « Paris par nous-Paris pour nous » (voir photo 1 infra ), s'est hissé parmi les quatre derniers sélectionnés. Il n'a cependant pas été retenu.

En rupture avec les cloisonnements habituels, les objectifs étaient de démocratiser l'accès au logement, de mélanger les générations, de créer une richesse d'usages, de proposer des logements variés dans leurs types et leurs prix, de permettre aux occupants d'être propriétaires ou locataires selon leurs moyens, de favoriser la participation des citoyens et de développer le financement participatif.

Il s'agissait de réinventer, à une échelle nouvelle, au travers du crowdfunding notamment, un rôle solidaire pour la population et de rompre avec un financement exclusif du logement social par l'État et les bailleurs sociaux.

Par ailleurs, l'enjeu était de pouvoir accueillir, au sein d'un même bâtiment, les différentes manières d'habiter la ville, avec différents types de logements accueillant des populations aux origines, aux caractéristiques et aux usages divers. Nous entendions ainsi inventer, quasiment « en laboratoire », les conditions de la création de ce melting pot qui fait la richesse des zones urbaines mais qui reste difficile à créer spécifiquement.

Photo 1

Photo 2

Photo 3

Crédits pour les trois photos : (c) Paris par nous Paris pour nous/Périphériques Marin+Trottin architectes/l'autre image

Pour permettre le portage de différents types de logements - locatifs ou en propriété ; de grand standing ou sociaux - dans le cadre une opération unique, l'option a été prise, plutôt que s'appuyer sur une institution ou un promoteur, de faire appel à différents partenaires, y compris des investisseurs particuliers, au travers d'un découpage du bâtiment en parts correspondant à des niveaux d'investissement et des modes de vie différents. Par ce biais, l'ambition était aussi de redonner à une vaste population la capacité d'investir dans la ville, à son échelle et selon ses moyens, avec une valeur symbolique dans un environnement comme Paris, où le prix de la pierre demeure très élevé, chacun pouvant alors financer la ville qu'il souhaite faire exister.

Du point de vue de l'architecture, le projet a été conçu pour exprimer, par son image même, le concept de diversité retenu. Le bâtiment a pour cela été imaginé comme un collage de différentes formes architecturales (voir photo 2 supra ), anciennes ou contemporaines, représentatives des différentes manières d'habiter la ville, avec des immeubles, des villas, des constructions modernes, des bâtiments très qualifiés ou standard, des terrasses, des balcons, des logements sous les toits, des appartements traversants, etc.

Un « immeuble village » est ainsi né, autorisant près de cent cinquante manières de vivre différentes, avec une réelle mixité, y compris au sein d'une même cage d'escalier - ce qui existait d'ailleurs du temps de la ville traditionnelle -, et la possibilité d'y partager des valeurs de solidarité. Pour développer une réelle mixité de loyers, les référents minimum et maximum de la loi Alur ont semblé pouvoir constituer un outil précieux (voir photo 3 supra ).

Au travers de ce projet, il s'est agi de changer le paradigme de la conception des bâtiments dans la ville, reposant généralement sur un donneur d'ordre, un maître d'oeuvre et un résultat obtenu graduellement, pour aller vers un mode de fabrication plus collaboratif, en termes de financement et de mobilisation des acteurs, et horizontal, afin que les expériences et les savoir-faire puissent être utilisés de manière plus dynamique pour enrichir la qualité de la proposition.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page