B. UN ACCORD QUI NE FONCTIONNE PAS COMME PRÉVU

1. Une combinaison d'effets

Alors même que le dispositif de renvoi a été jusqu'à présent peu appliqué, l'accord a participé à l'effet attendu en terme de flux. Quels ont été les canaux de transmission ?

Tout porte à croire que la diffusion rapide du message dissuasif - tant par les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille, qu'à travers le plan de communication mis en oeuvre par la Commission européenne - que la voie de passage par les hotspots était fermée et que les migrants tentant la traversée risquaient d'être renvoyés, a joué à plein.

Et ce d'autant plus que les frontières avaient été fermées unilatéralement , quelques semaines avant l'entrée en vigueur de l'accord, par les pays situés sur la « route des Balkans ». De fait, les flux avaient déjà amorcé leur décrue à compter de début mars, preuve que l'information avait commencé à circuler. L'accord du 18 mars 2016 vient donc consolider la fermeture de la route vers l'Europe via la Grèce.

Néanmoins, comme l'a souligné M. David Skuli, la réduction significative des traversées est aussi liée aux contrôles accrus exercés par les garde-côtes turcs sur les départs et les activités des passeurs, sous l'effet des consignes de fermeté passées par les autorités.

Il faut noter, à cet égard, que la Turquie a créé récemment des unités de lutte contre l'immigration irrégulière au sein de sa police et de sa gendarmerie , ainsi qu'un service équivalant de l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST) en France. L'UE a financé l'acquisition par les garde-côtes de bateaux rapides et de systèmes de radar mobiles par l'attribution d'une enveloppe de 14 millions d'euros.

La Turquie a également renforcé sa coopération policière avec l'UE et les États membres.

S'agissant de l'UE, cela s'est notamment concrétisé par l'échange d'officiers de liaison . Depuis le 1 er avril 2016, un officier de liaison de Frontex a été nommé à Ankara, alors qu'un officier de liaison turc devait être détaché au siège de Frontex. Europol accueille également un officier de liaison turc depuis le 2 mai 2016.

La coopération bilatérale entre la Grèce et la Turquie s'est accrue, les autorités grecques et turques échangeant désormais régulièrement des informations.

Le directeur central de la PAF a souligné, quant à lui, les progrès de la coopération policière avec les Turcs, à travers des échanges d'officiers, le partage d'informations et la mise au point d'un programme de lutte contre la fraude documentaire.

Il faut également souligner l'impact de la surveillance maritime exercée par Frontex (opération Poséidon en Grèce et opération Triton en Méditerranée centrale, dont le périmètre a été étendu à une partie de la mer Adriatique entre la Grèce, l'Italie et l'Albanie) ainsi que par la mission de l'OTAN en mer Égée .

La mission de surveillance de l'OTAN en mer Égée

Sur une initiative germano-turque, soutenue par la Grèce, les ministres de la Défense de l'OTAN ont accepté, le 11 février 2016, d'impliquer l'Alliance Atlantique dans la gestion de la crise des réfugiés et des migrants , à travers une mission de surveillance et de recueil de renseignement sur les flux illégaux de migrants en mer Égée. Les modalités ont été précisées dans une décision du Conseil de l'Atlantique Nord (NAC) du 25 février 2016. La mission prévoyait également des activités de surveillance de la frontière terrestre turco-syrienne par des moyens ISR (Intelligence, Surveillance and Reconnaissance), auxquelles il n'a pas été donné de suite, faute de précision de la part de la Turquie.

Cette intervention repose sur les moyens du deuxième groupe maritime permanent de l'OTAN (SNMG 2) renforcés par une génération de forces supplémentaires. Au 24 mai 2016, huit bâtiments étaient affectés à l'opération dont la zone d'activité recouvre la partie orientale de la mer Égée, de l'Ile de Lesbos à l'Ile de Rhodes. En pratique, son activité s'est jusqu'à présent surtout concentrée autour de Lesbos, dans les eaux territoriales grecques et turques.

Les migrants venant de Turquie éventuellement recueillis par l'OTAN en vertu du droit international (obligation de sauvetage) sont en principe remis à la Turquie.

Une coordination est assurée avec FRONTEX et un partage d'information avec l'opération EURONAVFOR MED SOPHIA en Méditerranée centrale.

L'un des objectifs de l'opération est de faciliter la coopération et l'échange d'informations entre la Grèce et la Turquie , toutes deux membres de l'OTAN, ce qui ne pouvait se faire dans le cadre de FRONTEX, la Turquie n'étant pas membre de l'UE.

Enfin, il faut insister sur les mesures prises par la Turquie pour tarir les flux entrants sur son territoire . En effet, comme l'a souligné un interlocuteur rencontré lors de notre déplacement en Turquie, la plupart des migrants qui ont gagné l'Europe entre août 2015 et février 2016 ne venaient pas de Turquie mais de pays tiers comme le Liban ou directement de Syrie. La Turquie a donc progressivement fermé sa frontière (911 kilomètres) avec la Syrie , seules les personnes exigeant des soins médicaux urgents étant autorisées à passer.

Par ailleurs, elle a imposé, à compter du 8 janvier 2016, une obligation de visas aux Syriens en provenance d'États tiers par voie maritime ou aérienne, qui a permis de stopper les arrivées en provenance de Jordanie et du Liban. Elle a également supprimé le 5 février 2016 la possibilité pour les Irakiens d'obtenir un visa à la frontière terrestre.

2. Un dispositif de renvois inopérant

Le paradoxe de la mise en oeuvre de cet accord est que la pièce maîtresse sur laquelle il est fondé, c'est-à-dire le dispositif de renvoi des migrants arrivés dans les hotspots grecs après le 20 mars 2016, ne fonctionne pas.

Au 15 juin 2016, seuls 462 migrants avaient été renvoyés en Turquie sur le fondement de l'accord , alors que 8 500 se trouvaient alors dans les îles. Sur ces 462, 31 étaient des Syriens ayant choisi le retour volontaire, les autres étant des Pakistanais, Afghans, Bangladais et Iraniens ainsi que d'autres nationalités n'ayant pas demandé l'asile.

Au 26 septembre dernier , 578 avaient été renvoyés, soit 116 de plus, parmi lesquels des Pakistanais, des Algériens, des Égyptiens, des Marocains, des Yéménites, des Irakiens, des Libanais et des Palestiniens, dont la demande d'asile a été refusée, qui l'avaient retirée ou qui n'avaient pas demandé l'asile.

Au 7 octobre 2016 , selon les derniers chiffres disponibles, il avait été procédé à 633 renvois dont aucun à la suite d'une décision d'irrecevabilité à l'asile .

Cette situation tient d'abord à l' engorgement du système d'asile grec , déjà sous pression auparavant, qui s'est trouvé brutalement confronté à la nécessité de traiter le très grand nombre de demandes d'asile déposés dans les hotspots . En effet, la perspective d'être renvoyés en Turquie a incité tous les migrants présents dans les îles, sous l'influence des ONG, à demander l'asile en Grèce. Quelque 16 000 demandes d'asile ont ainsi été déposées dans les hotspots depuis le 20 mars, dont 4 000 seulement ont été traitées. Environ 12 000 demandes concernant des migrants arrivés après l'entrée en vigueur de l'accord sont donc en attente d'être traitées.

Si l' EASO apporte une aide à l'examen de la recevabilité des demandes d'asile, ce soutien opérationnel n'atteint pas le niveau souhaité du fait du nombre insuffisant d'experts (officiers de protection) envoyés par les États membres . À ce jour, l'agence ne dispose que d'une quarantaine d'experts , alors que 400 avaient été demandés en mars, la France et l'Allemagne s'engageant à en mettre chacune une centaine à disposition. Il faut noter, à cet égard, le refus de l'OFPRA de participer à ce dispositif, son directeur ayant indiqué lors de son audition que celui-ci ne relevait pas des missions incombant à son organisme.

Le directeur du centre de formation, de qualité et d'expertise de l'EASO, rencontré par votre mission lors de son déplacement à Athènes, a insisté sur le profil inadapté des personnes qui lui sont adressées (fonctionnaires ne parlant pas anglais ou ne connaissant pas le droit d'asile), les difficultés posées par leur important turn-over et le refus de certains États - comme le Danemark - de participer au dispositif en raison des conditions dégradées de sécurité dans les hotspots .

De fait, le rythme d'examen des demandes demeure particulièrement lent alors même que la législation grecque sur l'asile a été modifiée en avril dernier , en vue de réduire à quinze jours le délai de traitement des demandes d'asile.

Mais au-delà d'un problème de capacité, la principale difficulté sur laquelle achoppe le dispositif de renvoi est la réticence du service d'asile grec à prononcer des décisions d'irrecevabilité à l'asile sur le fondement de la notion de « pays tiers sûr » .

Ainsi, jusqu'à récemment, non seulement la plupart des décisions rendues 21 ( * ) déclaraient recevables les demandes d'asile, mais les rares décisions d'irrecevabilité étaient systématiquement infirmées par des comités d'appel se refusant à considérer la Turquie comme un « pays de premier asile » ou un « pays tiers sûr » au sens de la directive relative aux procédures d'asile.

Depuis lors, plusieurs mesures ont été prises. En premier lieu, l'UE a pris officiellement position afin d'attester que les garanties de protection en Turquie étaient suffisantes et d'inciter le service de l'asile grec à prendre, dans le cadre d'un examen individuel des demandes, davantage de décisions d'irrecevabilité. La Commission européenne a ainsi transmis à la Grèce une évaluation des mesures prises récemment par la Turquie, que les États membres ont déclaré partager lors du Conseil « Justice et affaires intérieures » du 20 mai 2016.

Par ailleurs, une réforme concernant l es comités d'appel est intervenue au mois de juin dernier . Six nouveaux comités d'appel (treize étant prévus au total), coiffés par une autorité des recours 22 ( * ) , sont désormais exclusivement dévolus au traitement des demandes d'asile déposées dans les îles grecques (ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent, les précédents comités ayant également à traiter le stock d'appels des autres demandes d'asile en Grèce). Ils sont en place depuis le 20 juillet 2016.

Leur composition a également été modifiée . Chaque comité d'appel, qui comprenait un fonctionnaire grec, un représentant du HCR et un représentant de la commission nationale des droits de l'homme, généralement émanant d'une ONG, se compose désormais de deux juges administratifs grecs et d'une personne proposée par le HCR. En cas de rejet de l'appel, les demandeurs d'asile gardent la possibilité de faire un recours devant la cour administrative d'appel pendant deux mois, ce recours n'étant toutefois pas suspensif et ne faisant pas obstacle au renvoi.

Enfin, il a été décidé de traiter au fond - et non en recevabilité - les demandes d'asile pour les nationalités ayant peu de chance d'obtenir l'asile , compte tenu de leur caractère essentiellement dilatoire, l'EASO étant autorisé à apporter son soutien à l'État grec pour l'examen au fond de ces demandes. Si elle répond à un souci d'efficacité, cette décision paraît s'apparenter à une stratégie d'évitement, eu égard à la difficulté à prononcer les décisions d'irrecevabilité et à appliquer la notion de « pays tiers sûr » comme le prévoyait l'accord .


* 21 71 % des décisions rendues au 28 septembre (2 195 sur 3 069) sont des décisions de recevabilité.

* 22 Dont une délégation de la mission a rencontré la directrice, Mme Koutrouba, lors de son déplacement en Grèce le 1 er juillet dernier.

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