N° 249

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2012-2013

Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 décembre 2012

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires sociales (1) relatif à la prise en charge psychiatrique des personnes atteintes de troubles mentaux ,

Par M. Alain MILON,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : Mme Annie David , présidente ; M. Yves Daudigny , rapporteur général ; M. Jacky Le Menn, Mme Catherine Génisson, MM. Jean-Pierre Godefroy, Claude Jeannerot, Alain Milon, Mme Isabelle Debré, MM. Jean-Louis Lorrain, Jean-Marie Vanlerenberghe, Gilbert Barbier , vice-présidents ; Mmes Claire-Lise Campion, Aline Archimbaud, Catherine Deroche, M. Marc Laménie, Mme Chantal Jouanno , secrétaires ; Mme Jacqueline Alquier, M. Jean-Paul Amoudry, Mmes Natacha Bouchart, Marie-Thérèse Bruguière, M. Jean-Noël Cardoux, Mme Caroline Cayeux, M. Bernard Cazeau, Mmes Karine Claireaux, Laurence Cohen, Christiane Demontès, MM. Gérard Dériot, Jean Desessard, Mmes Muguette Dini, Odette Duriez, Anne Emery-Dumas, MM. Guy Fischer, Michel Fontaine, Mme Samia Ghali, M. Bruno Gilles, Mmes Colette Giudicelli, Christiane Hummel, M. Jean-François Husson, Mme Christiane Kammermann, MM. Ronan Kerdraon, Georges Labazée, Jean-Claude Leroy, Gérard Longuet, Hervé Marseille, Mmes Michelle Meunier, Isabelle Pasquet, M. Louis Pinton, Mmes Gisèle Printz, Catherine Procaccia, MM. Henri de Raincourt, Gérard Roche, René-Paul Savary, Mme Patricia Schillinger, MM. René Teulade, François Vendasi, Michel Vergoz, Dominique Watrin .

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Il y a quelque paradoxe à présenter un nouveau rapport relatif à la prise en charge psychiatrique des personnes atteintes de troubles mentaux. En effet, peu de sujets ont fait l'objet d'autant de rapports parlementaires, des juridictions et corps de contrôles et de comités d'experts. Le dernier rapport en date, celui de la Cour des comptes 1 ( * ) , va jusqu'à présenter un tableau comparatif des propositions faites par les différents auteurs et relève leur grande convergence, pour ne pas dire leur quasi-identité. Il est vrai que certaines mesures isolées, sans doute mal présentées ou mal comprises, ont fait polémique, masquant l'ampleur du consensus.

Le diagnostic, donc, est porté. Pourtant presque aucune des décisions préconisées n'a été prise.

Ces dernières années, des événements dramatiques ont régulièrement placé le problème de santé mentale au coeur de l'actualité : mal-être au travail lié au stress, évaluation de la dangerosité des malades, prise en charge de l'autisme. Mais le Gouvernement précédent n'a présenté au Parlement qu'un projet de loi relatif à l'hospitalisation sans consentement, ayant choisi de focaliser son attention sur la question de la dangerosité, focalisation que nous avions à l'époque dénoncée comme excessive. Néanmoins, il avait également une vision plus large : deux plans de santé mentale ont ainsi été élaborés, le premier pour 2005-2008 et le second pour 2011-2015, dont le programme de mise en oeuvre est paru le 29 février 2012. C'est sur ces plans que repose aujourd'hui l'essentiel de l'action publique. Malgré nos demandes répétées, aucune concertation nationale avec les acteurs de la psychiatrie et de la santé mentale n'a été engagée, ni aucun projet de loi relatif à la santé mentale déposé.

Il convient de s'interroger sur les raisons de cette inaction. Etait-elle liée à l'idée que les préconisations du plan de santé mentale 2005-2008 seraient suffisantes ? Le rapport du Haut Conseil de la santé publique 2 ( * ) et celui de la Cour des comptes ont dressé un bilan exhaustif et finalement en demi-teinte des réalisations liées au plan. Trois problèmes ressortent particulièrement : l'absence de connaissances exactes tant sur la prévalence des troubles relevant de la psychiatrie que sur l'activité des équipes et des structures ; le cloisonnement persistant des soins à toutes les étapes de la prise en charge et spécialement entre psychiatrie et médecine générale ; enfin, l'absence de politique d'innovation et d'amélioration des soins.

Il faut incontestablement une nouvelle impulsion politique sur ce sujet. On pourrait penser que le Gouvernement actuel n'aura qu'à choisir parmi les préconisations déjà formulées pour présenter une politique de lutte contre les troubles mentaux qui s'intègre enfin à la politique de santé publique dans son ensemble. L'annonce d'une nouvelle loi de santé publique semble ouvrir cette possibilité.

Votre rapporteur craint cependant que les difficultés qui ont amoindri la force d'initiative du Gouvernement précédent n'entravent l'action du nouveau. Un élément paraît primordial : l'absence de consensus entre les acteurs, très divers, de la prise en charge des troubles mentaux . Incontestablement aucune démarche de rapprochement des points de vues n'a été entreprise avec les professionnels, Il est vrai que la tâche paraît particulièrement difficile. Aucune proposition dans le domaine de la prise en charge psychiatrique, exceptée peut-être l'augmentation des moyens qui lui sont dévolus, ne peut être formulée sans déclencher des protestations et des campagnes d'opinion dont les termes, rapidement excessifs, tendent à garantir le maintien du statu quo .

Il est vrai que la situation actuelle peut paraître largement préférable à une réforme mal conçue ou aux demi-mesures qui ont déjà été prises . La prise en charge psychiatrique française a été refondée en 1960 avec la création des secteurs sur des valeurs qui conservent toute leur actualité et qui constituent la motivation en même temps que l'identité d'une très grande majorité des soignants. En outre, malgré les défauts dénoncés, le système parvient, grâce à l'implication de l'ensemble des personnels, à prendre en charge la plupart des malades.

Mais le statu quo n'offre que l'illusion du maintien des principes fondateurs. Parmi les nombreux rapports déjà existants, celui que j'ai présenté au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des politiques de santé (Opeps) dénonçait l'état d'abandon des malades et des soignants en l'absence d'une politique claire et déterminée d'amélioration de la prise en charge psychiatrique. Abandon, parce que la liberté d'innovation du praticien et l'autonomie du malade, auxquelles nous sommes tous attachés, se heurtent quotidiennement à l'absence de diffusion des meilleures pratiques, qui empêche le progrès des soins, et au défaut de suivi thérapeutique, qui fait peser sur l'entourage des malades la charge parfois écrasante d'une rechute .

Le rapport de l'Opeps, publié en 2009, faisait le constat que la psychiatrie française, longtemps stigmatisée parmi les disciplines médicales, était en mesure aujourd'hui de devenir une médecine de pointe. C'est ce projet ambitieux et porteur d'avenir qu'il convient de présenter aux professionnels de santé, aux patients et à leurs familles. Le présent rapport se propose d'en étudier les modalités, au-delà d'un engouement contemporain pour la santé mentale, à plusieurs égards néfaste.

Légende du tableau ci-après

I. ÉVALUER DE MANIÈRE JUSTE LA PRÉVALENCE DES TROUBLES MENTAUX

La prise en charge psychiatrique des personnes atteintes de troubles mentaux se distingue de la question de la santé mentale à un double titre.

Tout d'abord, la notion de prise en charge psychiatrique fait référence à la prise en charge sanitaire des troubles mentaux. Celle-ci, chacun le sait, n'est pas la seule dimension de ces troubles. Certains tendent même à penser qu'elle n'est pas leur aspect le plus important. Incontestablement, éviter la désinsertion sociale des malades ou permettre leur réinsertion et développer les alternatives à l'hospitalisation sont des objectifs de première importance quand il est question de troubles mentaux. Mais, pour votre rapporteur, l'approche sociale ne saurait suffire et seule une prise en charge médico-sociale, intégrant donc un suivi psychiatrique, peut véritablement permettre aux malades de mener l'existence la plus épanouie possible .

Ensuite, la prise en charge psychiatrique se concentre sur les pathologies . Notons que si la notion de troubles mentaux exclut a priori les troubles du comportement, comme l'anorexie, et les troubles envahissant du développement, comme l'autisme, ce rapport y fera néanmoins référence en tant que de besoin. Le point essentiel est que la prise en charge psychiatrique n'aborde pas la question de la santé mentale positive, du « bien-être », au sens de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et, d'autre part, que dans le champ de la « mauvaise » santé mentale, elle ne s'intéresse qu'aux troubles plus sévères, qui relèvent au moins pour partie des indications thérapeutiques médicales et qui ne peuvent relever exclusivement des autres formes de thérapeutiques.

Il convient donc d'interroger la popularité actuelle du concept de santé mentale , qui s'allie souvent à une contestation de la psychiatrie comme thérapeutique. Celle-ci ne doit pas masquer l'ampleur des besoins médicaux spécialisés.

A. L'ENGOUEMENT POUR LE CONCEPT DE SANTÉ MENTALE...

La prise en charge psychiatrique fait l'objet d'attaques qui tendent à dissoudre les troubles mentaux dans un problème beaucoup plus large, celui du mal-être, qui ne relève pas de la médecine mais d'une approche sociale .

1. Un concept qui s'inscrit dans une vision globalisante et socialisante de la santé

La notion de santé mentale est issue de la convention constitutive de l'OMS de 1948 ; elle a ensuite été précisée et diffusée par l'OMS et ses organisations régionales au cours des dix dernières années 3 ( * ) . Elle s'intègre à l'approche globale des problématiques de santé qui caractérise cette institution internationale : la santé est caractérisée par un « état de complet bien-être physique, mental et social et non par la simple absence de maladie », de même « la santé mentale est un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté ». Cette définition passe donc sous silence tout aspect médical pour souligner les facteurs et les conséquences sociales de la santé mentale, présentée comme « le fondement du bien-être d'un individu et du bon fonctionnement d'une communauté 4 ( * ) ».

La Commission européenne a repris cette notion dans son Livre Vert sur la santé mentale, publié en 2005 5 ( * ) . Au prix d'une certaine confusion des concepts, elle estime que « Les troubles mentaux ( qui se manifestent le plus souvent par l'anxiété et la dépression ) n'affectent pas seulement la vie des malades : ils représentent aussi un coût considérable pour la société et l'économie, surtout en matière d'éducation, de soins de santé et de justice. Il s'agit d'un des principaux motifs de demande de congé de maladie, de retraite anticipée ou de pension d'invalidité ». La mauvaise santé mentale y est donc estimée au travers des troubles anxiodépressifs dont la prévalence et le coût apparaissent comme exorbitants. Le Livre Vert l'évalue pour 2004 à 235 euros par habitant de l'Union.

En France, la direction générale de la santé (DGS) a partiellement adopté la notion de santé mentale, tout en maintenant celle de troubles mentaux. Dans les informations communiquées à la Cour des comptes, elle estime ainsi qu'« environ 30 % de la patientèle des médecins généralistes souffrirait de troubles psychiatriques ou relatifs à leur santé mentale ».

L'approche en matière de santé mentale tend en fait à reléguer les troubles mentaux relevant d'un traitement psychiatrique au rang d'épiphénomènes au sein d'un problème de santé beaucoup plus large.

Tout d'abord, les études estimant la prévalence des troubles mentaux reposent de plus en plus sur une acception large . Un article, publié en septembre 2011 dans la Revue européenne de neuropsychopharmacologie, affirmait ainsi que chaque année, 38,2 % de la population européenne souffre d'un trouble mental 6 ( * ) . Un rapport du Department of Health des Etats-Unis estime pour sa part qu'en 2011, 45,6 millions de personnes de plus de dix-huit ans, soit 19,6 % de la population adulte du pays, ont souffert d'une maladie mentale 7 ( * ) . Or, l'étude européenne inclut la dépression, la démence, l'usage d'alcool et le stress mesuré par le nombre d'attaques cardiaques. Le rapport publié aux Etats-Unis comprend pour sa part l'ensemble des pathologies contenues dans le référentiel publié par l'association américaine de psychiatrie dans sa version publiée en 1994 et connu sous le nom de DSM-IV 8 ( * ) .

Un exemple des maladies comprises dans le cadre d'une approche
en termes de santé mentale

Par ailleurs, ainsi que le souligne le rapport du Centre d'analyse stratégique, La santé mentale, l'affaire de tous 9 ( * ) , « ce ne sont pas forcement les mêmes facteurs qui sous-tendent l'absence de troubles mentaux et la santé mentale positive ». De plus, « la maladie mentale et la santé mentale ne sont pas mutuellement exclusives : une personne souffrant d'une maladie mentale peut jouir par d'autres aspects d'une santé mentale positive ». L'action sur les causes de la dépression et donc sur le stress, la promotion de l'autonomie et du développement personnel paraissent donc porteuses d'un niveau de bien-être plus élevé que la seule prise en charge psychiatrique.

La santé mentale tend en effet à se confondre avec la capacité à mener une vie sociale. Le Haut Conseil de la santé publique, analysant la notion, note que « la socialité est au coeur de la santé mentale car elle fait partie du diagnostic (par exemple, un excès de culpabilité dans la mélancolie qui inhibe le patient ou, au contraire, une insuffisance de culpabilité dans les troubles des conduites) ». A partir de cet élément fondamental, le HCSP distingue deux acceptions du terme. Il est tout d'abord employé pour encourager la désinstitutionalisation du traitement psychiatrique et le développement des compétences sociales des malades afin de faciliter leur réinsertion. « De là, affirme le Haut Conseil, la préoccupation constante d'une articulation entre le sanitaire et le social, et le constat récurrent de son insuffisance ». L'autre emploi du terme est bien plus vaste : la santé mentale englobe alors tant les maladies mentales que « l'équilibre psychologique de l'individu ». « La conséquence est la montée de la préoccupation pour la souffrance psychique dans nos sociétés » : « la souffrance psychique était un aspect de la maladie mentale. C'est désormais l'inverse ».

La notion de santé mentale et celle de santé mentale positive, sans pathologie, s'inscrivent donc dans le cadre de la promotion du bien-être de l'individu au sein de la société. A ce titre, elles peuvent incontestablement être porteuses de progrès pour les personnes qui souffrent et pour la collectivité dans son ensemble. Elles ne sont pourtant pas exemptes de dangers. D'une part, elles tendent à s'appuyer sur les pratiques non médicales pour promouvoir la confiance de l'individu en lui-même et ses capacités sociales. Or, si des professionnels de grande qualité peuvent fournir des conseils aux personnes qui le souhaitent, le centre d'analyse stratégique relève que les personnes au niveau de diplôme les plus faibles sont séduites par des pratiques comme le coaching dont on sait qu'elles peuvent comprendre des éléments déviants voire sectaires.

Par ailleurs, ainsi que le soulignait le philosophe rationaliste Anthony Flew dans son ouvrage classique sur la maladie mentale 10 ( * ) , plus la définition de la santé mentale est vaste, plus elle tend à se confondre avec le comportement social dominant . Celui-ci, jugé désirable, risque de devenir une norme à laquelle chacun doit se conformer, au détriment de la liberté individuelle. La caractérisation des pathologies mentales selon des critères médicaux et avec les indications les plus précises possibles de traitement est la garantie que le concept de santé mentale ne deviendra pas un nouveau mode de contrôle social.

Enfin, il n'est absolument pas prouvé qu'une société harmonieuse serait exempte de maladies mentales. En effet, si la part des facteurs environnementaux est incontestable, elle ne peut être considérée comme exclusive.

La psychiatrie et les psychiatres n'ont pas vocation à traiter l'ensemble du mal-être social. Dans son domaine de compétence, les pathologies mentales, la psychiatrie doit permettre une approche équilibrée entre les traitements médicaux et les autres formes de prise en charge.

2. Une remise en cause de la psychiatrie

Les Etats-Unis concentrent 49 % des publications en matière de recherche en psychiatrie . La discipline est particulièrement présente dans la vie sociale. C'est peut-être pour cette raison que les contestations les plus radicales de la prise en charge psychiatrique sont également formulées dans ce pays. Elles rejoignent les inquiétudes de nombreuses personnes, dont des praticiens en France.

Cette remise en cause est ancienne 11 ( * ) mais la critique la plus radicale, en même temps que la plus construite, de la psychiatrie a été portée par Marcia Angell, connue pour sa dénonciation de l'influence des firmes pharmaceutiques sur la médecine, dans une série d'articles publiés en 2011 12 ( * ) . La première remise en cause est celle de la prévalence des pathologies mentales, spécialement s'agissant des troubles du comportement chez les enfants et adolescents. Marcia Angell note ainsi que le nombre d'allocations versées par l'Etat fédéral en raison d'un handicap mental a été multiplié par trente-cinq en vingt ans pour les mineurs, plaçant la maladie mentale en tête des causes de handicap pour les enfants .

a) La prévalence

A partir de l'idée que la prévalence actuelle des maladies mentales est surestimée, ce sont les modalités de définition des pathologies mentales qui sont remises en cause. La maladie mentale, aux Etats-Unis, est en effet diagnostiquée sur la base de symptômes, c'est-à-dire de manifestations subjectives de la maladie , comme la douleur, et de comportements et non de signes, qui sont des manifestations objectives, comme une inflammation. La psychiatrie se distingue ainsi des autres disciplines médicales en ce que la plupart des maladies traitées par les autres spécialités produisent des signes physiques et des résultats biologiques ou radiologiques anormaux, en plus de symptômes.

Il n'est dès lors pas étonnant que la révision en cours du guide de diagnostic établi par l'association américaine de psychiatrie , qui doit s'achever en mai 2013, fasse l'objet de débats importants. Ce manuel, le DSM V, est appelé à faire référence, notamment pour la publication dans les revues internationales , comme ses précédentes versions depuis la troisième qui, en 1980, était publiée avec l'intention de rompre avec l'approche freudienne de la maladie mentale et « de clarifier pour tous ceux qui pourraient avoir un doute, que la psychiatrie est une spécialité de la médecine » 13 ( * ) . Son champ d'application de plus en plus large fait cependant l'objet de contestations. En dernier lieu, les critères d'inclusion de symptômes et de pathologies dans différents « spectres » de maladies comme l'abus de substance ou l'autisme ont entrainé des controverses nombreuses. D'après Bernard Gibello, président de l'Association française de psychiatrie, le diagnostic DSM-IV de l'autisme est porté aujourd'hui deux cents fois plus souvent qu'avec les critères de la classification française des troubles mentaux de l'enfant et de l'adolescent (CFTMEA).

Les critiques concernant la révision du DSM ont peut-être été accentuées par le souhait d'ouverture et de transparence des commissions de spécialistes en charge de la nouvelle édition du guide. Plusieurs périodes destinées à la réception de commentaires des professionnels de santé mais aussi des malades, des familles et des associations ont été organisées générant plusieurs dizaines de milliers de réponses. La critique fondamentale adressée au DSM reste cependant que l'évolution des critères de diagnostic et de la catégorisation même des maladies serait en définitive moins liée aux connaissances scientifiques qu'aux offres de traitement, c'est-à-dire principalement aux produits de l'industrie pharmaceutique. Il convient cependant de noter que l'équipe en charge de la révision du DSM a affirmé à plusieurs reprises que les traitements médicamenteux n'étaient pas la seule indication possible pour la prise en charge des troubles mentaux.

b) Les médicaments.

Les traitements médicamenteux font pour leur part l'objet d'une triple contestation :

- sur leur efficacité ;

- sur le rapport bénéfice-risque ;

- sur leur lien avec des théories non prouvées sur l'origine des troubles mentaux.

Les années 1950 ont vu une transformation des modalités de prise en charge psychiatrique suite à la mise sur le marché de quatre nouvelles molécules, la chlorpromazine en 1954, le méprobamate en 1955, l'iproniazid en 1957 et la première benzodiazépine, la chlordiazépoxyde, en 1958. Ces molécules, agissant comme calmant ou comme stimulant, permettent de réduire les symptômes les plus visibles de certains troubles mentaux. Elles limitent voire éliminent la nécessité de contrainte et d'isolement et ouvrent la perspective d'un traitement ambulatoire des malades, mis en place dans les années 1960.

L'efficacité réelle de certains médicaments utilisés aujourd'hui a cependant été remise en cause à partir d'une analyse de l'ensemble des essais cliniques disponibles. Un chercheur 14 ( * ) affirme ainsi qu'une fois éliminés les biais méthodologiques des études cliniques, il apparaît que plusieurs gammes d'antidépresseurs ont un effet clinique à peu près équivalent au placebo. Dès lors que leur efficacité est considérée comme faible, le rapport bénéfice/risque des médicaments psychiatriques devient défavorable. Comme l'indique le rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des politiques de santé sur le bon usage du médicament psychotrope 15 ( * ) , même si les nouvelles classes de médicaments ont des effets secondaires moindres que leurs prédécesseurs, leur ampleur exacte n'est pas connue avec certitude en raison d'études pharmaco-épidémiologiques insuffisantes.

L'Igas 16 ( * ) relève néanmoins que les neuroleptiques classiques provoquent « des syndromes extrapyramidaux (tremblements, hypertonie et akinésie) dont l'importance dépend de la dose administrée et qui disparaissent à l'arrêt des traitements, des dyskinésies tardives (20 % à 40 % des traitements prolongés), des crises convulsives, de l'hypotension orthostatique », ainsi que des effets plus rares. Les neuroleptiques de seconde génération génèrent peut-être moins d'effets neurologiques mais « entraînent des effets métaboliques (prise de poids, obésité, diabète, hyperlipémies, dysfonctions sexuelles, hyperprolactinémie, constipation) ainsi que des risques cardiaques accrus ».

De plus comme le relève l'expertise collective de l'Inserm sur les médicaments psychotropes 17 ( * ) : « D'après les études internationales, chez les patients suivis pour des troubles psychiatriques, la prévalence de la dépendance aux médicaments psychotropes semble plus élevée qu'en population générale et des facteurs de risque communs (biologiques ou sociaux) sont suspectés dans cette population ».

Plus fondamentalement, le développement des médicaments psychiatriques a accompagné, et non limité, l'essor de la prévalence des troubles mentaux , ce qui peut être considéré comme un échec. Le directeur du National Institute of Mental Health , chargé de la politique fédérale de santé mentale aux Etats-Unis, constate ainsi que malgré le « boom » des médicaments psychotropes depuis cinquante ans - ils représentent un chiffre d'affaires de 25 milliards de dollars en 2011 aux Etats-Unis -, il n'y a eu aucun impact significatif sur la morbidité, mesurée par la prévalence, ou la mortalité, mesurée par le taux de suicide 18 ( * ) .

c) Les thérapies

La prise en charge psychiatrique est accusée d'être peu efficace, insuffisamment rigoureuse et donc sujette aux « effets de mode » en matière thérapeutique.

De ce point de vue, l'hypothèse de l'origine neurologique des troubles mentaux, qui sous-tend l'approche anglo-saxonne contemporaine, est remise en question car aucune causalité n'a pu être établie entre les dysfonctionnements cérébraux relevés chez les malades et la maladie elle-même . Ainsi l'hypothèse d'un lien de causalité entre dopamine et schizophrénie, particulièrement développée dans les années 1960, n'a pu être prouvée de manière empirique 19 ( * ) . Les variations par rapport à la normale du taux de dopamine chez les malades peuvent apparaître tout autant comme une cause que comme une conséquence ou une coïncidence avec la maladie. De manière significative, le rôle de la dopamine dans l'action des neuroleptiques a pour sa part été scientifiquement validé.

Les théories psychiatriques fondées sur la biologie ont par le passé déjà été répudiées faute d'assises scientifiques suffisantes. Elles ont néanmoins suscité pendant un temps au moins l'enthousiasme d'une partie des praticiens avec des conséquences parfois graves en matière de prise en charge et donc pour les patients. Juste avant l'essor des médicaments psychotropes, la chirurgie psychiatrique popularisée sous le nom de lobotomie était elle aussi largement pratiquée avec des indications de plus en plus larges, incluant notamment les troubles de l'alimentation, et un protocole léger au point de rendre l'opération possible sans l'intervention d'un chirurgien. La valeur de cette pratique était reconnue au-delà des seuls psychiatres comme en témoigne l'attribution du Prix Nobel de médecine pour 1949 à Antonio Egas Moniz pour « sa découverte de la valeur thérapeutique de la lobotomie dans certaines psychoses ». La lobotomie continue à être pratiquée dans certains pays dans des indications particulièrement réduites. Mais le recours à cette intervention utilisée sur plusieurs dizaines de milliers de patients a quasiment cessé dès lors que les traitements alternatifs sont apparus comme également efficaces et que ses fondements scientifiques et éthiques ont été remis en cause.

Incontestablement, les dérives de pratiques psychiatriques renforcent l'intérêt des prises en charge non physiquement invasives et donc de la psychanalyse : Winnicott fut d'ailleurs l'un des adversaires les plus connus et convaincants de la lobotomie 20 ( * ) . Ces dérives nourrissent par ailleurs le mouvement antipsychiatrique, sans toutefois apporter à elles seules la preuve qu'il existe une alternative complète à la prise en charge psychiatrique des troubles mentaux.

d) Des critiques injustes s'agissant de la psychiatrie française

Votre rapporteur ne peut que constater l'existence d'une spirale néfaste : l'extension du concept de santé mentale aux troubles du comportement dès le plus jeune âge a pour conséquence l'encombrement croissant des consultations en psychiatrie, une pression accrue sur les médecins pour poser rapidement un diagnostic et engager un traitement qui donne des résultats immédiats et, en réaction, l'émergence de contestations radicales de la psychiatrie.

Nombre des praticiens auditionnés ont insisté sur l'augmentation du nombre de consultations, spécialement en pédopsychiatrie, liées à des questions impliquant moins des troubles mentaux que des problèmes hétérogènes de nature sociale. Le Haut Conseil de la santé publique, à propos du cas d'un centre hospitalier, dresse le constat suivant : alors que sa population était composée en 1987 « pour 44 % par des personnes atteintes de schizophrénie (en incluant 10 % de délires chroniques), en 2002, le pourcentage passe à 29 % tandis que les troubles de l'humeur (n'apparaissant pas ou n'étant pas comptés en tant que tels en 1987) font 29 % ». Cette situation est vue comme entravant la prise en charge rapide des malades les plus lourds .

En effet, elle accentue le recours à la psychiatrie pour les malades que les autres branches de la médecine, voire que la société elle-même, délaissent. Comme l'a indiqué à votre rapporteur Anne Fagot-Largeault, professeur au Collège de France et ancien médecin psychiatre dans un service d'urgence hospitalière, « le diagnostic psychiatrique est trop souvent un diagnostic de secours (par défaut) ». La psychiatrie sert trop souvent de moyen aux autres services de médecine pour retirer de leur file active les patients dont les symptômes ne sont pas rapidement identifiables.

La psychiatrie se retrouve dès lors dans une situation difficile, appelée à devenir le bouc émissaire des échecs de la médecine et de la société en général . Une partie des critiques dont elle fait l'objet sont donc injustes, d'autant que la psychiatrie française se distingue par une plus grande prudence que la psychiatrie anglo-saxonne .

Notamment, les critiques adressées à une partie de la psychiatrie anglo-saxonne en raison de dérives sociales et économiques sans lien réel avec les besoins des malades ne sont pas applicables à l'ensemble des pratiques psychiatriques et des praticiens.

La psychiatrie française a par ailleurs été moins sensible aux effets de mode en matière théorique et thérapeutique. La définition de la psychiatrie comme thérapie de l'être et non d'un organe, à laquelle sont attachés la plupart des praticiens auditionnés par votre rapporteur, a ainsi empêché la focalisation exclusive sur la neurobiologie.

De même, ainsi que l'a souligné Caroline Eliacheff lors de son audition, la pédopsychiatrie, par exemple, s'est longtemps caractérisée par la volonté de ne pas fixer un diagnostic sur l'état d'un enfant et de commencer un traitement médicamenteux de manière trop précoce. La plupart des praticiens auditionnés par votre rapporteur lui ont indiqué les précautions que nécessitait le recours au DSM et leur préférence pour la classification des troubles mentaux proposée par l'OMS ou celle élaborée en France.

Les psychiatres français sont, à juste titre, soucieux de préserver la spécificité de leur approche qui, plus graduelle et limitée, est en même temps moins dangereuse pour les patients et plus respectueuse de leur autonomie. Le complément indispensable de cette spécificité est l'attachement aux progrès de la science et aux apports des publications internationales en matière de prise en charge.


* 1 L'organisation des soins en psychiatrie : les effets du plan psychiatrie et santé mentale (2005-2011), Rapport public thématique, décembre 2011.

* 2 Evaluation du plan psychiatrie et santé mentale 2005-2008, octobre 2011.

* 3 Notamment Murthy R. S., Bertolote J. M., Epping-Jordan J. et al., La santé mentale : nouvelle conception, nouveaux espoirs, Genève, OMS, 2001.

* 4 OMS, « La santé mentale : renforcer notre action », Aide-mémoire n° 220, septembre 2010.

* 5 Commission européenne, Livre Vert sur la santé mentale, « Améliorer la santé mentale de la population : Vers une stratégie de santé mentale pour l'Union européenne », 2005.

* 6 «The size and burden of mental disorders and other disorders of the brain in Europe 2010», H.U. Wittchene et al. European Neuropsychopharmacology, Volume 21, Issue 9, pages 655-679, September 2011.

* 7 Results from the 2011 National Survey on Drug Use and Health : Mental Health Findings,

U.S. department of health and human services, www.samhsa.gov.

* 8 Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.

* 9 Centre d'analyse stratégique, Rapport du groupe de travail présidé par Viviane Kovess-Masféty, Rapport n° 24, 2010.

* 10 Crime or disease, Macmillan, 1973.

* 11 Aux Etats-Unis, elle a été formulée en 1961 par Thomas Szasz, lui-même psychiatre, dans son ouvrage, « The myth of mental illness » qui dénonçait l'usage de la coercition comme méthode de traitement.

* 12 « The Epidemic of Mental Illness : Why ?», « The Illusions of psychiatry » et « The Illusions of Psychiatry : An exchange », The New-York Review of Books, 23 juin, 14 juillet et 18 août 2011.

* 13 Jack Weinberg, président de l'association américaine de psychiatrie en 1977, cité par Marcia Angell.

* 14 Irving Kirsch, The Emperor's New Drigs : Exploding the Antidepressant Myth, Basic Books, analysé par Marcia Angell dans « The Epidemic of Mental Illness : Why ? ».

* 15 Rapport sur le bon usage des médicaments psychotropes, par Mme Maryvonne Briot, deìputeìe, juin 2006.

* 16 Analyse d'accidents en psychiatrie et propositions pour les éviter, Dr Françoise Lalande, Carole Lepine, Mai 2011.

* 17 Inserm, Médicaments psychotropes, consummations et pharmacodépendances, 2012.

* 18 Thomas R. Insel, «Next-Generation Treatments for Mental Disorders», Science Translational Medicine, 10 octobre 2012, Vol. 14, n° 155.

* 19 Kenneth S. Kendler, Kenneth F. Schaffner, the dopamine hypothesis of schizophrzenia, 2011.

* 20 D.W. Winnicott, « Prefrontal leucotomy », The Lancet, 10 avril 1943 et « Ethics of Prefrontal Leucotomy », British Medical Journal, 25 août 1951.

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