XXI. AUDITION DE M. JEAN-FRANÇOIS DEHECQ, PRÉSIDENT DU COMITÉ NATIONAL DES ÉTATS GÉNÉRAUX DE L'INDUSTRIE

M. Martial Bourquin , président. - Au nom de l'ensemble de mes collègues, je tiens à vous remercier d'avoir accepté notre invitation. En tant que président du comité national des États généraux de l'industrie, votre audition dans le cadre de notre mission commune d'information sur la désindustrialisation des territoires - qui s'intéresse aussi bien aux causes de la désindustrialisation qu'aux remèdes à mettre en oeuvre pour une véritable réindustrialisation - est on ne peut plus pertinente. La France a en effet perdu entre 500 000 et 600 000 emplois industriels dans la période récente. Aussi nous souhaiterions vous interroger sur les pistes qu'il faudrait mettre en oeuvre, selon vous, pour donner sa chance à une véritable politique industrielle. Nous avons en effet souvent remarqué, au fil de nos auditions, que les politiques publiques peuvent parfois être en décalage avec la réalité des petites et moyennes entreprises.

M. Jean-François Dehecq . - Il faut bien reconnaître que le lancement des États généraux de l'industrie pouvait être vu de manière un peu caricaturale au début. En effet, le comité national des États généraux de l'industrie à Paris a mis en place une dizaine d'équipes pour réfléchir aux différentes problématiques comme les filières, le financement ou encore la formation. J'ai alors souhaité pousser ce système pour donner véritablement la parole aux régions, qui sont les acteurs incontournables en matière d'industrie. Très vite, ces dernières se sont autosaisies de ces problématiques via la création de correspondants et de quelque cent cinquante comités de réflexion locaux. Cette dynamique a eu la vertu de montrer que les forces vives du pays sont constituées largement par les petites et moyennes entreprises de province et qu'il y a une incompréhension entre ce qu'on pourrait appeler le « monstre » constitué par le regroupement à Paris de l'administration et des sièges sociaux des grandes entreprises, et les régions qui constituent les véritables foyers de vitalité.

Au-delà du rapport remis au nom des États généraux de l'industrie, il est nécessaire de poursuivre cette dynamique pour passer du discours aux actes, des « causeux » aux « faiseux ».

Pour dresser un rapide panorama de la politique industrielle dans notre pays, je voudrais dire que ma première réunion sur ce thème s'est déroulée à l'Elysée en 1962. Puis j'ai vécu les présidences du général de Gaulle et de Georges Pompidou : cette période a vu naître une vraie politique industrielle ambitieuse pour le pays, avec de grands projets nationaux, malgré quelques échecs comme par exemple le Plan Calcul en 1967. On a alors assisté à une profonde revitalisation du tissu industriel français. Puis s'est ouverte une période caractérisée par une absence de politique industrielle française et par un libéralisme qui se sont traduit par un retrait de l'Etat des affaires industrielles du pays. Dans les années 1980, des choses ont été faites, notamment grâce à Jean-Pierre Chevènement, mais la succession des nationalisations et des dénationalisations a empêché de fixer de grandes et claires orientations en matière industrielle.

J'ai ensuite monté le groupe Sanofi qui était au départ, je le rappelle, une société semi-publique. Au-delà du minimum de rentabilité qu'il fallait assurer pour mon entreprise, j'ai pu investir de façon conséquente dans la recherche. Sans être favorable aux nationalisations, je dois dire que j'ai pu développer avec l'État une véritable industrie pharmaceutique pour la France.

La construction européenne avait pour but de déplacer nos frontières. Mais les États membres ont très vite été embarqués dans le jeu de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a transformé les frontières de l'Union en une véritable « passoire », exposant ainsi l'industrie française et européenne à une concurrence évidemment inégale, notamment en matière de niveau des salaires et de conditions de travail. Entre 2000 et 2009, nous avons perdu environ 550 000 emplois industriels en France.

Si j'ai accepté la vice-présidence des États généraux de l'industrie, c'est que j'ai toujours été convaincu qu'il était possible de gérer une entreprise d'une certaine manière tout en gagnant de l'argent : une entreprise sert avant tout à faire vivre des femmes et des hommes, et pour cela, il faut gagner beaucoup d'argent. Viennent ensuite des éléments comme la créativité, l'innovation, la solidarité, l'audace et le courage. Et si j'ai réussi à me trouver à la tête d'une entreprise qui cumule aujourd'hui trente milliards d'euros de chiffre d'affaires, c'est que j'ai été stimulé par mes équipes. On m'a souvent reproché en effet d'accorder une trop grande place aux partenaires sociaux dans la gestion de mon entreprise. Ce qui m'a séduit en réalité avec les États généraux de l'industrie, c'est qu'en lieu et place des traditionnels face à face entre d'une part, les patrons et leurs salariés et d'autre part, l'État et les patrons, c'est un système qui a obligé les différents acteurs à parler ensemble pour trouver ensemble des points de convergence. Le principal point de convergence est que l'industrie est extrêmement importante et structurante pour le pays, bien davantage que les services. J'ai entendu dire qu'il était archaïque de parler d'industrie, que l'heure était à la civilisation de l'informatique, à la société des services. Je crois qu'il faut s'inscrire en faux avec de telles déclarations.

Que faut-il alors pour relancer l'industrie ? Je crois qu'il faut avant toute chose des priorités industrielles bien définies, c'est-à-dire qu'il faut éviter au maximum de disperser les efforts en ciblant précisément le financement sur les axes facteurs de développement. Parallèlement, il faut accompagner la disparition d'autres secteurs, qui ne sont plus porteurs de développement. Ces points étaient largement consensuels aux États généraux de l'industrie.

Ne perdons pas de vue par ailleurs que c'est l'industrie qui structure le contexte social : la plupart des progrès sociétaux sont en effet nés dans l'industrie. On observe malheureusement aujourd'hui un décalage complet entre les besoins de l'industrie et la formation dispensée par l'éducation nationale. Le collège unique a tué l'enseignement technique, qui était pourtant un foyer de promotion sociale et qui formait les élites industrielles du pays qui aujourd'hui manquent au pays. Les élites s'auto-recrutent aujourd'hui dans le même milieu social, ce qui crée un manque de dynamisme.

Mme Nathalie Goulet . - C'est de la consanguinité !

M. Jean-François Dehecq. - Il y a un autre point important qu'il ne faut pas perdre de vue : c'est que la France est connue aujourd'hui pour les produits qu'elle fabrique. L'image d'un pays à l'étranger est en effet très souvent liée à ce qu'il produit.

Le constat est donc évident : une industrie forte est nécessaire. Que faut-il donc voir dans les reculs de l'industrie française ? Je vois pour ma part deux éléments explicatifs principaux. Le premier élément est une très faible dynamique de l'investissement. En effet, pour bâtir des empires industriels, certains ingrédients sont indispensables parmi lesquels l'investissement, l'innovation et l'effort pour le financement industriel. Le second élément réside dans une image considérablement dégradée de l'industrie dans l'opinion publique. Or, pour pouvoir avoir une politique industrielle, il faut que la France aime à nouveau son industrie et que l'argent aille vers le financement de l'industrie et non vers la spéculation. La création d'un livret industriel pourrait à ce titre être utilement envisagée.

Je voudrais aussi vous dire que mon ambition lorsque j'ai commencé à travailler, c'était de devenir le plus gros contribuable français au titre de mon entreprise. C'est ce qui est arrivé et j'en suis fier. Et cela m'a conduit à localiser mes matières premières à 80% en France et non pas en Chine ou en Inde.

Tout cela suppose en réalité que les patrons aient envie de construire des « empires » industriels et pas seulement de faire des « coups » en bourse. Lorsqu'on est animé par ce désir, on sait qu'il est parfois nécessaire de laisser son entreprise stagner pour faire de la valeur demain. Il donc agir sur l'état d'esprit des entrepreneurs : ils doivent être ce que j'appelle des « bâtisseurs d'empires » et non pas seulement de bons gestionnaires.

Quelles sont donc les pistes aujourd'hui ?

La Conférence nationale de l'industrie, présidée par le Premier ministre et dont j'ai l'honneur d'être le vice-président, a été créée par le décret du 3 juin 2010. qui précise le champ d'action de la Conférence.

Concernant la politique industrielle européenne, la stratégie « Europe 2020 » définit trois objectifs principaux : une croissance intelligente, une croissance durable et une croissance inclusive. Ce dernier objectif, sous un nom un peu compliqué, est en réalité très important car c'est la première fois que l'Union européenne évoque des objectifs sociaux dans le domaine industriel.

M. Martial Bourquin, président. - Un des principaux leviers pour avoir une industrie forte réside - vous l'avez souligné lorsque vous avez évoqué la possibilité d'un livret industriel - dans un système solide de financement de l'industrie et notamment dans une politique d'accès au crédit favorable aux PME et aux TPE. Comment se dote-t-on d'un tel système de crédit ? Peut-on envisager une fiscalité industrielle ?

Jean-François Dehecq. - On me demande un rapport public annuel qui doit comporter plusieurs éléments : un panorama de chacun des secteurs, un inventaire en matière de financement, de budget fiscal, un inventaire des entités de financement national et local, un inventaire des mesures réglementaires et législatives impactant l'industrie prises au cours de l'année écoulée. Ces inventaires doivent également donner lieu à un avis de la Conférence nationale de l'industrie, sachant qu'elle sera, en outre, spécifiquement saisie et consultée pour certaines de ces mesures. Il ne m'est donc pas possible de vous répondre dans l'immédiat. Ce qui est sûr, c'est que cette conférence va constituer un outil intéressant, d'autant qu'elle a été institutionnalisée jusqu'en 2013. Elle est composée de neuf ministres, de dix représentants des syndicats, de quinze représentants de tous les métiers, de personnalités qualifiées, d'un député, de votre collègue Mme Elisabeth Lamure et d'un parlementaire européen. Je compte d'ailleurs demander à ces parlementaires de créer des équipes de réflexion au sein de leur assemblée respective.

Concernant la fiscalité, le crédit d'impôt recherche (CIR) est un dispositif essentiel et qui a des effets positifs importants pour les petites et moyennes entreprises, même s'il est nécessaire de le modifier afin d'en supprimer les faiblesses et les dérives.

M. Daniel Raoul. - Il y avait à peu près 14 milliards d'euros de recherche et développement en 2008, et avec les 6 milliards d'euros de la nouvelle formule du crédit d'impôt recherche, on a pu constater que l'effet levier n'avait pas joué : il a été détourné.

M. Jean-François Dehecq. - Il y a en effet eu un déplacement.

M. Martial Bourquin, président. - Cette mesure est une bonne mesure mais il n'est pas normal qu'un tiers de ces crédits ait été absorbé par les banques. Il y a par ailleurs eu des effets d'aubaine.

M. Jean-François Dehecq. - Je suis tout à fait d'accord sur les dérives de ce dispositif qui doit faire l'objet de modifications pour y remédier. Mais il faut à tout prix conserver cette mesure. OSEO par ailleurs accomplit un travail considérable et a préservé le tissu industriel des petites et moyennes entreprises de province ainsi que les artisans.

M. Raymond Vall. - Contre les banquiers !

Mme Nathalie Goulet. - Votre optimisme est rassurant, d'autant plus qu'il se fonde sur trente ans de réflexion sur l'industrie. Mais lorsque par exemple une entreprise comme les Chantiers de l'Atlantique refuse du travail parce qu'il n'y a pas assez de valeur ajoutée en termes de technologies, comment réagir à ce type de comportement de la part de ces dirigeants ?

M. Jean-François Dehecq. - Au sein du Fonds stratégique d'investissement par exemple, il y a des orientations stratégiques à imposer : il faut privilégier les secteurs porteurs de beaucoup d'emplois. Il faut savoir investir pour créer des emplois sans forcément gagner de l'argent.

Mme Nathalie Goulet. - Il faut d'ailleurs rappeler que nous sommes le seul pays à faire des investissements et de la spéculation avec le déficit budgétaire. Est-ce que vous pensez que la mission de contrôle du Sénat sur le Fonds stratégique d'investissement est légitime ?

M. Jean-François Dehecq. - Je dois dire que le Fonds stratégique d'investissement a fait des choses très bien, comme par exemple avec Alcan.

M. Martial Bourquin, président. - L'idée forte reste le patriotisme industriel : lorsqu'on a la possibilité de défendre notre industrie, il faut la défendre bec et ongles. La stratégie d'investissement qui conduit à aider des entreprises telles que l'équipementier automobile Trèves, alors que celui-ci délocalise, n'est pas bonne.

M. Jean-François Dehecq. - Les conditions d'aide à l'industrie doivent effectivement être changées. Cela a déjà été écrit, il faut maintenant des hommes pour mettre en oeuvre ces préconisations.

M. Martial Bourquin, président. - Nous avons pu aller, lors d'un déplacement de la mission, dans la vallée de la Maurienne et nous avons constaté que si l'on arrive pas à trouver, avec les électro-intensifs, des conditions d'achat et d'approvisionnement en électricité à des coûts stables, la délocalisation est assurée pour ces industries.

M. Daniel Raoul. - Je voudrais dire que l'aspect culturel a beaucoup joué : l'absence d'ascenseur social dans le secteur de l'industrie, le désintérêt des étudiants ont aggravé la situation.

M. Jean-François Dehecq. - C'est pour cette raison que je plaide pour un secrétariat d'Etat à l'enseignement technique.

M. Raymond Vall. - Je crois que nous avons déjà perdu le combat des hommes de la production contre les gestionnaires qui rassurent les banques et qui ne parlent pas le même langage. Cela fait maintenant sept ou huit ans que je n'ai pas vu des jeunes intéressés par le secteur industriel. Je le répète, les hommes de la production ont perdu le combat face aux hommes de la gestion.

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