N° 58

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2005-2006

Annexe au procès-verbal de la séance du 27 octobre 2005

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation pour l'Union européenne (1) sur les agences européennes,

Par Mme Marie-Thérèse HERMANGE,

Sénateur.

(1) Cette délégation est composée de : M. Hubert Haenel, président ; MM. Denis Badré, Jean Bizet, Jacques Blanc, Jean François-Poncet, Bernard Frimat, Simon Sutour, vice-présidents ; MM. Robert Bret, Aymeri de Montesquiou, secrétaires ; MM.  Robert Badinter, Jean-Michel Baylet, Yannick Bodin, Didier Boulaud, Mme Alima Boumediene-Thiery, MM. Louis de Broissia, Gérard César, Christian Cointat, Robert del Picchia, Marcel Deneux, André Dulait, Pierre Fauchon, André Ferrand, Yann Gaillard, Paul Girod, Mmes Marie-Thérèse Hermange, Fabienne Keller, MM. Serge Lagauche, Gérard Le Cam, Louis Le Pensec, Mmes Colette Mélot, Monique Papon, MM. Yves Pozzo di Borgo, Roland Ries, Mme Catherine Tasca, MM. Alex Türk, Serge Vinçon.

Union européenne.

Faut-il y voir une mode, le symptôme d'un malaise dans la gestion de l'action publique ou le signe rassurant de la faculté de la fonction exécutive à s'adapter aux défis d'un monde en pleine évolution ? Faut-il s'en réjouir, s'en satisfaire ou s'en inquiéter ? Toujours est-il que l'Union européenne, tous piliers confondus, a créé au cours des cinquante derniers mois plus d'agences de régulation qu'au cours des cinquante premières années de la construction européenne : de treize au début de l'été 2001, leur nombre est aujourd'hui passé à trente. Les propositions de la Commission pour créer de nouvelles agences (pour les produits chimiques, l'égalité des genres, les droits fondamentaux) conduisent raisonnablement à penser que la tendance n'est pas, loin de là, sur le point de s'inverser.

Force est donc de constater que les « vagues successives », pour reprendre l'expression de la Commission européenne, par lesquelles ont été créées les Agences européennes ont continuellement gagné en ampleur : deux agences créées au milieu des années 1970, huit dans la première moitié des années 1990, dix-sept depuis 2001.

D'une vaguelette, nous serions passés à une lame de fond, expression qui paraîtra exagérée à beaucoup mais qui au moins mérite de souligner l'importance des enjeux du phénomène : importance en termes financiers, dans la mesure où le budget de ces agences peut atteindre les deux milliards d'euros (Agence européenne pour la reconstruction des Balkans) ; importance, aussi, en termes de conduite de l'action publique, puisque la régulation par des agences consiste à associer à la fonction exécutive, impartie par les traités à la Commission, des organes plus ou moins indépendants de celle-ci .

Ces agences, dotées de la personnalité juridique, relèvent donc d'une forme de décentralisation fonctionnelle d'un secteur déterminé (formation professionnelle, environnement, sécurité alimentaire ...) et selon des modalités qui peuvent aller de l'avis à l'adoption de décisions individuelles produisant des effets contraignants. Par ces missions qui sont les leurs, par leur autonomie et par leur composition (des experts plutôt que des élus), ces agences suscitent de nombreuses réserves qui se sont notamment manifestées dans le cadre des réactions au Livre blanc sur la gouvernance européenne, adopté par la Commission en 2001, réserves que celle-ci résume ainsi : « Des auteurs de contributions (...) ont affirmé que la justification des agences de régulation au niveau de la Communauté européenne doit encore être apportée. Certains ont soulevé les questions de transparence et de contrôle démocratique. D'autres ont contesté la valeur ajoutée d'autres niveaux d'intervenants et soulignent le risque d'une prise de décision encore moins compréhensible aux yeux des citoyens ». Bref, pour beaucoup d'observateurs, agence rime au mieux avec méfiance, au pire avec nuisance.

Mais l'objectivité impose de dépasser ces premières réactions, presque épidermiques, de suspicion et de scepticisme pour admettre que les agences puissent, sous réserve d'inventaire, présenter tout de même suffisamment d'avantages pour avoir conduit les institutions européennes à les multiplier. Si les agences de régulation ne doivent certainement pas être considérées comme l'arme fatale face à la complexité croissante à laquelle est confronté le décideur public, elles ne sont sans doute pas non plus forcément le cheval de Troie de l'irresponsabilité politique .

Les agences européennes constituent en effet un instrument certes imparfait, mais utile pour la gestion de l'action publique, et leur mauvaise réputation tient dans une large mesure au manque de cohérence auquel a jusqu'à présent donné lieu leur création (I). Par le dépôt, en février dernier, d'un projet d'accord interinstitutionnel (transmis au Sénat sous la référence E 2910), la Commission européenne a eu le mérite de prendre une initiative concrète pour mettre en place un cadre commun aux futures agences communautaires de régulation, même si beaucoup de solutions qu'elle propose paraissent à l'examen conduire à une impasse (II). C'est pourquoi, face au consensus de principe des institutions, aucune piste réaliste et pragmatique permettant de parvenir à un encadrement des agences de régulation ne doit être négligée (III).

I. LE RECOURS AUX AGENCES EUROPÉENNES : UN INSTRUMENT DE RÉGULATION IMPARFAIT, MAIS UTILE, QUI GAGNERAIT À PLUS DE COHÉRENCE

L'analyse objective coûts/avantages de la création d'agences de régulation met en évidence l'utilité que peuvent représenter celles-ci dans l'exercice de la fonction exécutive au niveau européen. Encore faut-il que l'architecture des agences européennes soit conçue selon un mode cohérent, respectant les impératifs d'expertise, de crédibilité et de visibilité de la décision publique. À cet égard, et sans remettre en cause le principe même des agences européennes, chaque institution a officiellement constaté ce qui relève presque de l'évidence : le recours aux agences de régulation européennes a jusqu'à présent manqué de cohérence.

A. UN INSTRUMENT DE RÉGULATION IMPARFAIT MAIS UTILE

Il serait sans doute exagéré de voir dans les agences européennes de régulation la pierre philosophale permettant de résoudre les difficultés auxquelles se heurte aujourd'hui l'exercice de la fonction exécutive. Il serait tout aussi excessif de les considérer comme une espèce d'hydre à 24 têtes (pour reprendre le nombre d'agences créées dans le seul premier pilier). Le Livre blanc de la Commission sur la gouvernance les qualifie d' « anomalies tolérées » . L'expression met certes en évidence le fait que le recours aux agences de régulation soulève des objections de principe ; toutefois, l'épithète « utiles » en lieu et place de « tolérées » correspondrait sans doute davantage à la réalité.

1. Un instrument qui soulève des objections de principe

a) Une objection philosophique : la dialectique expertise indépendante/responsabilité politique

La création d'agences indépendantes et disposant, par hypothèse, de toute l'expertise nécessaire à une bonne appréhension des problèmes dans un secteur déterminé contient à l'évidence en germe le risque d'un déplacement du curseur du pouvoir de décision du politique vers le scientifique .

L'agence européenne est théoriquement appelée à se limiter à l' analyse du risque, la gestion du risque continuant à relever de la Commission. Il sera cependant tentant, et même naturel, pour la Commission, faute d'avoir la compétence scientifique nécessaire, de s'en remettre systématiquement aux avis de l'agence. On aura beau émettre des voeux sur la nécessité pour celle-ci de laisser une marge de manoeuvre au décideur formel (par exemple, en faisant montre de discrétion sur l'intensité de la réponse à donner à une crise), la Commission elle-même pourrait être tentée de demander un avis aussi précis que possible et de s'y remettre (s'en écarter lui serait d'ailleurs sans doute tôt ou tard reproché).

Cette tendance à s'en remettre systématiquement aux avis de l'agence a par exemple été constatée à propos de l'autorisation de mise sur le marché de médicaments : sauf en cas de non respect des procédures, la Commission n'ose pas s'opposer à la mise sur le marché de médicaments qui ont reçu un avis favorable de l'Agence européenne pour l'évaluation des médicaments. Cette attitude, qui pourrait se comprendre pour des décisions faisant entrer en jeu uniquement des critères scientifiques, est regrettable dès lors que, comme c'est le cas en matière de politique du médicament, sont en jeu d'autres considérations, en l'occurrence budgétaires, économiques ou éthiques.

Le recours aux agences conduirait donc à une déresponsabilisation du politique au profit de l'expert, et poserait la question du contrôle démocratique du véritable décideur public.

On comprend, dans ces conditions, que la plupart des réactions au « volet agences » du Livre blanc aient consisté en « des réserves quant à la création d'agences de régulation au niveau communautaire » .

b) Les difficultés juridiques

Celles-ci ont parfaitement été présentées dans le cadre du débat sur la gouvernance, d'abord par la Commission dans son Livre blanc, puis par les réactions que ce document a suscitées.

La Cour de justice (arrêts « Meroni » de 1958 et « Romano » de 1981) interdit en effet au législateur communautaire de créer des organismes tiers habilités à arrêter des actes revêtant un caractère normatif. La Commission est certes, en ce qui la concerne, autorisée à déléguer à des entités tierces une part de son pouvoir décisionnel, mais en limitant cette délégation à des pouvoirs d'exécution exactement définis et susceptibles d'un contrôle rigoureux.

En pratique, et dans le respect de cette jurisprudence, on constate :

- d'une part, que plusieurs agences de régulation n'ont pas été investies d'un pouvoir de décision. Il en va par exemple ainsi pour l'Agence européenne pour l'évaluation des médicaments, qui se limite à émettre des avis sur les autorisations de mise sur le marché, la décision finale relevant, juridiquement, de la Commission ;

- d'autre part, que les agences qui se sont vues reconnaître un pouvoir de décision ne disposent pas pour autant d'un pouvoir discrétionnaire. Leurs décisions sont fondées sur des constats objectifs, notamment la vérification que le demandeur de la décision satisfait bien à des conditions préalablement définies ; il en va par exemple ainsi pour l'Office pour l'harmonisation du marché intérieur, lorsqu'il octroie la protection des marques communautaires.

Le recours à des agences de régulation n'est donc pas interdit dans son principe par les traités, mais strictement encadré ; il est d'ailleurs des domaines où le pouvoir décisionnel n'est absolument pas « délégable » à une agence, même sous de strictes conditions. Il s'agit de secteurs, au premier rang desquels la politique de concurrence, dans lesquels les traités attribuent directement à la Commission la compétence décisionnelle.

c) Le coût pour les finances publiques

Le fait que les agences européennes gèrent des budgets de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines, de millions d'euros, et jusqu'à deux milliards pour l'Agence européenne pour la reconstruction, ne signifie pas en lui-même que les montants correspondants grèvent d'autant le budget communautaire :

- d'abord parce que plusieurs agences sont partiellement « autofinancées » en ce que leurs ressources ne proviennent pas exclusivement de subventions communautaires. Tel est le cas de l'Agence européenne pour la sécurité aérienne (financée, pour une part de plus en plus importante, par l'industrie) et de l'Agence européenne pour l'évaluation des médicaments (que la Commission ne subventionne que pour les médicaments dits « orphelins »). L'Office de l'harmonisation du marché intérieur et l'Office communautaire des variétés végétales sont même entièrement autofinancés ;

- ensuite, parce qu'une part essentielle des budgets pour lesquels les agences reçoivent des subventions de la Commission s'analysent en de simples transferts de fonds qui, faute d'agence dans le domaine concerné, auraient été pris en charge par la Commission.

Néanmoins, la création d'une agence européenne induit à l'évidence des coûts d'investissement (ne serait-ce qu'au regard de la nécessité de mobiliser les locaux adéquats) et de fonctionnement supplémentaires par rapport à la prise en charge directe par la Commission. On conçoit aisément, par exemple, que la Commission européenne n'affecterait pas 328 agents (chiffre prévu pour 2006 par le budget de l'Agence pour la sécurité aérienne) à la sécurité aérienne.

Bien entendu, ces frais supplémentaires correspondent à une plus-value attendue de la part des agences, à laquelle il est donc compréhensible de consacrer des moyens. Cette dimension budgétaire doit cependant être prise en considération dans l'analyse coûts/avantages du recours aux agences.

2. Un instrument utile

La Commission considère depuis longtemps que la responsabilité, qui est la sienne aux termes du traité CE, de construire la fonction exécutive ne lui impose pas de conserver toutes les tâches d'exécution qui lui incombent. Elle juge nécessaire une « décentralisation de certaines de ses tâches » (communication « mieux légiférer » du 05.06.2002) ; le recours à des agences de régulation en est l'instrument privilégié en ce qu'il renforce « la capacité de l'exécutif au niveau européen, notamment dans les domaines à haute spécialisation technique, où sont requis un niveau élevé d'expertise et des exigences de continuité, de crédibilité et de visibilité de l'action publique » .

a) Mettre une expertise pointue au service du décideur public

Comme l'écrit la Commission dans son Livre blanc sur la gouvernance, « la régulation de l'espace économique et social présente de nos jours une série de difficultés inhérentes à la complexité des phénomènes socio-économiques, à l'accélération du développement scientifique et technologique et à l'accroissement de l'interdépendance internationale ».

La décision politique doit de plus en plus souvent intégrer une dimension technique, nécessitant une mobilisation de connaissances complémentaires qui échappent au savoir d'une seule personne. Les décideurs, et au premier chef les élus, ont besoin de s'appuyer sur une structure permettant cette mobilisation de connaissances.

Le recours aux agences de régulation apparaît donc comme le moyen de concilier légitimité démocratique et légitimité scientifique sans que la seconde ne prenne le pas sur la première.

C'est cette nécessité de mobiliser une expertise pointue qui a par exemple présidé à la création de l'Agence européenne pour l'évaluation des médicaments.

b) Assurer la crédibilité de la décision publique

Cette justification du recours aux agences est évidemment directement liée à la première, car il va sans dire que l'action publique sera jugée d'autant plus crédible qu'elle reposera sur une meilleure appréhension de toutes les connaissances disponibles.

Ce constat, qui concerne tous les niveaux de l'action publique, acquiert cependant une dimension particulière lorsque l'on considère les spécificités de la conduite de l'action publique au niveau européen, parmi lesquelles :

- l'architecture institutionnelle de l'Union européenne, fondée moins sur la séparation des pouvoirs que sur celle de la représentation des intérêts : intérêt général de l'Union (représenté par la Commission), intérêt des États (représenté par le Conseil) et intérêt des peuples (représenté par le Parlement européen). Le Conseil et la Commission, par exemple, ont chacun des pouvoirs et des fonctions qui relèvent de l'exécutif et du législatif et peuvent tous deux avoir besoin de s'appuyer sur une structure scientifique pour des décisions qu'ils sont appelés à prendre dans un même domaine ;

- la coexistence de vingt-cinq systèmes nationaux plus ou moins harmonisés conduit à des complications telles que le risque d'hétérogénéité dans l'application de la législation communautaire, une fragmentation des connaissances disponibles sur l'ensemble du territoire de l'Union, ou des difficultés dans la prévention et la gestion des risques. Ces contraintes particulières peuvent, dans certains domaines, être surmontées par la mise en réseau des régulateurs nationaux au sein ou par l'intermédiaire d'une agence européenne ;

- la Commission (par sa composition, par le rôle du Parlement européen dans son investiture...) devient une institution de plus en plus politisée. Il n'est bien entendu pas question de regretter cette évolution évidemment positive du point de vue de la légitimité démocratique. Mais force est de constater que l'intérêt général européen, dont la Commission assure la représentation, n'a pas toujours exclusivement une dimension politique : il a souvent une dimension technique ou scientifique qu'une institution de plus en plus politisée n'est plus en mesure d'appréhender dans son intégralité. Par ailleurs, à partir du moment où l'on admet que la Commission doit se concentrer sur son rôle de gardienne du Traité, voire de moteur de l'intégration européenne, il y a lieu de considérer que le recours aux agences évite, comme le soulignait le livre blanc sur la gouvernance, de « diluer ses compétences » et d' « accaparer son énergie par des tâches de régulation technique » .

Dans ces conditions, le recours à des agences apparaît comme une solution pour prendre en considération des données que les institutions ne peuvent plus appréhender dans leur ensemble en raison de leur complexité et/ou de leur choix de recentrer leur action sur la politique

c) Renforcer la visibilité de l'action publique

Comme l'indiquait la Commission dans le Livre blanc sur la gouvernance, les affaires de la « vache folle », du naufrage de l'Erika, de la crise de la dioxine etc, ont fait prendre conscience « de la nécessité (...) d'une meilleure identification de l'action communautaire » . Dans ce contexte, la création d'agences, toujours selon le Livre blanc, serait une façon de répondre à l'exigence « de plus en plus forte » des citoyens « d'une responsabilité plus directe et mieux identifiable des décideurs publics. C'est aussi un élément de transparence grâce auquel les opérateurs économiques ou les citoyens peuvent identifier plus facilement qui (...) exerce une responsabilité déterminée » .

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