B. LA RESPONSABILITÉ DE L'ÉTAT

Les préjudices causés par les poussières d'amiante mettent en cause la responsabilité de l'État à un double titre : en tant qu'employeur qui voit sa responsabilité pécuniaire « socialisée » avec celle des autres employeurs par l'entremise du FIVA, mais aussi en tant qu'État contrôleur depuis les décisions du Conseil d'État du 3 mars 2004.

1. La responsabilité de l'État employeur

Les représentants de la CGT-DCN, que la délégation de la mission a rencontrés lors de son déplacement à Cherbourg, ont considéré que les dirigeants de la direction des chantiers navals connaissaient parfaitement la dangerosité de l'amiante, dénoncée par la CGT de l'Arsenal dès les années 1950, mais n'avaient pas pris les mesures de protection nécessaires.

Les représentants de l'ADEVA Cherbourg ont évalué à plus de 1.000 le nombre de salariés contaminés à DCN.

Selon Me Jean-Paul Teissonnière, « en ce qui concerne la DCN, il s'agit effectivement d'une nouvelle entreprise et l'employeur responsable n'est pas cette entreprise créée récemment mais la DCN au moment où elle était une division du ministère de la défense, c'est-à-dire l'État. La question est donc réglée de ce côté : c'est l'État employeur qui supportera les conséquences des fautes qui ont été commises à l'époque ».

2. La responsabilité de l'État régalien

Des malades de l'amiante ou leurs ayants droit avaient saisi le tribunal administratif de Marseille qui, le 30 mai 2000, avait établi la responsabilité de l'État. Ce jugement, confirmé par la cour administrative d'appel de Marseille, le 18 octobre 2001, avait conduit le ministre de l'emploi et de la solidarité à se pourvoir en cassation devant le Conseil d'État.

La haute juridiction administrative, par quatre décisions du 3 mars 2004, a confirmé la responsabilité de l'État et l'a condamné à indemniser les victimes de l'amiante sur le fondement de la faute pour carence de l'action de l'État dans le domaine de la prévention des risques liés à l'exposition professionnelle à l'amiante.

Or, le Conseil d'État, suivant les conclusions du commissaire du Gouvernement, Mme Emmanuelle Prada-Bordenave, a jugé que la responsabilité de l'État était établie à double titre :

- en l'absence d'une réglementation spécifique à l'amiante, c'est-à-dire avant 1977 41 ( * ) ;

- à partir de 1977, en présence d'une réglementation spécifique à l'amiante mais insuffisante et trop tardive 42 ( * ) .

Dans l'affaire de l'amiante, l'État a commis un double manquement :

- l'absence de suivi suffisant par l'inspection du travail de la dangerosité des poussières d'amiante, qui a eu pour conséquence la méconnaissance de l'ampleur de la contamination et le manque d'évolution de la réglementation ;

- l'inapplication par l'État des principes de prévention et de précaution.

Rappelons que l'État développait cinq moyens à l'appui de ses pourvois :

- la cour administrative d'appel de Marseille aurait insuffisamment motivé son arrêt ;

- elle aurait commis une erreur de droit en faisant reposer sur le défendeur la charge de la preuve ;

- elle aurait inexactement qualifié les faits en retenant que l'État avait commis une faute ;

- elle aurait admis à tort qu'il existait un lien direct entre la faute et les dommages ;

- elle aurait dû atténuer la responsabilité de l'État en raison des fautes commises par des tiers, les employeurs des victimes en l'espèce.

A cet égard, les conclusions de Mme Prada-Bordenave paraissent particulièrement sévères.

Pour le ministre de l'emploi et de la solidarité, l'administration n'avait pas obligation d'agir puisqu'elle ne détenait que des informations scientifiques fragmentaires et parfois contradictoires et qu'il convient de distinguer le risque et le danger, la connaissance in abstracto de la dangerosité de l'amiante et la connaissance des risques in concreto ne pouvant être assimilées. On note que les employeurs développent aujourd'hui des arguments similaires.

Mme Prada-Bordenave conteste cette argumentation, du fait de « l'enracinement dans l'histoire tant de la mission étatique de protection de l'hygiène et la sécurité des travailleurs que les risques causés par l'amiante à ces derniers ». Elle estime également que, « si le système de protection des travailleurs contre les accidents et maladies professionnelles n'est pas nouveau, les maladies liées à l'amiante et la connaissance qu'en a l'administration du travail ne sont pas non plus nouvelles ». S'agissant des publications épidémiologiques sur les dangers de l'amiante, elle a considéré que, « contrairement à ce que soutient le ministre, il ne s'agit pas d'articles ponctuels plus ou moins assurés ou confidentiels, il s'agit dans tous les cas de communications scientifiques qui font suite à des études importantes et qui sont publiées dans des revues spécialisées ». Elle est même d'avis que les instances scientifiques spécialisées dans la prévention des risques au travail soit « n'ont pas lu ces articles, ce qui paraît peu probable et aurait en tout état de cause été une faute, soit elles n'ont pas relayé les informations qu'ils contenaient, soit elles ont bien relayé cette information mais il n'en a été tenu aucun compte ». Elle relève également l'absence en France de réglementation particulière concernant l'amiante, contrairement à d'autres pays industrialisés.

Mme Prada-Bordenave conclut : « Nous vous proposons de dire qu'en relevant que l'État n'avait pas fait procéder à des études particulières et ne s'était pas assuré de l'efficacité de la réglementation générale pour prévenir les dangers provoqués par l'amiante sur les travailleurs qui manipulaient cette fibre, la cour administrative d'appel n'a pas dénaturé les faits. Puis, qu'en déduisant de ces constatations que l'État avait commis une faute constituée par une carence dans la mise en oeuvre de la mission de prévention dont il était chargé, elle n'a pas inexactement qualifié les faits ».

S'agissant de la période postérieure à 1977, la commissaire du gouvernement a estimé que « l'État s'est satisfait d'une réglementation sans vérifier qu'elle permettait une protection efficace dans tous les secteurs, il n'a pas cherché à comprendre, au vu des éléments statistiques dont il disposait pourquoi une épidémie se développait malgré les mesures d'usage contrôlé. Il n'a pas fait appel aux instances publiques de recherche, aux services de l'inspection du travail, ou bien encore à ceux de l'assurance maladie. Il s'est gardé de diffuser une information précise à tous les travailleurs, les mettant en garde contre les dangers de l'amiante alors que son caractère cancérigène était connu. Certes, il y a avait encore des controverses scientifiques sur les risques comparés de telle ou telle fibre, sur les effets de seuil mais pour reprendre les conclusions d'H. Legal dans l'affaire d'assemblée du 9 avril 1993 43 ( * ) , « face à un risque mortel pour un certain nombre de patients, une certitude scientifique n'est pas une condition nécessaire pour agir ». Le risque mortel était ici avéré et l'État devait agir et mettre tout en oeuvre pour s'assurer que son action était adéquate ».

Après avoir considéré que le comportement fautif reproché à l'État était une « carence » et une « inertie de l'administration », qui engage sa responsabilité, elle a ajouté que l'affaire de l'amiante donnait lieu à un « cumul de responsabilité ».

La mission considère que l'établissement de la responsabilité de l'État, s'il est naturellement essentiel pour faire toute la lumière sur les aléas de ce drame qui s'est déroulé sur plusieurs décennies, ne saurait être suffisant et constituer l'explication générale d'une responsabilité collective, tellement large qu'elle éluderait la question de l'enchaînement des responsabilités des différents acteurs.

Certaines personnes entendues au cours des auditions ont pu en effet donner cette impression.

* 41 Arrêts Cts Thomas et Mme Bourdignon.

* 42 Arrêts Cts Botella et Cts Xuereff.

* 43 Il s'agit de l'arrêt M. D.

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