IV. LES ÉLÉMENTS D'APPRÉCIATION

La question de l'application immédiatement du principe de libre circulation des travailleurs des pays d'Europe centrale dès leur adhésion à l'Union européenne est une question extrêmement sensible en Allemagne et en Autriche, plus particulièrement dans les régions de ces deux pays frontalières des pays candidats. A priori, la question est d'importance puisque la main-d'oeuvre disponible dans les dix pays candidats équivaut à un tiers de la population active des Etats membres actuels de l'Union européenne. La question n'est d'ailleurs pas de savoir si la liberté de circulation et d'établissement des ressortissants des pays candidats sera ou non autorisée car le traité impose cette liberté de circulation, mais si la mise en oeuvre de cette liberté sera ou non subordonnée à une période de transition, plus ou moins longue.

La récente étude menée par le Deutsches Institut für Wirtschaft de Berlin en janvier 2001 montre que l'élargissement à l'est sera sans conséquences négatives sur le marché du travail de l'Union européenne, même si les salaires moyens dans les pays candidats représentent 15 % de ceux des pays membres et 25 % en terme de parité de pouvoir d'achat, écart plus important que celui qui existait au moment de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal. Mais la crainte d'une baisse des salaires en Allemagne doit être mise en balance avec le choix entre l'arrivée annuelle de 140 000 travailleurs d'Europe centrale et le report de l'âge de la retraite de soixante-cinq à soixante-sept ans, alors même que les Allemands prennent en moyenne leur retraite à cinquante neuf ans. Cette étude confirme aussi que le flux annuel de travailleurs serait, pour l'Union européenne tout entière, de l'ordre de 350 000 personnes ; en trente ans, environ 4 millions de personnes devraient ainsi s'installer dans les actuels Etats membres, dont 80 % en Allemagne et en Autriche.

En termes de main-d'oeuvre, les pays de l'Union européenne sont plutôt demandeurs de travailleurs comme le prouvent les accords passés d'ailleurs par l'Allemagne - où les emplois non pourvus sont passés en trois ans de 330 000 à 530 000 - avec ces mêmes pays d'Europe centrale. Pour la France, une enquête de l'INSEE d'octobre 2000 montre que, dans l'industrie, 52 % des chefs d'entreprises rencontrent des difficultés de recrutement, alors qu'ils n'étaient que 29 % en 1999 ; dans le bâtiment, la proportion atteint même 84 %. Dans l'informatique, le syndicat des entreprises de la branche SYNTEC chiffre entre 25 et 30 000 le manque d'informaticiens. Toutes les branches professionnelles sont concernées, comme le montre une étude du MEDEF de novembre 2000 : non seulement les professions qualifiées dans l'informatique, l'habillement, la métallurgie, mais aussi les entreprises de main-d'oeuvre peu qualifiées comme la propreté, les industries du bois, les industries agro-alimentaires, la chimie.

Dans un rapport du 21 décembre 2000, la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris (1 ( * )) estimait que " outre son intérêt pour faire face aux difficultés de recrutement et pallier dans l'immédiat les carences en termes de formation, l'impatriation de salariés peut permettre à des entreprises, établies en France, de renforcer leur image à l'international et de créer une dynamique pluri-culturelle au sein des équipes, propice à l'évolution des méthodes de travail " . Le rapport ajoutait que " outre son éventuel, quoique relatif, impact pour faire face aux problèmes de vieillissement et de financement des systèmes de retraites, le recours à l'immigration est susceptible d'infléchir les difficultés de recrutement. L'embauche d'un salarié étranger ne se substitue pas obligatoirement à celle d'un demandeur d'emploi : elle peut contribuer à éviter un goulot d'étranglement par défaut de main d'oeuvre, voire à faire gagner des marchés. Au final, le recours à de la main d'oeuvre étrangère peut participer à la croissance économique du pays " .

Cette position n'est, pour l'instant, ni celle du MEDEF, ni celle du ministère de l'Emploi et des Affaires sociales, qui estiment, soit qu'il faut d'abord résorber le chômage et les inégalités d'accès à l'emploi, soit qu'il faut remettre au travail une partie de la population qui vit de revenus de substitution. Il est donc probable que cette position consensuelle, mais pour des raisons différentes, du patronat et de l'administration du travail, devrait conduire le Gouvernement, qui ne s'est pas encore prononcé sur ce dossier, à privilégier une position favorable à une période de transition, souple et flexible, qui permettrait de donner satisfaction à l'Allemagne sans trop contrarier les pays candidats.

Mais cette position n'est pas partagée par tous. D'abord le patronat allemand n'a pas les mêmes réserves que le patronat français, lui-même divisé puisque le rapport de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris n'a pas reçu le soutien du MEDEF. Ensuite les pays candidats sont, dans leur totalité, hostiles à l'instauration d'une période de transition. Enfin, c'est ignorer les avertissements de la plupart des instituts de recherche ou d'organisme comme le Bureau International du Travail, qui a indiqué, dans un rapport de décembre 2000, que l'Europe va avoir à faire face à une pénurie de main-d'oeuvre qualifiée, notamment dans le secteur des technologies de l'information et de la communication. On peut même craindre, à l'inverse, grâce aux développements de l'internet, une délocalisation de certaines entreprises innovantes, d'investissements d'entreprises occidentales et de sous-traitants vers les pays d'Europe centrale et orientale, pour y trouver la main-d'oeuvre non disponible sur le territoire de l'Europe occidentale.

Le choix très politique qui est posé à la France conduit à prendre en compte, non seulement les données démographiques et du marché du travail, plutôt favorables à une liberté rapide de circulation des travailleurs des pays candidats, mais aussi les données politiques de l'élargissement. Le principe de l'instauration de telles clauses aurait des conséquences très importantes sur l'opinion publique des pays candidats, déjà moins euro-optimiste maintenant qu'il y a quelques années . En tout état de cause, certains, comme le BIT, pensent que " le gros de l'émigration en provenance des ex-pays communistes a eu lieu à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Dans la mesure où ils étaient déjà prêts à émigrer, qualifiés ou non, les travailleurs ont, semble-t-il, déjà émigré en grand nombre, avec ou sans les permis requis " . Pour le BIT, l'élargissement ne devrait donc pas aggraver le phénomène qui a déjà eu lieu, et la France, par conséquent, se grandirait en prenant d'emblée une position nette sur un dossier qui la concerne, en réalité, peu.

Cette analyse est également celle d'une équipe du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et du Centre d'étude des relations internationales (CERI) pour laquelle il n'est pas constaté de déferlement de travailleurs en provenance d'Europe centrale et orientale sur le marché du travail ouest-européen, mais seulement " des mouvements de proximité, en particulier frontaliers et saisonniers, qui correspondent à un processus d'intégration régionale " . De plus " les pays d'Europe centrale et orientale pourraient rapidement ne plus avoir d'excès de main-d'oeuvre. En Pologne, c'est la part des plus de quarante-cinq ans qui devrait augmenter d'ici à 2010, c'est-à-dire des personnes les moins mobiles " .

Au reste, ces périodes transitoires, qui laisseraient des traces dans les esprits après la trop longue période d'incertitude sur l'avenir de nos voisins d'Europe centrale dans l'Union européenne, ou bien ne seront pas nécessaires parce que les Etats membres auront besoin de cette main-d'oeuvre, ou bien seront difficiles à appliquer et profiteront alors à l'immigration illégale que tous, y compris l'Union européenne, veulent combattre. Il faut observer, une fois encore, que le problème des mouvements de personnes à long terme n'est pas traité dans sa globalité. Personne ne peut nier que les mouvements de travailleurs sont conditionnés par la qualité de la vie et les conditions de travail et qu'il existe, en dehors du marché officiel du travail, un autre marché de main-d'oeuvre qui se développe dans un système clandestin de mieux en mieux organisé avec passeurs et relais. Personne n'ignore non plus qu'il se développera de plus en plus une zone grise de l'immigration clandestine qui aspire, une fois rétablie dans ses droits, à rejoindre le marché du travail officiel.

Un dispositif communautaire, sous la forme de quotas de postes de travail par régions et par professions, devrait offrir les moyens de gérer dans la plus grande souplesse une certaine période transitoire afin que les entreprises européennes ne soient pas pénalisées dans un environnement mondialisé. De ce point de vue, ce dispositif devrait pouvoir être négocié par les acteurs sociaux, et non fixé arbitrairement dans un cadre bureaucratique, dans le cadre d'accords nationaux ou régionaux, impliquant les branches professionnelles et les organisations de travailleurs des pays concernés.

L'unité de l'Europe, la compétitivité industrielle du continent et la paix sociale y gagneraient à coup sûr.

* 1 " Les difficultés de recrutement : quelles réalités ? Quels remèdes ? ". Rapport présenté par M. Jean-Paul Vermès, au nom de la Commission du travail et des questions sociales et adopté par l'Assemblée générale de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris le 21 décembre 2000.

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