EXAMEN EN COMMISSION

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Réunie le mercredi 19 mai 2021, sous la présidence de Mme Catherine Deroche, présidente, la commission examine le rapport de M. Jean-Luc Fichet sur la proposition de loi n° 426 (2020-2021) visant à lutter contre l'indépendance fictive en permettant des requalifications en salarié par action de groupe et en contrôlant la place de l'algorithme dans les relations contractuelles.

M. Jean-Luc Fichet , rapporteur . - Cette proposition de loi a été déposée par notre collègue Olivier Jacquin et plusieurs membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Elle vise à mieux protéger les travailleurs des plateformes numériques en mettant à leur disposition des outils destinés à rééquilibrer le rapport de force devant les juridictions lorsqu'ils demandent leur requalification en tant que salarié.

Avant toute chose, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Je considère que ce périmètre comprend des dispositions relatives : à la création d'une procédure d'action de groupe au nom de travailleurs ayant subi des préjudices du fait du recours au statut d'indépendant ; à la présomption d'indépendance ou de salariat réservée par le code du travail à certains travailleurs ; et à la procédure prud'homale.

En revanche, j'estime que ne présenteraient pas de lien, même indirect, avec le texte déposé, des amendements relatifs : aux procédures d'action de groupe dans toute autre matière ; à la création d'un nouveau statut de travailleur ; à la responsabilité sociale des plateformes numériques de mise en relation ; à la protection sociale applicable aux travailleurs indépendants ayant recours à ces plateformes. De tels amendements seraient donc déclarés irrecevables par notre commission en application de l'article 45 de la Constitution.

J'en viens à mon rapport sur la proposition de loi.

L'apparition et le développement rapide d'entreprises ayant pour objet la mise en relation, par des outils numériques, de consommateurs ou de clients avec une multitude de travailleurs supposément indépendants constituent l'une des évolutions récentes les plus marquantes et les plus inquiétantes du marché du travail.

Cette « ubérisation » est particulièrement visible dans les secteurs des voitures de transport avec chauffeur (VTC) et de la livraison à domicile de denrées ou de repas, mais tend à s'étendre à un nombre croissant d'activités, des serveurs aux avocats. Ce phénomène constitue une remise en question frontale de notre modèle social, en permettant un retour insidieux du tâcheronnage du XIX e siècle, que la construction progressive du droit du travail avait justement cherché à éradiquer.

La dégradation de la situation de l'emploi permet en effet à ces plateformes de disposer d'une main d'oeuvre nombreuse et prête à accepter des conditions de travail indignes, une grande précarité et des rémunérations souvent dérisoires. J'ajoute que, bien souvent, les plateformes exploitent la détresse de migrants en situation irrégulière et prêts à accepter n'importe quelles conditions de travail.

Ces travailleurs sont contraints, pour travailler avec les plateformes, de recourir à un statut d'indépendant que leurs faibles rémunérations ne leur permettent généralement pas d'assumer. Du fait de leur statut, ils ne bénéficient pas des dispositions du code du travail relatives notamment au salaire minimum, au repos, aux congés payés ou encore à l'encadrement de la rupture de la relation de travail. On voit donc bien le recul que constitue cette forme de travail qui consiste à contourner les protections offertes par notre modèle social aux salariés.

En tant qu'indépendants, ces travailleurs bénéficient en outre d'une protection sociale lacunaire. Ainsi, ils ne sont pas couverts au titre de l'assurance chômage, alors que leur activité est par nature intermittente et que les plateformes peuvent unilatéralement y mettre un terme. Ils ne sont pas non plus couverts par la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) alors que leur activité est, dans le cas des livreurs ou des chauffeurs de VTC, particulièrement risquée et qu'un accident peut réduire à néant leur capacité à travailler.

Ils ne bénéficient pas non plus de la généralisation de la couverture maladie complémentaire obligatoirement proposée par les employeurs à leurs salariés depuis la loi de sécurisation de l'emploi de 2013.

Enfin, les travailleurs concernés, généralement jeunes, méconnaissent souvent les enjeux liés à la retraite. Or la cotisation minimale permettant de valider trois trimestres par an au titre de l'assurance vieillesse n'est pas applicable aux micro-entrepreneurs, statut souvent choisi par les livreurs en raison de sa simplicité.

Si le recours au statut d'indépendant, imposé par les plateformes aux travailleurs qu'elles emploient, est problématique, il est également abusif. En effet, les conditions dans lesquelles ces travailleurs exercent leur activité s'apparentent bien souvent en fait à un travail salarié.

Je rappelle que, en l'état actuel du droit, le choix des parties de se placer dans le cadre d'une relation commerciale entre un client et un prestataire ne s'impose pas au juge. Le conseil de prud'hommes, s'il est saisi, peut ainsi requalifier une relation de travail indépendant en contrat de travail salarié s'il constate qu'il existe, dans les faits, une relation de subordination. Cette possibilité existe même lorsque la loi reconnaît une présomption de travail indépendant, comme c'est le cas pour les autoentrepreneurs et les dirigeants d'entreprises unipersonnelles. Le travailleur ainsi requalifié a alors droit au versement de rappels de salaires et à l'indemnisation des préjudices subis, y compris au titre de la rupture abusive de son contrat le cas échéant.

Au cours de la période récente, deux arrêts fondateurs de la Cour de cassation ont affirmé que la situation dans laquelle travaillaient des livreurs de l'ancienne plateforme de livraison Take Eat Easy ou des chauffeurs de VTC de la société Uber devait être regardée comme constitutive d'une indépendance fictive et donc comme une relation de travail salarié.

De nombreuses demandes en ce sens sont en cours d'examen par les conseils de prud'hommes et les cours d'appel. Toutefois, ces procédures sont longues et coûteuses pour des travailleurs en situation de vulnérabilité. En outre, elles sont encore hasardeuses malgré les décisions, qui me semblent pourtant claires, de la Cour de cassation. Plusieurs cours d'appel ont ainsi refusé de requalifier des travailleurs de plateformes au cours des derniers mois sur la base d'analyses au cas par cas.

La situation actuelle est donc porteuse d'une insécurité juridique dont on ne peut pas se satisfaire. La proposition de loi déposée par notre collègue Olivier Jacquin vise à mettre fin aux ambiguïtés qui laissent prospérer cette situation.

Il semble premièrement nécessaire de faciliter l'accès au droit pour les travailleurs faussement indépendants. C'est l'objet de l'article 1 er , qui innove en créant une procédure d'action de groupe au bénéfice des travailleurs subissant un préjudice du fait du recours à un statut fictif d'indépendant. Il s'agit de permettre à la multitude des travailleurs placés dans la même situation vis-à-vis des plateformes de faire, ensemble, valoir leurs droits de manière plus efficace.

Je rappelle que l'action de groupe, introduite dans le droit français par la loi Hamon de 2014, vise à renforcer la protection des droits des citoyens en permettant à plusieurs justiciables victimes d'un même préjudice de se regrouper pour agir en justice. Des actions de groupe sont possibles dans le domaine de la consommation, de la santé ou encore en matière de discriminations au travail.

Cette nouvelle action de groupe pourrait être exercée par une organisation syndicale ou par une association intervenant dans le domaine de la défense des travailleurs indépendants. Elle serait introduite devant le tribunal judiciaire, sans doute mieux armé que le conseil de prud'hommes pour traiter des dossiers massifs.

Une fois que le juge aurait reconnu l'existence du préjudice et défini le profil des victimes, tous les travailleurs concernés pourraient se joindre à l'action de groupe et bénéficier d'une indemnisation sans avoir besoin d'entreprendre une longue et coûteuse action individuelle. Le rapport de force entre les travailleurs demandant une requalification et la plateforme serait ainsi rééquilibré.

Il convient par ailleurs de clarifier le droit afin de mettre fin à l'incertitude qui entoure les actions en requalification. Le législateur s'est jusqu'à présent refusé à reconnaître le statut de salarié aux travailleurs des plateformes ou à leur étendre les garanties dont bénéficient les salariés comme il l'a fait pour d'autres catégories de travailleurs atypiques, comme les journalistes, les mannequins ou les VRP.

Au contraire, les dernières évolutions législatives survenues depuis les premiers jalons posés par la loi El Khomri de 2016, telles que la loi d'orientation des mobilités (LOM) du 24 décembre 2019 ou l'ordonnance du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs de plateformes, ont visé à conforter, sans l'affirmer définitivement, leur statut d'indépendant en se bornant à imposer certaines obligations de financement d'avantages sociaux, de transparence ou de dialogue social aux plateformes.

Dans ce contexte, les auteurs de la proposition de loi proposent de supprimer la présomption d'indépendance qui impose aux travailleurs de prouver l'existence d'un lien de subordination vis-à-vis de la plateforme.

L'article 2 de la proposition de loi tend à abroger les dispositions actuelles prévoyant une présomption de travail indépendant et à leur substituer une présomption de salariat. Cette présomption serait applicable dès lors qu'un travailleur tire plus des deux tiers de son revenu d'activité de l'utilisation d'un algorithme exploité par une plateforme.

Cette présomption ne serait pas irréfragable, mais il appartiendrait à la plateforme de démontrer l'absence de lien de subordination. Il s'agit donc d'inverser la charge de la preuve au bénéfice de la partie qui dispose de moins de moyens, c'est-à-dire du travailleur.

Ce dispositif ne se limite pas aux plateformes de VTC et de livraison, dont on observe déjà les ravages, mais pourrait s'appliquer à toute forme de relation de travail dans laquelle un algorithme intervient.

Enfin, les demandes de requalification étant en règle générale examinées par le conseil de prud'hommes, il convient de donner à cette instance la capacité d'apprécier la réalité des conditions de travail des travailleurs de plateformes. À cette fin, l'article 3 permet au conseil de prud'hommes d'exiger la production des algorithmes utilisés par la plateforme et de se faire assister d'un expert lorsque la protection des droits d'un travailleur est en jeu.

Même s'il ne faut pas se tromper de cible en condamnant les technologies numériques, les algorithmes représentent en effet un enjeu majeur des nouvelles relations de travail. Leur transparence et leur intelligibilité, qui restent un impensé du droit du travail, relèvent de la nécessité dès lors qu'il s'agit de reconnaître les droits d'un travailleur face à une situation déséquilibrée.

Le contournement du droit du travail auquel se livrent les plateformes numériques concerne aujourd'hui certains secteurs bien identifiés, mais le bouleversement du travail auquel nous assistons pourrait bientôt s'étendre et entraîner une profonde remise en cause de notre modèle social. Il est donc urgent de protéger ces travailleurs en faisant progresser, y compris malgré eux, la reconnaissance de leur subordination vis-à-vis des plateformes.

C'est pourquoi je demande à la commission de bien vouloir adopter cette proposition de loi.

Mme Frédérique Puissat . - Notre commission a déjà eu l'occasion de se pencher sur la question des travailleurs des plateformes. L'an dernier, Michel Forissier, Catherine Fournier et moi-même avions rédigé, au nom de la commission, un rapport intitulé « Travailleurs des plateformes : au-delà de la question du statut, quelles protections ? ».

Cette proposition de loi est à charge contre les plateformes ; or celles-ci sont très diverses. Le travail par l'intermédiaire d'une plateforme n'est pas toujours synonyme de précarité ; certains travailleurs indépendants obtiennent des rémunérations importantes. Le déficit de couverture sociale des travailleurs des plateformes est à nuancer : la couverture santé est identique à celle des salariés, quant aux prestations de la branche famille, elles sont décorrélées du statut.

Vous partez du postulat que ces travailleurs ont du mal à se faire entendre par la justice pour obtenir une reconnaissance de leur statut ; mais il est difficile de faire la part entre ceux qui choisissent ce statut et ceux pour qui il est contraint, et les demandes de requalification sont peu nombreuses. De plus, les organisations syndicales sont attentives à la situation de ces travailleurs, alors même qu'elles ont plutôt vocation à défendre des salariés. La justice statue au cas par cas, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation. C'est pertinent, car il est difficile de procéder à des généralisations en la matière.

Notre rapport n'allait pas du tout dans le même sens que cette proposition de loi. Nous voulions d'abord améliorer la protection sociale des travailleurs indépendants, sans pour autant imposer un statut. Nous voulions aussi renforcer la négociation collective - c'est d'ailleurs l'objet de l'ordonnance qui a été présentée en conseil des ministres le 21 avril dernier, relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d'exercice de cette représentation.

L'action de groupe pour requalification que vous proposez ne semble pas correspondre aux attentes de tous les travailleurs des plateformes ; MM. Bruno Mettling et Gilbert Cette estimaient d'ailleurs, lors de leur audition, que cette requalification n'était pas forcément une solution.

L'article 2 vise à instaurer une présomption de salariat : « Tout travailleur, dont au moins les deux tiers du revenu professionnel annuel résultent de l'utilisation d'un algorithme exploité directement ou indirectement par une personne, est présumé être lié à cette dernière par un contrat de travail. » C'est une position quelque peu radicale, qui ne correspond sans doute pas aux attentes de tous les travailleurs. La présomption s'appliquerait a posteriori, alors que la plateforme n'a aucun moyen de connaître les autres revenus du travailleur. Cela crée aussi une inégalité de traitement entre travailleurs placés dans des situations similaires, selon les revenus qu'ils ont par ailleurs.

Enfin, s'agissant de l'article 3, il est déjà possible pour le conseil des prud'hommes d'obtenir la production des algorithmes utilisés par la plateforme.

Pour toutes ces raisons, et par cohérence avec le rapport que notre commission a adopté, notre groupe ne votera pas cette proposition de loi.

Mme Cathy Apourceau-Poly . - Les plateformes numériques sont devenues un vrai sujet de société et nous avons déjà eu à examiner plusieurs textes sur ce sujet. M. Savoldelli avait ainsi déposé une proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes, que nous avons examinée en mai 2020.

Nous sommes favorables à l'inversion de la présomption de non-salariat en une présomption de salariat. Mais la rédaction de l'article 2 soulève des questions. Que signifie un « algorithme exploité directement ou indirectement par une personne » ? Ne manque-t-il pas une définition précise de la notion d'algorithme organisant les relations de travail ?

L'article 1 er permet aux travailleurs des plateformes d'exercer une action de groupe pour obtenir une requalification en travailleurs salariés : comment cette action de groupe se déroulera-t-elle ? Ce juge judiciaire se verrait-il accorder les compétences du conseil de prud'hommes pour pouvoir requalifier ?

M. Olivier Henno . - Ce qu'on appelle l'ubérisation est un sujet d'actualité. Il est justifié de s'interroger sur la protection des travailleurs des plateformes numériques, question à laquelle Mme Fournier, Mme Puissat et M. Forissier s'étaient déjà intéressés avec. Toutefois, si l'interrogation est légitime, la réponse qui consiste en une requalification en salariat ne semble pas pertinente, ne serait-ce que parce que celle-ci n'est pas toujours souhaitée par les travailleurs. Mieux vaut continuer à améliorer la protection sociale des travailleurs et renforcer la négociation collective. C'est pourquoi nous ne voterons pas ce texte.

Mme Monique Lubin . - Le groupe socialiste avait organisé un colloque et déjà déposé une proposition de loi sur ce sujet. On entend souvent dire que le sujet est important et mérite réflexion, mais les solutions proposées ne sont jamais les bonnes... Les travailleurs des plateformes seraient volontaires, désireux de liberté et n'auraient pas envie d'un rapport de salariat. C'est vrai pour une partie d'entre eux, mais attention à ce que ce sentiment de liberté ne constitue pas un miroir aux alouettes ! La réalité sera dure lorsqu'ils voudront faire valoir leurs droits à la retraite. Certes, certains choisissent ce statut et s'en sortent très bien, mais nous devons nous intéresser à tous ceux - la majorité - qui subissent, qui sont exploités, à l'image des livreurs de repas, par exemple. Combien de temps allons-nous fermer les yeux sur l'exploitation de ces personnes, de ces jeunes, de ces immigrés, de ces étrangers, parfois en situation irrégulière ? Combien de temps allons-nous continuer à dire que les questions sont bonnes, mais que les réponses ne le sont pas ? Il est temps d'avancer. Pour nous, la meilleure solution est le salariat ; sinon, on risque de revenir au XIX e siècle et au travail à la tâche ! Des gens se levaient le matin et partaient quémander du travail, sans être sûrs d'en trouver, afin de pouvoir manger le soir. Est-ce là ce que nous voulons ? Nous devons agir pour ces nouveaux esclaves du XXI e siècle !

M. Daniel Chasseing . - Notre rapporteur a bien décrit la situation de ces travailleurs des plateformes, qui sont dépourvus d'assurance chômage, de complémentaire santé, de droits à la retraite. Il faut améliorer leurs conditions de travail pour qu'ils ne soient pas exploités, et éviter de revenir au XIX e siècle. D'un autre côté, Mme Puissat a raison de souligner que la situation n'est pas toujours noire, que ces travailleurs ont une couverture santé et que certains travaillent pour des plateformes par choix. J'aurais tendance à rejoindre sa position qui vise à privilégier l'amélioration des protections collectives pour que ces travailleurs soient mieux protégés et ne soient pas exploités.

M. René-Paul Savary . - Monique Lubin a dressé un tableau assez caricatural de la position que nous comptons adopter. Ce n'est pas le jour et la nuit, il faut trouver une position intermédiaire.

La première solution serait d'instituer un statut spécifique : ce n'est ni ce qui est proposé ni ce que nous proposons, car cette solution soulève des difficultés dont nous avons déjà eu l'occasion de débattre.

La deuxième, c'est le dispositif de la proposition de loi, c'est-à-dire le salariat imposé.

La troisième, c'est la proposition de Frédérique Puissat : renforcer la protection sociale de ces travailleurs.

Nous savons comment fonctionnent les indépendants. Les cotisations sont différentes, et les droits sociaux aussi. Là où je rejoins Monique Lubin, c'est que se posera le problème des retraites. Le régime actuel couvre des travailleurs jeunes - les recettes sont supérieures aux dépenses -, mais quand il faudra payer les retraites, il y aura des surprises à la fois pour le régime et pour les travailleurs, qui ne toucheront pas une retraite à la hauteur de leurs espérances.

La proposition brillamment présentée par Frédérique Puissat devrait nous rassembler. Notre volonté est de prendre en compte les difficultés des travailleurs : il faut renforcer leur protection sociale tout en leur permettant de conserver leur indépendance.

M. Jean-Luc Fichet , rapporteur . - Nous sommes tous d'accord pour reconnaître que la protection sociale des travailleurs indépendants est loin d'être ce qu'elle devrait être. Le statut d'indépendant des travailleurs de plateformes est un détournement de l'autoentreprenariat. Dans le contrat qui lie l'indépendant et la plateforme, existe-t-il un lien de subordination ? On peut considérer que c'est le cas puisque la plateforme a toujours la possibilité de désactiver le compte d'un travailleur indépendant qui ne satisfait pas à la demande ou qui ne va pas assez vite... Les plateformes offrent une couverture lacunaire : comment améliorer les choses ? L'ordonnance du 21 avril 2021 apporte quelques améliorations : elle permet d'engager des démarches pour désigner des représentants. Néanmoins, nous ne savons pas encore dans quel cadre s'engageront ces consultations.

Nous ne menons pas une charge contre les plateformes. Elles ont quelques vertus : elles offrent un travail à des personnes éloignées de l'emploi. Mais il ne faut pas oublier que bon nombre de livreurs partenaires sous-louent illégalement le compte d'un autre autoentrepreneur et que, chez les chauffeurs VTC, un grand nombre de personnes sont dans l'illégalité totale et n'ont donc aucune protection.

Monsieur Savary, il faut en effet écarter l'idée de créer un statut intermédiaire qui créerait des difficultés supplémentaires.

Les plateformes vont se développer. Il faut prendre en compte dès maintenant la nouvelle approche du travail qu'elles instituent avant que les choses ne se dégradent davantage. Monique Lubin l'a dit, les plateformes sont issues du système anglo-saxon, dans lequel il faut créer soi-même son travail. Certaines étaient au départ très rémunératrices, ce qui a suscité un grand engouement, mais au fur et à mesure de leur développement les conditions d'emploi se sont dégradées. On en arrive aujourd'hui à des situations où les travailleurs indépendants travaillent pour moins que le SMIC et à temps partiel. Cette situation est absolument insupportable. On dit qu'il faut améliorer la couverture sociale, mais nous devons aller plus loin : ces frais doivent rester à la charge de la plateforme, sinon la rémunération de ces travailleurs va encore se dégrader.

Les trois articles proposés sont simples. On voit bien les vertus de l'action de groupe pour des travailleurs qui sont individuellement incapables de défendre leur cause. Cette mesure permettrait d'améliorer le statut social des travailleurs indépendants.

Renverser la charge de la preuve, c'est permettre d'avancer sur le statut sans demander en permanence aux travailleurs de prouver leur subordination.

Enfin, il est évident qu'il faut soulever le problème des algorithmes, ces outils qui vont de plus en plus envahir notre sphère de travail et notre vie personnelle. Il est important que le conseil de prud'hommes puisse consulter l'algorithme et s'adjoindre les compétences d'un expert. L'article 3 prévoit la possibilité pour le conseil de prud'hommes de consulter un expert, qui établira le contenu exact de l'algorithme. Car c'est bien l'algorithme qui définit les modalités d'application du contrat passé entre l'autoentrepreneur et la plateforme, et la sanction de l'attitude du travailleur qui ne va pas assez vite ou n'est pas assez présent. Désactiver un travailleur est un pouvoir de sanction terrible, d'autant qu'en général aucune explication n'est donnée. Pour l'ensemble de ces raisons, il faut envisager d'instituer un statut de salarié pour ces travailleurs indépendants. La solution n'est pas inimaginable : la plateforme Just Eat travaille avec du personnel salarié, et envisage de passer de 2 500 contrats à 5 000 contrats d'ici à la fin de l'année.

Les travailleurs sont jeunes et dynamiques, mais la situation sera dramatique au moment où ils voudront faire valoir leurs droits à la retraite.

Dernier point, la durée moyenne de l'activité des livreurs est inférieure à un an. En effet, les conditions d'exercice du travail sont tellement dures qu'il est difficilement envisageable d'aller au-delà. Cela mérite que l'on s'interroge sur ce type d'emploi.

M. Olivier Jacquin , auteur de la proposition de loi . - Je remercie le rapporteur de son travail, ainsi que Monique Lubin, la cosignataire de cette proposition de loi et de la précédente, dont je salue le plaidoyer.

Madame Puissat, je suis agriculteur, travailleur indépendant : je connais le prix de l'indépendance et la liberté qu'elle procure, mais j'en ai les moyens. Pourquoi suis-je devant vous aujourd'hui ? Je suis un spécialiste des transports à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. Dans la loi d'orientation des mobilités figure ce piège qu'est la charte pour les travailleurs des plateformes. Lors des auditions que j'ai organisées, j'ai rencontré des jeunes de l'âge de mes enfants, livreurs du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap). La Cour de cassation venait de rendre cet arrêt important concernant Take Eat Easy dans lequel elle avait requalifié des livreurs à vélo en salariés. Par provocation, j'ai conseillé à ces jeunes d'engager une procédure en justice pour récupérer 30 000 euros au bout de trois ans, mais ils m'ont répondu qu'ils trouvaient cette échéance trop lointaine, que cela allait coûter cher et qu'ils ne désiraient pas être salariés si c'était pour gagner 1 200 euros par mois et avoir un patron. J'ai évoqué la possibilité de gagner 2 000 euros par mois : ils m'ont dit que je rêvais... Ces jeunes se croient destinés à la précarité, ne croient pas au système des retraites, et vivent au jour le jour en gagnant trois sous.

Voilà pourquoi je suis devant vous : j'ai un sentiment de révolte par rapport au travail qui rend pauvre. Nous pouvons nous retrouver sur la valeur travail. Certains d'entre vous fustigent les fainéants profiteurs, mais on parle là de personnes qui ne peuvent pas vivre de leur travail. Demain, ils seront à la charge de la société sur les budgets sociaux, ils toucheront le RSA quand ils seront cassés et que leur corps ne répondra plus ; après-demain, ils seront des retraités pauvres. Nous sommes en train de dévoyer notre modèle socioéconomique en laissant entrer ce cheval de Troie.

Vous avez raison, toutes les plateformes numériques ne sont pas visées. Celles qui sont particulièrement toxiques mettent en concurrence un maximum de travailleurs pour servir à une heure donnée des clients : l'algorithme presse les rémunérations pour faire varier le nombre de travailleurs à un moment donné. La plateforme Extracadabra propose à la restauration, qui a des difficultés à recruter, des autoentrepreneurs. J'ai rencontré avant le confinement un serveur de café, à qui son patron avait demandé d'être autoentrepreneur : ils y gagnaient tous les deux, l'un payant un peu moins de charges sociales, l'autre ayant une rémunération nette un peu plus importante. Quelques mois après le confinement, le salarié indépendant ne touchait pas d'allocation chômage et n'arrivait plus à joindre les deux bouts : je lui ai envoyé un chèque de 100 euros pour l'aider. Voilà ce qui se passe actuellement.

Avec Monique Lubin et Nadine Grelet-Certenais, nous avions proposé une piste peut-être plus radicale : pour nous, la solution passait par la coopérative d'activité et d'emploi et le salariat. Cathy Apourceau-Poly a rappelé le travail intéressant de son groupe sur le titre VII du code du travail pour offrir des possibilités à ceux qu'il est difficile de subordonner directement.

Madame Puissat, j'ai lu votre rapport, que j'ai trouvé extrêmement intéressant. Une des conclusions était qu'il ne fallait pas créer de nouveau statut entre celui d'indépendant et celui de salarié. Pour M. Frouin, auteur d'un rapport dans lequel il vantait la solution proposée par Monique Lubin et moi-même - les coopératives d'activité et d'emploi -, il y a actuellement une frontière floue entre indépendants et salariés ; un tiers statut mettrait deux frontières floues entre ce nouveau statut à l'anglaise de workers, un sous-statut d'indépendant, et ceux de salarié et d'indépendant. Les trois articles de ma proposition de loi sont inspirés par ce rapport de décembre 2020, qui allait très loin sur le dialogue social et sur la responsabilisation des plateformes vis-à-vis de leurs donneurs d'ordre par le devoir de vigilance.

Le titre de la proposition de loi fait référence à l'arrêt exceptionnel de la Cour de cassation du 4 mars 2020 dans lequel elle constatait l'indépendance fictive des travailleurs. J'ai déposé ce texte le jour anniversaire de cet arrêt, le 4 mars 2021.

L'article 1 er porte sur la requalification en action du groupe. Il y a effectivement peu de demandes de requalification : la procédure est trop longue, coûteuse et difficile. Des démarches individuelles pourront être engagées devant les prud'hommes, mais les travailleurs auront la possibilité de se regrouper dans une action de groupe - un seul juge, une seule procédure, un seul avocat pour faciliter les choses. On va me rétorquer qu'une telle mesure risque de condamner tout un secteur, mais je rappelle que la start-up Just Eat envisage d'atteindre les 4 500 livreurs en CDI et qu'elle a montré la viabilité de son modèle dans des pays étrangers.

L'article 2 tend à instituer la présomption de salariat. Il vise à modifier un article du code du travail : « Est présumé travailleur indépendant celui dont les conditions de travail sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat les définissant avec son donneur d'ordre. » Un exemple concret : face à la pénurie de travailleurs hospitaliers, une petite start-up propose des infirmiers hospitaliers autoentrepreneurs. Imaginez ce que cela pourrait entraîner de désordre dans les services hospitaliers ! L'idée est donc de prévoir une présomption de salariat pour les indépendants travaillant principalement sur la base d'un algorithme.

Je proposerai cet été un nouveau texte pour aller plus loin sur la question de la transparence de l'algorithme. L'algorithme est une boîte noire protégée par le secret de fabrication et le droit d'entreprendre. Rappelez-vous le chronotachygraphe, le mouchard des camionneurs, qu'on a fait entrer dans la cabine des camions et des bus il y a plus d'un siècle pour des raisons de sécurité ! Aujourd'hui, nous législateurs, nous devons remettre du droit dans le système, et peut-être prévoir un algorithme public pour vérifier le nombre d'heures de travail, l'absence de prise de risque... Certains algorithmes forcent les livreurs à griller des feux rouges.

Mes chers collègues de la majorité sénatoriale, je suis heureux d'avoir eu une discussion politique avec vous sur ce sujet. Je crois qu'au fond vous partagez mon plaidoyer sur le travail qui rend pauvre. Ce dévoiement du statut d'autoentrepreneur et de la valeur travail est une menace pour notre modèle socioéconomique.

Comme je l'ai fait remarquer à Gérard Longuet, notre seul collègue qui avait voté contre la suppression de l'article 20 dans la loi d'orientation des mobilités, nous n'avons pas de cireurs de chaussures dans notre pays, et pourtant on arrive bien à vivre ! On peut créer de nombreuses activités en baissant le coût du travail : qu'est-ce que cela va nous apporter ? On risque de casser notre modèle social. On ne peut tout accepter au risque de détruire notre société et la valeur travail.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Cela me rappelle une affaire élyséenne de cireur de chaussures survenue il y quelques années... (Sourires.)

EXAMEN DES ARTICLES

Mme Catherine Deroche , présidente . - Aucun amendement n'ayant été déposé, je mettrai successivement aux voix les articles du texte.

Articles 1 er , 2 et 3

Les articles 1 er , 2 et 3 ne sont pas adoptés.

En conséquence, la proposition de loi n'est pas adoptée.

Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance publique portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.

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