EXAMEN DES ARTICLES

Article premier

Dérogations à l'interdiction d'utiliser des produits contenant des néonicotinoïdes

Cet article vise à permettre aux ministres chargés de l'agriculture, de l'environnement et de la santé d'accorder des dérogations en faveur de l'utilisation de semences traitées avec des néonicotinoïdes pour certaines cultures en cas de danger qui ne peut être maîtrisé par d'autres moyens raisonnables.

La commission a validé le principe de ces dérogations proposées par le Gouvernement, tout en s'assurant que les arrêtés de dérogation puissent être publiés dans les délais, pour effectivement répondre à l'urgence de la situation.

I. La situation actuelle - les producteurs de betterave sucrière sont confrontés, en l'absence d'alternative aux produits phytopharmaceutiques à base de néonicotinoïdes, interdits depuis 2018, à la profusion de certains virus ayant amputé massivement les rendements en 2020 et mettant en péril l'ensemble de la filière

i) Un cadre européen harmonisé réglementant la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques

Le cadre européen de mise sur le marché de produits pharmaceutiques fait l'objet d'une harmonisation maximale à laquelle ne peuvent déroger les États membres.

Le règlement n° 1107/2009 du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques dessine une architecture générale, reposant sur une répartition des rôles entre l'échelon européen et l'échelon national, déclinée en deux séquences.

Les substances actives, les phytoprotecteurs, les synergistes et les coformulants, font l'objet d'une approbation à l'échelon européen s'ils répondent à plusieurs critères prudentiels « en l'état actuel des connaissances scientifiques et techniques ».

Article 4 du règlement n° 1107/2009 concernant
la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques

Une substance active est approuvée, aux termes de l'article 4 du même règlement, si le produit phytopharmaceutique contenant cette substance active répond aux critères suivants :

a) il est suffisamment efficace ;

b) il n'a pas d'effet nocif immédiat ou différé sur la santé humaine, y compris les groupes vulnérables, ou sur la santé animale, directement ou par l'intermédiaire de l'eau potable (compte tenu des substances résultant du traitement de l'eau), des denrées alimentaires, des aliments pour animaux ou de l'air, ou d'effets sur le lieu de travail ou d'autres effets indirects, compte tenu des effets cumulés et synergiques connus lorsque les méthodes d'évaluation scientifiques de ces effets, acceptées par l'Autorité, sont disponibles; ou sur les eaux souterraines ;

c) il n'a aucun effet inacceptable sur les végétaux ou les produits végétaux ;

d) il ne provoque ni souffrances ni douleurs inutiles chez les animaux vertébrés à combattre ;

e) il n'a pas d'effet inacceptable sur l'environnement, compte tenu particulièrement des éléments suivants, lorsque les méthodes d'évaluation scientifiques de ces effets, acceptées par l'Autorité, sont disponibles :

i) son devenir et sa dissémination dans l'environnement, en particulier en ce qui concerne la contamination des eaux de surface, y compris les eaux estuariennes et côtières, des eaux souterraines, de l'air et du sol, en tenant compte des endroits éloignés du lieu d'utilisation, en raison de la propagation à longue distance dans l'environnement ;

ii) son effet sur les espèces non visées, notamment sur le comportement persistant de ces espèces ;

iii) son effet sur la biodiversité et l'écosystème.

Ces critères sont évalués selon une procédure uniformisée au niveau européen. Au terme d'un examen mené par un État-membre rapporteur, l'agence européenne de sécurité alimentaire (EFSA), s'appuyant sur une évaluation scientifique, adopte des conclusions si l'évaluation permet de conclure que la substance concernée ne présente pas d'effet nocif inacceptable sur la santé humaine ou animale et n'a pas d'influence inacceptable sur l'environnement. La Commission européenne procède alors à l'examen du dossier en tant que gestionnaire du risque, selon une procédure dite de comitologie, et autorise, ou non, la substance active, pour une durée n'excédant pas 10 ans pour une première validation, les ré-approbations pouvant être valables jusqu'à 15 ans.

Tout produit phytopharmaceutique ne peut être autorisé que s'il comporte une ou des substances actives autorisées au niveau européen.

En revanche, les autorisations de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques contenant une ou des substances actives sont octroyées par les États membres. Ces autorisations de mise sur le marché conditionnent l'utilisation de ces produits dans l'État membre (article 28 du règlement).

Depuis la loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt, l'article L. 1313-1 du code de la santé publique confie cette mission d'octroi des autorisations de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques à l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail, après une évaluation scientifique.

L'article R. 253-6 du code rural et de la pêche maritime confie cette décision au ministre chargé de l'agriculture. Il peut solliciter, au préalable, l'avis de l'Agence et transmet ses décisions aux ministres chargés, respectivement, de la santé, du travail, de la consommation et de l'environnement.

Le régime d'autorisation des substances actives et des produits phytopharmaceutiques est strict mais souffre d'une exception prévue par l'article 53 du règlement européen en cas de danger sanitaire.

« Dans des circonstances particulières », l'État membre peut autoriser, « pour une période n'excédant pas cent-vingt jours », la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques en vue « d'un usage limité et contrôlé », lorsqu'une telle mesure s'impose en raison d'un « danger qui ne peut être maîtrisé par d'autres moyens raisonnables ».

La Commission européenne et les autres États membres en sont informés. Il peut être décidé au niveau européen d'autoriser l'État membre à prolonger ou répéter la durée de la mesure.

Une fois autorisé, tout produit phytopharmaceutique peut toutefois être interdit par plusieurs mécanismes en France :

i) le pétitionnaire peut ne pas renouveler sa demande d'autorisation de mise sur le marché de son produit ou le renouvellement de l'autorisation peut ne pas être accordé ;

ii) l'État membre peut réexaminer à tout moment et, le cas échéant, retirer une autorisation si certains éléments portent à croire que les produits phytopharmaceutiques mis sur le marché ne remplissent pas les conditions fixées dans l'autorisation de mise sur le marché ou sont susceptibles de présenter un risque pour la santé publique ou pour l'environnement (article 44 du règlement). Après évaluation, le directeur général de l'Anses a donc le pouvoir de retirer une autorisation de mise sur le marché (article R. 253-5 du code rural et de la pêche maritime) ;

iii) aux termes de l'article L. 253-7 du code rural et de la pêche maritime, l'autorité administrative peut, dans l'intérêt de la santé publique ou de l'environnement, prendre toute mesure d'interdiction, de restriction ou de prescription particulière concernant la mise sur le marché, la délivrance, l'utilisation et la détention des produits phytopharmaceutiques ;

iv) l'État membre peut, suivant la procédure prévue à l'article 69 du règlement européen, demander à la Commission européenne de prendre des mesures visant à restreindre ou interdire l'utilisation et/ou la vente de produits phytopharmaceutiques lorsqu'il apparaît clairement qu'une substance active, un phytoprotecteur, un synergiste ou un coformulant approuvé ou un produit phytopharmaceutique qui a été autorisé est susceptible de constituer un risque grave pour la santé humaine ou animale ou l'environnement et que ce risque ne peut être maîtrisé de façon satisfaisante au moyen des mesures prises. La Commission européenne peut aussi arrêter ces mesures de sa propre initiative. Toutefois, à défaut de mesure européenne, l'article 71 du règlement européen prévoit que l'État membre peut prendre des mesures conservatoires provisoires « jusqu'à l'adoption de mesures communautaires », dès lors qu'il en informe immédiatement les autres États membres et la Commission.

ii) Une exception française : l'interdiction législative des produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives de la famille des néonicotinoïdes

a) les néonicotinoïdes engendrent des risques incontestables pour la santé des abeilles

Les néonicotinoïdes sont une famille de pesticides introduite en 1994 qui agissent sur les récepteurs nicotiniques d'un neurorécepteur du système nerveux central des insectes et mammifères, l'acétylcholine. Ces substances agissent au niveau systémique dans la plante, se diffusant dans toute la plante pour la protéger des ravageurs.

Sept substances appartiennent à la famille des néonicotinoïdes : acétamipride, clothianidine, dinotefuran, imidacloprid, nitenpyram, thiaclopride, thiaméthoxame mais deux d'entre elles (dinotefuran et nitenpyram) n'ont jamais été approuvées en tant que produits phytopharmaceutiques. Cinq substances ont donc été utilisées dans des produits phytopharmaceutiques au niveau européen .

Ces substances sont généralement utilisées en agriculture pour protéger les cultures de ravageurs (chenilles, pucerons, mouches, vers), mais aussi en tant que biocides ou médicaments vétérinaires (comme dans des colliers antipuces pour animaux de compagnie). En agriculture, elles peuvent être utilisées en granulés, en traitements de semences ou en pulvérisation. Les principales cultures concernées historiquement en France étaient les céréales (orge d'hiver, blé d'hiver et maïs), les betteraves, le colza, les pommes de terre, les arbres fruitiers, la laitue et le chou.

Plusieurs avis de l'Anses, rendus depuis 2016, permettent d'avoir une vision claire des effets des néonicotinoïdes, dont les risques sont aujourd'hui bien documentés.

Dans son avis de 2017, l'Anses estime que « l'ensemble des données, ne met pas en évidence de risque inacceptable pour la santé humaine, dans le respect des conditions d'emploi fixées dans les autorisations de mise sur le marché », à l'exception du thiaclopride qui devait faire l'objet d'une attention particulière compte tenu de ses caractéristiques de danger, présumé toxique pour la reproduction et perturbateur endocrinien ainsi que cancérogène suspecté.

La rémanence de ces produits dans les sols, notamment mesurée par l'indicateur de « demi-vies » (DT 50, soit le temps nécessaire pour que 50 % de la masse de la substance disparaisse du sol ou de l'eau à la suite des transformations), est fonction de la substance et de son usage : elle fluctue de 0,9 jours pour le thiaclopride à 118 jours pour l'imidaclopride et 518 jours sur le clothianidine.

De nombreuses études ont démontré les risques évidents de ces substances pour les abeilles.

Lors de son audition par les commissions des affaires économiques et de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat le 14 octobre 2020, le directeur général de l'Anses a, notamment, fait état des résultats de plusieurs études, notamment :

- une enquête multifactorielle prospective menée sur vingt-cinq ruchers, suivis de 2002 à 2005 dans cinq départements français, a démontré la forte présence de résidus de néonicotinoïdes dans le pollen : la proportion des échantillons de pollen contenant au moins de l'imidaclopride ou de l'acide-6-chloronicotinique était de 69,1 % ;

- Si les doses de certains produits phytopharmaceutiques sont sublétales pour les abeilles, une thèse sur l'effet des interactions entre les virus d'abeilles et un néonicotinoïde, le thiaméthoxam, a montré que des très faibles doses de ce pesticide pouvaient réduire l'immunité des abeilles et permettre ainsi à certains virus de davantage proliférer. Les effets des co-expositions pesticide/virus sont mesurables sur la survie des abeilles et leur capacité de butinage (avec par exemple des sorties d'abeilles plus jeunes, moins performantes au butinage et pouvant ne pas revenir à la ruche).

Or le rôle des abeilles est essentiel à la biodiversité de la faune et de la flore . Quatre plantes à fleurs sur cinq ont besoin de cette aide pour produire des graines et des fruits.

En outre, plutôt que d'opposer agriculture et apiculture, il convient de rappeler que les pollinisateurs sont également essentiels à la production agricole , du fait de leur contribution majeure à la pollinisation des plantes. La Food and Agriculture Organization (FAO) estime par exemple que près de 35 % de la production agricole mondiale dépend de ces pollinisateurs, qui améliorent les rendements de 87 des plantes vivrières les plus cultivées dans le monde. La Commission européenne estime, de son côté, que « les services rendus par les pollinisateurs sont particulièrement visibles dans la production alimentaire. Près de 15 milliards d'euros de la production agricole annuelle de l'UE sont directement attribués aux insectes pollinisateurs ».

b) en 2016, le législateur a décidé d'interdire leur utilisation en France à compter de 2018

Pour tirer les conclusions de ces études faisant état de risques importants sur les abeilles notamment, lors des débats parlementaires de la loi biodiversité de 2016, les députés ont adopté le 19 mars 2015 un amendement, par construction non accompagné d'une étude d'impact, de M. Gérard Bapt et Mme Delphine Batho actant le principe d'une interdiction de l'usage des produits phytosanitaires de la famille des néonicotinoïdes au 1 er janvier 2016.

L'article issu de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, aujourd'hui codifié à l'article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime, dispose que l'utilisation de produits phytopharmaceutiques contenant une ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes et de semences traitées avec ces produits est interdite à compter du 1 er septembre 2018.

L'article 83 de la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (dite « loi Egalim ») a étendu cette interdiction aux produits phytopharmaceutiques contenant une ou des substances actives présentant des modes d'action identiques à ceux de la famille des néonicotinoïdes et des semences traitées avec ces produits.

L'article D. 253-46-1 du code rural et de la pêche maritime établit, en conséquence, que les substances interdites sont les suivantes : acétamipride, clothianidine, imidaclopride, thiaclopride, thiamétoxame, flupyradifurone et sulfoxaflor.

Toutefois, des dérogations à cette interdiction pouvaient être accordées jusqu'au 1 er juillet 2020 par arrêté pris sur la base d'un bilan établi par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail qui « qui compare les bénéfices et les risques liés aux usages des produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives de la famille des néonicotinoïdes autorisés en France avec ceux liés aux usages de produits de substitution ou aux méthodes alternatives disponibles » et « porte sur les impacts sur l'environnement, notamment sur les pollinisateurs, sur la santé publique et sur l'activité agricole ».

Le bilan de l'Anses, remis en mars 2017, a conclu que pour une majorité des usages, des alternatives (chimiques et non chimiques), suffisamment efficaces et opérationnelles ont pu être identifiées. Dans 78 % des cas analysés, au moins une solution alternative non chimique existe. Dans 39 % des cas, les alternatives chimiques reposent sur une même famille de substances actives, ou une seule substance active, ce qui les expose à un risque accru de résistance. Enfin, dans 6 cas 4 ( * ) , aucune alternative, chimique ou non chimique, n'a été identifiée.

Par conséquent, l'arrêté du 7 mai 2019 a autorisé, à titre dérogatoire, l'utilisation de produits phytopharmaceutiques à base d'acétamipride jusqu'au 1 er juillet 2020 pour la lutte contre le balanin de la noisette,
la lutte contre les mouches du figuier et la lutte contre les pucerons du navet.

Depuis le 1 er juillet 2020, ces dérogations ayant expiré, l'utilisation des néonicotinoïdes est donc totalement interdite en France.

c) depuis cette interdiction franco-française, les autorisations d'utilisation des néonicotinoïdes ont été considérablement restreintes au niveau européen

À défaut de recourir au mécanisme de mesures conservatoires à la main du Gouvernement, le législateur a voulu consacrer en 2016 une interdiction de principe au niveau de la loi. À la connaissance du ministère de l'agriculture, aucun autre État membre n'a adopté à ce jour de mesure d'interdiction comparable à celle de la France.

Au niveau européen, l'approbation des substances actives a, en parallèle, évolué depuis 2016.

Par une décision de mai 2018, la Commission européenne a restreint l'utilisation des substances thiaméthoxame, imidaclopride et clothianidine aux usages sous serre à compter de décembre.

En janvier 2019 et avril 2019 respectivement, les approbations de la clothianidine et thiaméthoxame ont expiré et aucune demande de renouvellement n'a été déposée. Enfin, en février 2020, l'approbation du thiaclopride n'a pas été renouvelée.

Si l'imidaclopride est approuvée jusqu'en 2022 (avec des restrictions aux seuls usages sous serre), la Commission européenne proposera prochainement au vote des États membres un projet de règlement fixant au 1 er décembre 2020 la date d'expiration de l'approbation de l'imidaclopride. Aucune demande de renouvellement n'a été émise.

Dès lors, au 1 er janvier 2021, seule la substance acétamipride demeurera approuvée au niveau européen jusqu'en 2033 , son renouvellement pour 15 ans ayant eu lieu en 2018. Le sulfoxaflor et le flupyradifurine demeurent également approuvés jusqu'en 2025.

iii) Une interdiction législative qui pose des questionnements juridiques et cause des difficultés économiques aux agriculteurs

Cette dérogation spécifiquement française pose, bien entendu, des difficultés économiques aux acteurs :

- En cas d'absence d'alternative, des filières agricoles sont laissées sans aucune solution technique crédible. Elles sont alors confrontées à des chutes de rendement importantes, aboutissant à mettre en péril l'équilibre économique de tout un écosystème ;

- En cas d'alternative, ces dernières constituent le plus souvent un surcoût que les producteurs doivent porter pour des solutions moins efficaces, alors que leurs concurrents européens, qui peuvent faire circuler librement leurs produits dans l'Union européenne, ne supportent pas ce surcoût, ayant encore l'autorisation d'utilisation ces produits à base de néonicotinoïdes.

Cette concurrence déloyale est philosophiquement choquante et légitimement incomprise dans les campagnes.

En outre, cette interdiction franco-française, issue d'une surtransposition législative, met en péril la robustesse juridique du dispositif français régissant les autorisations accordées aux produits phytopharmaceutiques.

Au-delà de la question du fond de l'interdiction, le fait de l'avoir élevée au rang de la loi au lieu du règlement fragilise le dispositif : en cas d'inconventionnalité déclarée, la loi devrait alors être modifiée, ce qui prendrait, nécessairement plus de temps qu'une modification de nature réglementaire.

D'une part, un contentieux est en cours devant le juge administratif sur la conventionnalité de l'article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime au regard du règlement européen (CE) n° 1107/2009, tant au regard d'une question de forme 5 ( * ) que de fond. Au-delà de la question de la faculté, pour un État membre, d'interdire de manière générale et absolue des produits contenant des substances actives, normalement autorisées au niveau européen, le Conseil d'État a posé trois questions préjudicielles complémentaires à la Cour de justice de l'Union européenne afin d'établir la conformité du droit français au droit européen. La réponse étant parvenu en date du 8 octobre 2020, le Conseil d'État devrait rendre sa décision dans les mois à venir.

Contentieux en cours sur le décret n° 2018-675 du 30 juillet 2018 relatif à la définition des substances actives de la famille des néonicotinoïdes présentes dans les produits phytopharmaceutiques

Le décret n° 2018-675 du 30 juillet 2018 fixe la liste les substances actives de la famille des néonicotinoïdes faisant l'objet de l'interdiction prévue par l'article L. 253-8. Ses dispositions sont codifiées à l'article D. 253-46-1 du code rural et de la pêche maritime.

L'Union des industries de la protection des plantes (UIPP), et d'autres requérants en ont demandé l'annulation au Conseil d'État notamment en soulevant un moyen tiré de l'inconventionnalité du II de l'article L. 253-8 en ce que l'interdiction des néonicotinoïdes serait contraire aux dispositions du règlement (CE) n° 1107/2009 dès lors que l'approbation ou la non-approbation des substances actives est une compétence exclusive de la Commission européenne.

Dans le cadre de ce contentieux, le Conseil d'État a posé à la Cour de Justice de l'Union Européenne (CJUE) trois questions préjudicielles (CE, 28 juin 2019, n° 424617), tendant à savoir :

- si les mesures de restriction édictées par la France pouvaient être regardées comme la mise en oeuvre d'une clause de sauvegarde prévue à l'article 71 du règlement n° 1107/2009, bien qu'elles aient été notifiées au titre de la directive « règles techniques » ;

- dans l'affirmative, si les mesures de restriction des substances thiamétoxame, clothianidine et imidaclopride prises par règlements d'exécution par la Commission le 29 mai 2018 devaient être regardées comme des mesures adoptées sur le fondement de l'article 71 du règlement n° 1107/2009 répondant aux préoccupations exprimées par la France (auquel cas les mesures prises par la France ne pourraient être maintenues).

- dans l'affirmative, ce que peut faire un État membre si la Commission n'accède que partiellement à sa demande en ne restreignant l'utilisation que de certaines des substances de la famille des néonicotinoïdes.

L'avocat général a rendu ses conclusions le 4 juin 2020, lesquelles ne lient pas la Cour.

- Concernant la première question, il propose de répondre que la notification effectuée sur le fondement de la directive 2015/1535 ne vicie pas la procédure et peut être assimilée à la notification requise pour la mise en oeuvre de l'article 71 du règlement n° 1107/2009.

- Concernant les deuxième et troisième questions, l'avocat général propose de juger que les mesures unilatérales prises par les États membres au titre de l'article 71 du règlement 1107/2009 ne sont admissibles que si, après une information officielle, la Commission n'a pas émis d'objection ou pris de mesures répondant aux préoccupations de cet État membre.

Compte tenu des règlements d'exécution pris par la Commission qui ont interdit ou restreint certaines substances, l'avocat général considère que :

- pour les substances actives clothianidine, imidaclopride et thiamétoxame, les mesures françaises ne peuvent être maintenues (la clothianidine et le thiamétoxame ne sont toutefois plus approuvés au niveau de l'Union) ;

- pour l'acétamipride et le thiaclopride, les mesures françaises peuvent être maintenues (le thiaclopride n'est toutefois plus approuvé au niveau de l'Union).

Il est donc possible que le décret du 30 juillet 2018 soit annulé par le Conseil d'État en tant qu'il concerne la clothianidine, l'imidaclopride et le thiamétoxame, ce qui n'aura en réalité d'effet qu'en ce qui concerne l'imidaclopride, les deux autres substances n'étant plus approuvées.

L'arrêt de la CJUE a été rendu le 8 octobre. Dans son arrêt, la Cour juge qu'une notification dans le cadre de la directive 2015/1535 peut constituer une « information officielle » de la nécessité de prendre des mesures d'urgence dès lors que :

- cette communication comporte une présentation claire des éléments attestant :

* d'une part, que les substances actives sont susceptibles de constituer un risque grave pour la santé humaine ou animale ou pour l'environnement et,

* d'autre part, que ce risque ne peut être maîtrisé sans l'adoption, en urgence, des mesures prises par la France,

- et que la Commission a omis de demander à l'État membre s'il y a lieu de considérer que ladite communication constitue une information officielle au titre du règlement.

Par ailleurs, la Cour juge que les trois règlements d'exécution adoptés par la Commission en 2018 ne peuvent pas être regardés comme des mesures d'urgence adoptées en réponse à la communication de la France.

Une décision du Conseil d'État peut désormais intervenir dans un délai de quelques mois.

Source : Ministère de l'agriculture et de l'alimentation

D'autre part, si l'article 53 du règlement européen permet d'accorder, de manière dérogatoire et circonstanciée, des dérogations d'urgence avec des produits à base de néonicotinoïdes partout en Europe, l'interdiction législative d'utiliser ces produits ne permet pas de le faire en France. Or ces dérogations permettant d'autoriser, pour une période maximale de 120 jours, la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques qui ne remplissent pas l'ensemble des exigences de l'évaluation, notamment l'exigence d'approbation préalable des substances actives contenues dans les produits concernés, les autres États membres pourront autoriser, à défaut d'alternatives, certains substances de la famille des néonicotinoïdes non autorisées au niveau européen, et non la France.

Si l'activation de cette dérogation ne relève que d'une simple faculté ouverte aux États membres, qui semblent pouvoir dès lors décider des modalités de son application, il convient de s'interroger sur la compatibilité entre l'interdiction ferme d'utiliser de tels produits en France et les obligations européennes, résultant de mesures imposées par la Commission européenne à tous les États-membres, prises dans le but de lutter contre certains nuisibles particulièrement dangereux au niveau européen, notamment des mesures ayant pour fin l'enrayement d'un organisme de quarantaine 6 ( * ) de l'Union européenne.

iv) Des impasses techniques en l'absence d'alternatives efficaces : le cas de la jaunisse de la betterave

Avant 2018, les planteurs de betteraves recouraient à des semences enrobées de produits phytopharmaceutiques à base de néonicotinoïdes afin de lutter contre les pucerons (à base de thiaméthoxame et d'imidaclopride) ainsi qu'un produit à base de thiaclopride en pulvérisation foliaire afin de lutter contre les mouches de la betterave.

La lutte contre les insectes vecteurs de virus est essentielle pour réduire la propagation de ces derniers. Les jaunisses virales sont, historiquement, des maladies importantes pour la culture betteravière, au même titre que la rhizomanie.

Le recours au terme « jaunisse » de la betterave est impropre puisque ce sont en réalité quatre virus distincts qui sévissent : le Beet Chlorosis Virus (BChV) et le Beet Mild Yellowing Virus (BMYV), qui ont longtemps prédominé entre 1975 et 2019, la jaunisse grave due au Beet Yellows Virus (BYV) ainsi que Beet Mosaic Virus - BMV) qui est, jusqu'à présent, considéré comme rare et mineur.

Le virus altère la physiologie de la plante, et plus spécifiquement la photosynthèse au niveau des feuilles , elle-même à l'origine de l'accumulation des sucres dans la racine.

Ces virus sont transmis, dans la betterave, par plusieurs pucerons, dont le plus efficace est sans doute le puceron vert du pêcher ( myzus persicae ). Les pucerons, porteurs des virus de jaunisse de la betterave, après s'être réfugiés pendant l'hiver sur des adventices et du colza, migrent vers les betteraves (semées en mars qui lèvent en avril) dès lors que les températures sont relativement élevées pour la saison (au-delà de 14°C). En général, le phénomène se déroule donc entre mai et juin, alors que la betterave présente un stade d'avancement plutôt développé (stade 8 feuilles).

Les auxiliaires, après l'apparition des pucerons verts du pêcher, apparaissent, se diffusent et réduisent, en général, les populations de pucerons. Toutefois, plus la parcelle est contaminée tôt, plus les pertes de rendement sont massives.

Les semences enrobées de néonicotinoïdes, en permettant de lutter contre la prolifération de pucerons, limitent considérablement la propagation du virus. Selon les services du ministère de l'agriculture et de l'alimentation, avec les insecticides néonicotinoïdes sur la semence, la prévalence de la jaunisse de la betterave était généralement inférieure à 1 % en août, avec parfois une prévalence un peu supérieure, de l'ordre de 5 %, lorsque les conditions climatiques du printemps étaient défavorables.

Ces semences et ces traitements foliaires sont interdits depuis le 1 er septembre 2018, aucune autorisation de dérogation pour l'utilisation de produits à base d'imidaclopride et thiaméthoxame pour lutter contre les pucerons de la betterave industrielle et fourragère n'ayant été accordée.

Au moment de l'interdiction adoptée dans la loi biodiversité, l'Anses établit qu' il existait « une seule alternative chimique aux néonicotinoïdes suffisamment efficace et opérationnelle pour l'usage pucerons sur betteraves mais pas d'alternative non chimique » 7 ( * ) .

L'avis de l'Anses susmentionné estimait que, contre ce puceron, il n'existait, en 2018, que des alternatives chimiques qui reposent sur l'association d'applications foliaires de pyréthrinoïdes et de carbamate (comme le produit KARATE K, à base de lambda-cyalothrine et de pirimicarbe). Toutefois, pour ces substances, des résistances des insectes aux pyréthrinoïdes réduisent considérablement, selon le ministère chargé de l'agriculture, l'efficacité de ces solutions.

M. Roger Genet, directeur général de l'Anses, l'a confirmé lors de son audition devant les deux commissions 8 ( * ) : « l'évaluation en termes de bénéfice-risque s'appuyait sur quatre critères permettant aux ministères d'étudier la base des dérogations à accorder. Le premier critère concernait l'efficacité de ces alternatives et était destiné à déterminer si celles-ci nécessitaient ou non des mesures complémentaires. De ce point de vue, le seul traitement sur le marché à l'époque pour la betterave autre que les néonicotinoïdes était une pyréthrinoïde et un carbamate - lambda-cyhalothrine et pyrimicarbe - avec une action insecticide sur la betterave. La magnitude de l'efficacité a été cotée à 3, estimant ce produit efficace à lui seul.

Le deuxième critère concernait la durabilité de cette efficacité et le risque d'apparition de résistance. Nous avions coté ce risque à 2, dans la catégorie faible à modéré.

Le troisième critère était celui de l'opérationnalité de la méthode de lutte : était-elle déjà applicable en France ou ailleurs dans le monde ? En était-elle à un stade de recherche et développement ? Le produit était sur le marché : il a été coté 3 maximum.

Enfin la praticité de mise en oeuvre, qui va de facile à inapplicable, a été cotée à 3, ce produit phytopharmaceutique étant facile à utiliser.

Il existait une alternative, et nous avons bien rappelé dans notre avis, conformément à la réglementation européenne, qu'il s'agissait d'un facteur limitant très fort. Lorsque nous délivrons des autorisations de mise sur le marché, la réglementation nous oblige en effet à nous assurer qu'il existe au moins trois substances actives de familles différentes pour chaque usage autorisé, ceci pour éviter le risque d'apparition de résistance, qui peut survenir très vite sans qu'on puisse vraiment le modéliser, en fonction des conditions climatiques et des conditions de terrain ».

La recherche d'alternatives, engagée bien avant cette interdiction, se poursuit, au sein d'entreprises privées pour des substituts chimiques, et au sein d'organismes publics.

Des équipes se sont mobilisées depuis plusieurs années sur ces sujets, à hauteur de 3,2 millions d'euros par an pour l'Inrae et de 1 million d'euros pour l'ITB. En outre, des subventions publiques à hauteur de 5,7 millions d'euros ont permis de financer des projets spécifiquement dédiés à cette recherche d'alternatives pour la betterave sucrière 9 ( * ) .

Plusieurs projets peuvent être mentionnés.

À cet égard, le projet AKER , débuté depuis 2012 et financé par des programmes d'investissements d'avenir (à hauteur de 5 millions d'euros), porté par 11 partenaires publics et privés de la filière betterave-sucre-alcool française, est porteur de promesses enthousiasmantes . Le programme AKER consiste avant tout à élargir la variabilité génétique de la betterave en constituant une base enrichie de gènes en provenance de ressources du monde entier dans le but, dans un second temps, de produire de nouvelles variétés à haut potentiel qui seront mises à disposition de la filière.

Depuis 2018, le projet ABCD-B , inclus dans le plan Ecophyto, piloté par Arvalis dans lequel Terres Inovia, l'ITB, l'Inrae et des organismes économiques sont partenaires, a pour objectif d'évaluer des solutions génétiques ou de biocontrôle contre les maladies à virus transmises, en grandes cultures, par les pucerons. Deux essais de biocontrôle ont été mis en place en Normandie et dans le Nord-Pas-de-Calais. L'expérience visait à tester, sur une variété commerciale et en conditions d'infestations naturelles par les pucerons, différentes substances de biocontrôle, en comparaison avec un témoin non traité et une référence chimique. Cinq substances naturelles et un micro-organisme ont été étudiées : de l'huile de paraffine, de la maltodextrine, du soufre, de l'azadirachtine (huile de neem), de la kaolinite (argile calcinée), et un champignon entomopathogène ( Lecanicillium muscarium ).

« En ce qui concerne les produits de biocontrôle, la plupart ont des niveaux d'infestation et de gravité intermédiaires entre le témoin et la référence chimique. Seul le champignon Lecanicillium muscarium apparaît meilleur que le Teppeki en termes de gravité jaunisse (0,3 %), résultat qui devra être confirmé l'année prochaine. D'une manière générale, ces substances présentent des efficacités partielles qui ont du mal à rivaliser avec la référence chimique malgré des applications répétées de manière hebdomadaire au printemps. » 10 ( * )

Le projet EXTRAPOL , financé sur la période 2020-2022 par le CASDAR, piloté par l'Inrae avec des partenariats de l'ITB et du Groupe d'Étude et de contrôle des Variétés Et des Semences (Geves), vise à mettre au point un protocole d'évaluation des résistances / tolérances variétales de la betterave à sucre. Le projet actuel porte sur deux virus responsables de jaunisses sur la betterave à sucre et qui sont principalement transmis par le puceron vert du pêcher. L'objectif est d'acquérir suffisamment de données épidémiologiques sur la prévalence des espèces virales infectant la betterave sur le territoire français, d'étudier des mécanismes d'antagonisme ou de synergie entre différents virus pouvant infecter une même betterave, d'examiner la résistance / tolérance d'un panel de génotypes de betteraves grâce à des tests de comportement du puceron et de transmission en conditions contrôlées et d'optimiser le protocole d'évaluation des variétés au champ.

Le projet MoCoRiBa (Modélisation et Communication du Risque Bio-Agresseurs en Grandes Cultures), piloté par l'Inrae, l'ITB, Terres Inovia et WIUZ a pour objectif d'évaluer la faisabilité et l'utilité d'une estimation en temps réel du risque sanitaire dans les parcelles et de l'intérêt de traitements ou de pratiques préventives locales et paysagères.

Enfin, le projet SYPPRE entend faire émerger les systèmes de culture de demain en alliant les sciences de l'agronomie et de l'écologie dans une approche de développement durable. Ce projet innovant repose sur une méthode originale qui combine des observatoires, des plateformes expérimentales et des réseaux d'agriculteurs. L'ITB pilote une des plateformes expérimentales de terres de craie de Champagne.

Toutefois, comme le mentionne l'ITB et l'Inrae, « à ce stade, aucune solution chimique ou non chimique ne se rapproche en efficacité des traitements chimiques à base de NNI et ne permet de faire face à une situation exceptionnelle comme celle rencontrée cette année » 11 ( * ) .

Les planteurs doivent donc, depuis 2018, cultiver sans produits à base de néonicotinoïdes.

La première récolte sans recours aux néonicotinoïdes en 2019, si elle a donné lieu à des rendements inférieurs à la moyenne des cinq dernières années en raison de la sécheresse, n'a pas fait état d'une épidémie de jaunisse importante : les pucerons sont arrivés progressivement au cours du mois de mai sur des plantes plus développées et les agriculteurs ont pu utiliser un traitement foliaire alternatif permettant de limiter l'ampleur de la propagation du virus. Si la jaunisse s'est développée au mois d'août, les conséquences sur le rendement ont donc été limitées.

Pour la Confédération générale de la betterave (CGB), « la pression pucerons ayant été faible en 2019, ces produits ont permis un contrôle des populations, limitant la dissémination de la jaunisse. L'impact rendement a été limité géographiquement (plutôt régions littorales) et le rendement national en a été impacté faiblement (1 à 2 %) » 12 ( * ) .

Toutefois, il a suffi d'un hiver excessivement doux en 2020 au sud de Paris et dans la région Centre pour que l'arrivée des pucerons ait lieu de manière prématurée , s'attaquant aux parcelles entre le stade cotylédons et le stade « 2 feuilles ».

Pour beaucoup de planteurs rencontrés lors d'auditions ou de déplacement, ce phénomène n'était jamais arrivé de mémoire d'agriculteur.

Sur la base de ces résultats climatiques, une première dérogation à l'usage d'un produit contenant du spirotetramat (le MOVENTO) a été accordée le 21 mars 2020 pour une utilisation sur pucerons à hauteur de deux applications maximum avec 14 jours d'intervalle.

La DGAL est alertée officiellement de la situation mi-avril. Le 28 avril 13 ( * ) , l'Anses a autorisé la modification de l'autorisation de la mise sur le marché d'un autre produit, le TEPPEKI (flonicamide), en traitement foliaire, pour une application à partir du stade 2 feuilles (au lieu de 6 précédemment).

Enfin, le 1 er juin, le MOVENTO a été autorisé par dérogation pour une troisième application, respectant toujours les 14 jours d'intervalle.

Malgré l'utilisation de ces produits, qui n'ont pas eu l'efficacité escomptée selon les producteurs rencontrés, les pertes de rendement atteignent, dans les régions les plus touchées, des niveaux très élevés.

2020 est caractérisée par un gradient sud-nord des conséquences de la maladie, le sud de Paris étant presque intégralement touché avec plus de 80% de parcelles touchées, tandis que le nord de la France est plutôt épargné.

Au total, le ministère de l'agriculture et de l'alimentation table sur une perte de rendement moyen au niveau national de 13 % , avec des niveaux proches de 40 % dans le Loir-et-Cher, en Eure-et-Loir, dans l'Yonne et dans le Loiret 14 ( * ) .

Pour la CGB, les surfaces françaises seraient touchées, selon une estimation à mi-octobre, à 45 %. Pour les surfaces touchées, la perte de rendement moyenne est estimée à environ 40 %, mais elle pourrait dépasser 50 voire 60 % dans les régions les plus méridionales du bassin betteravier national, certaines parcelles étant touchées à des niveaux encore plus élevés 15 ( * ) .

L'estimation de rendement national pour l'année 2020 est donc attendue entre 72 t/ha et 76 t/ha, bien en-deçà du rendement moyen à 5 ans autour de 87 t/ha.

L'effet de la jaunisse s'est, sans nul doute, combiné avec la sécheresse ayant sévi partout en France en 2020. Toutefois, l'ampleur inédite des pertes dans certaines régions, dont certaines sont irriguées, ne laisse que peu de doute sur l'origine principale de la perte de rendement cette année, à savoir la jaunisse.

Cette chute des rendements aura, avant tout, un effet direct sur les recettes des planteurs . Malgré, bien souvent, un mécanisme de prix garantis dans les contrats, la chute des volumes des parcelles les plus touchées (à hauteur de 50 %) va amputer leur compte de résultat d'environ 1 000 euros par hectare .

Au regard des coûts induits, et à défaut de pouvoir bénéficier d'une alternative sûre afin de lutter contre une nouvelle prolifération de pucerons l'année prochaine en cas d'hiver doux, les planteurs concernés envisagent, depuis cet été, de revoir leur plan d'assolements afin de ne pas semer de betteraves sucrières. Les pertes étant très importantes sur 17 % de la surface plantée à l'heure actuelle, et significatives sur 41 % de celle-ci, la France pourrait perdre une part très significative de planteurs dès 2021 à défaut de semis suffisants.

Et c'est sans doute cet effet qui est le plus grave et qui fait toute la particularité de la situation. Les agriculteurs sont, au fond, habitués à vivre avec des récoltes plus ou moins mauvaises selon les années en raison d'aléas climatiques. Toutefois, pour la filière betterave, la situation est singulière en raison de son lien tout particulier à son industrie.

Lors de son audition, le délégué interministériel à la filière sucre a précisé que la particularité de cette filière est une distance très faible de la betterave à la sucrerie : elle est d'environ 32 kilomètres en France . Cette situation s'explique par la difficulté à transporter la betterave et par la fragilité de la denrée (perte de richesse en sucre), celle-ci étant une matière périssable et, partant, non stockable.

Dès lors, à défaut de betteraves françaises, les sucriers ne pourront recourir à des importations ou des expéditions d'autres bassins.

C'est pourquoi raisonner en retenant une moyenne nationale est erroné : dans les régions les plus touchées, si les planteurs ne sèment pas de betteraves au profit d'autres cultures, les sucreries seront confrontées à une pénurie de fournisseurs. Or les sucreries sont des industries lourdes, nécessitant des investissements fixes massifs, qu'il convient d'amortir par des durées de campagne relativement longues. Ainsi, sans une campagne suffisamment longue faute de matières premières, la sucrerie ne sera pas rentable.

Cette année, déjà, la jaunisse a réduit considérablement les durées de campagne en amputant le rendement des planteurs. Les premières estimations des sucreries dans les zones touchées cette année font état de cadence de 50 jours au lieu de 100 jours . Les pertes seront donc massives cette année pour les industriels. Après plusieurs années difficiles consécutives à la fin des quotas sucriers, le choc sera difficile à encaisser pour tous les groupes, mais surtout pour les sucreries privées, qui, contrairement à leurs homologues coopératifs, disposent de moins de sites de production répartis en France, et n'ont donc pas pu diversifier leur risque, d'autant qu'elles se situent dans une zone touchée assez fortement.

Si, l'année prochaine, l'éventuel effet jaunisse, à défaut de dérogation, venait à s'ajouter à l'effet réduction des semis, faute d'annonce de solutions alternatives pour les planteurs dès cette année, il ne faut pas écarter les risques de fermetures massives d'usines.

Au total, l'addition du risque agricole et du risque industriel font peser un risque majeur pour l'emploi dans une filière qui génère, selon des estimations, près de 45 000 emplois : 25 000 planteurs et des salariés des exploitations, des sucreries, des transports, des déterreurs, le plus souvent dans des zones rurales reculées, avec des difficultés dans le domaine de l'emploi.

Or la fermeture de sites de production aura un impact direct sur la production française de sucre.

Les utilisations de sucre sur le marché intérieur sont très faiblement tournées vers la consommation directe (environ 11 %). Le sucre produit en France constitue davantage un intrant stratégique de nombreuses industries agroalimentaires, chimiques, pharmaceutiques : cela représente 89 % des volumes.

La déstabilisation de la filière betterave risque donc d'avoir un impact majeur sur d'autres industries (levures, chimie, pharmacie, industrie agroalimentaire, alcools...). Par exemple, la filière betterave permet de produire de l'éthanol, entrant dans les carburants mais servant, également, à produire du gel hydroalcoolique ou des solutions pharmaceutiques, dont le rôle stratégique n'est plus à démontrer en temps d'épidémie.

Si des sucreries ferment massivement, la France pourrait n'être plus souveraine, non pas tant en matière de sucre (quoique cela dépend du mouvement de fermetures), mais en matière géostratégique pour les approvisionnements de ces industries.

Mais la betterave ne sert pas à produire que du sucre ou de l'éthanol. Elle permet également, par ses coproduits comme la pulpe , de fournir une alimentation essentielle et protéinée aux élevages allaitants ou laitiers. Toute réduction massive de betterave pourra mettre en difficulté les éleveurs dans l'alimentation de leur bétail. Par exemple, le cahier des charges de l'AOP Brie de Meaux ou Brie de Melun ne sera plus respecté par les éleveurs, dans la mesure où la pulpe de betterave doit rentrer, pour une part significative, dans l'alimentation des vaches seine-et-marnaises.

Au total, l'exceptionnelle épidémie de jaunisse a démontré l'importance stratégique de la filière betterave en France . Les planteurs des zones les plus touchées vont être confrontés, cette année, à des pertes massives qui ne les inciteront pas à semer de nouveau l'année prochaine, s'ils n'ont pas la garantie de n'être pas confrontés aux mêmes difficultés. À défaut, la conjonction de deux phénomènes, une baisse de rendements due à une éventuelle nouvelle jaunisse et une réduction des surfaces plantées, entraînera la fermeture de sites de production ayant des impacts, en chaîne, sur tout un système économique rural ancré dans les territoires et engendrant une réduction de la souveraineté économique française.

C'est pourquoi les acteurs économiques de la filière ont demandé, à titre dérogatoire, d'obtenir, face à cette situation d'urgence, une autorisation d'utilisation de produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes afin de lutter contre les pucerons verts du pêcher, faisant le constat, qu'à ce stade, les alternatives aux néonicotinoïdes ne sont pas encore suffisamment efficaces.

Cette demande de dérogation, y compris pour des substances actives interdites au niveau européen, est d'ailleurs un phénomène européen .

La jaunisse a, en effet, atteint de nombreux pays. Au Royaume-Uni, le secteur de la betterave sucrière connaît actuellement sa pire épidémie de jaunisse virale depuis le milieu des années 1970. Le retrait des traitements de semences aux néonicotinoïdes sur la betterave sucrière a laissé la récolte britannique exposée à l'infection transmise par les pucerons et dépendante des insecticides appliqués sur les feuilles. En Suisse, une forte présence de jaunisse a été observée en août, à des niveaux très inhabituels. Si les surfaces attaquées sont inférieures au niveau français (plutôt autour de 5 à 10 % ayant dépassé le seuil d'intervention), le Danemark et la Suède ont également été touchés.

Ces pays, pourtant moins touchés que la France, ont demandé et obtenu une dérogation à l'utilisation de néonicotinoïdes, conformément à l'article 53 du règlement européen. À la date de rédaction du rapport, 12 États membres 16 ( * ) ont accordé des dérogations en 2020 pour lutter contre les pucerons sur la betterave, majoritairement en traitement de semences :

La France, pourtant principal producteur européen, n'a pas demandé obtenir cette dérogation, dans la mesure où la loi 2016 de biodiversité proscrit formellement toute utilisation, même dérogatoire. Outre le problème du renforcement d'une concurrence déloyale déjà bien connue dans le monde agricole, comment expliquer philosophiquement aux agriculteurs français que leurs homologues ont le droit à des aides substantielles alors qu'ils sont moins touchés par le phénomène et que les paysans français demeurent exclus d'un tel dispositif ?

II. Le dispositif envisagé - accorder, à titre exceptionnel compte tenu de l'urgence, des dérogations à l'utilisation de semences enrobées de néonicotinoïdes

1) un projet de loi modifiant la loi biodiversité afin d'autoriser, à titre exceptionnel, jusqu'en 2023, des dérogations à l'emploi de semences traitées avec des produits phytopharmaceutiques à base de néonicotinoïdes

Face à cette situation d'urgence, le Gouvernement envisage d'accorder une dérogation à l'usage de semences traitées avec des néonicotinoïdes aux producteurs betteraviers.

Cet été, alors que les agriculteurs planifiaient leurs semis pour l'année prochaine, le Gouvernement a annoncé sa volonté de modifier l'article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime afin d'activer l'article 53 du règlement européen pour la betterave, dans l'objectif de rassurer les planteurs de betteraves et, en leur offrant une solution opérationnelle pour la récolte 2021 contre la jaunisse, de les convaincre d'inclure des betteraves dans leurs assolements.

L'article unique du projet de loi déposé par le Gouvernement poursuit un double objectif.

D'une part, il entend opérer une consolidation juridique du dispositif au regard de sa conformité au droit européen . Ainsi, l'interdiction de l'utilisation de produits phytopharmaceutiques contenant une ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes ou présentant des modes d'action identiques à ceux de ces substances, et des semences traités avec ces produits, demeure strictement interdite en France. Toutefois, un décret précisera les substances actives visées.

Cela répond à une critique du droit européen et sécurise le dispositif dans l'attente du contentieux susmentionné, pendant au Conseil d'État.

L'interdiction ne sera, sans doute, plus considéré comme une interdiction générale des substances de la famille des néonicotinoïdes mais comme des mesures conservatoires provisoires, respectant davantage l'article 71 du règlement n° 1107/2009.

Ainsi, le décret interdisant les sept substances actives dont l'utilisation est déjà prohibée aujourd'hui sera considéré comme une nouvelle clause de sauvegarde prise en vertu de l'article 71 du règlement 1107/2009, pourvu qu'il soit notifié à la Commission dans le respect des dispositions de procédures et de fond prévues par les articles 69 à 71 du règlement. Afin de respecter un strict respect du droit européen, ce décret ne devrait pas mentionner les substances déjà interdites au niveau de l'Union européenne, leur utilisation demeurant, bien entendu, interdite en France.

D'autre part, son troisième alinéa permet, jusqu'au 1 er juillet 2023, d'accorder, par arrêtés conjoints des ministres chargés de l'agriculture et de l'environnement, des dérogations d'utilisation de semences traitées avec des produits contenant des substances actives interdites à l'article L. 253-8 , à savoir celles interdites dans le décret et les substances interdites au niveau européen.

L'octroi de ces dérogations doit respecter les conditions déterminées à l'article 53 du règlement européen.

L'alinéa 4 dispose que les dispositions entrent en vigueur, au plus tard le 31 décembre 2020, à une date déterminée par le décret précisant les substances actives interdites en France.

2) en parallèle, le Gouvernement a annoncé le suivi de trois plans pour venir en soutien à la filière sucrière et de préparer la fin de l'octroi de dérogations de ce type

L'Inrae et l'ITB ont remis un plan national de recherche et d'innovation , validé par l'État, planifiant des travaux de recherche sur trois ans dans le but de faire émerger une combinaison de solutions alternatives .

Le plan se décompose en quatre axes :

1) améliorer la compréhension de la situation sanitaire ;

2) identifier et démontrer des solutions à l'échelle de la culture, en travaillant à la recherche de produits de protection des cultures, à la composante génétique et modéliser les pratiques de conduite culturale ;

3) identifier et démontrer des solutions de régulation à l'échelle de l'environnement des plantes, des cultures et des paysages comme des procédés agroécologiques, des plantes répulsives, de la biologie de la conservation (cultures proches ou haies avec population forte d'auxiliaires), l'utilisation de graminées à loline (enfouissement avant semis d'un couvert de graminées riches en endophyte permettant la production de loline, un alcaloïde toxique sur les insectes), la modification de la mosaïque des paysages ou le recours à des pratiques agronomiques différentes, en modifiant par exemple la date des semis et apports d'autres éléments (fertilisation azotée par exemple) ;

4) assurer une transition vers un modèle économique durable : cet axe transversal aura vocation à évaluer les incidences économiques de l'ensemble des évolutions techniques possibles issues des voies présentées ci-dessus et qui seront explorées.

Ce plan n'est pas une nouveauté, mais une accélération des moyens dédiés à la recherche d'alternatives aux néonicotinoïdes . Il convient de remarquer que les alternatives prioritaires relèvent du biocontrôle ou de pratiques culturales différentes, au coeur d'une approche agroécologique que les moyens supplémentaires mis en oeuvre dans ce plan permettront de faire apparaître plus rapidement.

À cet égard, ce plan bénéficiera d'un financement total supérieur à 20 millions d'euros avec les cofinancements de l'Inrae, de l'ITB et des semenciers, dont un financement public de 7 millions d'euros, mobilisés par le ministère de l'agriculture et de l'alimentation, pour accompagner ces recherches, dont 5 millions d'euros au titre du plan de relance.

En parallèle, l'interprofession (AIBS) a remis au ministre chargé de l'agriculture un plan de prévention , signé par toutes les parties prenantes de la filière de production. Il propose des mesures jusqu'en 2023 afin de limiter l'exposition des insectes pollinisateurs et de développer les alternatives aux néonicotinoïdes et notamment :

- de réduire de 25 % la dose de néonicotinoïdes appliquée en enrobage de semences ;

- de n'utiliser des semences traitées aux néonicotinoïdes qu'une seule fois dans chaque parcelle sur les trois prochaines années ;

- de semer des cultures non attractives pour les polinisateurs l'année suivant les betteraves avec néonicotinoïdes ;

- de mettre en place des parcelles de betteraves « pilotes » sans néonicotinoïdes afin de démontrer les résultats de la recherche ;

- de favoriser la biodiversité à l'échelle des exploitations en développant des surfaces de plantes mellifères (4 000 hectares) sur l'ensemble des exploitations betteravières.

Enfin, le plan stratégique de la filière betterave , sucre, bioénergies, remis au Gouvernement en novembre 2019, demeure la feuille de route de la filière et propose 52 mesures concrètes afin renforcer la compétitivité de la culture de betterave en favorisant la triple performance économique, sociale et environnementale, de consolider la compétitivité de l'industrie sucrière dans les territoires, de diversifier les valorisations et exploiter le potentiel de la betterave dans le cadre de la bioéconomie, de renforcer le positionnement de la production française dans les échanges internationaux en optimisant la logistique et en garantissant une équité concurrentielle, de valoriser les produits, pratiques et métiers dans le cadre d'une filière d'excellence.

III. Les modifications adoptées par l'Assemblée nationale

Au stade de la commission, outre deux amendements rédactionnels des rapporteurs de la commission des affaires économiques, saisie au fond, et de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, saisie pour avis (CE 62 et CE 66), les députés ont, à l'initiative de leur rapporteur, M. Grégory Besson-Moreau, validé la création d'un comité de surveillance (CE 63) chargé du suivi et du contrôle de la recherche et de la mise en oeuvre d'alternatives.

Sa composition est déterminée par la loi : 4 députés et 4 sénateurs désignés par les commissions permanentes chargées de l'agriculture et du développement durable, le délégué interministériel au sucre, des représentants des ministères de l'environnement et de l'agriculture, du CESE, des associations de protection de l'environnement, des syndicats agricoles, des producteurs et industriels, de l'Institut technique de la betterave et des établissements de recherche.

Il se réunira de manière trimestrielle afin d'assurer le contrôle des avancées et de l'efficacité des tests en matière de recherche et de mise en oeuvre d'alternatives ainsi que pour assurer leur conformité à la feuille de route fixée par le Gouvernement (sous-amendement CE 69 de Mme Géraldine Bannier et de plusieurs de ses collègues du Mouvement démocrate ). Il assurera également le suivi et l'évaluation de la mise en oeuvre des dérogations et suivra l'état d'avancement du plan de prévention mis en oeuvre par la filière de production betteravière (sous-amendement CE70 de Mme Géraldine Bannier et de plusieurs de ses collègues du Mouvement démocrate ).

Il remettra un rapport annuel chaque année avant le 15 janvier au Gouvernement et au Parlement.

Enfin, à l'initiative de la rapporteure de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, Mme Claire O'Petit, a été précisé dans la loi que les arrêtés de dérogation préciseront les conditions dans lesquelles les semis, la plantation et la replantation de végétaux attractifs d'insectes pollinisateurs sont temporairement interdits après l'emploi de semences traitées avec des produits contenant des substances actives de la famille des néonicotinoïdes ( CE65 ).

Au stade de la séance publique, les députés ont modifié la procédure de rédaction des arrêtés de dérogation, en apposant la signature du ministre de la santé à côté de celles des ministres chargés de l'agriculture et de l'environnement ( n° 109 - par M. Jean-Charles Colas Roy et certains membres du groupe La République en marche (LREM)) et en prévoyant un avis préalable du conseil de surveillance mentionné au II bis du même article (n° 45 du rapporteur).

En outre, a été précisée la composition du comité de surveillance :

- Parmi les 4 députés et les 4 sénateurs, au moins un député et un sénateur devront être membres de l'OPESCT ( n° 87 - par les membres du groupe LREM)

- Les 4 députés et 4 sénateurs devront représenter « proportionnellement les groupes majoritaires et de l'opposition » ( n° 13 - par M. Julien Dive et certains collègues Les Républicains)

- L'Institut technique et scientifique de l'apiculture et de la pollinisation sera représenté ( n° 74 - par M. André Chassaigne et certains collègues du groupe communiste)

Un décret précisera sa composition, son organisation et son fonctionnement ( n° 46 - par le rapporteur, M. Grégory Besson-Moreau).

Par symétrie avec les modifications apportées au II de l'article L. 253-8, le II bis a également été modifié pour prévoir que le conseil donnerait un avis sur les dérogations, tout en assurant le suivi et l'évaluation de leurs conséquences, notamment sur l'environnement, et de leur incidence économique sur la situation de la filière. En outre, il émettra un avis et suivra l'état d'avancement du plan de prévention proposé par la filière de production de betteraves sucrières, en veillant à ce que soient prévues les modalités de déploiement des solutions alternatives existantes en conditions réelles d'exploitation ( n° 137 - par le rapporteur, M. Grégory Besson-Moreau).

Enfin, la date de remise du rapport annuel a été modifiée par l'amendement n° 134 de M. Jean-Claude Leclabart (LREM). Il sera remis le 15 octobre et non le 15 janvier afin d'anticiper davantage les semis en cas d'éventuelle dérogation.

IV. La position de la commission - face à l'urgence, l'octroi de dérogations ciblées dans le strict respect du droit européen apparaît nécessaire

L'impasse technique dans laquelle se situe la filière betterave justifie, aux yeux de la commission, l'octroi de dérogations ciblées dans le respect du droit européen . Les garanties apportées par la filière, le Gouvernement et la recherche sont essentielles à l'équilibre du texte.

L'urgence de la situation doit guider les travaux parlementaires : il est nécessaire que les dérogations soient effectives rapidement pour la betterave, au plus tard au mois de décembre, pour laisser le temps aux industriels de produire les semences nécessaires aux semis de mars.

La commission a apporté son soutien à la création d'un conseil de surveillance , rassemblant toutes les parties prenantes, afin d'assurer, en toute transparence, un suivi des initiatives de recherche engagées depuis plusieurs années. Il convient toutefois de rappeler que la précision de sa composition et les missions qui lui ont été confiées excèdent, à ce stade, le strict domaine de la loi, comme le rappelle la jurisprudence constitutionnelle 17 ( * ) .

Pour la commission, le conseil doit associer l'ensemble des parties prenantes, les associations environnementales et les filières concernées, qu'elles soient conventionnelles ou biologiques, qu'elles proviennent de l'amont betteravier ou apicole..., afin de créer les conditions d'un dialogue sain et constructif autour des alternatives de recherche.

Cependant, la massification du conseil ne doit pas entraver son bon fonctionnement, ce dernier ne devant pas se transformer en instrument ralentissant l'adoption des arrêtés de dérogations par exemple.

À cet égard, les avis sur les dérogations ne devront pas ralentir ou empêcher le bon déroulement des procédures qui répondent, avant tout, à un caractère d'urgence . Cela est d'autant plus vrai pour les arrêtés pour la campagne 2021 qui devront être pris avant décembre 2020 par les autorités afin de laisser suffisamment de temps de production aux semenciers avant les semis de mars. Outre la probabilité assez forte de contentieux sur ces arrêtés, le temps de constitution du conseil risque de poser des difficultés pratiques si l'on veut que ces arrêtés soient pris à temps.

La commission a donc proposé d'encadrer, par décret, le délai de remise des avis du conseil ( COM-9 ).

Elle a également adopté un amendement visant à sécuriser le calendrier de publication des éventuelles premières dérogations en s'assurant que la date d'entrée en vigueur soit cohérente avec la date de publication du nouveau décret interdisant l'usage de substances actives de la famille des néonicotinoïdes prévu au deuxième alinéa de l'article 1 er et en prévoyant une entrée en vigueur de la loi au plus tard le 15 décembre afin de laisser le temps nécessaire aux semenciers d'apporter une solution technique aux agriculteurs ( COM-11 ).

Elle a enfin adopté un amendement harmonisant la rédaction retenue pour définir la composition du conseil de surveillance, ce qui permettra, au reste, d'y inclure d'autres instituts techniques que l'ITB ou l'institut technique et scientifique de l'apiculture et de la pollinisation ( COM-10 ).

La commission a adopté l'article ainsi modifié.

Article deux

Restriction des dérogations à l'interdiction d'utiliser des produits contenant des néonicotinoïdes à l'emploi de semences de betteraves sucrières

Cet article vise à restreindre les dérogations à l'usage de semences enrobées de produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives de la famille des néonicotinoïdes uniquement à la culture de betteraves sucrières.

Sans remettre en cause la restriction des dérogations à la culture de la betterave, la commission appelle le Gouvernement à sécuriser juridiquement le dispositif, notamment au regard du principe constitutionnel d'égalité devant la loi.

Par un amendement de leur rapporteure de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, Mme Claire O'Petit (CE 67), lui-même adopté à l'initiative de M. Jean-Luc Fugit lors de l'examen du texte pour avis devant cette même commission (CD 43), les députés ont créé un article L. 258-3-2 afin de prévoir que les dérogations mentionnées au deuxième alinéa du II de l'article L. 253?8 ne puissent être accordées que pour l'emploi de semences de betteraves sucrières.

En conséquence, le titre du projet de loi a été modifié pour rendre compte de la réduction du champ des dérogations ( CE 68 ).

La position de la commission : le Gouvernement doit, en séance publique, réduire le risque de non constitutionnalité du projet de loi compte tenu de cet article en proposant une rédaction plus robuste

Le Conseil constitutionnel, dans son traditionnel considérant sur le principe d'égalité devant la loi, estime que : « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit » 18 ( * ) .

Restreindre le champ de la dérogation à la seule betterave sucrière pose donc une difficulté juridique : sur quels fondements peut-on justifier qu'un producteur de betterave potagère ou fourragère, s'il subit les mêmes effets en matière de rendement, d'un virus dont les effets peuvent être contrôlés par le recours à des produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes, n'ait pas le droit à une dérogation qu'un producteur d'une betterave sucrière a obtenu ? Pourquoi privilégier un producteur et non l'autre alors que les betteraves sont de la même famille et ont des conditions culturales similaires ?

Cet exemple, sans doute schématique et théorique, permet toutefois de voir les risques induits par la rédaction retenue à ce stade par les députés et le Gouvernement.

Ce point de vue est d'ailleurs partagé par la rapporteure pour avis de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale, écrivant dans son rapport : « Toutefois, la rédaction adoptée par votre commission soulève, aux yeux de votre rapporteure pour avis, un risque de rupture de l'égalité devant la loi. Il semble donc préférable à votre rapporteure pour avis qu'une rédaction alternative soit trouvée [...] afin de restreindre le champ des semences pouvant faire l'objet de dérogations tout en faisant clairement ressortir les motifs d'intérêt général pouvant entraîner une telle restriction ».

Pour le ministre de l'agriculture et de l'alimentation, « l'amendement court un risque d'inconstitutionnalité au regard du principe d'égalité. [...] L'inscrire dans la loi ferait courir au texte un risque d'inconstitutionnalité au titre du principe de l'égalité devant la loi - c'est en tout cas l'analyse du Conseil d'État. [...] La meilleure solution serait donc que vous accordiez votre confiance au Gouvernement sur la base d'un engagement inscrit au Journal officiel » 19 ( * ) .

A ce stade, seul le juge constitutionnel est à même de caractériser cette éventuelle rupture d'égalité.

Sans appeler à remettre en cause l'idée de n'accorder de dérogations qu'aux seules betteraves sucrières , compte tenu de l'urgence de la crise actuelle et de la nécessaire adoption rapide du projet de loi, le rapporteur de la commission du Sénat estime que la rédaction proposée induit un double risque : celui que la possibilité d'accorder des dérogations soit interdite, en cas de censure totale du texte ; celui que les dérogations puissent être ouvertes à des filières plus nombreuses, en cas de censure partielle.

Cette situation n'est pas acceptable en l'état. C'est pourquoi la commission appelle le Gouvernement à proposer, d'ici la séance publique, une rédaction juridiquement plus fiable permettant une sécurisation de la constitutionnalité du texte.

Le rapporteur estime qu'il est possible de trouver un champ restrictif à la dérogation plus solide juridiquement qu'une interdiction strictement réservée à la betterave sucrière. Obtenir une telle rédaction permettrait que les cultures éligibles aux dérogations soient considérablement moins nombreuses que celles éligibles par la rédaction retenue par le Gouvernement, tout en limitant le risque d'une censure par le Conseil constitutionnel qui ouvrirait les dérogations à toutes les cultures. Il est également essentiel de sécuriser la constitutionnalité de ce dispositif, afin de limiter les risques de contentieux sur les arrêtés de dérogations devant les tribunaux administratifs : l'urgence de la situation de la filière betterave nécessite que ces arrêtés entrent en vigueur le plus rapidement possible.

La commission a, en outre, adopté un amendement rédactionnel ( COM-12 ).

La commission a adopté l'article ainsi modifié.


* 4 il s'agit de la lutte contre les mouches sur maïs, la lutte contre les insectes xylophages Scolytus rugulosus, Cossus cossus, Anisandrus dispar sur cerisier ;

- Lutte contre les mouches Drosophilia sp., Lasioptera sp.sur framboisier ;

- Lutte contre les pucerons sur navet ;

- Lutte contre les coléoptères sur arbres et arbustes ;

- Lutte contre les insectes du sol (hannetons) en forêt.

* 5 Le décret interdisant les substances actives n'ayant pas été notifié selon la procédure prévue à l'article 71 du règlement n° 1107/2009 mais sur le fondement de la directive 2015/1535 prévoyant une procédure d'information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l'information.

* 6 Aux termes du règlement (UE) 2016/2031 du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2016 relatif aux mesures de protection contre les organismes nuisibles aux végétaux.

* 7 Anses - « Risques et bénéfices relatifs des alternatives aux produits phytopharmaceutiques comportant des néonicotinoïdes » - Tome 1 - Rapport du groupe de travail Identification des alternatives aux usages autorisés des néonicotinoïdes (mai 2018).

* 8 Audition du 14 octobre 2020 devant la commission des affaires économiques et la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat.

* 9 Selon le ministère de l'agriculture et de l'alimentation.

* 10 ITB, Cahier technique, n° 1103 (24 décembre 2019)

* 11 Inrae et ITB, plan national de Recherche et Innovation - « Vers des solutions opérationnelles contre la jaunisse de la betterave sucrière » - septembre 2020

* 12 Réponse au questionnaire.

* 13 Source : CGB

* 14 Source : questionnaire remis au rapporteur.

* 15 Source : questionnaire remis au rapporteur.

* 16 Source : Ministère de l'agriculture et de l'alimentation.

* 17 Conseil constitutionnel, décision n° 2015-256 L du 21 juillet 2015 - Nature juridique de dispositions relatives à divers organismes.

* 18 Considérant de principe depuis la décision 1996-375 DC du 9 avril 1996

* 19 Propos tenu lors de l'examen du texte devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale.

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