II. UN REFUS CATÉGORIQUE DE REPRENDRE LES PRINCIPALES AVANCÉES PERMISES EN PREMIÈRE LECTURE AU SÉNAT : C'ÉTAIT LE TEXTE DE L'ASSEMBLÉE OU RIEN

Alors que le Sénat recherchait des compromis favorables au monde agricole, l'intransigeance dont ont fait preuve le Gouvernement et sa majorité parlementaire s'est déclinée de diverses manières : refus des avancées substantielles adoptées par le Sénat, fermeture à toute position médiane, rétablissement par principe du texte issu des travaux de l'Assemblée nationale, y compris lorsque le dispositif retenu pose d'indéniables difficultés juridiques, sur le fond ou sur le plan du respect de la procédure parlementaire.

En d'autres termes, c'était le texte de l'Assemblée nationale, tout le texte de l'Assemblée nationale et rien que le texte de l'Assemblée nationale .

Or, si le caractère inégalitaire du bicamérisme de la V e République et l'existence du fait majoritaire n'ont bien entendu pas échappé à vos rapporteurs, l'examen de ce projet de loi marque à leurs yeux, comme du reste celui d'autres textes depuis le début de la présente législature, une dégradation inédite de la considération portée par la chambre basse aux travaux de la chambre haute .

Tout se passe comme si, désormais, la navette parlementaire ne fonctionnait plus que dans un sens, les sénateurs n'ayant plus qu'à se conformer au texte nécessairement sans faille adopté par leurs collègues députés . Combiné à l'accélération souhaitée de la procédure législative, une telle attitude, si elle devait perdurer, ne manquerait pas de nuire gravement à la qualité de la loi.

A. UNE POSITION DE PRINCIPE : LE REFUS DE PLUSIEURS AVANCÉES SUBSTANTIELLES ADOPTÉES AU SÉNAT

1. Une opposition très regrettable à la création d'un fonds d'indemnisation des victimes professionnelles des produits phytopharmaceutiques

L'exemple le plus flagrant est à trouver dans le refus de créer , à l' article 14 sexies A , un fonds d'indemnisation des victimes professionnelles des produits phytopharmaceutiques , proposé par Mme Nicole Bonnefoy et les membres du groupe socialiste et républicain et adopté à l'unanimité au Sénat.

Le dispositif proposé reprenait l'essentiel de la proposition de loi de Mme Bonnefoy adoptée au Sénat le 1 er février 2018 qui appelait à la création d'un fonds d'indemnisation spécifique pour aider à la prise en charge de la réparation intégrale des préjudices des personnes atteintes de maladies liées à l'utilisation des produits phytopharmaceutiques.

Le fonds était abondé par une fraction de la taxe prévue à l'article L. 253-8-2 du code rural et de la pêche maritime sur les produits phytopharmaceutiques, laquelle repose sur le chiffre d'affaires hors taxes réalisé sur lesdits produits par les fabricants.

Dans un souci de compromis et de recherche de la plus large majorité politique possible, ce dont doit se féliciter le Sénat, l'auteure de la proposition de loi, en collaboration avec votre rapporteure, avait proposé de recentrer l'objet du fonds sur les seules victimes de maladies professionnelles liées à l'utilisation de produits phytopharmaceutiques , ce qui devait effectivement aboutir à l'adoption unanime de l'article en séance publique.

Bien que cette mesure soit à l'évidence très attendue des agriculteurs , qui sont les premières cibles de ces produits, et des victimes , représentées notamment par l'association Phyto-Victimes, et qu'elle dépasse les clivages partisans, le Gouvernement en a proposé la suppression en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, au seul motif que le fonds n'incluait que les maladies professionnelles.

Quelques mois plus tôt seulement, à l'occasion du débat sur la proposition de loi, la ministre des solidarités et de la santé avait précisément justifié l'opposition du Gouvernement par l'argument inverse, considérant alors que l'inclusion des maladies non professionnelles n'était pas souhaitable dans la mesure où « le champ des indemnisations s'étendrait aux victimes environnementales, et ce de façon difficilement contrôlable » .

En lieu et place du fonds, les députés ont finalement adopté une simple demande de rapport sur « le financement et les modalités de la création, avant le 1 er janvier 2020 » de ce fonds , à présenter dans un délai de six mois.

Ce faisant, votre rapporteure observe que le Gouvernement recourt à la même manoeuvre dilatoire que son prédécesseur : juste après le dépôt de la proposition de loi, ce dernier diligentait une mission commune de l'Inspection générale des finances (IGF), du Conseil général de l`alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) et de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS).

Or, cette mission a déjà rendu son rapport en janvier 2018, qui conclut justement à la pertinence de la création d'un tel fonds compte tenu des difficultés pour les victimes d'établir un lien de causalité entre leur maladie et l'usage des produits phytopharmaceutiques. Le rapport concluait ainsi : « Devant cette difficulté de démonstration du lien de causalité pour un nombre de victimes important, l'amélioration du régime accidents du travail-maladies professionnelles par extension du périmètre des maladies prises en charge pour le rendre cohérent avec l'évolution des connaissances scientifiques pourrait être une option possible. La création d'un fonds d'indemnisation pourrait également être envisagée, en complément des évolutions du régime AT-MP ». L'article adopté au Sénat revenait à mettre en place cette recommandation.

En recourant à une tactique de « l'ancien monde » avec lequel ils affirmaient avoir rompu - demander un énième rapport pour enterrer un sujet -, le Gouvernement et sa majorité parlementaire ne sont pas à la hauteur de l'urgence induite par la souffrance des victimes des produits phytopharmaceutiques, au premier rang desquelles les agriculteurs, qui n'autorise plus aucune tergiversation .

Sauf à rejeter une bonne idée simplement parce qu'elle viendrait du Sénat, il est temps d'agir, surtout lorsque les uns et les autres sont très prompts à saluer, dans le même temps, une récente décision de la justice américaine favorable aux victimes.

2. Un refus sans argument de fond des principales avancées proposées au Sénat pour renforcer l'équilibre des relations commerciales

Outre la création du fonds d'indemnisation, d'autres avancées essentielles attendues par les acteurs ont été balayées d'un revers de main par les députés de la majorité .

Constatant la faible applicabilité de la clause de renégociation des prix des contrats entre un agriculteur, un industriel et un distributeur compte tenu du rapport de force asymétrique régentant le contrat, le Sénat avait prévu, sur proposition de votre rapporteur, la mise en place, pour certains produits très spécifiques, d'une clause de révision des prix à l' article 6 .

Cette clause tendait à répondre à un phénomène connu dans l'agroalimentaire : la hausse de la matière première sur les marchés agricoles sans effet sur le prix de vente. Le prix de la coquillette est ainsi resté stable sur dix ans à environ 0,75 euro alors même que le cours du blé dur, ingrédient représentant près de 60 % des pâtes, augmentait dans le même temps de plus de 50 %. Il en a résulté une perte de rentabilité majeure de nos industries aboutissant à un chiffre effarant : le nombre de fabricants de pâtes alimentaires en France est passé de 200 à 7 en cinquante ans. Notre pays est devenu importateur net dans ce secteur, et c'est un drame pour nos territoires.

La clause reposait sur un mécanisme simple. Pour les produits composés à plus de 50 % d'un produit agricole dont le cours est reflété par un indice public, c'est-à-dire les produits les plus sensibles à la conjoncture, la clause de renégociation se transformait en clause de révision automatique du prix si le prix du produit agricole dépassait un seuil défini par décret. La hausse du prix de la matière première modifiait ainsi directement le prix de vente du produit fini. Ce mécanisme fonctionnait à la hausse, à des fins de protection des industries agroalimentaires, mais aussi à la baisse une fois que la clause avait été déclenchée. Ainsi, si le cours de la matière première retrouvait son niveau initial après une forte hausse, le prix du produit fini était automatiquement révisé à la baisse. L'article assurait donc un équilibre entre la sauvegarde de nos industries et la protection des intérêts des consommateurs.

En nouvelle lecture et sur proposition du rapporteur, les députés ont rejeté le mécanisme au motif qu'il risquait de durcir les négociations . Votre rapporteur fait remarquer que, par construction , tout mécanisme de protection des producteurs ou des transformateurs est de nature à durcir les négociations 6 ( * ) . Il observe, surtout, que le périmètre du dispositif adopté au Sénat était très encadré. Un tel instrument constitue une garantie supplémentaire, et directement effective , attendue par le secteur agroalimentaire.

À l' article 9 , le Sénat avait également considéré qu'il n'y avait pas lieu de déposséder le Parlement du droit de relever le seuil de revente à perte ou d'encadrer les promotions en autorisant le Gouvernement à légiférer par ordonnance. Il avait ainsi inscrit directement ces mesures dans le projet de loi en maintenant le principe d'une expérimentation de deux ans et de l'augmentation de 10 % du seuil de revente à perte ainsi que l'objectif d'un encadrement des promotions à 34 % en valeur et 25 % en volume annuel, conformément aux annonces effectuées au sortir des EGA.

En nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, le Gouvernement s'y est opposé, arguant de raisons d'ordre purement technique - qu'il eût été pourtant facile de prendre en compte en amendant la rédaction du Sénat - et de la nécessité de mettre en place une concertation sur le contenu de l'ordonnance - alors que le texte est prêt et que rien n'empêchait donc de l'inscrire directement dans la loi...

Au surplus, le rétablissement de l'habilitation supprime un apport essentiel du Sénat qui visait à l'établissement d'un rapport avant l'expiration de l'expérimentation sur les effets de ces mesures , notamment sur les revenus des agriculteurs, tant le risque de captation de la rente par les distributeurs existe.

Le Sénat avait enfin considérablement enrichi les articles relatifs à la modification du code de commerce figurant dans le projet de loi, dans le but de rééquilibrer réellement les relations industriels/distributeurs .

Le Sénat a considéré que renforcer les protections accordées dans la loi française alors même que l'essentiel des négociations se déroulent au sein de centrales d'achat internationales était inutile si les mesures du code de commerce n'étaient pas pleinement applicables à ces conventions particulières de plus en plus fréquentes. C'est pourquoi il avait inséré un article 10 bis A prévoyant que les dispositions relatives à la convention unique et aux pratiques restrictives de concurrence prohibées définies dans le code de commerce s'appliqueraient également aux négociations internationales et aux contrats conclus à l'étranger. Il avait, pour ce faire, précisé que les dispositions les plus protectrices du titre IV du livre IV du code de commerce devaient être considérées comme des lois de police au sens du droit européen 7 ( * ) .

Cette mesure, adoptée au Sénat, permettait de lutter efficacement contre ce phénomène de contournement du droit français qui ne vise qu'à accroître encore la force des distributeurs dans les négociations avec leurs fournisseurs.

Les députés ont pourtant supprimé cette disposition essentielle en nouvelle lecture, à l'invitation du Gouvernement, au seul motif que le « ministre de l'économie a déjà réussi à obtenir la condamnation d'entreprises étrangères, dès lors que la des pratiques illicites avaient été commises en France ». Votre rapporteur ne résiste pas à la tentation de rappeler que nombre de pratiques très contestables n'ont de facto pas été sanctionnées par le ministre chargé de l'économie et que, partant, l'inscription dans la loi de l'article 10 bis A constituait une réelle avancée en faveur de la protection des producteurs et industriels.

De même, l' article 10 bis AA , introduit au Sénat, entendait interdire le recours à des clauses de pénalités pour retard de livraison sans prise en compte des contraintes d'approvisionnement liées à la qualité et à l'origine de certaines productions. Concrètement, l'article protégeait les producteurs des pénalités de retard de livraison qui ne prendraient pas en considération les contraintes d'approvisionnement, liées au cahier des charges et aux aléas de production, de certains produits, notamment ceux sous signe officiel d'identification de la qualité et de l'origine (SIQO).

Là encore, le Gouvernement a reconnu les difficultés soulevées par cette pratique mais, en toute incohérence, a préféré supprimer la mesure et repousser le débat en s'engageant à saisir la Commission d'examen des pratiques commerciales, laissant ainsi les producteurs de produits de qualité sans solution pour quelque temps encore.


* 6 En effet, les distributeurs souhaitent se prémunir des effets de tout nouvel instrument les défavorisant en diminuant encore le prix d'achat qu'ils payent à leurs fournisseurs.

* 7 Article 9 du règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles.

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