C. UN RISQUE IMPORTANT DE « VICTIMES COLLATÉRALES »

D'après la Commission européenne, la taxe sur les services numériques devrait concerner entre 130 et 150 entreprises, dont environ une moitié d'entreprises américaines et un quart d'entreprises européennes.

La TSN n'a aucunement pour objet de viser exclusivement les entreprises étrangères : il est normal que des entreprises européennes, dès lors qu'elles correspondent aux critères fixés, y soient assujetties au même titre que leurs concurrentes américaines ou asiatiques. Son objectif est de compenser les failles des règles actuelles de l'impôt sur les sociétés, quelle que soit la nationalité de l'entreprise concernée.

Toutefois, l'analyse de l'assiette et des seuils de la TSN montre que , si la proposition de directive COM(2018) 148 final était adoptée en l'état, celle-ci serait loin de couvrir la totalité des activités numériques et ferait des « victimes collatérales » :

- d'une part, elle « épargnerait » certaines des principales multinationales du numérique , pourtant responsables d'une partie de l'érosion des bases fiscales imputables à l'essor de l'économie numérique ;

- d'autre part, elle pèserait - et parfois lourdement - sur des entreprises, et notamment des entreprises françaises ou européennes, dont les bénéfices sont d'ores et déjà imposés là où la valeur est créée . Celles-ci se retrouveraient alors doublement imposées, au titre de la TSN et de l'IS, ce qui pourrait aggraver les effets déjà sévères des distorsions fiscales actuelles avec leurs concurrentes étrangères.

1. Une « taxe GF » plutôt qu'une « taxe GAFA » ?

Contrairement à la notion de « présence numérique significative » prévue par la proposition de directive COM(2018) 147 final - c'est-à-dire la solution de long terme visant à compléter les critères de l'établissement stable -, la TSN toucherait seulement les produits issus de certaines activités numériques : la publicité en ligne, l'intermédiation et la vente des données d'utilisateurs . Seraient ainsi concernées au premier chef des entreprises telles que Google ou Facebook , dont le modèle d'affaires repose sur la publicité, ou encore des plateformes d'intermédiation comme Booking , Uber , Airbnb ou encore Amazon Marketplace 27 ( * ) .

En revanche, la TSN ne s'appliquerait pas :

- au e-commerce, c'est-à-dire la vente en ligne de biens matériels ou de services qui peuvent également être vendus par d'autres moyens . Cette exclusion est justifiée par le fait qu'une taxation des profits du e-commerce au titre de la TSN aurait créé un biais en faveur de la vente physique par rapport à la vente en ligne dans l'ensemble de l'économie : ainsi, un vêtement, un ordinateur ou un billet de train acheté sur Internet aurait été frappé d'une taxe supplémentaire de 3 % par rapport à un même vêtement, ordinateur ou billet acheté en magasin, alors même que les frontières entre ces différents modes d'achat s'avèrent de plus en plus ténues. Toutefois, il en découle qu'une entreprise comme Apple ne serait pas soumise à la TSN sur ces activités. Il en va de même pour Amazon , dans son activité de e-commerce ;

- aux ventes de services numériques , tels que les services de streaming par abonnement que sont Netflix , iTunes ou encore Deezer et Spotify . Il n'existe ici, par définition, aucun biais par rapport au commerce « physique » , et cette exclusion semble davantage s'expliquer par un réalisme politique visant à permettre aux négociations d'aboutir.

Dans un premier temps, et compte tenu de son caractère de toute façon temporaire, le champ restreint de la TSN apparaît acceptable . Le choix de limiter l'assiette aux activités qui impliquent une « contribution de l'utilisateur » à titre gratuit permet en effet de concentrer l'effort sur les activités qui échappent le plus - sinon totalement - à l'impôt sur les sociétés , alors que le e-commerce et les services numériques donnent à tout le moins lieu à la perception de la TVA.

Cette insuffisance ne fait toutefois que confirmer la nécessité de parvenir, à terme, à une solution générale permettant de taxer les bénéfices, comme le prévoit la proposition de directive COM(2018) 147 final.

2. Une taxe qui risquerait de pénaliser des entreprises françaises et européennes déjà soumises à l'impôt sur les sociétés à proportion de la valeur créée

Si la TSN ne permettra pas de toucher certaines des plus grandes multinationales du numérique qui échappent à l'impôt sur les sociétés, elle risque, en revanche, de s'appliquer à des entreprises qui sont d'ores et déjà imposées sur leurs bénéfices dans les pays où la valeur est créée .

L'impact de la TSN s'apparenterait alors à une « double peine » pour les entreprises concernées, puisque d'autres entreprises, susceptibles d'être leurs concurrentes, continueraient à échapper à l'impôt sur les sociétés .

Ces « victimes collatérales » seraient des entreprises ayant, par exemple, leur siège social ou disposant d'un établissement stable en France 28 ( * ) , ce qui n'est pas forcément le cas de leurs concurrentes, et soumises à l'impôt sur les sociétés à ce titre. Compte tenu des seuils et de l'assiette prévus dans le projet de directive, il apparaît que la TSN, loin d'être la « taxe GAFA » parfois décrite, pourrait aussi concerner des sociétés telles que :

- le groupe AccorHotels , premier groupe hôtelier européen avec un chiffre d'affaires de 1,9 milliard d'euros en 2017, et dont une partie croissante de l'activité correspond à des services d'intermédiation potentiellement soumis à la TSN, notamment des services de réservation (sur le modèle de ses concurrents Booking, Expedia, Airbnb etc.) et de conciergerie ;

- la société Criteo , l'une des « licornes » françaises , spécialisée dans le marketing digital et le ciblage publicitaire, secteur dominé par Google et Facebook . Fondée en 2005 et aujourd'hui présente dans une vingtaine de pays, elle y opère le plus souvent par l'intermédiaire de filiales, c'est-à-dire des établissements stables. Son siège est situé en France et elle est cotée depuis 2013 à New York. Son chiffre d'affaires de près de 2 milliards d'euros relève presque intégralement de la TSN . Le taux effectif d'imposition du groupe était de 24,7 % en 2017 et de 27,5 % en 2016 29 ( * ) , loin des 9,5 % estimés pour l'ensemble des « entreprises numériques » dans l'étude de la Commission européenne (cf. supra ) ;

- le groupe Solocal (ex- Pages Jaunes ) , dont une grande partie de l'activité correspond aujourd'hui à de la publicité sur Internet et à des services de marketing digital. En 2017, le chiffre d'affaires de Solocal était de 764 millions d'euros et son impôt sur les sociétés français de 30 millions d'euros. La TSN représenterait un surcoût de 10 millions d'euros 30 ( * ) , soit une hausse d'un tiers de son impôt total . Compte tenu des difficultés de ce groupe, très endetté (332 millions d'euros en 2017) et faisant face à la concurrence de nombreux acteurs étrangers, une telle hausse pourrait avoir de graves conséquences.

Il ne s'agit là que d'exemples recueillis par votre rapporteur dans le cadre d'une première analyse réalisée dans des délais très courts et qui doit encore être confirmée. Toutefois, la TSN pourrait concerner encore d'autres entreprises françaises, par exemple le groupe Orange au titre de diverses activités sur Internet, et demain peut-être des sociétés comme Leboncoin ou encore Blablacar , si les deux seuils de 750 millions d'euros et 50 millions d'euros venaient à être franchis (notamment en cas de rachat).

3. Une taxe qui préserverait les start-up, mais pas les « scale-up »

Les deux seuils proposés par la Commission européenne - soit 750 millions d'euros de produits au niveau mondial et 50 millions d'euros de produits imposables à la TSN au niveau de l'Union européenne - ont été fixés afin de restreindre l'application de la taxe aux entreprises dont l'envergure témoigne d'une importante capacité contributive et d'en préserver les start-up et les entreprises plus modestes .

Plus précisément, le seuil de 750 millions d'euros, d'ores et déjà connu des grandes entreprises car identique à celui du reporting pays par pays et du projet ACCIS, permet de restreindre l'application de la TSN aux entreprises « qui sont celles jouissant d'une solide implantation sur le marché qui leur permet de bénéficier davantage d'un effet de réseau et de l'exploitation des mégadonnées et d'articuler ainsi leurs modèles d'affaire autour de la participation des utilisateurs. Ces modèles d'affaire, qui entraînent un décalage plus marqué entre le lieu où les bénéfices sont taxés et le lieu où la valeur est créée, sont ceux qui relèvent du champ d'application de la taxe 31 ( * ) ».

Toutefois, ces seuils ne permettent pas à eux seuls de « protéger » complètement les start-up prometteuses. En effet, en cas de détention ou de rachat par un grand groupe réalisant un chiffre d'affaires global - toutes activités confondues - de 750 millions d'euros ou plus, ces start-up se retrouveraient ipso facto soumises à la TSN, même si leur activité et le résultat net sont de bien moindre importance . Ceci dégraderait d'autant leur valeur aux yeux de potentiels investisseurs , tout en les pénalisant par rapport aux start-up non européennes, et notamment américaines, alors que les levées de fonds et/ou les acquisitions constituent le principal modèle de croissance des start-up (on parle alors de scale-up ).

Par exemple, dans le cadre de sa stratégie d'adaptation aux évolutions du secteur du tourisme et de l'hôtellerie, le groupe AccorHotels a fait ces trois dernières années l'acquisition de plusieurs plateformes d'intermédiation relevant du champ de la TSN, dont Onefinestay , Oasis , Fastbooking , Verychic , Availpro et plus récemment la jeune pousse française Squarebreak , spécialisée dans les réservations haut-de-gamme.

Un autre exemple est le site de petites annonces Leboncoin , sixième site français avec 26,7 millions de visiteurs uniques par mois et 28 millions d'annonces en ligne : le chiffre d'affaires de 214 millions d'euros en 2016, bien qu'important, est inférieur au seuil de 750 millions d'euros prévu par la proposition de directive . Toutefois, Leboncoin est détenu par le groupe norvégien Schibsted , dont le chiffre d'affaires global est de 1,8 milliard d'euros 32 ( * ) .

L'appréciation de la qualité d'assujetti à la TSN au niveau du groupe et non pas de l'entité est, en soi, parfaitement justifiée. Ceci dit, elle a pour conséquence d'étendre les potentiels effets de cette taxe à des entreprises qui sont loin des grandes multinationales du numérique , européennes ou étrangères, visées par le législateur européen.

C'est pourquoi il convient, d'une manière générale, de neutraliser l'effet de cette taxe sur les entreprises déjà effectivement soumises à l'impôt sur les sociétés au titre des mêmes activités .


* 27 Le service Amazon Marketplace est une plateforme qui met en relation des vendeurs tiers avec des acheteurs. Il doit être distingué de la vente directe de produits par Amazon en tant que
e-commerçant.

* 28 Ce raisonnement s'applique bien sûr aux autres États membres de l'Union européenne.

* 29 Source : Criteo.

* 30 Source : Solocal.

* 31 Exposé des motifs de la proposition de directive.

* 32 Source : Schibsted Media Group.

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