N° 130

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024

Enregistré à la Présidence du Sénat le 23 novembre 2023

AVIS

PRÉSENTÉ

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur le projet de loi de finances, considéré comme adopté par l'Assemblée nationale en application de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, pour 2024,

TOME VII

DÉFENSE

Soutien de la politique de la défense (Programme 212)

Par M. Jean-Pierre GRAND et Mme Marie-Arlette CARLOTTI,

Sénateur et Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Jean-Baptiste Lemoyne, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; MM. Étienne Blanc, Gilbert Bouchet, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, André Guiol, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Ronan Le Gleut, Claude Malhuret, Didier Marie, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot, MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.

Voir les numéros :

Assemblée nationale (16ème législ.) : 16801715, 1719, 1723, 1745, 1778, 1781, 1805, 1808, 1820 et T.A. 178

Sénat : 127 et 128 à 134 (2023-2024)

L'ESSENTIEL

Le projet de loi de finances pour 2024 affecte 24,6 milliards d'euros au programme 212, soit une hausse, par rapport à la loi de finances initiale pour 2023, de 3,1 % en autorisations d'engagement et de 3,5 % en crédits de paiement.

Les rapporteurs pour avis se sont cette année penchés sur les moyens déployés pour atteindre les cibles de recrutement, de militaires d'active et de réserve, fixés par la loi de programmation militaire pour les années 2024-2030, et conserver les compétences des armées en leur sein.

Constatant que ce premier exercice respecte certes les engagements financiers pris par le législateur, mais s'écarte pourtant déjà de la cible de recrutement fixée alors, ils insistent sur :

- l'urgence du chantier de refonte des grilles indiciaires, facteur d'attractivité certes non exclusif mais essentiel ;

- les moyens d'améliorer la fidélisation des militaires en poste ;

- l'enjeu de la définition d'une doctrine d'emploi précise pour atteindre les objectifs de recrutement dans la réserve ;

- les pistes de réflexion à approfondir pour resserrer les liens entre les armées et la société.

I. SE DOTER D'ARMÉES APTES À FAIRE FACE À UNE GUERRE DE HAUTE INTENSITÉ : UNE POLITIQUE D'ATTRACTIVITÉ À RENFORCER

A. UN PILOTAGE DES EFFECTIFS DEVENU PLUS DÉLICAT

1. Le déficit d'attractivité manifeste met à mal les ambitions de la LPM

L'année 2024 sera le premier exercice de mise en oeuvre de la loi de programmation militaire pour les années 2024-2030 promulguée le 1er août dernier1(*). Elle prévoyait un calendrier d'augmentation des effectifs relativement ambitieux, devant conduire à une augmentation nette de 6 300 ETP par marches progressivement surélevées.

Calendrier d'augmentation nette des effectifs du ministère de la défense voté en LPM

 

2024

2025

2026

2027

2028

2029

2030

Total

Cibles d'augmentation nette des effectifs

700

700

800

900

1000

1000

1200

6300

Source : article 7 de la LPM 2024-2030.

Or au lieu des 700 prévus, le schéma d'emplois inscrit au programme 212 de la mission « Défense » ne porte création que de 400 ETP en 2024, auxquels s'ajoutent 30 ETP dans le cadre de la « réinternalisation des compétences numériques » et 26 ETP au titre du service industriel de l'aéronautique.

Une telle réévaluation des prévisions de recrutement ne représente certes une variation que de 0,1 % des effectifs du ministère et n'est pas contraire à la lettre de la LPM, dont le même article 7 dispose qu'« en fonction de la réalité du marché du travail, le ministère de la défense peut employer les crédits rendus disponibles par une sous-réalisation de ses cibles d'effectifs pour renforcer son attractivité et la fidélisation de ses agents ».

Cet écart à la cible n'en fait pas moins peser un doute sur la capacité du ministère à respecter l'objectif de la LPM, d'autant que la sous-exécution systématique des schémas d'emplois des dernières années a conduit le nombre d'ETP du ministère à diminuer depuis trois ans au lieu d'augmenter, comme l'illustre le graphique ci-après, en raison des difficultés de recrutement des militaires du rang.

Évolution du schéma d'emploi, programmé et réalisé, du ministère des armées

Source : DRH-MD, synthèse ministérielle des effectifs arrêtée au 30/09/2023, fournie en réponse au questionnaire. Lecture :

- SE prév. : schéma d'emplois prévisionnel de l'année de gestion en cours ;

- SE réalisé (N) : schéma d'emplois constaté au 31/12 de l'année de gestion (N) ;

- Av./Ret. (N-1) : avance (histogrammes verts) ou retard (histogrammes rouges) d'exécution du SE constaté en fin d'année de gestion (N-1) ainsi que mesures de soutenabilité (cf. gestion 2023), reportées sur le SE voté en LFI (N) afin de déterminer le SE cible de gestion (N).

- SE LFI (N) : schéma d'emplois ministériels voté en loi de finances initiale pour l'année N ;

- SE DPGECP (N) : schéma d'emplois ministériels inscrit en document prévisionnel de gestion et d'emploi des crédits de personnel élaboré pour l'année de gestion N.

2. Des enjeux variables selon les armées

L'analyse du phénomène conduit à identifier, selon les armées, différentes variables.

L'armée de terre rencontre manifestement un problème de recrutement, que le général Marc Conruyt, son directeur des ressources humaines, qualifie de « trou d'air ». L'objectif de recrutement a été quasiment rempli en 2022, avec un écart à la cible d'une quarantaine d'ETP, soit 0,03% du total seulement. Mais les difficultés sont plus fortes en 2023, avec un déficit prévisionnel de recrutement au 31 décembre évalué à 2 500 ETP, qui n'a pu être atténué par la diminution des sorties, lesquelles s'établissent à un niveau légèrement supérieur à celui de 2022. En 2024, la trajectoire pluriannuelle de référence du ministère du 9 octobre 2023 prévoit un schéma d'emploi de nouveau négatif. Des causes conjoncturelles sont notamment mises en avant, telles que le creusement de certaines classes d'âge et les contrecoups de la pandémie de covid-19, qui a fortement détérioré les capacités de communication des armées et de projection des candidats potentiels.

Le niveau de sélectivité du recrutement diminue en conséquence mécaniquement, puisqu'à l'heure où paraît le présent rapport, le nombre de candidatures pour chaque poste à honorer est passé sous la barre de l'unité.

Taux de sélection des militaires du rang dans l'armée de terre

Source : DRHAT, réponse au questionnaire

La pertinence du taux de sélection moyen doit certes être nuancée car celui-ci varie selon les métiers, fait apparaître des variations à l'intérieur d'une tendance de long terme à la baisse, liée à la prévalence de certaines affections en population générale - tels l'obésité ou les troubles anxieux et dépressifs - et car il n'est certes pas synonyme de contournement de critères de sélection fixés ex ante. Les rapporteurs s'inquiètent néanmoins des conséquences que pourrait avoir une telle tendance, au-delà d'un certain point, sur la qualité du recrutement, soit par pression de sélection, soit en conduisant à céder à la tentation d'assouplir effectivement les critères.

Dans l'armée de l'air et de l'espace ainsi que dans la marine nationale, le recrutement semble poser moins de difficultés que la fidélisation des militaires en poste. Entre 2019 et 2022, le nombre de candidatures reçues pour un poste a légèrement diminué dans la première, et légèrement augmenté dans la seconde, mais se maintiennent autour de 2. Les prévisions pour 2023 sont légèrement meilleures dans l'armée de l'air et plus préoccupantes dans la marine, mais les chiffres ne sont pas encore consolidés.

Évolution du taux de sélection des militaires du rang par armée

 

2019

2020

2021

2022

2023*

Armée de Terre

1,19

1,04

1,42

1,1

NC

Marine nationale

1,6

1,3

1,6

1,75

NC

Armée de l'Air
et de l'Espace

2,4

3

2,8

2,1

NC

Source : DRH-MD. *non consolidé

Les chefs d'état-major de la marine nationale et de l'armée de l'air et de l'espace, entendus en audition, s'inquiètent davantage d'un phénomène d'évaporation des talents. Les militaires, de grade moyen et élevé ou disposant de compétences spécifiques, sont en effet aisément attirés, surtout en milieu de carrière, par les employeurs du secteur privé qui leur proposent des emplois mieux rémunérés et exposés à moins de contraintes professionnelles - de disponibilité et de mobilité géographique, notamment - que les armées.

L'évolution du taux de renouvellement des contrats dont le ministère souhaite le renouvellement, demeuré le seul indicateur de fidélisation figurant dans les documents budgétaires, présente une légère tendance à la baisse à la notable exception de l'armée de l'air et de l'espace. Sans doute peut-on le rapprocher du taux de démission qui, lui aussi, affiche des valeurs supérieures dans ces deux armées à ce qu'il est dans l'armée de terre, et une tendance légèrement haussière.

Taux de renouvellement des primo-contrats dont le Minarm souhaite le renouvellement

Évolution du taux de démission par armée

 

Source : DRH-MD.

Source : DRH-MD.

 

Le Haut comité d'évaluation de la condition militaire a mieux cerné ce phénomène d'évaporation concernant les officiers dans son rapport de juillet 20232(*). Il constate en particulier une « érosion lente mais constante entre 0 et 15 ans de services avec un pic modéré des départs entre 12 et 16 ans de services, surtout pour l'armée de terre et la marine nationale, période qui correspond à la réussite de l'enseignement militaire du 2e niveau et à l'entrée dans la deuxième partie de carrière ». Seule, la gendarmerie nationale échappe, pour l'essentiel, à ce phénomène de départ des officiers en milieu de carrière.

Nombre d'officiers de carrière de recrutement direct, selon le parcours de carrière

Source : HCECM, d'après les données DRHAT, DPM, DRHAAE et DPMGN.


* 1 Loi n° 2023-703 du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense.

* 2 Haut comité d'évaluation de la condition militaire, Les officiers, rapport thématique annuel, juillet 2023.

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