EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

On ne voit plus ce que l'on connaît trop bien. On n'identifie pas une organisation, qui, parce qu'elle est issue d'une réforme qui a bien fonctionné, semble avoir toujours existé. Tel est le destin de la décentralisation à la française : son succès se mesure à la façon dont il s'est imposé comme une évidence. Même ses plus farouches détracteurs s'y sont ralliés. Il est presque impossible aux citoyens, voire aux élus, de se souvenir de « l'avant » tant le chemin parcouru depuis les textes fondateurs initiés en 1982 est important. Dans les faits, pour la plupart d'entre nous, il est tout aussi difficile d'imaginer l'organisation antérieure que de penser pouvoir y revenir, tant celle-ci apparaîtrait exotique en tout point. La bien nommée loi du 2 mars 1982 « Droits et libertés » fut la première loi examinée en Conseil des ministres après l'élection de François MITTERRAND. Elle marque un bouleversement de l'architecture institutionnelle de la France, en transformant le mode de décision et d'exercice du pouvoir national et local et donne la liberté aux territoires de s'administrer selon leurs besoins. Elle a ainsi amené le transfert des exécutifs aux élus, la fin de la tutelle, l'attribution de blocs de compétences aux collectivités, transformation de la région en collectivité, et, surtout, la capacité à mettre en oeuvre des politiques publiques locales font partie de notre vie quotidienne. En d'autres termes, pour reprendre Gaston  DEFFERRE, « la décentralisation est devenue la règle de vie. » 1 ( * )

Cette réussite se mesure de multiples façons. On peut la peser en chiffres et rappeler, à nouveau, que les collectivités locales sont le premier investisseur public (en 2015, elles ont réalisé près de 70 % de l'investissement public civil). On sait également que les dynamiques territoriales lancées par les collectivités locales, dopées par la montée en puissance récente du bloc communal ont généré investissements, nouveaux services et politiques publiques novatrices qui ont participé de la transformation des territoires et plus largement, de la modernisation de notre pays. Certes, ces collectivités ne peuvent compenser à elles seules les mutations du capitalisme qui provoquent l'effondrement des territoires industriels, avec trop souvent le laisser faire de la puissance publique. Elles ne peuvent non plus inverser les grands mouvements de populations ou encore répondre à toute l'ampleur du défi écologique. De ce point de vue, la crise du Covid-19 a mis en lumière les blocages et les lourdeurs de l'État central quand les collectivités territoriales, c'est-à-dire les élus locaux, ont fait la démonstration de leur réactivité, leur adaptabilité et de leur inventivité.

Ainsi, en dépit de nombreuses réussites, des difficultés demeurent. La complexification des modes de gouvernance locale, les nouveaux rapports aux territoires induits par une société du déplacement perpétuel, la contrainte financière, l'approche normative parfois trop contraignante, la modification et le renforcement du rôle et de la responsabilité des élus locaux, les attentes, quand ce ne sont les exigences citoyennes comme la remise en cause, parfois, de l'autorité politique sont autant de défis qui accompagnent désormais la montée en puissance des collectivités locales.

Par ailleurs, du point de vue institutionnel, les collectivités territoriales ont connu cette dernière décennie un véritable « big bang territorial ». On citera, pour n'en prendre que quelques-unes, la loi dite « RCT » de réforme des collectivités territoriales du 16 décembre 2010, la loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (MAPTAM) du 27 janvier 2014, la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), ou encore celle du 28 février 2017 relative au statut de Paris et l'aménagement métropolitain. Ces quelques textes intervenus sous deux quinquennats marqués par des orientations politiques différentes sont un marqueur de la fièvre institutionnelle qu'a connue notre système local. Ce dernier est d'ailleurs dans l'attente d'un hypothétique texte « 3D », portant cette fois-ci sur la décentralisation, la différenciation et la déconcentration.

Au final, l'organisation territoriale de notre pays a été profondément redessinée. Ainsi ce sont désormais 13 régions métropolitaines et 5 régions ultramarines, 101 départements, 22 métropoles, 1 254 intercommunalités, 754 communes nouvelles et 34 970 communes qui composent la carte de France.

Ces réformes, par leur ampleur et parce qu'elles sont intervenues dans un contexte financier défavorable, ont mis les élus locaux, notamment municipaux, sous tension. Début 2019, à un moment où s'achevait leur mandat, les maires indiquaient ainsi, dans leur grande majorité, ne pas être favorables à un nouveau bouleversement institutionnel entre collectivités locales ou en matière de compétences. Cette attitude s'inscrivait dans le contexte d'incompréhension entre l'actuel exécutif et les territoires fondés sur des éléments aussi divers que la mise en place des 80 km/heure sur les routes départementales, la suppression de la taxe d'habitation, l'asphyxie des contrats aidés ou, encore, les contrats de Cahors, sans mentionner le fâcheux épisode du #BalanceTonMaire. Si les élus locaux sont tardivement revenus en grâce pendant la crise des gilets jaunes puis par quelques gestes qui se sont notamment traduits par l'adoption d'une loi dite « Engagement et Proximité », seuls 31 % des maires se disaient confiants à la veille des municipales de 2014 dans la parole du gouvernement pour la mise en oeuvre des futures réformes locales. En outre, 42 % des maires jugeaient mauvais le bilan de l'action du gouvernement vis-à-vis des territoires depuis 2017, pour 25 % qui le jugeaient bon 2 ( * ) .

Par contraste, à travers des initiatives comme l'appel de Marseille lancé par des représentants de toutes les strates de collectivités pour relancer la décentralisation, les élus locaux encourageaient à tirer toutes les conséquences des réformes précédentes marquant, en ce qui les concerne, la confiance qu'ils portent à leur territoire. La perspective étant d'obtenir les moyens financiers, humains et juridiques qui leur permettraient de mener les politiques publiques nécessaires à leurs territoires dans un contexte où la solidarité et l'équité territoriale se sont imposées comme des valeurs cardinales pour nos concitoyens.

Ainsi, dans un environnement difficile, rendu encore plus volatil en raison de la crise économique et sociale engendrée par la crise sanitaire de la Covid-19, il est plus que jamais nécessaire de changer notre manière d'appréhender la décentralisation en rompant avec les habitudes et le « prêt à penser » qui existent en la matière. Il s'agit d'admettre que, territorialement, nous sommes en fin de cycle et que des solutions inédites doivent voir le jour. La relance économique, sociale et culturelle comme la transition écologique passent nécessairement par les territoires, outils essentiels du monde résilient de demain.

Il n'est pas possible de penser la décentralisation sans penser le contexte intellectuel dans lequel elle est réfléchie. Le modèle français est un modèle parmi d'autres parmi les types de gouvernements locaux qui existent en Europe. Cela signifie que si des solutions pensées dans d'autres systèmes sont intéressantes, elles ne peuvent pas forcément être « plaquées » sur notre organisation. Reste que, pour simplifier, trois problèmes taraudent les organisations locales en France comme en Europe :

a. La question de l'autonomie, c'est-à-dire la capacité pour les collectivités de déterminer des politiques publiques autonomes ou pas dans les périmètres qui sont les leurs. Cette thématique interroge autant la question de la distribution des compétences entre strates, que celle, plus large entre État central et collectivités locales. Elle sous-entend également un questionnement autour des moyens financiers alloués aux échelons locaux dans un contexte de tension entre nécessité de rendre des services effectifs à la population et logique, souvent imposée, de maîtrise des coûts.

b. La question de la « performance » et de l'évaluation : le gouvernement local est le plus proche du citoyen et il doit améliorer la façon dont il met en oeuvre les services publics locaux.

c. La question de la participation démocratique : partout l'échelon local est de plus en plus considéré comme essentiel pour traiter les défis majeurs. Partout, mais sans doute moins qu'ailleurs dans l'hexagone, on est passé d'un modèle traditionnel de prise de décision à un modèle plus inclusif multipliant les arènes de démocratie et procédant de nouvelles formes collaboratives de gouvernance.

Partant de cette matrice, et alors que s'ouvre un cycle de renouvellement des mandats locaux, municipaux actuellement, départementaux et régionaux ensuite, il nous semble nécessaire de tracer les grandes perspectives qui permettront d'approfondir la décentralisation du pays, en proclamant des principes simples qui entendent néanmoins transformer notre façon d'envisager notre gouvernement local. Notre proposition est fondée sur une réflexion collective, de multiples auditions, la passation d'une enquête auprès d'un échantillon représentatif de maires français et des rencontres territoriales avec des élus locaux menées dans plusieurs départements.

Le premier aspect, central, est d'affirmer la nécessité d'un renversement de la logique institutionnelle qui préside à notre organisation territoriale. Dans un mouvement comparable à ce que fut la délimitation du domaine de la loi par l'article 34, nous proposons que les compétences de l'État soient limitativement énoncées dans la Constitution, celles des collectivités locales devenant la règle pour tous les autres sujets. Comme l'écrivait déjà Pierre MAUROY en 2012 : « Aucun nouvel acte de la décentralisation ne pourra désormais se passer d'une réforme en profondeur de l'État central lui-même. Seul un État resserré sur ses fonctions régaliennes et garant de la justice territoriale peut assurer la cohérence globale des échelons territoriaux » 3 ( * ) .

Cela ne signifie pas pour autant que l'État doit s'effacer devant les collectivités territoriales, mais en être le partenaire. Nous croyons à un État fort qui assure l'unité nationale et l'égalité entre ses citoyens où qu'ils se trouvent sur le territoire, en métropole comme en outre-mer. Toutefois, si l'État est le garant de ces principes, l'État centralisateur n'en est plus l'unique condition. En dépit des réformes de décentralisation qui ont été entreprises au cours des quarante dernières années, la France reste à l'évidence marquée par la verticalité. Nous continuons à penser l'unité dans et par la centralité. D'une part, l'État peine à tirer toutes les conséquences des compétences décentralisées et persiste à vouloir conserver une présence et un rôle dans ces domaines, en engageant sur des missions, sans plus-value avérée, des moyens qui seraient plus utiles à l'exercice de missions régaliennes ou prioritaires. D'autre part, il s'obstine à refuser les nouveaux transferts de compétences que les collectivités territoriales sollicitent et ce alors même que nous sommes entrés dans un processus « d'agencification » de l'administration qui se manifeste par des pilotages à distance, centralisés et sectorisés tout en signant un démembrement de l'État.

La vision renouvelée que nous portons nécessite l'affirmation de principes financiers idoines afin de garantir la solidarité financière et la péréquation indispensable à la cohésion nationale. La création d'une loi de financement des collectivités territoriales, la redéfinition du ratio d'autonomie financière, la révision des dotations de l'État, la réforme fiscale ou encore la compensation intégrale et évolutive de transfert de charges de l'État sont, parmi d'autres, des évolutions indispensables. Ces aspects ne sauraient être dissociés de la question environnementale et sociale des politiques publiques qui doivent notamment se traduire par la création pour chaque niveau de collectivité d'une « dotation verte territoriale » pour des territoires « décarbonés. », susceptible d'être abondée partiellement par des placements citoyens du type « Livre d'épargne pour la transition locale ».

Cette transformation implique également que les différents niveaux de collectivités soient chacun marqués par une spécialité fonctionnelle. Cette dernière doit être réaffirmée, sauf en ce qui concerne la commune, qui doit garder une compétence générale, tout en restant indéfectiblement liée à la structure intercommunale à laquelle elle appartient pour favoriser la réalisation de projets communs et la mise en oeuvre localisée de la nécessaire solidarité territoriale. Certes, des ajustements organisationnels sont nécessaires pour améliorer la répartition de telle ou telle compétence entre niveaux de gouvernement, ou encore, rendre plus flexible et agile le fonctionnement des collectivités ou de leurs groupements par des adaptations spécifiques, notamment en matière transfrontalière. Ce peut être le cas, par exemple, en rompant avec une vision trop homogène de l'exercice des compétences au sein des EPCI. Reste que les adaptations possibles en termes de compétences ne sauraient remettre en cause le coeur de compétence de chaque niveau. Cela ne doit pas empêcher des évolutions différenciées. Ainsi, une expérimentation réussie ne doit plus nécessairement mener à la généralisation de celle-ci. De la même façon que des politiques différentes sont menées par des collectivités de même niveau, un choix d'expérimentation considéré comme satisfaisant par la collectivité considérée pourrait être conservé par celle-ci. Par ailleurs, ainsi que le groupe socialiste et républicain l'avait déjà proposé à l'occasion du projet de révision constitutionnelle, un droit à la différenciation favorisant l'innovation territoriale doit lui aussi être consacré, tout autant que l'affirmation du pouvoir réglementaire des collectivités locales. La différenciation est, d'une certaine façon, l'aboutissement logique du processus de décentralisation. Toutefois, si cet aspect organisationnel n'est pas négligeable, il n'est pas pour autant déterminant.

Nous affirmons que ce qui est primordial est la mise en oeuvre de politiques et de services publics équitablement répartis sur le territoire national. En l'état, la décentralisation souffre de deux maux. D'une part, la logique de présidentialisation du système national a contaminé le niveau local. D'autre part, notre gouvernement local se heurte à un problème « périmétrique ». Malgré les tentatives de mise en harmonie, comme par exemple les conventions territoriales d'exercice concerté (CTEC), chaque entité travaille dans et pour son périmètre, en fonction de ses compétences propres, sans coordination avec ce que les autres font dans le leur. Pourtant, la population, caractérisée par une logique de multiplication des déplacements, qu'ils soient pendulaires ou non, n'a que faire des discontinuités de politique publique qu'elle subit plutôt qu'elle ne choisit. Il n'est plus possible que chacun joue sa partition sans connaître celles des autres et sans égard pour celles-ci. Il nous semble que l'ensemble des actions locales doivent être envisagées à l'aune d'une pensée dont la finalité exige une redéfinition des coopérations mises en oeuvre pour qu'il y ait une continuité réelle des services rendus au public.

Bref, il faut rompre avec la logique de frontière administrative pour améliorer la porosité et la performance de notre système local, c'est-à-dire son efficacité en matière de délivrance de politiques et de services. Aussi, selon nous, convient-il de mettre fondamentalement en valeur la notion d'interterritorialité. Alors que la subsidiarité renvoie à une certaine verticalité, quand bien même elle est nécessaire, l'interterritorialité renvoie à l'horizontalité et la continuité du territoire. Elle est la condition de l'affirmation d'une nouvelle justice spatiale qui doit aller des ruralités françaises aux zones urbaines en difficultés. L'interterritorialité doit remettre au coeur des problématiques non les perspectives organisationnelles mais bien les citoyens, le territoire vécu, la notion d'équité et l'aspect coopératif au détriment de la concurrence territoriale. Cet impératif se manifestera par l'établissement à l'échelon départemental - ou interdépartemental - d'un ou de pactes interterritoriaux prescriptifs qui s'assureront, dans le cadre d'une coopération entre tous les niveaux de gouvernement et leurs groupements, d'une distribution équitable des biens, politiques et services publics accessibles en moins de 30 minutes aux citoyens du périmètre concerné.

Nous affirmons enfin l'absolue centralité de la question démocratique tout comme la nécessité de garantir socialement un accès plus large aux fonctions électives. La décentralisation qui se dessine doit être marquée par un approfondissement de la démocratie locale. Cette dernière n'est efficace que si elle est inclusive, qu'elle favorise la participation et que, dans le même temps, elle vise à renforcer la responsabilité les citoyens. Le renforcement de la parité au sein des exécutifs, l'accroissement des droits des élus, singulièrement ceux d'opposition, la séparation des fonctions exécutives et législatives locales dans un souci de bonne gouvernance ou encore la place donnée aux citoyens dans l'élaboration et l'évaluation des projets locaux participeront de ce regain démocratique. Il en sera de même avec la mise en place d'un vrai statut de l'élu qui visera à diversifier l'origine sociale du personnel politique tout en assurant les conditions de son renouvellement.

Cette proposition de résolution est l'occasion de démontrer que le principe de décentralisation ne saurait se démonétiser et que, pour reprendre la célèbre phrase de François MITTERRAND si « la France a eu besoin d'un pouvoir fort et centralisé pour se faire ; elle a aujourd'hui besoin d'un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire ».


* 1 Discours de M. Gaston Defferre, ministre de l'Intérieur et de la décentralisation, sur le projet de loi relatif aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, à l'Assemblée nationale le 27 juillet 1981.

* 2 Source : enquête IFOP réalisée pour le CEVIPOF et le groupe Socialistes et républicains du Sénat, novembre 2019.

* 3 Eric GIULY, Il y a 30 ans, l'acte I de la décentralisation ou l'histoire d'une révolution tranquille, Paris, Berger Levrault, 2012

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