CONCLUSION

M. Jean-Louis GUIGOU,
Président de l'Institut de prospective économique
du monde méditerranéen (IPEMED)

M. Arnaud FLEURY - M. Jean-Louis Guigou, vous êtes aujourd'hui Président de l'IPEMED, think tank de prospective créé dans le sillage de l'Union pour la Méditerranée, dont on aimerait davantage de vigueur politique. Qu'avez-vous retenu de cette journée ?

M. Jean-Louis GUIGOU - Mon intervention portera sur trois points : la vision de Sa Majesté le Roi du Maroc, l'industrialisation de l'ensemble du Nord de l'Afrique du Caire au Maroc, avec une avance considérable du second, et enfin une réflexion sur des outils de mon point de vue insuffisamment valorisés.

La vision de Sa Majesté ne me surprend pas, car c'est un homme qui voit loin. La monarchie offre du temps à la réflexion, ce que ne permet pas le système de démocratie parlementaire. Cette vision s'inscrit dans un très grand mouvement historique : la régionalisation de l'économie mondiale. Depuis la chute de cette économie mondiale en 2008, il semble impossible de revenir à un périmètre strictement national. C'est pourquoi entre le mondial et le national, le régional constitue la bonne échelle. À cet égard, il me semble que M. Trump ne parviendra pas à détruire les rapports régionaux avec le Mexique car ce pays est le quatrième acteur dans le domaine de l'automobile, après avoir créé trois millions d'emplois. Comme l'a bien vu le Roi, cette régionalisation prend la forme de l'Europe, de l'Union méditerranéenne et de l'Afrique. Nous assistons ainsi au retour de la proximité et de la complémentarité.

L'industrialisation du Maroc se dessine en un vaste mouvement qui s'appuie sur quatre tendances lourdes.

La première d'entre elles consiste à mettre en oeuvre les moyens de produire sur place, sans recourir à l'importation, pour des biens tels que les automobiles ou les énergies renouvelables. Par conséquent, une division nouvelle s'instaure. Au Sud, toutes les courbes de l'exportation et de la diversification portent sur l'industrialisation. Il se passe aujourd'hui avec les pays du Sud le même phénomène que celui connu entre le Japon et les « dragons » (Corée du Sud, Singapour,...).

Pour leur part, les industriels du Nord (Safran, Suez, Renault par exemple) qui étaient présents dans le monde entier compactent aujourd'hui les chaînes de valeur. Les grands groupes ne veulent plus prendre de risques liés aux taux de change et aux transports. Pour les PME et les PMI désireuses de s'implanter à l'international, il s'agit d'une extension de la chaîne de valeur. Au même titre, les États-Unis se sont appuyés - et continueront de le faire - sur le Mexique et la Colombie, tandis que l'Allemagne s'est appuyée sur les pays d'Europe. Les pays arabes sont en train d'accomplir leur mutation dans la douleur, mais cette situation difficile ne durera pas.

En troisième lieu, le commerce international est en pleine évolution. Le commerce Nord-Nord est en déclin car les produits sont trop chers. Le commerce Nord-Sud va se maintenir ou légèrement augmenter, étant observé que chaque pays du Nord gèrera la relation avec ses propres partenaires du Sud. En revanche, le commerce Sud-Sud connaîtra un essor considérable.

Le quatrième motif pour lequel l'industrialisation du Maroc et de l'Afrique s'accomplira tient aux délocalisations venant de Chine, estimées à 85 millions d'emplois. En effet, les salaires en Chine augmentent de 15 % par an, de sorte que les classes moyennes s'accroissent. De ce fait, les entreprises chinoises visent le Sud de l'Europe. En la matière, le Maroc a dix ans d'avance sur les autres pays du Maghreb. C'est un mouvement irréversible.

Concernant nos discussions de ce matin, j'aurais souhaité que les clusters et les technopoles, de même que la coproduction, soient davantage évoqués. Il est important de créer des clusters spécialisés, dans la mesure où les économies externes sont mal réparties. En ce qui me concerne, j'apprécie tout particulièrement les clusters pour deux raisons : l'Inde a décollé grâce à ces technopoles en allant chercher les Indiens de la diaspora et de la Silicon Valley ; de plus une étude sur les clusters en Afrique du Nord a démontré que le Maroc possédait les zones industrielles les plus adaptées. La technopole de Casablanca, en particulier, est tellement évoluée qu'elle éclipse celle de Sophia Antipolis, qui apparaît obsolète. De ce fait, les clusters européens se montrent très désireux d'opérer des jumelages avec ceux d'Afrique du Nord et du Maroc.

Sur la coproduction, il faut s'attendre à une déferlante importante de PME et PMI de 200 à 300 personnes au Maroc, dans des partenariats gagnant-gagnant. La coproduction a fait la fortune de l'Allemagne, elle fera certainement celle des relations nouvelles entre la France et le Maroc, entre le Maghreb et l'Europe.

M. Arnaud FLEURY - Comment le Maroc va-t-il gérer les impératifs de la montée en puissance du niveau de vie et la poursuite de l'industrialisation ?

M. Jean-Louis GUIGOU - J'ai omis de dire que les chefs d'entreprise disposent d'outils formidables pour les accompagner au Maroc, que ce soit la mission économique de l'Ambassade de France, l'Agence marocaine ou la Chambre de commerce et d'industrie. Peu de pays en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne possèdent cet appareillage d'accueil.

Pour répondre à votre question, je vais illustrer mes propos par une histoire issue de la théorie du vol d'oies sauvages d'Akamatsu, grand théoricien du décollage des pays « dragons ». Le Japon, dans les années 1955-1960, ne souhaitant pas accueillir d'immigrés coréens et taïwanais, est lui-même allé investir dans ce pays. Vingt ans plus tard, les dragons se sont développés - le vol des oies sauvages a décollé - et la Corée a procédé à des investissements plus au Sud, en Indonésie et en Malaisie.

Je tiens pour vrai ce constat des économistes, selon lequel la Méditerranée n'est plus le « cul-de-sac » de l'Europe. Le concept « Europe-Méditerranée » a été bâti en 1995, alors que les pays d'Europe étaient en pleine croissance et que les pays du Sud étaient considérés comme de simples voisins. Or désormais ces pays ne souhaitent être plus être traités comme des voisins mais comme des partenaires. L'Europe-Méditerranée s'élargit pour passer à l'Europe-Méditerranée-Afrique. L'Europe et le Maghreb sont des pivots vers l'Afrique.

Mesdames et Messieurs, si nous jouons cette complémentarité entre l'Europe (500 millions d'habitants), les pays du Sud de la Méditerranée (500 millions d'habitants) et l'Afrique subsaharienne (2 milliards d'habitants), nous aurons devant nous un siècle de croissance. Nous pourrons alors inventer un nouveau modèle de développement, différent du consumérisme qui nous a conduits à la crise de 2008.

M. Arnaud FLEURY - Merci à vous, Monsieur Guigou, pour cette merveilleuse conclusion.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page