Débat sur le recrutement et la formation des hauts fonctionnaires

M. le président.  - L'ordre du jour appelle le débat sur le recrutement et la formation des hauts fonctionnaires de l'État.

M. Josselin de Rohan, pour le groupe UMP, auteur de la demande d'inscription à l'ordre du jour.  - Lors de ses voeux aux corps constitués et aux agents de la fonction publique le 11 janvier 2008 à Lille, le chef de l'État, parlant du classement de sortie de l'ENA, dénonçait un « concours passé à 25 ans qui oriente toute une vie professionnelle ». Il annonçait vouloir « la création d'un véritable marché de l'emploi public où les affectations ne dépendront plus d'une gestion centralisée et désincarnée des corps mais d'un libre choix par celui qui recrute et par celui qui candidate dans l'intérêt bien compris de chacun et de l'État ».

En juillet 2008, le Président Sarkozy demandait aux ministres intéressés de construire un nouveau projet pour l'ENA. La réforme a été présentée en conseil des ministres le 25 mars 2009. Cette réforme doit être conduite selon quatre axes : la promotion de la diversité et de l'égalité des chances au sein de I'ENA par la création d'une classe préparatoire réservée aux publics défavorisés ; une véritable professionnalisation de la formation délivrée à l'ENA par la réduction de 27 à 24 mois de la durée de la scolarité et la mise en place d'une véritable alternance entre périodes d'enseignement et de stages, les cours trop académiques étant écartés au profit d'enseignements plus pratiques ; une nouvelle procédure d'affectation des élèves à l'issue de leur formation, fondée non plus sur le classement à un concours mais sur le recrutement direct par les employeurs sur la base d'un dossier d'aptitudes, afin d'assurer une meilleure adéquation entre les besoins des administrations et les aspirations des élèves ; le renforcement du rôle de l'ENA en matière de formation continue des hauts fonctionnaires à l'occasion des prises de poste.

On ne peut qu'approuver les efforts en faveur de l'égalité des chances. Le Président de la République a justement noté que la démocratisation de la haute fonction publique souhaitée par l'ordonnance du 10 octobre 1945 créant l'École nationale d'administration avait plutôt régressé que progressé au fil des années.

La réduction de la durée de la scolarité n'appelle pas d'observation particulière, si ce n'est que la dernière réforme de la scolarité, définie par un décret du 30 décembre 2005, n'aura eu que trois années d'application.

Quant au renforcement de la formation continue, je m'en félicite car il est important que les futurs directeurs ou chefs de service puissent périodiquement procéder à une remise à niveau de leurs connaissances ou s'initier à de nouvelles techniques et méthodes gestion.

En revanche, les dispositions prévues pour l'affectation des élèves à l'issue de leur scolarité suscitent beaucoup d'interrogations, d'inquiétude et de réserves, pour ne pas dire de réprobation. Au concours de sortie est substitué un mécanisme de sélection complexe, flou et qui risque de provoquer des inégalités.

Tout d'abord, ce ne seront plus les élèves qui choisiront leur corps mais les administrations leurs agents. Il s'agit d'une novation profonde, qui n'est pas choquante dans son principe mais dont nous n'avons pas encore saisi toute la portée. Il n'est en effet pas anormal que les employeurs cherchent à recruter ceux qu'ils jugent les plus aptes. Encore faut-il que le choix s'opère dans la transparence et selon des critères objectifs et irrécusables. En premier lieu, l'élève candidat à un poste recevra une fiche des postes disponibles, précisant les critères requis pour être sélectionné, puis adressera sa candidature à la direction de l'école qui enverra aux administrations des dossiers d'aptitude anonymes comprenant les notes et appréciations obtenues par chaque candidat pendant sa scolarité à l'ENA. Les administrations procéderont alors à une présélection des candidats qu'ils souhaitent retenir. A ce stade, fin de l'anonymat. L'élève candidat présélectionné enverra son curriculum vitae complet à l'administration qui l'a présélectionné. Débuteront alors un ou plusieurs tours d'entretiens individuels, chaque ministère se voyant imposer un plafond maximum de candidats, ne pouvant être supérieur à trois fois le nombre de postes disponibles. Les employeurs décideront de manière collégiale, leurs choix étant motivés en fonction de la grille de critères objectifs qu'ils auront élaborée. S'en suivra une période probatoire dite « Junior administration » d'une durée de trois à six mois, alternant stages de pré-affectation et formation, la titularisation et l'affectation définitive dans l'administration concernée étant décidée par la direction de l'ENA et l'employeur.

Un comité ad hoc veillera à l'objectivité des critères de sélection, au bon déroulement des entretiens d'embauche, à la prise en compte des voeux des élèves et il statuera sur le sort de ceux qui n'auront été retenus par aucune administration.

Devant cette très étrange construction, on est partagé entre l'admiration pour l'ingéniosité qui a présidé à sa conception et l'effroi que suscite sa mise en oeuvre !

Cette réforme pose beaucoup de questions. Tout d'abord, à quoi bon supprimer le classement de sortie alors même que les seules informations communiquées aux employeurs dans le dossier d'aptitude anonyme de chaque élève seront ses notes et appréciations relatives à ses stages et enseignements suivis à l'ENA, en faisant table rase de toute expérience antérieure au cours de cette première étape du recrutement ? Les grilles de critères objectifs mises en place pour la sélection sur dossier d'aptitude anonyme permettront-elles de différencier des élèves ayant suivi les mêmes enseignements et effectué les mêmes stages ?

S'agissant de la sélection basée sur les auditions des élèves, comment éviter qu'à l'occasion des entretiens individuels, les facteurs subjectifs ne l'emportent sur le respect des critères objectifs ? Quelles véritables garanties d'impartialité ce processus offre-t-il ? Faudra-t-il, pour être admis dans tel ou tel corps prestigieux, y avoir des accointances ? Dans telle autre administration, devra-t-on, pour séduire, laisser entendre qu'on appartient à tel ou tel réseau, syndicat ou parti politique ? Sera-t-il nécessaire de soigner les apparences, de s'abstenir de tout écart de langage ou de professer un conformisme de bon aloi dans tous les domaines ?

M. Philippe Marini.  - C'est bien le risque !

M. Josselin de Rohan.  - Faudra-t-il désormais plaire plutôt que prouver ? On nous dira que les employeurs prenant leur décision de manière collégiale, celle-ci ne saurait être arbitraire. Les jurys n'ont jamais évité les erreurs judiciaires et la pluralité n'est en rien un obstacle à la cooptation. Chaque employeur élaborant sa propre grille d'objectifs, ne risque-t-on pas de voir des administrations plus accessibles que d'autres et plus recherchées parce que moins exigeantes sur les critères d'admissibilité ? A l'inverse, des administrations désirant écarter certains profils ne seront-elles pas tentées d'élever très haut la barre ?

Dans les deux cas, le comité aura beaucoup de mal à prouver que les choix des employeurs contredisent les objectifs affichés. Comment pourra-t-il s'assurer que les principes d'égalité et d'équité sont respectés au cours des différentes phases de sélection ? Si une administration refuse de recruter un élève, le comité pourra-t-il passer outre ? A la fin de la période probatoire assurée par le stage de pré-affectation, le comité pourra-t-il être saisi d'un refus de titularisation ou d'affectation définitive émis par l'employeur et la direction de l'ENA ?

Pour justifier la suppression du concours de sortie de l'ENA, le Président de la République met en avant l'argument selon lequel le résultat du concours orienterait définitivement toute une vie professionnelle. Ce jugement mérite d'être nuancé car les exemples sont nombreux, depuis 1945, d'anciens élèves ayant atteint les plus hautes responsabilités sans pour autant être sortis dans les premiers rangs de leur promotion.

M. Gérard Longuet.  - Et réciproquement !

M. Josselin de Rohan.  - Ni le président du conseil d'administration d'Air France, ni celui d'EADS, ni le directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations, ni le directeur du budget ne sont issus des grands corps de l'État. Il ne viendrait à l'idée de personne de mettre en doute leurs capacités. En sens inverse, j'ai connu un dernier de promotion qui a fait une très belle carrière et qui a fini sa vie professionnelle au Conseil d'État.

Au demeurant, il incombe au Gouvernement de veiller à la mobilité au sein de l'administration et de s'assurer, pour des raisons de justice, d'efficacité et de bonne gestion, que les agents publics ne soient pas condamnés leur vie durant à demeurer dans leur corps d'origine. Il faut que les fonctionnaires qui le souhaitent puissent faire bénéficier de leur expérience et de leur talent d'autres administrations et d'autres corps que ceux qui les ont recrutés. Il faut également qu'ils puissent accomplir une vocation dans un autre cadre si leurs aptitudes et leurs mérites, comme leurs goûts, les leur permettent. Le tour de l'extérieur pour les grands corps de l'État a aussi été institué à cette fin.

Ce n'est pas le concours de sortie de l'ENA qui crée entre les élèves d'une promotion un sentiment d'inégalité mais l'existence des grands corps de l'État, qui jouissent d'un prestige incontesté, attirent les meilleurs éléments et facilitent l'accès dès le début d'une carrière aux plus hauts emplois.

Sauf à modifier de manière radicale le statut de ces corps, ce qui ne semble guère d'actualité, le concours constitue le seul moyen de s'assurer que ce sont véritablement les plus brillants et les plus méritants qui y accèdent, quel que soit leur sexe, leur origine ou leur parcours antérieur.

M. Jean-Noël Guérini.  - Très bien !

M. Josselin de Rohan.  - Ce sont les concours qui ont ouvert les portes de l'École normale supérieure à Charles Péguy, le fils de la rempailleuse de chaise...

M. Jean-Pierre Sueur.  - Très bien !

M. Josselin de Rohan.  - ...celui de l'agrégation à Jean Guéhenno, le fils du cordonnier de Fougères, de Polytechnique au fils d'un ouvrier menuisier du Morbihan, dans ma commune.

En substituant à ce système simple, objectif et démocratique une formule compliquée et controversée, faisant une part très importante à la subjectivité, vous ouvrez la voie aux frustrations, aux contestations et aux contentieux. Vous laissez jeter la suspicion sur le mode de recrutement des hauts fonctionnaires de l'État, alors que celui-ci devrait être irréprochable pour ceux qui sont amenés à servir l'intérêt général.

En exposant l'administration au risque de la cooptation ou du favoritisme, on contredit l'objectif proclamé par le Président de la République, qui souhaite à juste titre ouvrir les responsabilités les plus élevées à toutes les catégories de la population, singulièrement à celles qui sont les plus défavorisées.

Relisez l'exposé des motifs de l'ordonnance de 1945 relative à l'ENA : « Les administrations organisent chacune de leur côté le recrutement et la carrière de leurs agents. Les conditions exigées pour des emplois cependant comparables varient d'une administration à l'autre. Le rythme des concours est laissé à l'appréciation de chaque service. Il en résulte une spécialisation et un cloisonnement excessifs ». L'un des mérites de l'ENA a été de mettre fin aux recrutements séparés, à la spécialisation et aux cloisonnements excessifs de l'administration en unifiant la formation des hauts fonctionnaires et en créant un corps unique d'administrateurs civils.

Donner aux administrations une latitude excessive pour le recrutement de leurs futurs agents recrée les conditions du cloisonnement auquel l'ordonnance de 1945 entendait mettre fin. Ce serait un grave recul.

L'abolition du concours de sortie de l'ENA va bien au-delà de la suppression de quelques épreuves. Elle conduit à une réforme profonde de l'accès à la fonction publique. Ne pensez-vous pas, quand il s'agit de l'intérêt de l'État, qu'il eut fallu accorder davantage de temps à la consultation et à la réflexion avant d'initier un tel bouleversement ? Craignez qu'avant peu, les mécomptes entraînés par ces changements ne vous amènent, vous-même ou vos successeurs, à revenir sur une décision dont on a mal mesuré les conséquences et qui pourrait porter tort au crédit de l'ENA comme aux principes républicains qui doivent guider son action. (Applaudissements à droite, au centre et sur quelques bancs socialistes)

M. Yann Gaillard.  - Le 25 mars, le Gouvernement a fait connaître sa réforme de l'ENA. Je craignais que mes propos soient un peu sévères, mais l'exemple du président de Rohan m'encourage. (Sourires)

La mesure qui change tout, c'est la suppression du classement de sortie. Les recrutements auraient lieu après les stages, sur la base d'un dossier d'aptitude, par les administrations utilisatrices. Comme l'a souligné la Revue administrative : « la suppression du concours de sortie signifie en clair que l'on aura une autre école d'une nature différente, une sorte d'école de management », j'allais dire à l'américaine.

M. Philippe Marini.  - Ce n'est pas le moment ! (Rires)

M. Yann Gaillard.  - Il est vrai que l'ENA n'était pas réellement une école de formation mais une école de classement. Le classement, certes, a quelque chose d'arbitraire, mais c'est l'arbitraire de la destinée. Lui préférer celui des employeurs publics, c'est un changement quasiment métaphysique, en tout cas historique.

L'ENA a mis longtemps à naître. Elle fut, des siècles durant, le rêve des réformateurs, voire des révolutionnaires. Ce rêve, comme le montre le remarquable livre de Guy Thuillier, L'ENA avant l'ENA, a été porté par l'Abbé Grégoire en l'an IV, par Hippolyte Carnot en 1848, par Jean Zay sous le Front Populaire (« Très bien ! » sur les bancs socialistes), avant de devenir réalité grâce au général de Gaulle et Michel Debré à la Libération.

Il s'agissait, pour ces deux grands hommes, de mettre fin au système des concours particuliers, comme l'a rappelé le président de Rohan, notamment dans les traditionnels grands corps, Conseil d'État, Cour des comptes, Inspection des Finances, auxquels on peut ajouter le Quai d'Orsay et le Trésor. Avant guerre, ces corps, peut être trop prestigieux, étaient le domaine des héritiers, comme aurait dit Bourdieu. Dès lors, ces destinations prestigieuses étaient choisies par les premiers du concours à ce qu'on n'appellera plus, l'an prochain, lors de la cérémonie, l'amphi garnison, scènes de tensions et de surprises dont Canal + a récemment fait une dramatique. Bien sûr, il arriva qu'une promotion se révoltât contre cette procédure cruelle, comme on vit celle qui portait le nom de de Gaulle en 1972, et comme l'une des toutes dernières.

Le système, qui aura duré plus d'un demi-siècle, ne récoltait pas que des compliments. Il fut brocardé, en 1967, par le très brillant ouvrage de Jacques Mandrin, l'Énarchie, enseigne sous laquelle se dissimulaient de talentueux comploteurs, dont un futur ancien ministre qui, à présent, nous fait l'honneur de siéger parmi nous. (Sourires ; l'orateur brandit un petit livre jaune) Dans ce livre, on trouve une mise en boîte très réussie de ce vainqueur des héritiers, le « parfait petit promu social ».

Puis, autre petit malheur, il y eut le déménagement de l'ENA à Strasbourg, voulu par le Premier ministre Édith Cresson, qui posa quelques problèmes pour le recrutement des maîtres de conférence.

N'oublions pas que l'ENA avait un corps enseignant composé d'anciens élèves et de jeunes hauts fonctionnaires. L'école ne mourut pas de son déménagement dans la magnifique commanderie de Saint-Jean...

Ainsi il n'y aura plus d'école mais des recrutements administratifs, dont on ne sait sur quels critères il y sera procédé. Après tout, pourquoi pas ? Qu'il soit cependant permis à un témoin des temps révolus de poser trois questions. Que deviendront les stagiaires étrangers, venus du monde entier, qui ont appris la France à l'ENA et qui, retournés dans leur pays, ont rendu d'utiles services à ses intérêts et à sa diplomatie ? L'encadrement de l'arbitraire du concours sera-t-il moins arbitraire que ce que j'appellerai l'influence ? Enfin, la mort de l'école ne présage-t-elle pas celle des grands corps ? N'y aura-t-il demain de place aux échelons supérieurs de l'administration que pour des fonctionnaires ayant accompli dix ans de service... et rendu des services ? (Applaudissements au centre, à droite et sur les bans socialistes)

M. François Fortassin.  - Une fois n'est pas coutume, je m'emploierai à défendre l'ENA, même si j'ai beaucoup critiqué les énarques dans ma vie politique...

M. Josselin de Rohan.  - Vos péchés sont pardonnés !

M. François Fortassin.  - Ce débat est l'occasion d'évoquer plus largement la nécessaire mutation de la fonction publique : la suppression du classement de sortie n'est que la partie émergée de l'iceberg.

Le niveau de nos hauts fonctionnaires nous est souvent envié, comme leur impartialité, qui les fait échapper à la tentation présente dans de nombreux pays de la corruption. Ce qui ne veut pas dire que le système ne peut être amélioré. Ce qu'on reproche aujourd'hui au recrutement, c'est « l'entre-soi », un travers souvent dénoncé mais qui, année après année, résiste. C'est fou ce que les énarques peuvent faire de petits ! (Sourires) Pour y remédier, il faut rappeler certaines évidences : la pédagogie de la répétition vaut aussi pour ceux qui sortent des écoles les plus prestigieuses. Si les hauts fonctionnaires servent l'État, ils ont toute chance d'être impartiaux.

M. Jean-Pierre Sueur.  - Très bien !

M. François Fortassin.  - S'ils servent le Gouvernement, le risque est grand que leur échine peu à peu s'assouplisse... S'il n'est pas anormal qu'ils se préoccupent de leur carrière, ils ne doivent pas la devoir au seul souci de plaire à celui qui les a nommés.

Il importe aussi d'en finir avec les limites d'âge. Veut-on nous faire croire que l'intelligence s'étiole avec les années ? Cesse-t-on d'être créatif et intellectuellement productif au-delà de 25 ans ? Si tel était le cas, nous serions nombreux ici à nous en trouver mal... (Sourires) Pourquoi ce qui est valable pour les responsables politiques ne le serait-il pas pour les hauts fonctionnaires ? J'ajoute que l'ascenseur social doit fonctionner, dès l'origine et tout au long de la carrière.

Il faut aussi diversifier les stages, qui se déroulent aujourd'hui dans des institutions très protégées, privant les futurs hauts fonctionnaires d'une bonne connaissance du pays réel. Il serait utile qu'ils se coltinassent avec les milieux populaires, notamment en milieu rural. Une chose est de faire un stage dans une ambassade ou une préfecture, une autre est de le faire, par exemple, dans une petite communauté de communes... Cette diversification, qui ne coûterait pas cher, n'aurait que des avantages.

Je suis personnellement plutôt favorable au classement. C'est la méritocratie. En l'absence de classement, les nominations se feront selon des critères que je n'ose même pas envisager...

M. Philippe Marini.  - Très juste !

M. François Fortassin.  - Mais la carrière ne doit pas dépendre sur toute sa durée du classement ; ceux qui, à 25 ans, ont trouvé des choses plus intéressantes à faire que des études ne doivent pas le traîner pendant quarante ans comme un boulet. (On évoque avec amusement le cas de l'orateur) Le sport et la montagne sont des activités très formatrices... (Sourires) Un grand pyrénéiste disait qu'on pouvait tutoyer toute sa vie les femmes qu'on avait conduites au-delà de 3 000 mètres parce que ce qui s'était passé à ces altitudes était couvert par le silence des cimes ! (Rires) Je n'en dirai pas plus des autres passions des jeunes gens, car ma mémoire est défaillante... (On apprécie)

Tout cela pour dire qu'une réflexion doit être menée avec bon sens. Je crains que les remèdes qu'on nous propose ne soient pires que le mal. (Applaudissements au centre, à droite et sur les bancs socialistes)

M. Jean-Pierre Sueur.  - Je commencerai par m'interroger sur le statut et l'utilité de ce débat. Si j'ai bien compris, la décision a fait l'objet d'une communication en conseil des ministres et a été notifiée à l'ENA : bref, elle est déjà prise. Je remercie le président de Rohan d'avoir suscité ce débat ; n'eût-il pas été préférable cependant que le Parlement fût saisi au préalable ?

Mme Catherine Tasca.  - Ils ne savent pas qu'il y a un Parlement !

M. Jean-Pierre Sueur.  - La formation des hauts fonctionnaires de l'État comme de ceux des collectivités territoriales est un vaste sujet. Il faut, pour l'aborder, rappeler quelques principes, dont celui-ci, qui est fondateur de la République : l'égalité, la promotion de tous, la possibilité donnée à chacun d'aller le plus loin possible. Je dis cela en pensant à un ami de Gien, dans le Loiret, dont les obsèques sont célébrées en ce moment même, un homme issu de la classe ouvrière qui est devenu un grand historien. Je le dis aussi en pensant à tous ceux qui se sont élevés par la force de la volonté.

Je pense à tous ceux qui se sont élevés par la force de leur volonté, mais aussi grâce aux hussards noirs de la République, qui leur ont donné la main.

Si le concours présente des inconvénients, il reste, comme on le dit souvent de la démocratie, le pire des systèmes à l'exception de tous les autres. Il en va de même du classement à l'issue de la dernière année d'étude de l'ENA. Comment sera-t-il remplacé ? Là est toute la question !

Mme Catherine Tasca.  - Eh oui !

M. Jean-Pierre Sueur.  - Chaque corps, chaque haute administration, nous dit-on, après consultation du dossier des élèves, conduira des entretiens en recourant à l'expertise de consultants en « ressources humaines » -j'y reviendrai. La création d'un comité d'affectation des élèves de l'ENA, présidé par M. Jean-Cyril Spinetta, ne suffira pas à garantir l'impartialité requise. Ce sera le retour aux connaissances, aux connivences, aux pré-requis, aux pré-connus, aux pré-reconnus, à l'héritage, à l'autoreproduction, tant il est naturel que ceux qui ont l'habitude d'être dans le cercle y restent. Rien ne nous garantit que cette nouvelle procédure soit plus juste que l'actuelle.

Outre les principes républicains, nous défendons des carrières diversifiées. Est-il bon qu'un énarque entré au Conseil d'État à 25 ans y reste jusqu'à 65 ans ? Au reste, certains corps connaissent une plus grande mobilité, tels les inspecteurs des finances qui ne consacrent que 10 à 15 % de leur carrière à la tâche précise à laquelle ils sont formés. Repensons donc ce système et instaurons une dialectique entre le travail de terrain -dans une préfecture, dans un hôpital, dans une collectivité territoriale- et les fonctions exercées au Conseil d'État, à la Cour des comptes, à l'inspection des finances. Cela ne contreviendrait aucunement au principe républicain de l'accession à un corps ou à une fonction pour peu que l'on réfléchisse autrement l'appartenance à un corps.

Ensuite, l'ENA, comme les autres grandes écoles, doit délivrer une formation. Cette affirmation semble banale, mais il est question d'ajouter aux deux stages de six mois sur deux années d'étude, stages utiles parce que longs et denses, un troisième en entreprise dont le sérieux devra être garanti. En la matière, nous ne saurons nous contenter de subterfuges. La formation, comme dans les autres grandes écoles et à l'université, doit être d'abord centrée sur l'acquisition des connaissances. Oui à l'ouverture aux réalités professionnelles, mais cela fait partie de la connaissance. Aujourd'hui, les grands mots sont « management » (rires sur les bancs CRC-SPG) et « ressources humaines », qui a remplacé le terme, considéré archaïque, de « direction du personnel ». (Mme Nicole Borvo Cohen-Seat s'esclaffe) Les ressources peuvent être pétrolifères, gazières, halieutiques... mais humaines ? Tout se passe comme si l'humain était un concept vaporeux... Etre au service de l'État exige des connaissances. Soit dit en passant, j'ai rencontré récemment un jeune énarque qui m'a avoué tout ignorer du fonctionnement des commissions paritaires de la fonction publique... N'ayons pas peur : il apprendra ! Ces connaissances ne doivent pas se limiter à une mixture de management et de ressources humaines, mais comprendre -je suis le premier à le dire à la tribune- les grandes oeuvres de la littérature, comme La princesse de Clèves. (Sourires) Affrontons la réalité du savoir et de la connaissance !

Enfin, la démocratisation de l'accès à l'ENA, aux grandes écoles et à l'université, passe par des réformes telles que celle initiée par M. Richard Descoings -M. Bodin en reparlera- mais aussi par une école de l'exigence pour tous. Proposons à tous les jeunes de France, quel que soit leur quartier, cette école, et non une école de la facilité et de la démagogie. (Mme Nicole Borvo Cohen-Seat approuve) Le zonage est utile, mais ne doit pas conduire à la création de ghettos où l'on enseigne seulement une partie du savoir. Enfin, rapprochons les grandes écoles des universités. Les grandes écoles devraient être intégrées à une université ou, tout au moins, travailler avec une ou plusieurs facultés. La France ne peut être le seul pays au monde où l'université est exclue de la formation des élites !

M. Josselin de Rohan.  - Le terme est un peu fort !

M. Jean-Pierre Sueur.  - Pour démocratiser l'ENA et les grandes écoles, il faut également développer la deuxième voie, celle réservée aux personnes qui ont déjà une expérience professionnelle, en révisant le contenu des épreuves et en accordant des bourses à ceux qui ont travaillé dur pour accéder à ces hautes responsabilités.

Un orateur a évoqué Jean Zay, ministre de l'éducation nationale du Front populaire, qui a posé les jalons de l'ENA. Je veux rappeler que nul n'était autant attaché que lui à ce que chacun ait les moyens de sa promotion dans l'exigence et le respect du principe absolu de l'égalité ! (Applaudissements à gauche et sur quelques bancs à droite)

présidence de M. Roger Romani,vice-président

M. Philippe Marini.  - Monsieur le ministre, je veux vous faire part de toutes les craintes que m'inspire la réforme en cours de la scolarité et, surtout, du régime de sortie de l'ENA. Je souscris totalement aux propos tenus par MM. de Rohan et Gaillard, auxquels se sont associés, me semblent-ils, MM. Fortassin et Sueur (exclamations sur les bancs CRC), bien qu'ils appartiennent à des groupes différents.

La République a besoin de hauts fonctionnaires, de fonctionnaire neutres et de haute qualité. La seule méthode de recrutement qui réponde à cette double exigence est le concours. Le concours est une institution de la République. Rappelons que le cheminement qui conduit à l'ENA et permet d'en sortir se constitue de trois étapes. Tout d'abord, le temps de la préparation. Insistons sur la nécessaire diversité des candidats. M. Sueur a évoqué l'Institut d'études politiques de Paris, qui applique des mesures de discrimination positive pour recruter certains de ses étudiants. L'ENA recrute ses élèves selon plusieurs voies. Résultat, elle doit faire coexister des élèves de profil, d'origine et d'âge différents.

Le deuxième temps est celui de la scolarité. Il est vrai qu'après la période très intense de préparation et de passation du concours, elle n'est pas toujours très bien vécue par les élèves, car elle ne répond pas toujours à leurs voeux. Elle se partage entre une activité intellectuelle aussi proche que possible de la réalité professionnelle qui sera la leur, sans exclure l'ouverture d'esprit nécessaire de la culture générale, et les stages, qui les mettent en prise avec la vie professionnelle et les réalités administratives.

Comme les orateurs précédents, je crois beaucoup aux vertus de ces stages. L'élève n'y est pas spectateur mais acteur. Lorsqu'il assure l'intérim du directeur de cabinet du préfet ou qu'il occupe, dans une petite ou moyenne ambassade, un poste qui pourrait être celui d'un diplomate professionnel, c'est là non seulement une expérience irremplaçable mais une épreuve au sens propre du terme.

La conception de la scolarité est sans doute devenue très différente, avec le dédoublement du siège de l'École entre Paris et Strasbourg, de celle qu'ont connue les anciens, marquée par une proximité plus grande avec les administrations centrales et une plus grande diversité du corps enseignant, mais là n'est pas la question.

La troisième étape, à mon sens fondamentale, et c'est pourquoi j'ai sollicité la parole, est celle de la sortie. La procédure par laquelle vous entendez remplacer le classement de sortie, qui capitalise toute la scolarité, est insatisfaisante. Elle repose sur une triple illusion. Le système du classement était simple, ce que vous proposez est complexe à l'excès : commission, approche anonyme puis à visage découvert... Voilà une procédure véritablement difficile à décrypter et à interpréter. Ensuite, le système que vous proposez est voué à l'instabilité, en raison même de sa complexité. Les leçons de l'expérience conduiront, d'année en année, à en modifier tel ou tel terme. Qu'en sera-t-il, alors, de la nécessaire égalité d'accès des élèves d'une promotion sur l'autre ?

En troisième lieu, quelle que soit la pureté des intentions, ce système sera perméable, ainsi que plusieurs orateurs l'ont souligné, aux influences, au risque d'un conformisme qu'a très justement mis en avant le président de Rohan. Avec le classement, le corps n'a pas son mot à dire : il reçoit celui qui a reçu de la République le droit d'en faire partie. De là la coexistence de personnalités différentes, avec des visions différentes du monde et de leur métier, qui en fait la richesse. Alors qu'une cooptation qui ne dit pas son nom, la rencontre de l'offre et de la demande pour trouver une ressource humaine suscitera une homogénéité dans laquelle l'administration perdra beaucoup de choses.

Monsieur le ministre, s'il en est encore temps, revoyons la question ; évitons, pour des raisons de circonstances, d'aller vers un mauvais cap, de créer une complexité, source de frustrations, qui ne serait pas à l'honneur de l'ENA. (Applaudissements à droite, au centre et sur les bancs socialistes)

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.  - Le mode de recrutement des fonctionnaires est un bon indicateur de la place que l'on accorde au fonctionnaire et à la fonction publique dans la société. Les valeurs et les principes auxquels on se réfère caractérisent le régime en place.

Le Président de la République, dès 2007, a donné le ton d'une véritable offensive contre la conception républicaine de la fonction publique : contestation de la loi par le contrat, de la fonction par métier, de l'efficacité sociale par la performance individuelle. Quant aux fonctionnaires, il a estimé qu'il n'y avait pas de véritable échappatoire au « carcan » des statuts si le concours continue d'être la seule et unique règle pour la promotion.

Sans revenir sur une longue histoire, entamée en 1789, rappelons simplement que le principe du recrutement par concours, fait pour assurer l'égalité d'accès aux emplois publics et l'indépendance des fonctionnaires, a été au coeur de la construction de la fonction publique républicaine.

Les critiques à l'égard de la haute fonction publique, et particulièrement de l'ENA dont elle est largement issue, ne sont pas nouvelles. Dans Les héritiers, publié en 1964, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont décrit une École nationale d'administration monopolisée par les héritiers de la culture dominante, portés par une forte connivence entre l'école et leur propre culture familiale.

Je rappelle cependant qu'une réforme d'importance a été votée en 1983, avec la création d'une troisième voie ouverte à des personnes ayant accompli huit ans de service dans des activités à vocation de service public. Elle a été combattue à l'époque par la droite, qui s'est empressée de la rendre inopérante en 1988.

Aujourd'hui, la question de la démocratisation de la haute fonction publique reste entière. Mais la critique de l'ENA relève d'une réflexion plus générale sur la société française : sélection et reproduction des élites, bureaucratie, centralisation, relations entre l'État et les citoyens. Le Gouvernement l'a bien compris qui joue de ces arguments pour faire passer une réforme qui ne fera pourtant que renforcer l'élitisme et la reproduction sociale et culturelle. L'une de ses mesures phares est la suppression du classement de sortie à l'issue de la scolarité. Quelles seront donc les modalités d'affectation des élèves sur les postes disponibles ? Car supprimer le classement, c'est autoriser des modes de recrutement discrétionnaires en fonction des réseaux et des allégeances ; c'est, autrement dit, promouvoir une nouvelle culture managériale dans la fonction publique.

Les élèves de la promotion Aristide Briand, la première à expérimenter la nouvelle procédure de sortie, ont rédigé un rapport dans lequel ils relèvent certains épisodes curieux. Ainsi, le ministère de l'écologie n'a retenu, sur une « short list » de six noms, qu'une seule candidate féminine, alors que la proportion des candidates était bien plus élevée parmi les quinze élèves qui s'étaient présentés. Ce ministère aurait indiqué à un élève qu'il cherchait un profil « plutôt masculin » ! Quel progrès dans l'adéquation des profils aux postes, et dans la nécessaire féminisation des responsabilités dans la haute fonction publique !

Outre la suppression du classement, vous préconisez une scolarité moins longue, complétée d'une « junior administration », et des stages en entreprise plus longs pour « ouvrir les élèves aux problématiques du secteur privé ». En somme, une importation des dogmes patronaux dans l'École. Ces méthodes décalquent de fait celles qui sont en vigueur dans les grandes entreprises privées, où l'on a vu se développer, ces dernières années, la caste des « gagneurs », « entreprenants et audacieux », sur lesquels la droite a souvent appelé les hauts fonctionnaires à prendre exemple. La crise financière et sociale a pourtant montré que ces gagneurs ne l'étaient en réalité que pour eux-mêmes, pour leur carrière, pour leur rémunération, sans être aucunement engagés dans le développement durable de leur entreprise. Alors que ces comportements, incompatibles avec l'intérêt général, sont de plus en plus contestés, le Gouvernement continue, ici, de les prendre pour modèle. Le recrutement dans la fonction publique va devenir un marché sur lequel on va chercher à se vendre. La connivence et la dépendance des hauts fonctionnaires à l'égard du monde politique ou financier n'en sera que renforcée, liée aux seules « valeurs » du savoir-plaire et de l'opportunisme.

Enfin, la stabilisation annoncée à 80 élèves par promotion -alors qu'ils étaient encore 136 en 2002- relève, encore une fois, d'une vision comptable. Serait-ce que la pénurie permettrait de légitimer le recours à des acteurs issus du privé en lieu et place de fonctionnaires ?

Alors que l'homogénéisation sociale préside à cette réforme, le Gouvernement propose d'ouvrir l'école à la « diversité des talents » et à « l'égalité des chances », grâce à une classe préparatoire spécifiquement réservée aux publics défavorisés, c'est-à-dire des candidats issus de milieux modestes et ayant effectué tout ou partie de leur scolarité en ZEP. Cette classe réunira 15 élèves qui se présenteront ensuite au même concours que les autres. Les centres de préparation devront également intégrer un objectif de diversification. Bien des questions se posent. Comment se fera la sélection de ces 15 élèves ? Comment sera validée la formation qui leur sera dispensée ? Quel débouché pour les candidats qui échoueront au concours ?

Rechercher l'égalité des droits, fort bien, mais ce dispositif s'annonce comme un simple alibi dispensant d'une véritable réflexion sur la démocratisation.

Face à l'importation à contre temps des pratiques les plus critiquables du secteur privé dans le public, nous ne pouvons que contester ces méthodes et exiger le maintien des principes fondamentaux d'égalité d'accès aux emplois publics.

Si l'actuelle procédure de classement de l'ENA est critiquée et doit être réformée, le classement au concours et à la sortie de l'école doit demeurer le principal critère de sélection des candidats à un poste de la fonction publique. Pour le recrutement, une réforme de fond est nécessaire, non un saupoudrage social condescendant : il faut créer en province de véritables centres de préparation aux concours administratifs, dotés de réels moyens et des mêmes conditions de réussite qu'à Paris. Ces centres prépareraient aux concours de la catégorie A, de l'ENA, de l'Institut national des études territoriales, des Instituts régionaux d'administration, etc. Le système des bourses devrait être sérieusement développé et il est urgent de relancer la réflexion sur une troisième voie d'entrée. Enfin, nous ne pourrons faire l'économie d'un débat sur la hiérarchisation actuelle de l'encadrement, sur l'égalité des carrières dans l'ensemble de la fonction publique et sur la revalorisation de celle des administrateurs civils. (Applaudissements à gauche)

M. le président.  - La parole est à M. Gérard Longuet. (Applaudissements à droite)

M. Jean-Claude Gaudin.  - Major de l'ENA !

M. Gérard Longuet.  - Pas tout à fait, non. Mais je ne m'en suis pas si mal sorti, finalement... (Sourires)

S'il n'est pas nécessaire d'être sorti de l'ENA pour participer à ce débat, je constate que nous sommes près de 40 % des intervenants : j'eusse préféré une discussion plus ouverte...

Je remercie d'abord Josselin de Rohan d'avoir, à partir d'un sujet d'ordre réglementaire, suscité un débat qui pose le problème général du statut de la fonction publique. Je remercie aussi Éric Woerth d'avoir, par le décret du 29 mars, posé celui de la réforme de l'ENA. La politique proposée me convient pour l'essentiel, notamment la professionnalisation des études, la réduction de leur durée et leur ouverture sociale, par la création d'une classe préparatoire pour des gens qui ont davantage besoin de soutien que d'autres et qui ne sont ni fils d'archevêque, ni même d'évêque...

Je remercie l'ENA d'être ce qu'elle est et de ce qu'elle m'a apporté : non pas seulement un statut et une carrière mais surtout une ouverture d'esprit, un sens de la mesure, un sens de l'essentiel et, dans mon cas particulier, le fait d'échapper à la tentation du baroque intellectuel pour me recentrer sur l'intérêt général.

Car l'ENA est d'abord et doit être une école professionnelle dont l'objectif est de former des fonctionnaires qui seront au service de l'État, service qui emporte des contraintes très particulières mais librement acceptées. Il n'existe pas de scolarité qui ne soit sanctionnée par une évaluation et, donc, par un classement, même si, je le reconnais, ce classement s'accompagne en l'occurrence de stress, de difficultés et, parfois, d'un sentiment d'injustice. L'ENA, école professionnelle, transmet une méthode visant à ce que tous les travailleurs de l'État, quelles que soient leur génération ou leur spécialité, se comprennent et sachent travailler ensemble. Cette méthode, on ne l'apprend pas à l'université. Prendre la parole, dégager un consensus dans une équipe de direction, ce sont des aptitudes professionnelles qu'il faut inculquer à l'élève et qu'il faudra, à la sortie, évaluer.

Quant au stage, ce n'est ni du tourisme, ni un séjour permettant de prendre contact avec un domaine encore inconnu, c'est une façon d'évaluer le caractère de l'élève et de mesurer s'il a acquis les reflexes d'un bon gestionnaire de l'État. C'est une façon d'évaluer sa résistance psychologique ; je pense à ceux de mes camarades qui étaient en stage dans le cabinet d'un préfet en mai 1968...

Au-delà de la méthode et du stage, la partie universitaire stricto sensu existe, bien entendu. D'où les sections, les spécialisations qui approfondissent un domaine. Mais cet approfondissement ne sera jamais exhaustif, c'est sur le terrain que l'énarque complètera ses connaissances.

L'ENA, école professionnelle, exige donc, pour soutenir l'effort de l'élève, un classement. En contrepartie quel est le droit de cet élève ? C'est d'avoir des règles d'évaluation claires et stables. A lui, ensuite, de faire son choix parmi les champs possibles qui s'ouvrent pour son premier poste et, par exemple, d'écarter telle ou telle carrière qui exige une mobilité territoriale ou internationale au profit d'une orientation plus technique.

Enfin, c'est à l'État de se demander comment il gère ses cadres supérieurs. Cette gestion suppose du temps, de l'écoute, des entretiens d'évaluation. Dans le privé, comme le constate Éric Woerth, le temps consacré à évaluer les cadres supérieurs peut atteindre plusieurs journées chaque année. Or, cette évaluation, l'État ne la fait jamais ! Il ne maîtrise pas toujours ses effectifs ni sa gestion prévisionnelle, ce qui est grave aujourd'hui car vous avez à gérer, monsieur le ministre, des administrateurs tendus qui se demandent s'il y a une carrière en dehors de l'État. La disparition de l'économie mixte prive désormais l'État employeur de certaines solutions, de certaines récompenses. D'autant que le privé s'est maintenant organisé pour se passer des énarques. Les tensions actuelles sont donc explicables...

Mais ce que vous proposez, ce premier rendez-vous sur dossier, c'est une concession à la mode, à l'humeur du temps, qui ne règle en rien le problème de la gestion dans le temps de carrières qui sont des carrières à vie. Je ne suis pas certain que ce que vous proposez remplace de façon satisfaisante une règle stressante, certes, parfois injuste, mais claire. Alors, monsieur le ministre, réfléchissez avant de supprimer un système de classement clair et transparent. (Applaudissements à droite)

M. Ladislas Poniatowski.  - Excellent !

M. Yannick Bodin.  - Je voudrais approfondir un aspect du recrutement et de la formation des hauts fonctionnaires de l'État qui est essentiel pour notre société : la démocratisation par la diversité sociale.

En septembre 2007, la commission des affaires culturelles m'a confié la rédaction du rapport d'une mission présidée par Jacques Legendre sur « la diversité sociale dans les classes préparatoires aux grandes écoles », avec comme sous-titre « mettre fin à une forme de délit d'initié ». Ce rapport, adopté à l'unanimité par la commission, regrettait l'absence de diversité sociale dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Le constat est encore plus inquiétant pour le recrutement des hauts fonctionnaires. A l'entrée en sixième, 45 % des élèves sont issus des milieux populaires ; ceux qui intègrent une classe préparatoire aux grandes écoles ne sont que 13 %. Ce n'est pas moins vrai pour l'Université : à peine 33 % des enfants de classe modeste accèdent à l'enseignement supérieur et seulement 16 % obtiennent les diplômes les plus élevés à l'Université.

Cette panne de l'ascenseur social suscite une autocensure chez les moins favorisés, à la fois d'ordre socioculturel et psychologique. Ce n'est pas sans conséquence pour notre pays : le mode de reproduction des élites handicape les administrations et les entreprises qui ne peuvent trouver, au sein du vivier des jeunes diplômés, la diversité des talents et des personnalités qu'elles souhaitent recruter. Notre pays ne peut être dirigé par des personnes toutes issues des mêmes milieux et éloignées du quotidien vécu par le plus grand nombre. Il leur faut certes des compétences exemplaires mais elles doivent aussi connaître le monde dans lequel elles vivent. La mixité sociale est un devoir de justice au service de l'égalité des chances, c'est aussi un enrichissement pour notre société. L'endogamie des élites est injuste et pénalisante. Nous devons opposer une volonté de fer à cette autocensure afin que nos instances dirigeantes reflètent la France réelle.

La diversité sociale dans les classes préparatoires aux grandes écoles a régressé ces dernières décennies, passant sous les 10 % pour les élèves issus des catégories sociales défavorisées, contre 30 % pour les enfants d'enseignants et de milieux sociaux aisés. Entre 1945 et 1970, il y a eu une certaine démocratisation dans le renouvellement des élites mais elle s'est interrompue.

Dans les plus grandes écoles de formation des fonctionnaires, la diversité sociale est pratiquement inexistante. A l'École nationale d'administration, cette année, sur 162 parents d'élèves, 4 seulement sont ouvriers ! Autant dire que les futurs fonctionnaires qui sont actuellement à l'ENA ne sont pas représentatifs de la population française dans sa variété. La haute administration compte très peu de cadres d'origine africaine, maghrébine, ou même des départements et collectivités d'outre-mer.

Trois types de concours permettent d'intégrer l'ENA : le concours externe, s'adressant aux diplômés de l'enseignement supérieur, le concours interne, s'adressant aux fonctionnaires ou agents publics, et le troisième concours, s'adressant aux salariés du secteur privé ou aux élus locaux. Or les élèves issus du concours interne et du troisième concours sont sous-représentés dans les grands corps de l'État. Dans la promotion Copernic, 93 % des élèves ayant intégré les grands corps étaient issus du concours externe ; dans la promotion Romain Gary, ils étaient 86 %. L'expérience professionnelle et le mérite de ces fonctionnaires et de ces salariés qui préparent le concours pendant des années après leur travail ne sont donc pas reconnus ni à l'entrée de l'ENA, ni à la sortie. Pas plus de 27 % des élèves entrant dans les grands corps pour la promotion Aristide Briand étaient issus du concours interne et ils n'étaient que 14 % à être issus du troisième. L'administration se prive ainsi de l'expérience professionnelle enrichissante et concrète qu'ont acquise ces personnes à l'impressionnante motivation.

Les conséquences dommageables de cet état de fait ont été reconnues par les dirigeants des grandes écoles. En particulier depuis la parution de notre rapport, des expérimentations ont été mises en place dans plusieurs établissements importants. Dès 2001, l'Institut d'études politiques de Paris a signé des conventions d'éducation prioritaire avec sept lycées partenaires. Il y en a aujourd'hui plus de 80. HEC a organisé un tutorat spécifique avec plusieurs lycées de la banlieue parisienne. Le Lycée Henri IV a créé, à la rentrée 2006, une classe préparatoire aux études supérieures qui accueille une trentaine de boursiers méritants.

De telles initiatives commencent à toucher le monde encore plus fermé du recrutement et de la formation des hauts fonctionnaires de l'État. Vous avez annoncé, monsieur le ministre, la création, en octobre prochain, d'une classe préparatoire à l'ENA pour les jeunes issus de milieux aux revenus modestes qui auront fait au moins une partie de leur scolarité en zone d'éducation prioritaire. Cette classe accueillera 15 élèves, soit 35 % des postes ouverts au concours externe. Je salue cette initiative. Vous avez aussi, monsieur le ministre, incité les 169 directeurs d'écoles de la fonction publique à mettre en place des classes préparatoires.

De telles initiatives sont encore trop peu nombreuses : pour les grandes écoles, les expérimentations concernent 5 % des lycées. C'est à la fois beaucoup et très peu. Un bilan est nécessaire et une généralisation devrait être envisagée pour éviter de nouvelles inégalités entre lycées.

Un rapport qui vous été remis en février dresse un bilan des écoles de formation de fonctionnaires. Il indique que ces dernières tendent « à privilégier certaines catégories sociales », ce qui produit un « faible renouvellement ». La volonté du Gouvernement doit s'exprimer de manière plus forte afin que les mesures que vous prendrez puissent profondément modifier cette situation.

La France a besoin de fonctionnaires ayant acquis un haut niveau de connaissances, mais aussi une expérience professionnelle et une expérience de la vie, et une connaissance de la société dans sa diversité. L'ENA doit devenir une véritable école d'application, en phase avec la réalité de notre monde et de la vie quotidienne en France. Notre pays ne peut pas se permettre l'échec. Nous sommes tous en droit d'attendre que le recrutement et la formation de ses hauts fonctionnaires soient à la hauteur de la dignité de la tâche que notre pays attend d'eux. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

M. Yves Pozzo di Borgo.  - Je n'ai pas eu le temps de bien poser ma réflexion, que je vais donc vous livrer par bribes.

Je remercie M. de Rohan d'avoir demandé ce débat sur une affaire qui concerne toute la représentation nationale, même si la répartition des compétences fait qu'elle se règle par décret.

Le classement final de l'ENA façonne les carrières ; il fige ainsi toute notre haute administration. Je comprends donc très bien la position du Gouvernement. Ce classement, c'est l'accès aux grands corps, avec aussi une dimension de promotion sociale. Que ne s'est-on gaussé du petit provincial débarqué à Paris, qui, devenu énarque, s'achète des Weston ! Il suffit de relire le pamphlet de notre collègue Jean-Pierre Chevènement...

La question que je voudrais poser porte sur ces grands corps eux-mêmes : ceux qui en sont membres considèrent qu'ils sont indépendants et que tel doit être le contrat.

Malheureusement, les grands corps connaissent de très nombreux départs. Ainsi, dans le cadre de mes fonctions d'inspecteur général de l'éducation nationale, j'ai participé à une réunion sur les inspections. Le chef du service de l'inspection des finances m'a alors confié que ses inspecteurs avaient, pour la plupart, moins de 32 ans ou plus de 55 ans ; dans la tranche d'âge intermédiaire, ces hauts fonctionnaires se trouvaient partout, dans les entreprises ou ailleurs. Or, ces grands corps constituaient jusqu'ici un modèle d'ascension sociale pour l'ensemble de l'administration. L'ENA a été créée après la guerre pour la reconstruction de la France, et ces fonctionnaires avaient une mission de service public. Contrairement à ceux d'autres pays, ils n'étaient pas corrompus. Avec les excès que nous connaissons, quel modèle donnent aujourd'hui les inspecteurs des finances, devenus patrons des grandes banques ?

N'avons-nous pas intérêt à fusionner les grands corps, à l'image des Mines, qui se rapprochent des Télécoms, ou à les réorganiser autour de l'économie et des finances, du contrôle ou des services opérationnels ? Supposons que je sois vice-président du Conseil d'État et que je reçoive les stagiaires de l'ENA, parmi lesquels la fille d'un de mes amis : serais-je suffisamment indépendant pour juger de la compétence de celle-ci par rapport à un autre stagiaire arrivé de province ? D'autant que je suis élu dans le VIIe arrondissement, le quartier du pouvoir...

Je regrette qu'il n'y ait pas de services des ressources humaines dans l'administration française, alors que les fonctionnaires sont des millions. Lorsqu'un ministre de l'éducation nationale a créé une direction de ce type dans les rectorats, ce fut une révolution ! Pour ce qui est des corps opérationnels, je rejoins notre ministre : est-ce normal que le classement détermine le poste attribué au jeune fonctionnaire ? Il faut plutôt prendre en compte le charisme, le tempérament, l'imagination, le sens de la gestion des hommes. Certains anciens élèves de l'ENA, même majors de leur promotion, sont incapables, à leurs débuts, de diriger un service !

Pour ce qui concerne la fonction publique dans son ensemble, il a été décidé, lors de la création des institutions européennes, de constituer des corps de fonctionnaires spécifiques à ces dernières pour garantir leur indépendance. Or, l'emprise des fonctionnaires anglo-saxons sur ces postes est importante, et ils influencent les directives prises. Les postes de fonctionnaires français dans ces instances ne devraient pas non plus être réservés au Quai d'Orsay. En outre, les administrations sont de qualité inégale dans les différents pays européens. Celle de la France est forte et puissante : pourquoi ne pas créer une sorte d'Erasmus pour les administrateurs de l'Union européenne ? Ce type d'échange éviterait à un énarque de rester enfermé quarante ans dans le même service.

Enfin, beaucoup d'énergie s'évapore dans la pyramide des responsabilités. Le manque de postes de direction pour les énarques de 40-45 ans crée des frustrations. Certains se font nommer dans les inspections : contrairement à ce qui se dit, ce n'est pas le cimetière des éléphants, je peux en témoigner. D'autres, faute de responsabilités opérationnelles, trouvent des sujets d'étude au sein de leur service. Cette énergie extraordinaire serait mieux employée à aider nos commissions pour préparer les semaines de contrôle parlementaire ! Nous manquons de moyens pour accomplir cette nouvelle mission, d'autant que les inspections des ministères sont les mieux placées pour les travaux d'évaluation.

Monsieur le ministre, avec ces quelques remarques primesautières, j'ai exprimé notre souhait que l'administration garde sa force et les administrateurs leurs compétences, sans dérapage, au service de notre pays. (Applaudissements à droite et au centre)

M. Alain Houpert.  - N'étant pas issu du sérail de la fonction publique, je centrerai mes propos sur les principes du recrutement.

Je viens d'une région dont l'identité a été essentiellement façonnée par les hommes : la Bourgogne n'est devenue une unité économique, sociale, historique et politique qu'à force de volonté, par-delà la diversité de ses territoires, de ses traditions et des hommes qui y vivent.

Le grand projet de Philippe le Hardi était d'unifier la Bourgogne en fortifiant sa vocation dans le royaume de France. Il ne put imposer cette vision qu'au prix d'un conflit farouche avec les marmousets du roi, conseillers qui disposaient des leviers de pouvoir dans le royaume. La contrepartie de l'entente avec la Bourgogne consista, pour Charles VI, en une France plurielle, ce qui impliquait de renoncer à une forme de privatisation du royaume au bénéfice des praticiens du pouvoir central, les fameux marmousets.

A l'évidence, tout État doit disposer de cadres dirigeants qui garantissent sa continuité, son indépendance et son efficacité. A cette haute vocation s'oppose une tendance pernicieuse à la privatisation de l'État au bénéfice de ses hauts fonctionnaires. Ainsi, la France a rayonné lorsqu'elle a privé les marmousets d'une partie de leurs pouvoirs. Aujourd'hui encore, elle doit ouvrir davantage sa haute fonction publique à la diversité du pays afin de devenir un pays d'intégration sociale et politique.

Les critiques selon lesquelles notre haute fonction publique n'est qu'un creuset de reproduction sociale sont excessives car elles font peser sur certains le poids des malaises économiques et sociaux dont souffre le pays. Je vous propose plutôt de voir dans ces mécanismes de recrutement un système de production sociale. Il nous faut donc prendre la mesure des représentations sociales qui y sont associées dans un État centralisé et savoir en jouer comme de forts symboles. Nous devons avoir conscience du rôle symbolique joué par l'administration auprès des jeunes et de l'ensemble du corps social.

Rappelons que 75 % des jeunes souhaitent aujourd'hui devenir fonctionnaires. Les étudiants formés dans les instituts d'études politiques, à l'université, dans les écoles d'ingénieurs aspirent à intégrer la haute fonction publique. Il n'a pas fallu attendre la crise pour que même HEC prépare à ces concours. La société civile n'offre-t-elle donc pas aux jeunes la moindre réponse à leur attente de réussite ? La société civile est-elle donc synonyme d'échec ? En fait, le poids de notre administration et ses modalités de recrutement ont fait de la haute fonction publique le moyen prépondérant de réussite sociale. En France, la réussite ne veut voir qu'un visage.

Tout d'abord, les concours de la haute fonction publique doivent redonner une place aux filières universitaires. Est-il normal que seules les grandes écoles réelles assurent de réelles chances de succès à un concours de la haute fonction publique ? Face à la crise que traverse actuellement le monde universitaire, il serait utile d'adapter ces concours à des candidats issus de filières mono-disciplinaires.

L'État doit être le premier à reconnaître la qualité des formations universitaires dispensées en philosophie, en histoire, en sociologie, en gestion, en économie, en droit, en mathématiques, en physique, en biologie, voire en médecine et en pharmacie. Les étudiants issus de ces filières n'ont pas moins de capacités que ceux qui sortent des grandes écoles, mais leur formation initiale moins pluridisciplinaire les prépare moins bien aux concours de la haute fonction publique.

Il serait plus conforme à l'esprit républicain de réorganiser ces concours autour de trois épreuves : une composition dans l'une des disciplines reconnues par le Conseil national des universités, une note de synthèse et une épreuve de langue vivante. Chaque jeune aurait ainsi une chance raisonnable de succès sans devoir consacrer une, deux ou trois années à préparer un concours en même temps qu'il poursuit ses études. Cela réduirait également les dépenses puisqu'il est facile d'intégrer une formation à la note de synthèse et un enseignement de langue vivante à tous les parcours universitaires. L'idée est de créer des parcours de formations communs aux hauts fonctionnaires et aux décideurs de la société civile.

Une réforme du mode de recrutement des hauts fonctionnaires pourrait également être l'occasion de rapprocher la fonction publique des usagers. Ne serait-il pas souhaitable de supprimer purement et simplement le premier concours afin de favoriser la promotion interne au sein de la fonction publique par le biais du deuxième concours, d'inciter les jeunes Français à s'orienter vers la création de richesses dans la société civile plutôt que de prolonger indéfiniment leurs études en vue de présenter des concours et d'élargir le recrutement dans le cadre du troisième concours destiné aux personnes ayant un parcours professionnel significatif.

Je plaide pour le recrutement soit de fonctionnaires expérimentés dont la qualité de service est reconnue, soit de professionnels issus de la société civile et du monde de l'entreprise.

Il s'agit aussi de rendre la haute fonction publique plus sensible aux évolutions de la société. Il faut faire de l'État le prolongement de la vie réelle, et non de la vie civile le prolongement de l'État. L'affaire d'Outreau a montré qu'il serait souhaitable que les juges connussent le métier d'avocat et apprissent l'épaisseur de la vie aux cotés des victimes. Dans les établissements de santé, le métier fondamental est la médecine et la gestion administrative doit rester une fonction support : nous en reparlerons avec Mme Bachelot.

Il faut enfin lutter contre les archaïsmes. Les modalités actuelles de recrutement de la haute fonction publique encouragent l'inflation des diplômes généralistes, qui sont devenus des critères de réussite sociale alors qu'ils n'offrent pas de perspectives professionnelles. Il est temps de remettre à l'honneur les parcours professionnels et de supprimer le premier concours au profit des deuxième et troisième concours.

En outre, il n'appartient pas aux écoles de la fonction publique de dispenser une formation initiale. (Marques d'impatience à gauche) L'idée même de formation initiale suppose que les étudiants n'ont pas encore de situation professionnelle. Si toutefois ces écoles continuaient à proposer une telle formation, celle-ci ne devrait pas donner lieu à un traitement au titre de fonctionnaire stagiaire. Prenons l'exemple de deux étudiants préparant l'agrégation d'histoire : est-il normal que l'un doive travailler pour payer ses études alors que l'autre, normalien, est rémunéré ?

Je ne prétends pas passer en revue l'ensemble des verrous qui empêchent la mobilité sociale dans notre pays. M. Bodin parle de « classe sociale » ; je préfère parler de « milieu social », car il est plus facile de s'en extraire. (Marques d'agacement sur les bancs socialistes) Mais cela peut paraître impossible aux jeunes Français qui n'ont pas eu la chance de naître dans les beaux quartiers ni de poursuivre leur scolarité dans des établissements prestigieux. Nos valeurs doivent être le pluralisme, l'égalité des chances et la mobilité sociale.

Lorsque l'on aborde la question du recrutement de la haute fonction publique, on touche nécessairement aux symboles. II est grand temps d'envoyer aux universités un signe fort et de dire à tous les jeunes qui y ont suivi des études qu'ils ont encore une place dans le camp de la liberté et qu'il y a un sens pour eux à servir la France. (Applaudissements au centre et à droite)

M. André Santini, secrétaire d'État chargé de la fonction publique.  - Je remercie les orateurs pour leurs interventions très nourries.

La réforme du mode de recrutement des hauts fonctionnaires correspond au souhait exprimé par le Président de la République lors de ses voeux aux corps constitués en janvier 2008. Mais disons-le avec force : le Gouvernement est attaché à l'existence de l'ENA, non par goût des symboles mais parce que cette école est au coeur du système républicain édifié après-guerre. Elle fut créée en même temps que la Direction générale de la fonction publique et le corps des administrateurs civils, quelque temps avant l'adoption du statut général des fonctionnaires en 1946. La première promotion de l'ENA, « France combattante », était ouverte à tous sans conditions de diplôme ou de classe : seuls les titres de guerre comptaient alors...

Au fil des années, cette école a fait l'objet de critiques. On lui a reproché une faible mixité sociale, une scolarité trop longue et trop académique, un système de sortie qui empêche les employeurs de choisir eux-mêmes leurs recrues, ce qui est tout de même aberrant...

Nous ne souhaitons pas élaborer une énième réforme en faisant table rase de l'oeuvre de nos prédécesseurs. Mais il faut donner à l'ENA une nouvelle ambition et de nouveaux atouts. La suppression du concours de sortie n'est pas l'unique mesure envisagée : elle n'est qu'un moyen et non une fin.

Nous avons mené des consultations avec des employeurs, des experts en recrutement, des élèves et d'anciens élèves. Nous avons également organisé un sondage auprès des trois dernières promotions et mis en place un groupe de travail avec la direction de l'ENA. Il en ressort que la suppression du concours de sortie rencontre une large adhésion. Mais on nous a mis en garde contre deux dangers, que vous avez vous-même pointés : en premier lieu, la reconstitution des réseaux et le retour du favoritisme dans l'affectation des élèves, comme au temps des concours particuliers d'avant-guerre ; en second lieu, la baisse de l'intérêt et de l'investissement des élèves au cours d'une scolarité qui ne serait plus sanctionnée par un concours.

Nous avons cherché à prévenir ces deux risques. Le projet de réforme répond à deux objectifs : améliorer la formation des hauts fonctionnaires en ouvrant l'ENA sur la société civile tout en préservant les valeurs du service public ; professionnaliser le mode de recrutement des employeurs publics tout en garantissant son impartialité.

La réforme est organisée autour de plusieurs axes. Nous souhaitons d'abord promouvoir la diversité des talents et l'égalité des chances au sein de l'ENA, qui se doit d'être exemplaire. Dès l'automne sera ouverte une classe préparatoire destinée aux étudiants issus de milieux modestes ; son effectif sera de 15 élèves, soit 30 % du nombre des admis au concours externe. Il ne s'agit pas de créer une voie parallèle, mais d'aider les étudiants de milieux défavorisés les plus méritants à réussir le même concours que les autres : cela nous paraît plus conforme à l'idée de méritocratie républicaine qui est aux origines de l'ENA.

La formation dispensée à l'école sera également réformée. Certes, elle a évolué depuis soixante ans, et récemment, on a mis en place une alternance entre des stages et des enseignements thématiques. Mais on n'est pas allé au bout de la professionnalisation. Nous prévoyons donc de réduire de 27 à 24 mois la durée de scolarité et de rendre la formation plus pratique : elle consistera au moins pour moitié en stages, dont un stage de plusieurs mois en entreprise. La dimension professionnelle des enseignements sera renforcée. Enfin, après leur recrutement, les élèves suivront une formation en alternance entre leur poste et l'ENA et ce n'est qu'à l'issue de cette formation qu'ils seront titularisés.

Enfin, nous souhaitons réformer la procédure de sortie de l'école, en substituant à l'affectation fondée sur le classement au concours de sortie le recrutement par les employeurs au vu des compétences des candidats. La nouvelle procédure devra être impartiale, garantir le libre choix des élèves et responsabiliser les employeurs. Elle comportera des garde-fous : les élèves auront une entière liberté de candidature ; les employeurs publieront une fiche de poste détaillant leurs exigences ; le dossier d'aptitude sera étoffé et comportera les notes obtenues par les élèves et des appréciations des enseignants : les épreuves subies au cours de la scolarité garderont ainsi toute leur importance. Ce dossier sera transmis anonymement aux employeurs, qui présélectionneront un certain nombre de candidats à auditionner. La décision de recrutement sera prise collégialement, et un comité sera chargé de la régularité de toute la procédure.

La nouvelle procédure sera donc à même de limiter les risques d'arbitraires dans le choix des candidats.

Enfin, il faut relativiser la notion de classement transparent et juste : pour un point de moins à la note de stage, et Dieu sait ce qu'une telle note peut comporter d'arbitraire, un élève peut perdre jusqu'à dix places !

Le côté guillotine de l'amphi garnison n'est pas non plus une méthode particulièrement heureuse.

Je vais maintenant répondre plus précisément aux divers orateurs.

M. de Rohan estime que la suppression du classement de sortie constitue une réforme profonde de l'accès à la fonction publique. Nous voulons assurer aux administrations des recrutements d'énarques dont le profil correspond à leurs besoins spécifiques et non au prestige que reflète le classement. Cela suppose une professionnalisation des employeurs, une définition précise de leurs critères de recrutement, des entretiens avec les candidats qui permettent d'apprécier les aptitudes professionnelles et une collégialité des décisions. Les élèves bénéficieront non pas de 27 mois d'enseignement mais d'une formation qui leur permettra de mieux exercer leurs fonctions et d'un déroulement de carrière correspondant à leurs aspirations et à leurs talents. Le comité ad hoc édictera les règles permettant de respecter les principes fondateurs de notre fonction publique. Le dossier d'aptitude ne comportera pas que des notes mais aussi des appréciations littérales sur les candidats, ce qui est déjà une différence importante par rapport au seul classement.

En outre, de nombreuses garanties permettront d'assurer la transparence du processus. Comme vous l'avez dit, il faudra développer la mobilité à l'issue de l'ENA. Ceci est déjà prévu dans le projet de loi relatif à la mobilité que vous avez voté. Lorsqu'il sera adopté par l'Assemblée nationale, cette mobilité sera véritablement renforcée.

Je souhaite rassurer le brillant ancien élève de l'ENA qu'est Yann Gaillard : le Gouvernement entend maintenir l'accueil et la formation accordé aux stagiaires étrangers à l'ENA, grâce notamment au cycle international long. C'est un gage de rayonnement de cette école mais aussi de nos valeurs républicaines. Il y a quelques semaines, un de mes collaborateurs énarque, bien sûr, a eu l'idée de vérifier combien d'ambassadeurs de pays étrangers en poste à Paris étaient passés par l'ENA. Il y en a dix, notamment l'ambassadeur de Chine, par ailleurs descendant de Confucius, d'Allemagne, de Géorgie, de Tchéquie, de Singapour, de Mongolie, qui nous a assuré être le premier Mongol à l'ENA et sans doute le dernier.

M. Fortassin estime indispensable que les énarques connaissent le pays réel. Les stages représenteront désormais la moitié de la scolarité : grâce aux stages en préfecture et en entreprises, les élèves auront une expérience concrète des territoires.

Quand on a fait l'ENS et Sciences politiques, faut-il encore suivre un cycle de formation à l'ENA ? Aujourd'hui, nous avons du mal à éviter les redondances entre les enseignements dispensés à l'ENA et ceux suivis précédemment par les élèves.

Monsieur Sueur, chacun des trois stages durera quatre mois. Je ne suis pas non plus très inquiet sur la question des connaissances, car les élèves de l'ENA sont souvent surdiplômés. Le Gouvernement est très attaché à l'impartialité et à l'égalité entre les énarques. Le concours d'entrée à l'ENA constitue un exemple en la matière. Mais pour que la sortie de cette école soit juste, il faut mieux prendre en compte les compétences et les aspirations des élèves.

M. le président.  - M. Sueur souhaite vous interrompre, monsieur le ministre.

M. André Santini, secrétaire d'État.  - Qu'il le fasse !

M. Jean-Pierre Sueur.  - Je vous remercie. Nous avons été nombreux à vous interroger cet après-midi, monsieur le ministre, sur les dangers induits par la suppression du classement de sortie de l'ENA. Ne risque-t-on pas, avec la nouvelle procédure, d'encourager le népotisme et le favoritisme ? Comment pouvez-vous garantir qu'elle sera au moins aussi équitable, juste et impartiale que le classement de sortie ?

M. André Santini, secrétaire d'État.  - Comme je l'ai déjà dit, les élèves pourront candidater auprès de tous les employeurs. Ces derniers diffuseront une fiche de poste précise. Le dossier d'aptitude de chaque élève sera étoffé des notes et des appréciations. L'anonymat sera respecté. La décision de recrutement sera prise de façon collégiale. Un comité veillera à la bonne régularité de la procédure. Je ne peux pas être plus clair, mais vos suggestions seront les bienvenues.

Avec Éric Woerth, nous avons souhaité créer des bourses de parrainage pour attirer chaque année jusqu'à 1 000 étudiants issus de milieux défavorisés. Les élèves de la classe préparatoire intégrée à l'ENA qui sont en cours de sélection représenteront 30 % des places ouvertes au concours externe. Ils pourront bénéficier de bourse de l'enseignement supérieur. Grâce à ces deux mesures, la diversité du recrutement de l'école sera améliorée, comme cela a été le cas pour Sciences Politiques.

M. Marini a estimé que la procédure de recrutement devenait complexe : il faut savoir ce que l'on veut ! Le recrutement est un exercice très difficile : il faut suffisamment de temps pour que l'employeur et le candidat soient sûrs de leur choix. Nous avons prévu deux mois pour procéder à ces recrutements.

Je partage le point de vue de M. Marini sur les stages : c'est pourquoi nous avons souhaité allonger leur durée à un an. Bien sûr, il s'agira de stages en responsabilité.

Vous avez adressé un message de confiance à l'ENA, parfaitement justifié, au-delà des critiques dont cette école fait parfois l'objet.

La réforme actuelle ne doit pas conduire à un désinvestissement ou à un désintérêt des élèves pour leur formation, monsieur Longuet.

M. Gérard Longuet.  - C'est un risque !

M. André Santini, secrétaire d'État.  - C'est pourquoi le dossier d'aptitude comportera les notes des élèves. Comme vous l'avez dit, l'État doit consacrer plus de temps à la formation, à la gestion et à l'évaluation des cadres supérieurs et dirigeants : M. Woerth et moi-même travaillons d'ailleurs en ce sens. Merci de votre vibrant plaidoyer en faveur de l'ENA : cela tranche avec le livre de Jean-François Copé intitulé : Ce que je n'ai pas appris à l'ENA. (Sourires)

M. Bodin a participé à la rédaction du rapport sur la démocratisation du recrutement dans la fonction publique. Il souhaite mettre fin à une forme de délit d'initié conduisant à une reproduction des élites. Les classes préparatoires intégrées, notamment celle de l'ENA, visent précisément à inverser cette logique en offrant un accès privilégié aux informations sur les concours pour assurer une diversification des recrutements dans le respect des principes de la méritocratie républicaine. Enfin, le classement de sortie n'a pas empêché les élèves du concours interne d'accéder aux grands corps de l'État. La nouvelle procédure de sortie donnera des chances accrues aux lauréats du concours interne.

L'accès est d'ailleurs plus ouvert qu'on ne le dit, monsieur Bodin. La moitié des inspecteurs des finances et des conseillers d'État ne sont pas directement issus de l'ENA. Faire partie d'un grand corps n'est pas non plus une voie royale pour devenir directeur d'administration centrale : sur les 188 directeurs, seuls 15 % proviennent de ces grands corps.

M. Gérard Longuet.  - Très intéressant !

M. André Santini, secrétaire d'État.  - Ces chiffres gagneraient en effet à être connus.

Nous avons souhaité maintenir l'accès aux grands corps à la sortie de l'ENA, monsieur Pozzo di Borgo, car ces derniers ont besoin d'énarques qui viennent de suivre leur scolarité. La réforme devra cependant conduire ces grands corps à s'interroger sur leurs besoins et non plus à se borner à recruter des majors de promotion.

L'ouverture européenne est en effet un enjeu majeur et le stage communautaire en témoigne. En outre, les sessions sont ouvertes aux administrateurs des instituions européennes.

Je recevais hier le ministre japonais de la fonction publique qui a commencé son séjour en France par une visite de l'ENA : tout un symbole ! Bientôt, l'ENA ne sera plus critiquée qu'en France !

M. Gérard Longuet.  - C'est l'exception française ! (Sourires)

M. André Santini, secrétaire d'État.  - Avant que les Vingt-sept ne s'amusent à créer leurs propres ENA, pourquoi ne pas créer une véritable ENA européenne ?

Et ce, avec des unités de valeur assurées par chaque pays...

M. Yves Pozzo di Borgo.  - Très bien !

M. André Santini, secrétaire d'État.  - ...dans sa langue et sa culture -par exemple, le fédéralisme enseigné en Allemagne et en allemand. Cette solution nous éviterait d'avoir à regrouper plus tard ce qui aurait été construit ici et là dans la difficulté. Là aussi la France a quelques bonnes idées à porter.

Oui, monsieur Houpert, le concours est la meilleure façon de recruter les meilleurs. Celui de l'ENA doit permettre de construire une fonction publique de grande qualité ; il doit aussi refléter la diversité française. C'est là toute l'ambition du Gouvernement. Nous voulons que notre pays, qui s'est illustré depuis la Révolution par une fonction publique dont on dit souvent qu'elle nous est enviée, trouve pour celle-ci les voies de l'innovation et de la diversité, en un mot celles de la démocratie. (Applaudissements au centre et à droite)