M. le président. La parole est à Mme Laurence Harribey. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme Laurence Harribey. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, Marie-Pierre de La Gontrie a donné l’appréciation globale de notre groupe concernant la mission « Justice » et elle a indiqué notre vote favorable. Je ferai pour ma part un « focus » sur le fameux programme 107 « Administration pénitentiaire », dans la continuité de ce qui a été présenté en commission des lois par le rapporteur pour avis Louis Vogel.

Ce programme dispose des crédits les plus élevés, l’essentiel des moyens étant concentré sur la construction de 15 000 places de prison. Il y a un an, Jean-Pierre Sueur alertait sur l’état catastrophique des établissements pénitentiaires. Depuis lors, les choses ne se sont pas vraiment améliorées. Avec plus de 74 000 détenus au 1er août 2023, un nouveau record a été atteint. Le taux d’occupation des prisons françaises est le plus élevé d’Europe. Fait inédit, en mai 2023, l’établissement pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan a activé le dispositif « stop-écrou » afin de suspendre les admissions pendant une semaine, le taux d’occupation pénale masculine ayant atteint 230 %.

La CEDH, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, et depuis quelques semaines, la Cour des comptes, alertent unanimement sur une double maltraitance : celle des détenus, soulignée par plusieurs collègues avant moi, mais aussi celle des professionnels, qui nous font part régulièrement de leur détresse au travail et de la perte d’attractivité des métiers de l’administration pénitentiaire. Quelque 149 postes n’ont pas été pourvus en 2023, alors que l’on espère recruter 599 agents en 2024.

S’il faut souligner les efforts de revalorisation consentis, notamment le passage de la catégorie C à la catégorie B pour les surveillants, et de la catégorie B à la catégorie A pour les officiers, ainsi que l’octroi de 5 points d’indice à tous les agents, ces efforts ne résolvent pas tout. En tout état de cause, ils ne permettront pas de remédier à la perte de sens qui affecte les métiers de l’administration pénitentiaire.

Le choix qui est fait – construire des places de prison – ne résout pas tout non plus, d’une part, parce que le taux d’occupation après la livraison des 15 000 nouvelles places est d’ores et déjà évalué à 120 %, d’autre part, parce que les moyens pour la rénovation du parc existant sont en baisse, alors qu’il conviendrait de les renforcer.

Il est certes nécessaire de nous doter d’établissements pénitentiaires, mais en continuant d’incarcérer toujours plus dans des conditions de surpopulation, le risque est de favoriser la récidive, alors qu’il nous faudrait au contraire engager une véritable politique de lutte contre la récidive.

Il faut avoir le courage de revoir toute l’ingénierie de la sanction et de refonder la politique carcérale à l’aune de l’échelle des peines. La lutte contre la récidive passe aussi par la réinsertion : il nous faut en effet éviter les sorties sèches, qui induisent le plus grand risque de récidive. Or, actuellement, moins de deux détenus sur dix sortent avec un projet d’insertion.

Il s’agit en quelque sorte de ne plus considérer l’aménagement de peine comme une faveur, mais comme un processus inhérent à l’exécution de la peine d’emprisonnement. Les dispositifs expérimentaux existent, et nous savons que vous y êtes attentif, monsieur le garde des sceaux. Nous estimons pour notre part qu’il faut en faire le cœur de la politique carcérale, à l’image d’autres pays européens ou du Canada, et y consacrer les moyens appropriés.

En tout état de cause, nous sommes prêts à y travailler, monsieur le garde des sceaux. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, il y a tout juste deux mois, vous adoptiez définitivement la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice, qui pérennise les hausses de moyens permettant de renforcer notre justice.

Le projet de budget 2024 que j’ai l’honneur de vous présenter respecte à la lettre la trajectoire budgétaire que vous avez adoptée. Le projet de budget de la justice que je vous soumets dépasse la barre symbolique – historique, devrais-je dire, puisque j’ai l’autorisation de Mme de La Gontrie (Sourires.) – de 10 milliards d’euros, soit une hausse d’un demi-milliard d’euros et de 5,3 %.

Pour les seules rémunérations versées aux agents du ministère, l’enveloppe passera de 4,7 milliards d’euros en 2023 à 5,1 milliards en 2024. Cette hausse – près de 8 % – est parmi les plus importantes que le ministère ait connues. C’est la traduction directe et concrète de ma politique de ressources humaines : des recrutements massifs conjugués à une forte revalorisation des rémunérations.

Dans le détail, les moyens seront répartis de la façon suivante.

Les moyens alloués aux services judiciaires augmentent de 12 %, pour atteindre 3,8 milliards d’euros en 2024, contre 3,4 milliards d’euros en 2023. Depuis mon arrivée, les services judiciaires ont connu la plus forte augmentation de toutes les directions du ministère, soit une hausse d’environ 36 %.

Le budget de l’administration pénitentiaire se stabilise en 2024 par rapport à 2023, à hauteur de 3,9 milliards d’euros.

Le budget de la protection judiciaire de la jeunesse augmente quant à lui de 3 %, et celui du secrétariat général du ministère de 9 %.

Il est essentiel que, de manière très concrète, ces hausses budgétaires améliorent le fonctionnement de la justice, comme nous commençons du reste à le percevoir grâce aux moyens qui ont été déployés en 2020, 2021, 2022 et 2023. Je n’en donnerai qu’un seul exemple. J’ai fixé un objectif de réduction draconienne de tous les délais de justice. Grâce à l’engagement de nos magistrats, de nos greffiers et des contractuels, nous avons déjà obtenu une baisse de 30 % du stock d’affaires civiles.

Il faut toutefois aller plus loin, et chacun doit prendre toute sa part à cet effort collectif, car nos compatriotes ne comprendraient pas que l’État consacre autant d’argent à notre justice sans que ces moyens améliorent concrètement le service public de la justice qui leur est rendue.

Les acteurs judiciaires ont pu compter sur leur ministre et sur le Parlement, notamment sur le Sénat, que je remercie chaleureusement, pour leur donner ces moyens. Je sais que nous pouvons compter sur eux pour que ces moyens tant attendus et mérités emportent rapidement des effets concrets pour les justiciables. C’est un impératif. Il y va de la crédibilité de notre justice aux yeux de tous les Français.

Du point de vue des recrutements, la priorité de ce budget pour 2024 est d’accélérer le rythme pour tenir le cap fixé par la loi d’orientation et de programmation, à savoir la création de 10 000 emplois supplémentaires d’ici à 2027. Nous dépasserons ainsi la barre des 100 000 agents.

En 2024, le ministère recrutera 2 110 agents supplémentaires, en sus des remplacements des départs à la retraite, lesquels représenteront un tiers des recrutements de fonctionnaires de 2024. Ces recrutements seront notamment répartis de la façon suivante : 1 307 pour la justice judiciaire – dont 327 magistrats, 340 greffiers et 400 attachés de justice –, 600 pour l’administration pénitentiaire, dont 512 surveillants, et 92 pour la protection judiciaire de la jeunesse.

Les rémunérations sont quant à elles revalorisées afin de renforcer l’attractivité des métiers de justice, et partant, d’assurer ce niveau inédit de recrutement. Pour 2024, j’ai le plaisir d’annoncer que cette enveloppe catégorielle, qui s’établissait à 17 millions d’euros à mon arrivée au ministère, augmentera à nouveau pour atteindre 170 millions d’euros, soit une multiplication par dix en quatre ans.

Cette enveloppe se répartira de la façon suivante.

Comme annoncé l’année dernière, les magistrats perçoivent depuis fin octobre 1 000 euros de plus chaque mois. Cette mesure importante témoigne de notre reconnaissance de leur engagement. Cette reconnaissance les engage également à relever à nos côtés les défis à venir pour notre justice, notamment la réduction des délais.

En ce qui concerne les surveillants pénitentiaires et les officiers, à compter du 1er janvier 2024, ils passeront en catégorie B pour les premiers, en catégorie A pour les seconds, avec des revalorisations en parallèle. Quelque 47 millions d’euros sont sanctuarisés pour financer cette réforme inédite mais essentielle, tant du point de vue de la reconnaissance des métiers pénitentiaires que des recrutements.

Je porte bien sûr, mesdames, messieurs les sénateurs, la même attention aux autres fonctionnaires de ce ministère, qui ne seront pas oubliés. La rémunération de nos greffiers, sans qui il ne peut y avoir de justice, sera revalorisée à hauteur de 15 millions d’euros. Il s’agit de la première étape – j’y insiste – d’une réforme approfondie de ce corps.

Des dispositions seront également prises en faveur de la protection judiciaire de la jeunesse, pour un montant de 3 millions d’euros.

Enfin, les rémunérations des corps de direction de la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) et des personnels du service national du renseignement pénitentiaire seront également revalorisées à hauteur de 1 million d’euros.

J’ai par ailleurs signé, il y a un mois et demi, avec trois des quatre syndicats de greffiers, un accord majoritaire prévoyant une réforme statutaire d’envergure incluant la restructuration du corps de greffiers de catégorie B, qui permettra une accélération de leur carrière, ainsi que la création inédite d’un corps de greffiers de catégorie A d’environ 3 200 agents, soit un quart du corps, car nous reconnaissons pleinement l’expertise des greffiers dans l’exercice de leurs missions juridictionnelles.

En matière de revalorisation, mon cap, très clair, est celui de l’attractivité et de la reconnaissance.

Pour ce qui en est de la programmation immobilière pénitentiaire, ces crédits permettront de poursuivre le plan de construction de 15 000 nouvelles places de prison voulu par le Président de la République. J’y suis pleinement engagé, si bien que, à la fin de 2024, la moitié des établissements seront sortis de terre.

Enfin, les réhabilitations d’établissements existants seront financées à hauteur de 130 millions d’euros en 2024, soit le double du montant annuel qui leur était alloué sous le quinquennat du président Hollande.

Je souhaite répondre au rapporteur spécial Lefèvre, qui a dressé un certain nombre de constats et formulé des recommandations relatives au « plan 15 000 ».

Si je me félicite que vous reconnaissiez que ce plan est, par son ampleur, l’un des plus ambitieux qui aient jamais été entrepris, monsieur le rapporteur spécial, je souhaite revenir précisément sur les écarts calendaires et budgétaires que vous pointez concernant les livraisons.

Vous avez tout d’abord indiqué que l’absence de retour d’expérience et le manque de stabilité des caractéristiques techniques des projets seraient les principales sources de délais et de surcoûts. Or la plus grande source de retard d’une opération est, non pas la construction, mais la fixation du foncier, qui fait souvent l’objet de contestations locales très vives, comme j’ai souvent eu l’occasion de le déplorer devant vous, mesdames, messieurs les sénateurs.

Ensuite, si les caractéristiques techniques des projets pénitentiaires sont standardisées, nous sommes amenés à les réviser ponctuellement à la suite d’un retour d’expérience du terrain, dans une démarche d’amélioration qui se veut continue.

Les canicules de plus en plus fréquentes poussent par exemple les détenus à dégrader les fenêtres des cellules pour les ouvrir, voire pour les forcer. En conséquence, sur tous les chantiers en cours, nous renforçons les fenêtres.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Il vaudrait mieux ventiler les cellules…

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. J’en viens aux retards. Nous avons effectivement rencontré, pour le projet de Basse-Terre, des aléas qui sont sans commune mesure par rapport aux autres opérations – mouvements sociaux, crise des matériaux accentuée par la crise du fret maritime et plusieurs cyclones. Le projet est désormais entré en phase de travaux, pour une livraison en 2027.

À Bordeaux-Gradignan, la découverte d’amiante dans les bâtiments a effectivement causé un allongement des délais, mais la première phase de travaux sera bien inaugurée au premier semestre de 2024, et les suivantes en 2026.

Le coût total du « plan 15 000 » a effectivement été revu à la hausse, pour deux raisons principales : la hausse des coûts du BTP (bâtiments et travaux publics) de 25 % et la compensation auprès des collectivités locales, y compris sous la forme d’enveloppes complémentaires, du financement d’aménagements aux abords des établissements, afin d’améliorer l’acceptabilité des projets au niveau local – carrefours giratoires, stations d’épuration en propre, compensation environnementale, etc.

Je vous remercie enfin, monsieur le rapporteur spécial, ainsi que la commission des finances, de vos recommandations et de votre travail, qui aident le ministère de la justice à améliorer le pilotage de ce plan.

Je tiens d’ailleurs à rappeler que nombre de vos recommandations recueillent mon assentiment, telles que la mise en place d’un comité d’audit auprès de l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (Apij) – des discussions sont d’ailleurs engagées pour élaborer une proposition d’ici à la fin de l’année – ou encore le calcul des effectifs requis par établissement en fonction, non plus de l’occupation théorique, mais de l’occupation réelle.

D’autres recommandations sont déjà mises en œuvre ou en cours de déploiement, telles que l’avancement de la clause de revoyure budgétaire de 2026 à 2025, qui est déjà effectif. En effet, le rapport annexé à la LOPJ prévoit qu’« une clause de revoyure interviendra dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025 s’agissant des dépenses d’investissement immobilier ».

Nous procédons également des estimations des créations d’emplois pour chaque chantier, à l’installation d’équipes tests sur chaque chantier engagé, notamment via une période de « marche à blanc » de quatre mois avant la mise en service de chaque établissement, ainsi qu’au recrutement d’agents pénitentiaires contractuels à l’appui des surveillants, puisque l’article 43 de la LOPJ nous donne la possibilité de recruter des surveillants adjoints.

J’en viens à l’immobilier judiciaire, dont je souhaite poursuivre la modernisation et l’agrandissement, afin notamment de permettre l’accueil des renforts prévus par la LOPJ.

Au total, 362 millions d’euros seront consacrés en 2024 à l’immobilier judiciaire propriétaire, soit une hausse de 35 % en un an. Ces crédits permettront notamment de poursuivre les vingt principaux chantiers d’ores et déjà engagés.

Les crédits d’investissement informatique seront enfin portés à 209 millions d’euros, soit une hausse de 7,2 %, pour poursuivre le second plan de transformation numérique de la justice, incluant notamment le recrutement de 100 techniciens informatiques de proximité supplémentaires en 2024. Ils s’ajouteront aux 100 postes d’ores et déjà budgétés en 2023.

Ces crédits financeront également la modernisation des logiciels, l’objectif étant d’atteindre un taux de numérisation de 100 % d’ici à 2027. Ce chantier avance concrètement, puisque le nombre de procédures pénales numériques par mois s’établit désormais à 143 000, soit 300 fois plus qu’il y a trois ans. Pour piloter le « zéro papier », j’ai désigné un directeur de projet spécifique, qui prendra ses fonctions en janvier 2024.

L’enveloppe consacrée aux frais de justice sera portée à 674 millions d’euros en 2024, afin de renforcer les moyens d’enquête et d’expertise de la justice. En augmentation de 14 millions d’euros cette année, le montant de cette enveloppe a progressé de 36 % depuis 2017. Cette nouvelle hausse permettra de déstocker encore plus d’affaires.

Les crédits alloués à l’accès au droit et à la justice s’élèveront à 734 millions d’euros en 2024, soit une hausse de 3 %. Au sein de cette enveloppe, l’aide juridictionnelle atteindra 657 millions d’euros, soit 16 millions de plus qu’en 2023 et près du double de son montant de 2017.

Enfin, l’aide aux victimes est portée à 47 millions d’euros en 2024, en hausse de 2 millions d’euros et de près de 4,5 % par rapport à 2023. Nous renforçons ainsi le financement d’une politique prioritaire aux yeux du Gouvernement. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et RDSE. – Mme Nathalie Goulet et M. André Reichardt applaudissent également.)

Justice
Dossier législatif : projet de loi de finances pour 2024
Défense

M. le président. Nous allons procéder à l’examen des crédits de la mission « Justice », figurant à l’état B.

ÉTAT B

(En euros)

Mission / Programme

Autorisations dengagement

Crédits de paiement

Justice

14 235 842 974

12 159 946 765

Justice judiciaire

4 753 946 619

4 544 008 245

 Dont titre 2

2 986 657 137

2 986 657 137

Administration pénitentiaire

6 813 981 632

5 002 950 814

 Dont titre 2

3 225 380 273

3 225 380 273

Protection judiciaire de la jeunesse

1 160 761 152

1 125 947 340

 Dont titre 2

670 006 160

670 006 160

Accès au droit et à la justice

736 234 297

736 234 297

Conduite et pilotage de la politique de la justice

766 281 245

745 085 247

 Dont titre 2

245 737 534

245 737 534

Conseil supérieur de la magistrature

4 638 029

5 720 822

 Dont titre 2

3 275 506

3 275 506

M. le président. Mes chers collègues, je vous rappelle que pour cette mission, la conférence des présidents a fixé la durée maximale de la discussion à trois heures. Nous devrions donc en terminer l’examen aux alentours de dix-sept heures trente, afin de pouvoir passer à l’examen de la mission « Défense ».

L’amendement n° II-1336, présenté par M. Salmon, Mme M. Vogel, MM. Benarroche, Parigi, G. Blanc et Dantec, Mme de Marco, MM. Dossus, Fernique et Gontard, Mme Guhl, MM. Jadot et Mellouli et Mmes Ollivier, Poncet Monge, Senée et Souyris, est ainsi libellé :

Modifier ainsi les crédits des programmes :

(En euros)

Programmes

Autorisations dengagement

Crédits de paiement

+

-

+

-

Justice judiciaire

dont titre 2

 

 

 

 

Administration pénitentiaire

dont titre 2

150 000 000

 

150 000 000

 

Protection judiciaire de la jeunesse

dont titre 2

 

 

 

 

Accès au droit et à la justice

 

 

 

 

Conduite et pilotage de la politique de la justice

dont titre 2

 

150 000 000

 

150 000 000

Conseil supérieur de la magistrature

dont titre 2

 

 

 

 

TOTAL

150 000 000

150 000 000

150 000 000

150 000 000

SOLDE

0

0

La parole est à Mme Mélanie Vogel.

Mme Mélanie Vogel. Cet amendement de mon collègue Salmon vise à augmenter les moyens alloués à la rénovation du parc pénitentiaire. Le budget y afférent est en effet plus de dix fois inférieur à celui qui est consacré à la construction de nouvelles places de prison ; par rapport à l’année dernière, il subit une baisse de 26 millions d’euros.

Certes, la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 comporte quelques promesses de construction immobilière, mais des rénovations urgentes et de grande ampleur doivent être réalisées. En effet, de nombreuses prisons françaises sont insalubres et vétustes. Avec 74 237 détenus pour 60 629 places opérationnelles au 1er août 2023, la population carcérale atteint des niveaux records.

Les rapports de la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté se succèdent. Depuis 2021, pas moins de cinq visites d’établissements pénitentiaires ont donné lieu à des condamnations et à des recommandations en urgence. Je pense notamment à la maison d’arrêt de Grenoble-Varces, qui a fait l’objet d’un rapport accablant. Mon collègue Daniel Salmon, qui s’y est déplacé récemment, a constaté que le bâtiment très vétuste imposait des conditions d’hébergement particulièrement indignes. La surpopulation carcérale chronique empêche de déplacer des détenus, même pour des travaux réalisés cellule par cellule.

Des travaux urgents sont à réaliser dans cette maison d’arrêt, qui est un équipement de proximité permettant de maintenir des liens familiaux. Malgré les nombreuses alertes, le constat reste inchangé : le budget alloué aux rénovations diminue. D’où cet amendement.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial. Vous soulevez une question importante, celle de l’entretien du parc pénitentiaire existant. J’indique, dans mon rapport budgétaire, que nous devons nous préoccuper, en parallèle du plan « 15 000 », de l’entretien et de la rénovation des établissements existants.

À cet égard, je peux vous transmettre des chiffres précis et encourageants : la direction de l’administration pénitentiaire disposerait en 2024 d’une enveloppe de 141,5 millions d’euros consacrée à la maintenance et à l’entretien des bâtiments, à laquelle s’ajouteront 43 millions d’euros pour engager les opérations de rénovation énergétique du parc immobilier pénitentiaire. Les travaux lourds des établissements de Fresnes, de la Santé et des Baumettes font l’objet de crédits spécifiques et ne sont pas inclus dans ce montant.

Bref, le budget total alloué à la rénovation du parc pénitentiaire existant est significatif et supérieur à celui de ces dernières années. Il n’est donc nullement besoin d’y ajouter 150 millions d’euros en 2024. La commission a donc émis un avis défavorable sur cet amendement.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Mêmes chiffres, même avis, monsieur le président !

M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° II-1336.

(Lamendement nest pas adopté.)

M. le président. L’amendement n° II-1424, présenté par M. Brossat, Mme Cukierman et les membres du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky, est ainsi libellé :

I. – Créer le programme :

Création d’une politique de régulation carcérale

II. – En conséquence, modifier ainsi les crédits des programmes :

(En euros)

Programmes

Autorisations dengagement

Crédits de paiement

+

-

+

-

Justice judiciaire

dont titre 2

 

 

 

 

Administration pénitentiaire

dont titre 2

 

30 000 000

 

30 000 000

Protection judiciaire de la jeunesse

dont titre 2

 

 

 

 

Accès au droit et à la justice

 

 

 

 

Conduite et pilotage de la politique de la justice

dont titre 2

 

 

 

 

Conseil supérieur de la magistrature

dont titre 2

 

 

 

 

Création d’une politique de régulation carcérale (ligne nouvelle)

30 000 000

 

30 000 000

 

TOTAL

30 000 000

30 000 000

30 000 000

30 000 000

SOLDE

0

0

La parole est à Mme Michelle Gréaume.

Mme Michelle Gréaume. Au 1er août dernier, on comptait 74 200 détenus pour 60 600 places de prison dans notre pays. La densité carcérale moyenne dans les maisons d’arrêt et les quartiers maison d’arrêt s’établit à 145 %. En septembre dernier, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté a réitéré son constat d’une détérioration généralisée et accélérée de l’immobilier carcéral.

Dans de telles conditions, la détention ne peut pas respecter la dignité de la personne humaine ; elle a en outre des conséquences désastreuses pour le personnel pénitentiaire, affectant grandement sa mission de réinsertion et de prévention de la récidive.

Dans un rapport technique d’octobre dernier, la Cour des comptes nous rappelle les causes de cette suroccupation. La première réside dans le durcissement progressif, au cours des dernières années, de la réponse pénale à la délinquance. Le prétendu laxisme judiciaire apparaît donc comme le fantasme de quelques-uns. En effet, les incarcérations et leur durée ont augmenté de 70 % en seulement vingt ans. Parallèlement, le développement de solutions de substitution à l’emprisonnement ne s’est pas accompagné d’une réduction de la population carcérale.

Ainsi, à l’instar de la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, nous demandons d’inscrire dans la loi un mécanisme contraignant de régulation carcérale. Le taux de 100 % d’occupation doit enfin devenir un plafond. Il est temps de résorber la surpopulation des prisons et de mettre un terme à des dizaines d’années de non-respect du droit à l’encellulement individuel.

Tel est le sens de cet amendement.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial. Au risque de vous surprendre, ma chère collègue, je partage vos propos sur le fond. Dans le cadre de mes travaux, je rappelle régulièrement qu’une politique pénitentiaire ne peut se résumer à une politique immobilière consistant uniquement à construire des places supplémentaires de détention. Toutefois, et c’est sans doute sur ce point que nous divergeons, il me semble illusoire de croire que nous allons pouvoir tout régler à court terme via un mécanisme de régulation carcérale.

D’ailleurs, si le comité des États généraux de la justice aborde cette piste, c’est davantage dans une perspective de moyen terme, au travers d’un double mécanisme de seuil d’alerte et de seuil critique. De plus, il n’existe aujourd’hui aucun consensus sur la forme que devrait prendre un tel mécanisme de régulation, et ce n’est pas en créant un programme que nous allons pouvoir résoudre cette difficulté.

Votre amendement nous permet cependant d’interroger le Gouvernement sur les suites qu’il entend donner à cette réflexion.

En tout état de cause, la commission des finances a émis un avis défavorable sur cet amendement.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. C’est une véritable question que celle de la surpopulation carcérale.

Vous avez raison d’affirmer que la justice n’est pas laxiste, madame la sénatrice ; je ne cesse de le dire moi-même. Il semble que certains font leur miel de cet axiome ou de ce théorème, je ne sais comment le qualifier. En réalité, les peines tant correctionnelles que criminelles ont augmenté considérablement – je rappelle d’ailleurs à cet égard que, en matière criminelle, c’est un jury populaire qui statue –, la Cour des comptes en a fait le constat et la surpopulation carcérale en est la démonstration époustouflante.

J’ai mis en place un mécanisme de libération sous contrainte qui consiste à envisager, sur le reliquat de la peine à subir, une décision judiciaire de libération en assortissant celle-ci d’un certain nombre de garanties afin d’éviter les sorties sèches. Ce mécanisme n’est pas uniformément appliqué et le delta observé est grand puisque l’on constate un rapport d’un à dix entre les ressorts qui l’utilisent beaucoup et ceux qui y recourent peu : pour dix décisions de libération sous contrainte décidées dans certains ressorts, on en compte une seule dans d’autres.

J’ai alerté les procureurs sur cette forte disparité, qui demeure assez inexplicable à mes yeux : il est bien évident que je souhaite voir ce dispositif appliqué de façon plus homogène. Néanmoins, vous le savez, le garde des sceaux ne peut donner aucune directive et doit se contenter de publier des circulaires.

Au travers de la LOPJ, qui a été récemment adoptée – mais que, au demeurant, votre groupe n’a pas votée, madame la sénatrice –, nous avons renforcé l’assignation à résidence avec surveillance électronique (Arse), qui permet d’éviter les incarcérations. Par ailleurs, nous avons étendu les places de travail d’intérêt général (TIG) pour la délinquance de basse intensité, car, là aussi, nous avons constaté un certain nombre de difficultés. J’ai donc parfaitement conscience du problème.

Quant aux propositions issues des États généraux de la justice sur le seuil de criticité, elles ne me conviennent pas, car je pense qu’elles seraient injustes ; nous pourrions longuement débattre de cette question. De mon côté, je réfléchis à améliorer la situation qui, pour ne rien vous cacher, ne me satisfait pas.

Comme l’a dit très justement dit M. Brossat lors de la discussion générale, pour envisager la réinsertion des détenus, encore faut-il que les conditions de détention soient dignes. Du reste, monsieur Brossat, l’administration pénitentiaire ne dit pas autre chose.

Il convient donc de réfléchir à tout cela et de mettre en place un certain nombre de mécanismes ; sachez que j’y travaille. Pour autant, il me semble paradoxal d’exiger du ministre – mais je ne remets nullement en cause votre légitimité à le faire, madame la sénatrice – qu’il règle les difficultés auxquelles il est confronté sans lui donner un coup de main budgétaire. J’ai un peu de mal à le comprendre, mais sans doute m’expliquerez-vous cela ultérieurement…